En 1750, la population mondiale comptait 700 millions de personnes, elle dépasse aujourd’hui 8,2 milliards. Le taux d’urbanisation était alors de 8 %, il atteint aujourd’hui 57 % d’après le Programme des Nations unies pour le développement, il dépasse 85 % d’après les travaux du projet Global Human Settlement de la Commission européenne basé notamment sur des données de satellites d’observation. Au début du XVIIIe siècle, 66 % des terres émergées étaient recouvertes de forêt, il n’y en a plus que 31 % aujourd’hui. De toute évidence, il nous arrive quelque chose, à nous, les êtres humains. Et il arrive quelque chose à la Terre.

Cette évidence est due aux sciences, qui nous procurent le savoir par lequel nous pouvons prendre conscience de cette situation. Le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) fait régulièrement la synthèse des connaissances scientifiques disponibles sur l’environnement, mais son existence même témoigne aussi de l’unanimité 1 de ses 195 États membres à reconnaître dans la science la norme de la vérité. Notre rapport à la réalité est ainsi déterminé par la science, plus précisément la science issue de ce que l’on a pris l’habitude de nommer « révolution copernicienne », qui en l’occurrence est le fait de Galilée, Descartes et Newton au XVIIe siècle, c’est-à-dire l’axiomatisation, l’algébrisation et la mathématisation du savoir, ainsi en mesure de procurer des données chiffrées et quantifiées.

Les progrès de la connaissance scientifique furent aussi ceux de la géologie, de la paléontologie, de l’archéologie, de l’histoire… qui ont imposé de situer l’humanité dans le temps long. L’anthropologie contemporaine montre que l’humanité émerge de l’animalité, que notre espèce — l’Homo qui s’est lui-même nommé sapiens — apparaît il y a plus de 315 000 ans, et pendant plus de 300 000 ans a vécu en petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, pour lesquels la nature est un « environnement donateur » 2. Le passage aux sociétés d’agriculteurs-éleveurs sédentaires — c’est-à-dire ce que l’on a pris l’habitude de nommer « révolution néolithique » il y a environ 10 000 ans — fut effectivement révolutionnaire, en ce qu’il a redéfini la position de l’homme au sein de la nature : l’environnement devient alors matière première pour un travail productif. L’avènement des sociétés de production — lié à une première explosion démographique puisque la néolithisation s’est traduite par l’augmentation de la fécondité 3 — inaugure l’histoire, qui s’est caractérisée par un processus continu d’anthropisation de l’environnement.

La situation contemporaine résulte d’un nouveau seuil atteint par ce processus, qui correspond ce que l’on a pris l’habitude de nommer « révolution industrielle ». L’anthropisation est devenue illimitée, elle ne porte plus simplement sur l’environnement (par définition limité) d’un être parmi d’autres, mais sur la planète entière, dont elle modifie le système climatique, jusqu’à modifier la vitesse de rotation du globe terrestre 4. Le concept d’Anthropocène 5 s’est alors imposé pour désigner ce moment où l’être humain rivalise avec les forces géologiques dans son impact sur la nature.

De toute évidence, il nous arrive quelque chose, à nous, les êtres humains. Et il arrive quelque chose à la Terre.

Jean Vioulac

La philosophie de l’histoire et l’eschatologie

La question est d’abord : comment en sommes-nous arrivés là ?

Elle requiert une philosophie de l’histoire.

Le genre est pourtant discrédité : non seulement parce que personne ne peut prétendre totaliser le savoir historique et conquérir sur l’histoire un point de vue en surplomb, mais aussi parce que la philosophie de l’histoire, telle qu’elle fut élaborée de Hegel à Heidegger, fut profondément tributaire de la théologie.

