Une image virale a beaucoup circulé ces derniers mois, notamment après les frappes spectaculaires menées par les États-Unis contre le programme nucléaire iranien. On y voit George W. Bush et ses plus proches collaborateurs — Colin Powell, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Donald Rumsfeld — prenant la pose au Bureau ovale.
Élégants, impeccables, le regard fixé vers la caméra.
Un commentaire accompagnait la photo : « Imaginez que vous remontiez dans les années 2000 et que vous disiez à ces gens que l’animateur de The Apprentice serait celui qui finirait par bombarder l’Iran. »
Cette image capture avec une ironie efficace un paradoxe profond.
Le spectacle mis en scène par Donald Trump depuis la Maison-Blanche nous sidère. Mais malgré toute leur puissance de feu, les États-Unis ne sont pas l’agent réel de la transformation en cours — il y en a un autre : le Premier ministre d’Israël.
Depuis le 7 octobre 2023, Benjamin Netanyahou met en œuvre le vieux mantra des néoconservateurs américains : la création d’un « Nouveau Moyen-Orient » — une ambition qui avait été affirmée pour la dernière fois par les États-Unis de George W. Bush.
C’est d’abord l’histoire d’un échec.
Les États-Unis ont en effet lamentablement raté leur occupation de l’Irak en 2003, contraire au droit international et construite sur des fondements idéologiques plus que sur une stratégie. L’Irak a sombré dans une guerre civile sanglante qui a causé des centaines de milliers de morts. Des mouvements djihadistes ont émergé, avec comme apogée de l’horreur la naissance de l’État islamique (Daech), qui a fini par établir un pseudo-califat en Irak et en Syrie, exportant sa terreur jusqu’en Europe par des attentats de masse, notamment à Paris et à Madrid.
Ce n’est qu’avec l’intervention d’une coalition internationale que Daech a pu être défait militairement, notamment après la chute de Mossoul.
Et ce n’est que deux décennies après le début de l’opération américaine Iraqi Freedom que l’Irak a commencé à se stabiliser et à disposer d’un gouvernement relativement représentatif.
Pour comprendre ce qui se déroule au Moyen-Orient aujourd’hui, il faut donc partir de là : vingt ans plus tard, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, est-il en train de réussir là où George W. Bush avait échoué — en imposant par la force sa vision d’un Nouveau Moyen-Orient ?

Changement de régime : le Nouveau Moyen-Orient de Benjamin Netanyahou
Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, Israël s’est engagé sur plusieurs fronts en accumulant les succès stratégiques.
Au Liban, sa victoire contre le Hezbollah, obtenue par la ruse et par la force, a déjà en quelque sorte contribué à une transformation de la gouvernance du pays.
La dislocation du « Parti de Dieu » et la décapitation de son leadership l’empêchent désormais de déterminer l’action gouvernementale, ou de contrôler réellement le sud du pays.
Un gouvernement de transition pragmatique, dirigé par le général Joseph Aoun — jouissant du respect de la majorité de la population — et Nawaf Salam, un Premier ministre considéré comme efficace, notamment en Occident, pourraient réussir à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire — y compris l’ancien fief du Hezbollah — et à sortir le Liban de sa crise économique chronique.
Le basculement de la Syrie n’a probablement été possible que parce que le Hezbollah et l’Iran — principaux soutiens de la dictature d’Assad — avaient été affaiblis au préalable par Israël. En marge de l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le nouvel homme fort de Damas Ahmed al-Charaa s’est entretenu publiquement avec David Petraeus — l’un des architectes de la stratégie américaine de contre-insurrection au Moyen-Orient. Si elle n’était pas forcément du goût d’Israël, la mise en scène de cette rencontre entre un ancien chef djihadiste et le militaire qui a le plus combattu Al-Qaïda sur le terrain marque un tournant.
Enfin, en lançant l’opération Am Kalavi, le Premier ministre israélien avait pour la première fois clairement appelé au changement de régime à Téhéran. Malgré son succès tactique et la création d’un précédent avec l’opération américaine « Midnight Hammer » — qui montre qu’Israël est désormais capable de pousser les États-Unis à agir à sa demande — il n’est pas encore parvenu à cette étape ultime.
Avec la chute de l’ayatollah, toutes les menaces directes d’Israël seraient éliminées.
Au-delà des fantasmes : de la Pax Israeliana au Bellum Æternum
Pourtant, une Pax Israeliana — pour reprendre l’expression du politologue libanais, diplomate et ministre Ghassan Salamé 1 — dans laquelle Israël stabiliserait la région selon sa volonté et l’expression de sa puissance, paraît de plus en plus lointaine.
Certes, Tel Aviv est aujourd’hui l’hégémon régional incontesté — sauf peut-être en Syrie, où la Turquie continue de faire contrepoids. L’Arabie saoudite et l’Égypte, jadis poids lourds régionaux, ne pèsent plus grand-chose, paralysés par la crainte de la puissance militaire israélienne et l’imprévisibilité de Donald Trump.
