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Le 21 juin 2025, l’US Air Force et l’US Navy lancent l’opération « Midnight Hammer » et bombardent trois sites iraniens d’enrichissement d’uranium. Le 23 juin, les Gardiens de la Révolution lancent une opération de représailles. Ils tirent plusieurs salves de missiles contre la base militaire américaine d’Al-Udeid au Qatar et contre plusieurs autres bases américaines. Les autorités iraniennes ayant prévenu les autorités américaines de ces frappes, les projectiles sont interceptés.

Cet « échange de bombardements » clôt la séquence de guerre « chaude » qui dure depuis le 12 juin 2025 et qui s’était ouverte par l’offensive menée par l’armée de l’air israélienne : avec elle, c’est une « guerre des missiles » qui commençait entre les deux pays.

Cette implication américaine dans la guerre Israël-Iran n’est pourtant pas la première action des États-Unis au Moyen-Orient depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023.

Pour participer à la défense de l’espace aérien israélien contre les frappes du Hezbollah libanais, des milices irakiennes et de celles des Gardiens de la révolution iraniens, Washington avait déjà déployé sur terre de nombreux systèmes d’armes dans la région.

En mer Rouge, l’US Navy combat la milice yéménite houthie ; celle-ci soutient le Hamas dans sa guerre contre Israël en envoyant missiles et drones en direction de l’État hébreu et en ciblant — à l’exception des navires russes ou chinois — les cargos qui traversent cette grande artère. Les destroyers américains multiplient les interceptions de missiles et de drones, tandis que les porte-avions en rotation dans la zone bombardent régulièrement le territoire yéménite pour tenter, tant bien que mal 1, de briser les ressources et le moral des Houthis.

En Ukraine enfin, les missiles américains de tous ordres jouent un rôle tactique et opérationnel central.

Les Ukrainiens utilisent notamment des systèmes Patriot face aux missiles et aux drones russes. En mer Noire, ce sont les missiles Neptune qui ont permis de couler en avril 2022 le Moskva, navire-amiral de la flotte russe 2.

Les plus hautes autorités américaines travaillent à extraire les États-Unis de ces conflits qui épuisent les arsenaux américains, tant les capacités industrielles de Washington ne parviennent pas à reconstituer les stocks au rythme de leur utilisation.

Ils ont aussi face à eux un autre fournisseur : la Chine soutient industriellement, économiquement et militairement la Russie, la milice houthie, l’Iran, mais aussi le Pakistan. 

En mai 2025, la guerre indo-pakistanaise, dont la dimension aérienne fut essentielle, a confirmé l’efficacité des systèmes d’armes chinois et russes utilisés contre l’armée de l’air indienne 3.

Au plan stratégique, la participation des États-Unis aux guerres en Ukraine, en mer Rouge et en Iran s’inscrit bien dans un affrontement tarifaire, économique et technologique contre Pékin. La Chine contre-attaque par l’instauration de tarifs douaniers, et un contrôle fin de ses exportations de terres rares 4. Or ces minéraux jouent un rôle essentiel dans le secteur des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, des industries aérospatiales et automobiles.

C’est toute la base technologique de la défense américaine qui s’en trouve affectée. 

À l’époque où les missiles de tous types sont devenus des systèmes d’armes centraux pour la moindre projection de force, cette « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Un problème de stock : la crise des missiles américains

Durant la « guerre de 12 jours », les missiles balistiques et hypersoniques que l’Iran lance contre Israël placent le conflit en très haute altitude.

Pour les intercepter — au moins partiellement — les systèmes de défense israéliens « Flèche » et « Fronde de David » ont été complétés par de très nombreux tirs de batteries américaines Patriot et THAAD 5

Le conflit se situe au-delà de l’atmosphère : son intensité est telle qu’il ouvre sur une guerre spatiale 6

En parallèle, la militarisation de l’IA générative, combinée aux réseaux sociaux, projette celle-ci dans des centaines de millions de cerveaux : c’est une autre forme de frappe — par l’intermédiaire de fake news 7. Certaines de ces images et vidéos générées par l’IA sont vues par plus de 100 millions de personnes.

Cette guerre n’est pourtant que brève : dans la nuit du 21 au 22 juin, les bombardiers furtifs de l’US Air Force larguent enfin une douzaine des bombes conventionnelles les plus puissantes au monde sur les sites nucléaires iraniens — suspendant le conflit sans toutefois détruire totalement le programme nucléaire iranien.