Le livre que Karl Löwith écrit en 1949 sous le titre Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’Histoire 6 a mis en évidence ce qu’elle devait au schème providentialiste et eschatologique de la théologie chrétienne et de son économie du salut. Or la science moderne fut révolutionnaire en ce qu’elle a imposé le renversement de la théologie — qui expliquait les phénomènes par une cause transcendante éternelle — en archéologie — qui les explique par des causes immanentes et temporelles : parachever la déthéologisation de la philosophie conduit donc à renoncer à cette théologie sécularisée qu’était la philosophie de l’histoire.

Si personne ne peut prétendre totaliser le savoir pourtant, ce savoir est totalisé de fait, dans et par des dispositifs en charge de sa production, de son accumulation, de sa circulation et de sa mise à disposition : le XXe siècle est aussi celui où la science a fait sa révolution industrielle, passant de l’artisanat à une recherche mondialisée définie par le travail en équipe et la spécialisation des tâches. Ce savoir a sa cohérence : il présente le devenir de la Terre, l’évolution de la vie, et aussi le phénomène humain, comme un processus qu’il est possible de replacer en ses limites et ressaisir en son unité. 

Ce processus est celui de l’hominisation, par lequel une espèce cesse d’être animale pour devenir humaine, il est l’avènement de l’humanité à partir de l’animalité, et met donc en jeu l’être de l’homme. 

Penser ce processus ne peut pas se réduire à une accumulation de faits empiriques : cette ontogenèse requiert une ontologie, ce qui définit la tâche de la philosophie de l’histoire. Au point de vue en surplomb sur la totalité historique que revendiquait la théologie, il s’agit alors d’opposer un point de vue critique, qui l’aborde à partir de ses sous-sols archéologiques, c’est-à-dire des bases réelles — notamment techniques — par lesquelles l’homme a frayé son histoire au sein de la nature, a frayé son être, et ainsi est devenu ce qu’il est.

Hellénisme et judaïsme

La pensée est elle-même située dans une histoire.

Nous ne pensons que pour autant que nous héritons d’une tradition, d’une culture, d’une langue. Notre savoir scientifique est un héritage, issu de toute l’histoire des sciences, dont l’origine est la Grèce ancienne, de Pythagore et Thalès à Euclide et Aristote. Or la pensée grecque est fondamentalement une physique, qui rompt avec le mythe parce qu’elle explique les phénomènes naturels par d’autres phénomènes naturels et non plus par des forces surnaturelles : la pensée scientifique est ainsi une naturalisation des phénomènes. Par là même, elle s’avère incapable de penser l’histoire : Thucydide fait certes sortir l’histoire du mythe pour l’élaborer comme science, mais il le fait en concevant toutes les actions humaines comme des réalités naturelles situées dans la nature.

Mais nous ne sommes pas seulement héritiers des Grecs : nous sommes définis par ce que Jean-Luc Nancy appelait « la schizophrénie gréco-juive de l’Occident ». Or si le peuple grec s’est fondamentalement situé dans la nature, son éternité et ses cycles, le peuple juif s’est fondamentalement situé dans l’histoire, inaugurée par la chute et orientée vers le jour du jugement. La pensée de l’histoire vient du massif hébraïque, et s’est imposée en Europe au début du Ve siècle avec la Cité de Dieu de saint Augustin, qui a élaboré la première théologie de l’histoire dans cette structure eschatologique.

Notre époque se caractérise aussi par le triomphe de l’inhumanité.

Jean Vioulac

Les schèmes de la pensée hébraïque s’avèrent alors indispensables pour penser l’histoire : mais il s’agit d’y recourir en maintenant l’exigence archéologique de leur démystification.

Affirmer en effet que la théologie de l’histoire n’est qu’une théologie sécularisée ne suffit pas : parachever la déthéologisation impose une archéologie de ses concepts et catégories, qui tente d’accéder aux soubassements historiques dont ils furent l’expression dans la langue du mythe, de la poésie, de la lamentation, de la prière. La chute peut ainsi être interprétée comme un écho de la révolution néolithique, par laquelle l’homme a quitté un « environnement donateur » pour une condition qui lui a imposé de « gagner son pain à la sueur de son front » (Gn 3 :19) et l’a conduit à « dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre (Gn 1 : 26).