Mais malgré cette domination, nous sommes très loin d’un climat propice au règlement des conflits.
Le spectre qui se dessine est plutôt celui d’un bellum aeternum — une guerre sans fin.
La menace de la réoccupation totale de Gaza et les actions très violentes de colons d’extrême droite en Cisjordanie marquent une ligne claire : dans son immédiat voisinage, le gouvernement israélien cherche à s’étendre.
La Syrie, que le gouvernement Netanyahou voudrait — comme autrefois le pouvoir colonial français — diviser en mini-États autonomes selon des lignes ethniques et confessionnelles, illustre cette vision.
Le cas druze, où Israël se pose en protecteur de la minorité avec une présence militaire au Golan, un territoire déjà annexé illégalement par Israël, en est un autre exemple.
Un effondrement du régime iranien pourrait libérer des forces centrifuges dangereuses. On oublie trop souvent que seuls 60 % de la population iranienne sont d’origine perse. Les minorités kurde, baloutche, arabe et azérie y sont nombreuses. Certaines, notamment les groupes kurdes et baloutches, sont déjà en conflit ouvert avec Téhéran.
À cela s’ajoute le danger d’un soulèvement interne violemment réprimé par les Gardiens de la révolution, qui pourrait précipiter le pays dans le chaos. Les ultraconservateurs au pouvoir pourraient alors chercher à déstabiliser l’Irak — où ils disposent encore de puissantes milices loyales — et n’auraient aucun intérêt à voir émerger une Syrie stable.
Ils pourraient ainsi activement soutenir les adversaires du gouvernement fragile d’Ahmed Al-Charaa, qui peine déjà à contrôler le pays et sa mosaïque ethnique et religieuse.
Car les tensions restent vives : l’EI a commis en juin son premier attentat majeur dans une église de Damas, causant la mort de 22 personnes. D’autres menaces persistent, provenant par exemple de fractions radicalisées de la minorité chiite ou des Fulul — soutiens de l’ancien régime.
Une nouvelle descente dans le chaos syrien aurait des conséquences dramatiques pour toute la région — en particulier pour le Liban voisin, dont la stabilité reste extrêmement précaire.
Mais les États fragiles ne sont pas les seuls menacés.
Une fermeture du détroit d’Ormuz — déjà brandie comme menace par le Parlement iranien — pourrait mettre en grande difficulté un géant relativement discret : les Émirats arabes unis. Malgré ses vastes réserves financières, un conflit prolongé entravant l’exportation de pétrole et de gaz pourrait de fait exercer une pression considérable sur Abou Dabi, dans un contexte de croissance démographique rapide. Qui pourrait continuer d’investir aux Émirats si la guerre s’installe à ses portes ?
Pourtant, ces blocages ne sont donc pas de nature à arrêter Netanyahou — ni aux frontières d’Israël, ni au-delà.
Et c’est précisément là que se situe le principal risque.
De Napoléon à Netanyahou : le paradigme de la « guerre de trop »
Sous couvert d’anonymat, un haut diplomate européen spécialiste du Moyen-Orient pointe les écueils de cette paix par les armes : « Netanyahou est un excellent tacticien, mais pas un stratège capable de penser à long terme au-delà de sa propre survie politique ».
Que se passe-t-il après les victoires tactiques ?
Comme Napoléon, Netanyahou s’appuie sur la ressource politique ultime de tout dirigeant fragilisé en interne mais qui enchaîne les succès à l’extérieur : le charisme militaire.
Dans la démocratie israélienne, chaque nouvelle séquence de la série de victoires qui a culminé jusqu’à l’opération Am Kalavi a ainsi permis de repousser sine die la question du coût réel de la guerre.
Comme Napoléon, Netanyahou a pu instrumentaliser la menace extérieure pour consolider son autorité interne. Dans les deux cas, la force charismatique repose sur la conviction que le chef militaire incarne la survie même de la Nation.
Mais cette stratégie a un prix et crée une dépendance : s’appuyer sur le prestige militaire impose de devoir en faire constamment la démonstration.
Il existe un paradoxe napoléonien que pourrait être en train de reproduire Netanyahou : pour rester crédible, il faut s’enfermer dans une spirale.
Dans La Révolution, François Furet décrivait l’Empire de Napoléon comme un régime qui ne pouvait pas s’arrêter pour survivre.
La guerre de trop de Napoléon fut peut-être celle d’Espagne lancée en 1808. La campagne de Russie de 1812, épuisant ses ressources, viendrait amorcer un déclin dont la défaite de Leipzig en 1813 fut le symptôme et Waterloo l’aboutissement.
Au-delà des aspects militaires et logistiques, la logique de la conquête condamnait Napoléon à toujours plus de victoires militaires, sans capacité à stabiliser un équilibre — la chute serait arrivée tôt ou tard.