Il est possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense.

Jean-Michel Valantin

Ukraine-Israël-mer Rouge : l’arc de crise des missiles américains

De telles frappes s’inscrivent plus largement dans la continuité du soutien américain à Israël. 

Depuis octobre 2023, les États-Unis envoient à l’État hébreu un grand nombre de munitions et de systèmes d’armes, notamment des batteries de missiles anti-aériens « Patriot ». À ce déploiement s’ajoutent ceux de batteries de missiles antibalistiques THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Celles-ci sont en particulier dédiées à la défense du territoire israélien contre les missiles de longue portée projetés par les forces Houthis depuis le Yémen, ou contre ceux envoyés depuis l’Iran 8.

Ce vaste dispositif antimissile, déployé sur terre en Israël, en Irak et en Syrie, est enfin complété en mer Rouge par les missiles anti-aériens des groupes de combat de l’US Navy 9.

Dans le même temps, les États-Unis soutiennent d’autres alliés : depuis le début de l’agression russe en février 2022, un flux d’armements et de munitions est acheminé vers l’Ukraine, qui est un composant essentiel de sa stratégie opérationnelle.

Mais cette dynamique est en train de changer. 

Le 3 juillet 2025, le Pentagone décide de ralentir — voire dans certains cas de suspendre — l’envoi à l’Ukraine de certains de ces systèmes à guidage intégré, en particulier des Patriot. Il justifie sa décision par le trop faible stock des arsenaux américains 10. La décision que prend finalement le président Trump — celle d’envoyer entre dix et dix-sept systèmes Patriot supplémentaires en Ukraine — semble confirmer implicitement la préoccupation de Washington quant à l’état des réserves et de la production.

La décision du Pentagone, soutenue par Trump, déclenche une vive polémique aux États-Unis, au point que plusieurs élus fédéraux, républicains et démocrates, cherchent à la faire annuler.

Elle trouve pourtant une justification sur le plan interne.

Bien qu’il soit difficile d’accéder aux chiffres de production et d’usage des matériels, il apparaît que les capacités de production américaines de systèmes d’armes deviennent insuffisantes au regard de l’explosion de leurs usages depuis le début des guerres en Ukraine et à Gaza.

Éreintement : les stocks américains face au choc du retour des guerres

Le croisement d’un certain nombre de rapports offre le tableau d’une industrie de défense fragilisée par le soutien à Israël et à l’Ukraine 11 : depuis le début de sa résistance face à la Russie de Poutine, l’armée ukrainienne consomme des quantités considérables de ces missiles pour faire face aux drones et aux missiles russes. À titre d’exemple, Raytheon et Lockheed-Martin devraient en 2025 produire 740 missiles anti-aériens Patriot (PAC-2/PAC-3) — de la même gamme que ceux employés en Ukraine et en Israël. Cette cadence de production est le double du niveau courant : avant 2023, on ne produisait que 350 unités par an de ce modèle. En 2023 comme en 2024, on en a produit 500 12.

Cette accélération se retrouve ailleurs. Il existe ainsi cinq variantes de missiles Patriot, achetées par une vingtaine de pays pour renforcer leurs systèmes de défense. Combinées, ces différentes variantes correspondent à une production de 3 000 unités par an. L’US Army, responsable du déploiement des bataillons de Patriot, a obtenu un quadruplement de la production globale qui, en 2026, passera de 3 000 à 13 000 unités par an — si Boeing et Lockheed-Martin en ont la capacité industrielle 13.

La « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Jean-Michel Valantin

Les Patriot ne sont pas les seuls concernés. En mer Rouge, un décompte établi par The War Zone établit qu’entre octobre 2023 et juillet 2024, le groupe de combat du porte-avion USS Eisenhower a consommé plus de 155 missiles Standard, 135 missiles de croisière Tomahawks, 60 missiles air-air et 460 « munitions » air-terre — sans doute des bombes guidées 14.

Ces systèmes d’armes — dont chacun coûte plusieurs millions de dollars — sont utilisés pour intercepter et détruire des drones aériens terrestres houthis ainsi que des missiles fabriqués « en kit » par les rebelles. Directement soutenus par l’Iran, ils bénéficient aussi d’un soutien chinois sous la forme de renseignement géospatial 15.