La philosophie du XXe siècle s’est caractérisée par le recours à la ressource hébraïque : ainsi Walter Benjamin ou Jacques Derrida ont fait du messianisme une catégorie centrale de leur pensée, mais un messianisme non religieux — ce que Derrida soulignait en le renommant « messianicité ».

Le messianisme relève de la promesse, de la fidélité à cette promesse et de l’attente inquiète de sa réalisation : or la science contemporaine, en abordant l’avènement de l’homme à partir de l’évolution, le conçoit comme un être en devenir, dans un processus de différenciation avec l’animalité, et en cela comme la promesse de l’humanité. L’humanité de l’homme — au sens éthique qu’a aussi le mot français — est toujours restée à l’état de promesse, jamais tout à fait tenue, jamais tout à fait trahie. L’homme est la promesse de lui-même, et si l’histoire apparaît aujourd’hui comme un processus d’anthropisation et d’humanisation, alors se pose la question du devenir de cette promesse.

«  Qu’est-ce que cette civilisation attend de plus  ?  » Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1991  ;

Histoire et catastrophe : connaître les monstres

Or notre époque se caractérise aussi par le triomphe de l’inhumanité : le XXe siècle s’est inauguré en juillet 1914 par la mobilisation totale, qui a réduit des masses humaines au rang de matériau, non plus simplement exploitable, mais consommable, ainsi voué à être consumé.

Les totalitarismes en procèdent directement : l’inhumanité s’est alors déchaînée sans plus aucune limite dans la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à aboutir à la Shoah, où les Juifs, selon le vocabulaire même des bureaucrates du IIIe Reich, étaient « traités » (behandelt) comme des « pièces » (Stück) à « liquider » (liquidieren). Jamais une telle inhumanité n’avait été ainsi organisée, planifiée, systématisée et institutionnalisée : la promesse de l’humanité a été trahie à Auschwitz.

Mais un tel massacre ne peut pas s’expliquer par la « méchanceté » des nazis — comme le faisait Vladimir Jankélévitch —, il est le fait d’une structure, d’une organisation, d’un système et non de volontés individuelles ; de même, la puissance de destruction inouïe qui s’est déchaînée en Europe 7 ne peut s’expliquer par la seule inhumanité de Hitler et Staline et de leurs séides, mais par le dispositif industriel qui mettait cette puissance de destruction à leur disposition. La question porte sur la civilisation qui a mis en place un tel dispositif, et dès la fin des années 1940 Theodor Adorno demandait : « Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe même. Qu’est-ce que cette civilisation attend de plus ? » 8.

La question d’Adorno subsiste, intacte : qu’est ce que cette civilisation attend de plus ?

En Grèce comme à Rome, un « monstre » était un signe que les augures devaient interpréter pour savoir ce qu’il annonçait.

Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl sont les événements monstrueux qui montrent la catastrophe dans laquelle l’humanité est aujourd’hui emportée. Les données précises, vérifiées et recoupées que procurent les sciences contemporaines ne laissent plus aucun doute sur le processus en cours depuis les débuts de la révolution industrielle : réchauffement global et extinction massive d’espèces, déforestation et désertification, acidification et eutrophisation des mers et océans, fonte des banquises et glaciers, pluies acides et raréfaction des ressources en eau potable… La seule pollution atmosphérique fait aujourd’hui 9 millions de morts par an, dont plus de 90 % sont dues à l’exposition aux particules fines (PM 2,5) issues de la combustion d’hydrocarbures, la pollution des eaux d’origine chimique (plomb, pesticides, dioxines, bisphénols, phtalates…) fait 1,8 million de morts par an : le niveau de létalité est celui de la Deuxième Guerre mondiale. La question d’Adorno subsiste, intacte : qu’est ce que cette civilisation attend de plus ? 