Netanyahou est confronté à ce dilemme : même s’il accumule les succès militaires, la disproportion entre d’une part l’entretien de la puissance charismatique et de l’autre le coût politique à refuser toute diplomatie pourrait créer un déséquilibre et faire craquer son positionnement — jusqu’à un point de rupture.

La Palestine et le problème de Clausewitz
Dans ce contexte, la reconnaissance par le Royaume-Uni de l’État de Palestine le 21 septembre, suivie le même jour par le Canada, l’Australie et le Portugal, ainsi que par la France, la Belgique, le Luxembourg, Malte, Saint-Marin et l’Andorre hier, introduit un élément perturbateur.
Dans la spirale de victoires vient se loger une tension entre interventionnisme armé et diplomatie.
Car même si certains États continueront de se ranger derrière Netanyahou, dont les attaques contre ses alliés occidentaux se font de plus en plus virulentes, la possibilité d’une position européenne plus unifiée est désormais bien réelle.
Malgré ses victoires militaires au Proche-Orient, cette dynamique pourrait contraindre Netanyahou à renouer avec la diplomatie — mais au risque de perdre le crédit militaire.
Le piège dans lequel pourrait être tombé Netanyahou est celui de voir la célèbre maxime de Clausewitz — « la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens » — rétroagir brutalement et à front renversé.
Après plusieurs mois de victoires, Benjamin Netanyahou pourrait être confronté à une nouvelle réalité : la politique et la diplomatie deviendraient pour lui la continuation de la guerre par d’autres moyens.
On peut lire comme un écho à cette matrice stratégique le discours prononcé à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies par Emmanuel Macron le 22 septembre : « la paix est beaucoup plus exigeante, beaucoup plus difficile que toutes les guerres. »
Les succès militaires sur le terrain ne suffisent pas à garantir la sécurité ou la légitimité internationale d’Israël.
À mesure que s’accumulent la pression diplomatique, les reconnaissances de l’État palestinien par des alliés clefs de l’Occident, et l’isolement croissant d’Israël sur la scène mondiale, la bataille se déplace.
[carte reconnaissance au 22 septembre]
Elle ne se joue plus seulement avec des chars et des drones, mais aussi dans les chancelleries, les forums multilatéraux et l’opinion publique internationale.
Pour Netanyahou, le défi est désormais de savoir s’il saura transformer ses succès militaires en leviers diplomatiques ou s’il continuera une fuite en avant militaire qui risque de réduire encore son espace politique.
De nouveaux leviers après la reconnaissance de la Palestine par 157 États
La France et le Royaume-Uni, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent peser de tout leur poids — même en cas de veto américain — pour proposer des résolutions audacieuses favorisant la désescalade.
Le plan de paix franco-saoudien en est un exemple, dont l’objectif est de forcer Netanyahou à négocier avec un interlocuteur légitime — l’Autorité palestinienne — aujourd’hui reconnu en tant qu’État par 157 pays.
Même si un tel veto reste probable, Donald Trump, président imprévisible, pas fondamentalement belliciste et désireux de recevoir le prix Nobel de la Paix en parachevant les Accords d’Abraham, pourrait être sensible à certains arguments, surtout économiques.
Proche des dirigeants saoudiens, il pourrait exercer une pression décisive sur Israël, une fois la menace nucléaire iranienne écartée à ses yeux. Désormais unique membre du Conseil de Sécurité à ne pas reconnaître l’État palestinien, les États-Unis disposent d’un levier de poids pour empêcher Israël de poursuivre ses initiatives militaires unilatérales.
En Israël, l’opinion publique pourrait quant à elle jouer un rôle clef.
Alors que l’extrême droite s’enferme dans une spirale de destruction totale à Gaza et de conquête en Cisjordanie, la prise de conscience qu’Israël est en train de perdre la guerre pour l’opinion publique mondiale pourrait provoquer un sursaut.
Car les pays des BRICS élargis ou du Sud global ne sont plus les seuls à ne pas accepter la politique de Netanyahou au Proche-Orient et la violence contre les Palestiniens. Ces préoccupations s’installent désormais durablement aussi dans de plus en plus de pays amis en Europe.
Partout dans le monde, une jeunesse très éduquée et révoltée par la politique du gouvernement Netanyahou se mobilise ; parmi elle existent certes des éléments antisémites mais, dans sa vaste majorité, elle est indignée par les crimes de guerre contre les Palestiniens et leur souffrance : parmi elle se trouvent les élites politiques de nombreux pays de demain.
Peut-être les Israéliens se rendront-ils compte qu’ils sont actuellement en train de compromettre sérieusement leur avenir sur la scène mondiale. Un tel réveil permettrait peut-être de vraiment stabiliser la région avant qu’un Bellum Aeternum ne s’installe définitivement — une guerre sans fin dont ils risqueraient eux aussi de devenir les victimes.
Sources
- Anthony Samrani, « Ghassan Salamé : Au Liban, l’appétit israélien peut venir en mangeant », L’Orient-Le Jour, 9 octobre 2024.