Depuis 2020, les États-Unis n’ont ajouté que 250 missiles de croisière Tomahawk à leur stock initial de 9 000 missiles ; or les différents groupes de combat en mer Rouge semblent en avoir utilisé plus de 2 900 pour la seule année 2023.

Sachant que ces taux d’utilisation sont restés très élevés en 2024 et 2025, la réduction des stocks (de 9 000 en 2023 à 4 000 en 2025), s’explique aisément : le rythme de production est actuellement insuffisant pour compenser les pertes 16.

L’inquiétude du Pentagone quant à l’état de ses stocks de missiles est d’autant plus forte que les quatorze bataillons opérants des Patriot se répartissent entre le territoire américain — en particulier pour répondre aux besoins de formation — l’Europe, le Moyen-Orient et le Golfe Persique. S’y ajoutent les bases maritimes dans le Pacifique, dont l’île de Guam — qui jouerait un rôle central en cas de guerre ouverte avec la Chine 17.

Des systèmes de missiles sol-air Patriot sont visibles à l’aéroport Babice de Varsovie, dans le quartier de Bemowo, en Pologne, le 6 février 2023. © Jaap Arriens

Du samarium à la « muraille de drones » en passant par l’Iran, la grande stratégie asymétrique de Pékin

En parallèle de ces conflits, la guerre commerciale contre la Chine, déclenchée en avril 2025 par Washington, a provoqué de la part de Pékin plusieurs contre-offensives.

La première a consisté à restreindre drastiquement les exportations de terres rares, tant vers les États-Unis que vers l’Europe. 

En avril 2025, le ministère du Commerce chinois a créé une administration dédiée à l’établissement de licences à l’export pour les terres rares, désormais nécessaires pour que les partenaires commerciaux de la Chine se les procurent. Obtenir ces licences implique de préciser, entre autres, non seulement la nature du besoin mais aussi l’usage final qui en sera fait 18.

Si les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine aboutissent en juin 2025 à une réduction des droits de douane américains à 55 % et des droits chinois à 10 %, la Chine maintient toutefois ce système de licences à l’export sur les terres rares ; et bien que leur exportation reprenne à grande vitesse — + 660 % par rapport à avril 2025 19 — les mécanismes administratifs chinois pour leur commerce — comme celui des produits finis en contenant — se sont considérablement complexifiés.

C’est l’une des conséquences de cette guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump.

Les applications des terres rares sont nombreuses : elles sont essentielles à l’informatique et l’IA, aux équipements de santé comme aux technologies pour la transition énergétique. Les industries américaine et européenne en ont besoin. Face aux restrictions chinoises, plusieurs terres rares, comme le dysprosium, le terbium et le samarium, se retrouvent ainsi au centre de l’attention : ces trois-là jouent en particulier un rôle important dans les industries liées à la défense et à la transition énergétique.

Le système de licences à l’export est ainsi lourd de conséquences pour l’industrie américaine, en particulier dans le secteur de la défense.

Depuis le 14 avril, la production de systèmes d’armes subit la réduction des importations de terres rares chinoises : les aimants en alliage samarium-cobalt sont en effet essentiels aux industries automobiles, aérospatiales et de défense, en raison de leur conductivité et de leur niveau de résistance à la chaleur ; ces qualités en font des éléments clefs des systèmes de guidage de systèmes aérospatiaux, comme des missiles HIMARS, des batteries de missiles anti-aériens Patriot ou des chasseurs-bombardiers F-35.

La Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran.

Jean-Michel Valantin

En parallèle, les entreprises américaines de la Silicon Valley se sont spécialisées dans la mise au point de logiciels, d’algorithmes et d’ordinateurs conçus aux États-Unis, dont les semi-conducteurs sont produits à Taïwan ; leurs composants sont constitués de terres rares extraites et raffinées par la Chine 20.

Celui qui contrôle le samarium contrôle le monde : l’offensive « géo-bureaucratique » de la Chine

L’industrie militaire des États-Unis est donc encore très dépendante de la Chine 21, bien que de façon indirecte ; or si les avancées dans les négociations commerciales sino-américaines ont permis de rétablir les échanges touchant à plusieurs types d’aimants contenant des terres rares, l’embargo sur le samarium n’est toujours pas levé.