Penser le processus historique aujourd’hui, c’est constater que, de fait, et sans prétendre qu’il y avait là une nécessité, nous en sommes arrivés là, et que la multiplicité originaire des historicités s’est dissoute dans un processus global qui n’épargne pas les peuples d’Amazonie ou du Nunavut. La seule question qui vaille est alors de savoir comment s’en sortir.

Cette question relève de la politique, c’est-à-dire de l’action collective et concertée d’êtres humains qui ainsi rassemblent leurs forces pour peser sur les événements. Ce rassemblement de forces constitue une puissance, dont l’usage définit le pouvoir : détient le pouvoir qui peut manœuvrer et mettre en œuvre cette puissance.

Histoire et apocalypse : révéler les monstres

Cette puissance s’est manifestée dans les événements du XXe siècle.

Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl, aujourd’hui le réchauffement global, sont des catastrophes en lesquelles se révèle la destructivité de la puissance libérée par la révolution industrielle.

Une catastrophe révélatrice, une révélation qui advient dans une catastrophe, en laquelle s’achève un processus historique dont se dévoile ainsi une vérité cachée, c’est ce que définit le concept d’apocalypse — en grec apokálupsis, « révélation », littéralement « dévoilement ». Penser l’histoire impose ainsi le recours à cette autre catégorie de la pensée juive, mais en un sens non théologique : le concept doit s’entendre au sens où Emilio Gentile parle d’« apocalypse de la modernité » 9 pour définir la Première Guerre mondiale comme événement en lequel s’est brutalement révélé le potentiel de destruction de la civilisation industrielle, ou au sens où Philippe Lacoue-Labarthe a pu dire que « dans l’apocalypse d’Auschwitz, ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé » 10

Le concept philosophique d’apocalypse ne consiste donc en rien à prédire — prophétiquement — quoi que ce soit, il définit l’exigence — phénoménologique — de décrire ce qui se manifeste dans de tels événements.

Les catastrophes contemporaines révèlent l’énormité d’une puissance qui a émergé en Europe aux Temps modernes. Thomas Hobbes au XVIIe siècle fut le premier à la concevoir en se confrontant à l’État : la puissance de cet État procède d’un transfert de souveraineté, qui dépossède tous les hommes de leur force individuelle, pour la concentrer, la massifier et la déléguer à une entité distincte d’eux, vouée à les dominer. Cette puissance est ainsi fondée sur l’aliénation (latin alius, « autre »), c’est-à-dire le transfert de la puissance des hommes à autre chose qu’eux-mêmes, qui institue ainsi une puissance autre : autre que les hommes, et en cela inhumaine. Pour en souligner la monstruosité, Hobbes a alors eu recours à la pensée juive et à un nom issu de la Bible, le Léviathan.

Les individus n’ont pas seulement une carte d’identité et un passeport, mais un numéro d’identité bancaire et un IBAN : l’État exerce sa puissance par l’appareil d’État, le Capital par l’appareil bancaire.

Jean Vioulac

Le « pacte » par lequel Hobbes conçoit ce transfert n’est qu’un modèle théorique cependant. En pratique, le transfert de puissance des individus à l’État s’opère par l’impôt, le pouvoir gouvernemental s’exerce par des politiques d’allocations budgétaires, et par la rémunération de ses fonctionnaires. La constitution de l’État-nation en Europe à partir du XIVe siècle est indissociable de l’institution de la monnaie, qui définit la majesté royale par la souveraineté monétaire. L’argent est ainsi le vecteur et l’opérateur par lequel se met en œuvre un transfert réel de la puissance de la société dans l’État.

Par là même, l’État est lui-même soumis aux principes et aux lois de la monnaie, qui s’imposent tout autant à des sociétés redéfinies par la monétarisation de tous les liens et toutes les choses ; les individus ont par ailleurs tendance à se définir non plus comme citoyens par leurs droits civiques, mais comme consommateurs par leur pouvoir d’achat. Cette puissance monétaire, issue de la dépossession et de l’aliénation des hommes en chair et en os, qui s’accroît et se concentre toujours davantage pour les dominer, c’est ce que Karl Marx a conçu comme Capital : et de même que Hobbes, il a eu recours à la pensée juive et à un nom issu de la Bible, le Moloch.

Il reconnaissait ainsi dans la dette publique un nouveau transfert de souveraineté : non plus de la société à l’État, mais de l’État au Capital, transfert aujourd’hui achevé dans la substitution à l’État fiscal de l’État débiteur 11

Les individus n’ont pas seulement une carte d’identité et un passeport, mais un numéro d’identité bancaire et un IBAN : l’État exerce sa puissance par l’appareil d’État, le Capital par l’appareil bancaire.

L’appareil est ainsi l’instrument de la mise en œuvre de la puissance dont la modernité est le déchaînement. 

Tout exercice d’une puissance requiert en effet des techniques, et la révolution industrielle est une révolution technologique : elle est le passage de l’outil à la machine, c’est-à-dire d’instruments et savoir-faire détenus par des êtres humains à des instruments et savoir-faire mis en œuvre par des dispositifs automatiques. L’histoire des techniques depuis trois siècles est ce transfert continu des compétences des sujets dans les objets, des hommes dans les choses : non pas un progrès, mais une aliénation. La technique n’est plus la multiplicité des outils par lesquels les êtres humains mettent en œuvre leur puissance individuelle, elle est le dispositif par lequel se met en œuvre la puissance qui les domine. Günther Anders a consacré son œuvre à l’avènement de cet appareillage planétaire auquel est assujetti un homme aujourd’hui toujours appareillé, et il a eu aussi recours à la pensée juive et à un nom issu de la Bible, le Béhémoth.

Pour décrire la machinerie industrielle, Marx parlait d’un « monstre mécanique », et précisait que « nous nous sommes tirés sur les yeux et les oreilles une capuche pour pouvoir faire comme si les monstres n’existaient pas » 12. D’où l’impératif d’une phénoménologie, puisqu’il s’agit de faire apparaître — en grec phaínétaï, participe présent phaïnómenon, qui a donné en français « phénomène » — quelque chose qui non seulement reste d’abord inapparent, mais que personne ne veut voir.

Cette phénoménologie est tératologique — du grec téras, « monstre » — en ce qu’elle doit montrer la monstruosité de la puissance dont notre époque est la révélation (apokálupsis) : l’Anthropocène est en cela Tératocène.

Mais cette monstruosité est le résultat de l’aliénation méthodique de l’humanité, elle est inhumaine : l’Anthropocène est en réalité Ananthropocène — du grec anánthrôpos, « inhumain » — et c’est pourquoi, à l’anthropisation de l’environnement, a succédé sa dévastation.

L’Anthropocène est l’époque de l’atomisme : la dissémination de radionucléides depuis 1945 est un possible marqueur isochrone stratigraphique pour définir cette nouvelle époque géologique.

Jean Vioulac

Atomisme et géologie politique 

Une pensée de l’Anthropocène ne peut donc pas prendre pour seul objet l’ensemble des effets dévastateurs de l’activité humaine sur le globe terrestre, elle doit plus essentiellement prendre pour objet la puissance globale de dévastation dont la modernité est l’avènement. À supposer qu’une hypothétique « transition » 13 permette de supprimer la nocivité de ces effets, il resterait à se confronter à cette puissance globale dont le déploiement emporte et redéfinit l’humanité tout entière.

Cette puissance est inhumaine, et en cela libérée des limites inhérentes à la condition humaine, elle s’adjoint les forces illimitées de la nature, ce qui est rendu possible par la science moderne. La révolution scientifique du XVIIe siècle européen relève également de l’aliénation : Galilée dépossède les hommes de leur légitimité à interpréter les phénomènes au profit de l’abstraction mathématique ; la révolution scientifique moderne n’est pas copernicienne — passage du géocentrisme à l’héliocentrisme —, elle est galiléenne — passage de l’anthropocentrisme à l’arithmocentrisme. Le cadre interprétatif pour la totalité du réel est le champ mathématique, à partir duquel la nature apparaît comme réserve de puissance et la matière comme réserve d’énergie (E=MC2) : le rapport au réel se définit par l’atomisation.