En réponse à cette dépendance, la diplomatie américaine s’investit fortement en Afrique, en particulier en République démocratique du Congo 22.

Cette offensive vise à permettre aux entreprises américaines d’accéder aux gisements congolais de lithium, de coltan et de cobalt, minéraux essentiels à l’industrie électronique et énergétique. Le Pentagone souhaite d’ailleurs pouvoir se constituer une réserve stratégique de cobalt 23. Cet activisme minier traduit la volonté des États-Unis d’établir de nouvelles chaînes logistiques aussi rapidement que possible, pour échapper à l’influence chinoise. 

Une démarche analogue est en cours dans le cas spécifique du samarium. 

En juillet 2025, le Pentagone a signé un partenariat public-privé avec la société minière américaine MP Materials, accompagné d’un investissement public de 400 millions de dollars. Un tel interventionnisme économique — de facto une quasi-nationalisation — est inédit. La vocation de cette entreprise est de relancer l’industrie d’extraction et de traitement des terres rares aux États-Unis, en particulier pour le dysprosium, le terbium et le samarium 24.

Il est ainsi possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense, en particulier contre la production de missiles et de systèmes aérospatiaux. Ces systèmes d’armes et ces matériels sont pourtant les capacités militaires dont dépend l’armée américaine.

En d’autres termes, Pékin a su militariser et « arsenaliser » l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis pour la projeter au plus intime de la fabrique de la puissance militaire américaine.

Des armes de Pékin à Téhéran : pourquoi la Chine de Xi appuie-t-elle l’Iran ?

Cette situation stratégique met aussi en évidence l’intrication entre la stratégie d’influence industrielle chinoise et les théâtres d’opérations où les forces américaines sont lourdement présentes.

Ainsi, depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine, la Chine n’a cessé de renforcer son soutien politique, économique et technologique à la Russie. Alors que l’Union, le G7 et les États-Unis ont accumulé les paquets de sanctions économiques contre la Russie, la Chine a multiplié les accords économiques avec le pays, en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et des hautes technologies. 

Par ailleurs, la Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran. Si les relations sino-iraniennes remontent à l’Antiquité 25, elles sont devenues plus étroites encore depuis l’adhésion formelle de l’Iran à la « Nouvelle route de la Soie » chinoise, en 2022.

À cette occasion, les deux pays ont signé un accord de coopération de vingt-cinq ans, s’engageant à renforcer leur intégration par le rail, déjà très avancée depuis l’ouverture en 2016 de la première voie de chemin de fer sino-iranienne. Selon cet accord, l’Iran réserve une part importante de sa production pétrolière à l’export en Chine tandis que celle-ci s’engage à investir à hauteur de 400 milliards de dollars en Iran durant les vingt-cinq ans de l’accord.

Cet investissement colossal est divisé en deux parties.

La première, qui s’élève à 280 milliards de dollars, sera dédiée au développement de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi qu’au secteur pétrochimique iranien. La seconde, de 120 milliards de dollars, ira aux secteurs des infrastructures de transport et de communication. Ces sommes financeront notamment le développement du réseau de fibre optique par ZTE, le géant chinois des télécoms, tandis que les technologies de surveillance et d’intelligence artificielle seront mises en œuvre par d’autres groupes chinois, dont Huawei 26.

La combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Certes, les opérations israéliennes d’infiltration et de frappes de drones, les cyberattaques et les bombardements aériens — complétés par les frappes américaines de « superbombes » sur les trois grands sites d’enrichissement d’uranium — ont infligé une série de violents revers à la République islamique 27 ; mais les contre-offensives de celle-ci, une série de frappes aériennes par drones et par missiles balistiques et hypersoniques, ont fortement contribué à la surconsommation de systèmes d’armes américains, israéliens et israélo-américains — alors même que leur production est mise sous tension par l’embargo chinois. 

Pékin l’a bien vu qui, dès la fin du mois de juin 2025, a soutenu l’effort de réarmement de l’Iran en lui fournissant en particulier des systèmes d’armes anti-aériens 28.

Jusqu’à cette date, la République islamique apparaissait isolée sur le plan militaire, car dépendante des capacités de production de sa propre base industrielle et technologique de défense — là où, en face, l’industrie américaine jouait un rôle majeur de soutien pour Israël 29.