L’Anthropocène est l’époque de l’atomisme : la dissémination de radionucléides depuis 1945 est un possible marqueur isochrone stratigraphique pour définir cette nouvelle époque géologique.

La politique est l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire l’usage de la puissance : celle-ci n’est plus seulement puissance sociale, elle est la puissance démesurée des forces fondamentales de la nature.

La politique ne peut donc plus être qu’une géopolitique, où le concept doit cependant être entendu en un sens nouveau, c’est-à-dire comme géologie politique, qui assume le fait que la puissance en jeu est géologique.

Emmanuel Levinas l’a compris dès 1956 face à l’avènement du nucléaire : « l’énergie atomique libérée a précisément soustrait la marche du réel aux volontés humaines. Cela s’appelle, très exactement, la fin de l’histoire », et il concluait que désormais, « à la politique se substitue une cosmo-politique qui est une physique » 14.

La révolution industrielle a déchaîné des puissances telluriques qui déterminent le cours de l’histoire. Celle-ci devient un processus géophysique qui réduit l’humanité au rang de ressource et de matériau. La puissance de l’atomisme en effet ne s’exerce pas seulement dans la théorie scientifique, pas seulement dans la technique nucléaire, mais aussi sur des sociétés elles-mêmes transformées en réserves de puissance.

C’est précisément ainsi que Leo Löwenthal en 1946 dans L’Atomisation de l’homme par la terreur expliquait la terreur fasciste : non pas comme une parenthèse politique liée à un régime particulier, mais comme l’essence même de la modernité industrielle. La terreur est l’exercice illimité d’une puissance d’atomisation par laquelle l’humanité sort de l’histoire parce qu’elle est « entièrement ramenée à sa matérialité naturelle […] L’humanité, à nouveau domestiquée, rejoint la surabondance de la nature. Elle devient ainsi un matériau à part entière, à exploiter si nécessaire et à anéantir dans le cas contraire. » 15

«  Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, car le premier ciel et la première terre avaient disparu et la mer n’existait plus.  » (Ap 21, 1)

Libéralisme, techno-libertarianisme et techno-fascisme

Ainsi devenue géopolitique, la politique est profondément transformée : elle ne peut plus se contenter de promouvoir telle ou telle organisation sociale selon tel ou tel principe puisque, de fait, les sociétés sont remodelées de fond en comble par la puissance d’atomisation de l’appareil industriel et n’obéissent plus qu’à ses principes d’efficacité et de productivité, c’est-à-dire d’accroissement de la puissance. La question n’est plus seulement de régler le rapport des hommes entre eux, mais aussi et surtout de régler leurs rapports à la Terre, et donc de gérer la puissance démesurée dont la société industrielle est l’avènement : l’enjeu n’est plus de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » selon les mots de Descartes, mais de tenter de devenir comme maître et possesseur de cette puissance.

La politique ne peut plus être qu’une géopolitique, où le concept doit cependant être entendu en un sens nouveau, c’est-à-dire comme géologie politique, qui assume le fait que la puissance en jeu est géologique.

Jean Vioulac

Une première option consiste à définir la politique par son endiguement, ce qui procure au pouvoir une fonction tout à fait nouvelle : non plus monopoliser la puissance pour l’exercer, mais s’employer à la contenir et à la limiter.

Cette politique d’endiguement s’est imposée dès l’avènement du nucléaire, par des institutions et des traités de contrôle des installations et de limitation de la prolifération, de même avec l’ingénierie génétique, encadrée par les principes de la bioéthique, ainsi que dans la lutte contre le réchauffement climatique et la crise écologique. La politique se définit alors par la mise en place d’institutions destinées à préserver certains domaines des effets d’une puissance reconnue en sa dangerosité. Ce fut toute la sagesse de Montesquieu face à l’avènement du Léviathan de l’État, ou de Tocqueville face à celui de la puissance de nivellement de la masse, que de comprendre et promouvoir la nécessité de digues, de protections, c’est-à-dire d’institutions destinées à préserver l’humanité de ces puissances nouvelles, et tout particulièrement à sauvegarder la liberté : c’est pourquoi ce mouvement politique est connu sous le nom de libéralisme.

Ce que l’on a pris l’habitude de nommer « néolibéralisme » en constitue la pure et simple perversion : élaboré dans les années 1930 en réaction aux totalitarismes — et en cela obnubilé par la question de l’État — il s’est défini par le démantèlement méthodique de ses institutions et la délégation méthodique de ses fonctions au marché. Si le marché peut exercer de lui-même ces fonctions de régulation, c’est qu’il est autorégulé : le cœur de la doctrine de Friedrich Hayek consiste à définir le marché comme « machinerie cybernétique », qui exerce son pouvoir par le numérique — le système des prix en tant que système de codage et de communication de l’information — et à promouvoir ainsi un gouvernement cybernétique. La politique néolibérale ne transfère la souveraineté du politique au marché qu’en tant que celui-ci est une machine : ce transfert s’accélère toujours davantage, jusqu’à l’automatisation de la finance dans le trading algorithmique, jusqu’à l’automatisation de la justice 16 qui tend ainsi à substituer le code à la loi. La désinstitutionnalisation systématique est alors censée « libérer les énergies » : la politique néolibérale — focalisée sur la dangerosité du Léviathan de l’État et résolument aveugle au Moloch du Capital et au Béhémoth de la machine — n’est plus ainsi l’endiguement de la puissance mais son déchaînement illimité sous la forme de l’exploitation maximale d’une terre réduite au rang de « ressources naturelles » et d’une humanité réduite au rang de « ressource humaine », mais aussi d’une atomisation du champ social, où ne subsiste plus que l’agent calculateur de ses intérêts.

Les États-Unis aujourd’hui mènent ce processus à son paroxysme : Elon Musk en fut la manifestation caricaturale quand il dirigeait le DOGE (Department of Government Efficience), où il s’est employé à démanteler le maximum d’institutions tout en promouvant son réseau X comme substitut à la presse — une institution en charge de réguler l’information par sa vérification. L’irruption de Donald Trump dans le champ politique est celle d’un programme idéologique qui a sa cohérence : celui du techno-libertarianisme de la Silicon Valley, qui entend en finir avec les institutions de l’État au profit de la régulation algorithmique et du dispositif technique, dont l’emprise est telle aujourd’hui qu’il peut suffire à gérer les masses, à moindre coût.

Le libertarianisme, qui promeut la liberté individuelle par la désinstitutionnalisation totale et la dérégulation totale, n’est rien d’autre qu’un atomisme : sa liberté est celle de l’électron libre dans le champ d’attraction du marché, celle d’un individu intégralement déterminé par les processus d’individuation imposés par la puissance d’atomisation.

Leo Löwenthal écrivait que « la terreur accomplit son œuvre de déshumanisation par l’intégration totale de la population au sein de collectivités qu’elle prive ensuite des moyens psychologiques de communiquer directement, en dépit — ou plutôt en raison — de l’énorme dispositif de communication auquel elles sont exposées » : il comprenait dès 1946 que le dispositif de télécommunication — « télé- » : du grec têlós, « lointain » et têlóthé, « de loin » — était un dispositif d’éloignement, qu’il fonctionnait comme appareil d’atomisation, il devinait son potentiel de déshumanisation, et y voyait l’essence de la terreur fasciste.

Le techno-libertarianisme est un techno-fascisme, qui entend soumettre les sociétés à la puissance dérégulée de la « machinerie cybernétique » dont rêvait Hayek, c’est-à-dire à la puissance (inhumaine) d’un dispositif anonyme : il mène à son terme le renoncement à la politique au profit de la technique.

La politique néolibérale ne transfère la souveraineté du politique au marché qu’en tant que celui-ci est une machine.