L’implication de l’industrie militaire chinoise auprès de l’Iran fait désormais émerger une « situation en miroir » ; elle sort l’Iran de son relatif isolement stratégique en lui ouvrant l’accès à une industrie militaire de pointe.

Le Golfe Persique et le Moyen-Orient sont désormais des zones de contact stratégiques entre les zones d’influence américaine et chinoise. 

En d’autres termes, le déploiement en Iran de ces armes peut être considéré comme une extension, à l’échelle régionale, du système de dissuasion conventionnelle chinois.

Pour Washington, la combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Jean-Michel Valantin

L’extension de la « Grande muraille de drones » et les leçons de la guerre Inde-Pakistan

Un tel rapprochement peut cependant avoir d’autres significations.

Il pourrait être interprété comme un message envoyé à d’autres partenaires stratégiques, dont la Russie et d’autres membres du groupe des BRICS+. 

Les alliés potentiels se font ainsi plus nombreux : depuis 2024, ce groupe intègre l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Éthiopie et l’Iran 30.

L’Iran n’est qu’un des nombreux pays avec lesquels la Chine mène une politique d’exportation de hautes technologies militaires et d’intelligence artificielle. Les membres de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie en sont parmi les premiers bénéficiaires. Or certains sont voisins de pays militairement liés aux États-Unis.

Sur le sol européen, la modernisation de l’armée serbe est renforcée depuis 2020 par des importations de batteries de missiles sol-air et de drones de combat Wing Loong. Ces mêmes armes sont envoyées en Asie, en particulier au Pakistan et en Corée du Nord ; mais aussi au Moyen-Orient — en Irak, en Égypte et à la faction du général Haftar en Libye.

Du point de vue des receveurs, ce partenariat leur permet de renforcer leur souveraineté nationale, en renouvelant par des drones leurs capacités de projection de force ; la guerre en Ukraine démontre quotidiennement l’efficacité opérationnelle et stratégique de telles armes. 

Quant aux batteries de missiles anti-aériennes, elles consolident les capacités de dissuasion conventionnelle des pays qui s’en équipent, mais aussi la protection du territoire en temps de guerre. 

Cette nouvelle réalité s’est manifestée de manière spectaculaire du 7 au 10 mai 2025, durant la guerre Inde-Pakistan.

Les performances des systèmes d’armes russes et chinois employés par les deux belligérants font alors l’objet d’une grande attention internationale.

D’après Christopher Clark, chercheur au Stimson Center et auteur d’un rapport particulièrement fouillé sur cette guerre, le niveau exceptionnellement élevé de diffusion de fake news et de désinformation de la part des deux belligérants rend difficiles ces évaluations techniques et tactiques 31. Néanmoins, il semblerait que certaines frappes pakistanaises réussies contre quelques avions indiens, dont un Rafale, soient le fait de batteries de missiles chinoises HQ-9. En retour, certains appareils pakistanais auraient été abattus par des batteries de missiles russes S-400 achetées par l’Inde. L’Indian Air Force réfute toutefois l’affirmation selon laquelle certains de ses appareils auraient été abattus par des missiles chinois PL-15.

Plusieurs attaques de drones ont aussi été menées par les deux camps, mais les caractéristiques techniques de ces drones sont difficiles à établir, du fait de l’intensité de la guerre de l’information menée de part et d’autre.

Malgré le « brouillard » de désinformation qui caractérise cette guerre, il apparaît que les systèmes d’armes chinois et russes aient été particulièrement efficaces 32.

La « Chimère » se dévore

Ces quarante dernières années, une profonde interdépendance s’est établie entre les États-Unis et la Chine.

Dès le début des années 1980, les parcs industriels américain, japonais et européen ont entamé une grande migration vers la Chine, rendue possible par les profondes réformes lancées par Deng Xiaoping 33. Cette dynamique a « offert » sa révolution industrielle à l’Empire du Milieu 34 : les entreprises de la Silicon Valley se sont largement installées en Chine, afin de bénéficier de l’accès à son gigantesque marché intérieur ainsi qu’à des coûts de production beaucoup plus bas qu’aux États-Unis du fait du niveau des salaires chinois ; elles n’ont réalisé que très tardivement le profond état de dépendance dans lequel elles s’installaient 35.

Cette gigantesque vague de délocalisations transforme profondément l’économie et la société américaine. Le niveau de « fusion » entre les économies des deux pays est tel que Niall Ferguson, le grand historien britannique de l’économie, élabore le concept de « Chimérica » pour qualifier cette imbrication 36.

Cette « Chimérica » est tout sauf une chimère. 

Les États-Unis compensent la réduction massive de leur production industrielle par des importations tout aussi massives de produits chinois à bas prix. L’Amérique s’installe ainsi dans un système de déficit commercial structurel à l’égard de la Chine, qui devient aussi l’un des principaux détenteurs de la dette américaine en achetant des obligations émises par le Trésor 37.

Depuis les années 2010, les États-Unis exportent pour 1 000 milliards de dollars par an en Chine, alors que la Chine exporte pour 300 milliards à 500 milliards de dollars par an aux États-Unis. Cette situation ravage l’hinterland industriel américain, lourdement exposé au « China shock » et d’autant plus dépendant des biens chinois à bas prix.

Plus encore, de la fin des années 1990 aux années 2010, la « Chimérica » s’est étendue aux champs du numérique et des chaînes logistiques.

L’État et les entreprises chinois ont lourdement investi dans l’extraction et le raffinage de terres rares ; comme on l’a vu, cette double spécialisation confère à la Chine une place de quasi-monopole dans l’exportation tant des minéraux raffinés que des produits les contenant.

Les entreprises chinoises, contrôlées par l’État chinois, se sont donc installées comme des acteurs et des supports fondamentaux de l’industrie américaine du numérique et de l’IA, en s’insérant dans les chaînes logistiques. Elles sont ainsi devenues les briques technologiques et industrielles sur lesquelles s’est largement développée l’industrie numérique américaine, tant civile que militaire.

L’efficacité de cette redoutable stratégie déclenche de fortes réactions de l’administration Trump. Le 25 août 2025, le président américain a ainsi déclaré : « Ils [les Chinois] doivent nous donner des aimants. S’ils ne nous en donnent pas, alors nous devrons les taxer autour de 200 % » 38. Au-delà du « style Trump », la menace qu’il énonce souligne l’importance stratégique qu’ont les exportations chinoises pour les États-Unis. 

La pénurie américaine de missiles, déclenchée par l’implication des États-Unis dans les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans le Golfe Persique, devient l’un des moteurs du « déchirement » de la « Chimère » — et un levier puissant pour Pékin.

Sources
  1. Jean-Michel Valantin, « Apocalypse in the Red Sea – Anthropocene Wars (9) », The Red Team Analysis Society, 20 février 2024 ; « Houthis won’t target Russian, Chinese ships in the Red Sea », Voice of America, 19 janvier 2024. Voir aussi Thibault Denamiel, Matthew Shleish, William Alan Reinsch et Will Todman, « The global economic consequences of the attacks on the Red Sea Shipping lanes », CSIS, janvier 2024.
  2. Laurent Lagneau, « Une frappe russe a visé l’usine où est produit le missile anti-navire ukrainien Neptune P-360 », Opex360 – Zone de défense, 15 avril 2022.
  3. Joseph Henrotin, « Inde contre Pakistan : quelles leçons pour une séquence aérienne majeure ? », Défense & Sécurité Internationale, juillet-août 2025.
  4. « China follows US playbook in rare earths crackdown ; Tesla hit », Asia Financial, 23 avril 2025 ; voir aussi Eirwenn Williams, « Japan sounds alarm : this strategic metal is China’s global domination on chip and battery production », Rudebaguette, 28 avril 2025.
  5. Andrew Fox, « A war of inventories : the arithmetics behind the Israel’s and Iran’s missile conflict », The Henry Jackson Society, 20 juin 2025.
  6. Jean-Michel Valantin, « AI at War (5) – Israel, Iran and the New (AI) Way of War », The Red Team Analysis Society, 30 juin 2025.
  7. Matt Murphy, Olga Robinson, Shayan Sardarizadeh, « Iran-Israel conflict unleash wave of disinformation », BBC, 19 juin 2025.
  8. Tara Copp, « The U.S is moving quickly to boost Israel’s military. A look at what assistance is providing », AP, 15 octobre 2023.
  9. Sam Lagrone, « Operation Prosperity Guardian » set to protect ships in the Red Sea, Carrier IKE in Gulf of Aden », U.S. Naval Institute, 18 décembre 2023.
  10. Clément Machecourt, « Ce que l’envoi de systèmes Patriot par Trump peut changer à la guerre en Ukraine », Le Point, 16 juillet 2025.
  11. Mike Fredenburg, « By the Numbers : US Missile capacity depleting fast », Responsible Statecraft, 11 novembre 2024.
  12. Ibid.
  13. Meghann Myers, « Army aims to quadruple Patriot missiles procurement », Defense One, 8 juillet 2025.
  14. Joseph Trevithic, « 770 weapons expended by Eisenhower carrier strike group on historic Red Sea deployment », The War Zone, 15 juillet 2025.
  15. « China Arming Houthi Rebels in Yemen in Exchange For Unimpeded Red Sea Passage », Fondation for the Defense of Democracies, 8 mars 2025. Voir aussi « US says Chinese satellite firm is supporting Houthi attacks on US interests », Reuters, 18 avril 2025.
  16. Ibid.
  17. Joseph Trevithic, « Overstretched U.S Army Patriot air defense force to grow by a quarter », The War Zone, 14 juillet 2025.
  18. Ibid.
  19. Tye Graham et Peter Singer, « How China’s new rare earth controls target the Pentagon – and the world », Defense One, 9 juillet 2025.
  20. Roberto J. Gonzalez, War Virtually, the Quest to Automate Conflict, Militarize Data, and Predict the Future, University of California Press, 2022.
  21. Daniel Darling, « Tariffs and retaliations : exposing the rare earth U.S defense industry weakness », Defense and Security Monitor, 22 avril 2025.
  22. « La bataille des minerais stratégiques s’intensifie en République démocratique du Congo », Le Singulier avec AFP, 26 août 2025.
  23. « Le Pentagone va acquérir du cobalt pour un montant pouvant atteindre 500 millions de dollars », Zone Bourse, 22 août 2025.
  24. Nathan Mann, « Soutenu par Apple et le Pentagone, ce champion des terres rares veut incarner la renaissance de l’industrie minière américaine », L’Usine Nouvelle, 6 août 2025.
  25. Peter Frankopan, The Silk Roads, A New History of the World, Penguin Random House, 2015.
  26. Jean-Michel Valantin, « The war in Gaza and China’s pivot to the Middle East », The Red Team Analysis Society, 22 novembre 2023. Voir aussi Ghazal Vaisi, « The 25 years Iran-China, endangering 2500 years of heritage », The Red Team Analysis Society, 1er mars 2022, et Simon Watkins, « China inks military deal with Iran under secretive 25 years plan », OilPrice.com, 2020.
  27. Benjamin Jensen, « Ungentlemanly robots : Israel’s operation ‘Rising Lion’ and the New Way of War », CSIS, 13 juin 2025.
  28. « China’s HQ-9B missile systems bolster Iran air defense rebuild », AeroNews Journal, 11 juillet 2025.
  29. Jean-Michel Valantin, Hyperguerre, comment l’IA révolutionne la guerre, Nouveau Monde, 2024.
  30. Fyodor Lukyanov et al., « The BRICS Summit 2024 : an expanding Alternative », Council on Foreign Affairs & Council of councils, 7 novembre, 2024.
  31. Christopher Clark, « Four days in May : the India-Pakistan crisis of 2025 », Stimson Centre, 28 mai 2025.
  32. Ibid.
  33. Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing, Verso, 2007.
  34. Loretta Napoleoni, Maonomics, Why Chinese communists make better capitalists than we do ?, Seven Stories Press, 2011.
  35. Patrick Mc Gee, Apple in China, the capture of the world’s greatest company, Simon & Schuster, 2025.
  36. Niall Ferguson, Xiang Xu, « Making Chimerica Great again », Wiley Online Library, 21 décembre 2018.
  37. Jean-Michel Valantin, L’Aigle, le Dragon et la Crise Planétaire, Le Seuil, 2020.
  38. Teddy Perez, « ‘Ils doivent nous donner des aimants’ : Donald Trump menace Pékin de 200 % de nouvelles surtaxes », Zone Bourse, 26 août 2025.