Jean Vioulac

Ce renoncement est mondial : l’avènement de ce que l’on a pris l’habitude de nommer « intelligence artificielle » parachève la délégation à des dispositifs automatiques des compétences humaines jusqu’au langage même : Jacques Lacan définissait l’homme comme « parlêtre » pour souligner que son être est parole, il disait ainsi dès 1955 de l’avènement de l’informatique et de la cybernétique que « c’est beaucoup plus dangereux pour l’homme que la bombe atomique ». 

L’investissement massif dans ces dispositifs de la part de ministres relève d’ailleurs du suicide, puisque se profile immanquablement le grand remplacement des ministres eux-mêmes par des IA : c’est déjà le cas en Albanie, où Edi Rama a « nommé » une IA ministre des marchés publics, en insistant sur le fait que ses décisions seraient « exemptes de corruption à 100 % » : ce qui revient à déléguer aux machines une moralité dont on admet que les hommes sont incapables, moralité qui pourtant pourrait définir l’humanité. 

Le techno-fascisme parachève le fascisme, c’est-à-dire la grégarisation des masses et leur animalisation par la délégation méthodique de leur humanité à des dispositifs techniques désormais chargés de les gouverner.

Dans La Démocratie en Amérique en 1840 Tocqueville craignait l’avènement d’un nouveau mode de domination qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter » : un tel pouvoir « ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance », il les assiste en toute chose, « il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète », et « à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité ». 

« Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » demandait Tocqueville, qui craignait que les êtres humains « ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité » 17. Il faut aujourd’hui constater que ce n’est pas l’État — et ses institutions éducatives, toujours pédagogiques, où parfois même certains enseignent la philosophie —, qui « ôte entièrement le trouble de penser », « énerve, éteint, hébète » les êtres humains et « ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance », mais bien l’appareil technique — et ses dispositifs médiatiques, toujours démagogiques —, qui effectivement « ravit à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité » en universalisant l’assistanat, jusqu’à les assister dans la tâche de parler, d’écrire, d’imaginer, de penser, de décider.

Une techno-théologie politique

La mise en place de ce pouvoir technocratique est le projet des idéologues du techno-fascisme, dont certains assument le programme d’un renoncement, non plus simplement à la politique, mais à l’humanité : Nick Land explicite ainsi le refus de toute tentative d’endiguement de la puissance et promeut au contraire le déchaînement illimité du capitalisme et du machinisme, et ce pour précipiter la catastrophe, afin qu’en ressorte une élite transhumaniste. L’individu libertarien n’est lui-même qu’un pur produit du marché, il est l’homme redéfini comme atome individuel et calculateur de ses intérêts, le projet transhumaniste est le consentement à devenir un pur produit de la technoscience et de la bio-ingénierie. En tant que promotion d’une nouvelle espèce humaine, le transhumanisme n’est autre que le projet d’un suicide d’Homo sapiens : ainsi se confirme que notre époque est l’Ananthropocène, celle de l’inhumanité, et se révèle qu’elle est aussi Thanatocène, mue par la pulsion de mort.

L’adjectif « néoréactionnaire » pour désigner ces courants de pensée peut donc prêter à confusion.

Ils sont certes réactionnaires en ce qu’ils veulent en finir avec tous les acquis émancipateurs de la modernité européenne, avec toutes les institutions qui ont tenté — tant bien que mal — de préserver et promouvoir ces acquis — notamment les institutions éducatives —, mais ils n’entendent en rien revenir à un état antérieur, et revendiquent au contraire la nécessité d’accélérer les processus de modernisation par le déploiement illimité de la puissance du machinisme, et ce pour atteindre un état postérieur à l’être humain lui-même.

Dans ce que l’on a pris l’habitude de nommer « droite » et « gauche », ils se situent pourtant à l’extrême-droite, et frayent ainsi avec des courants authentiquement réactionnaires, notamment ceux du fondamentalisme religieux, qui rêvent d’en finir avec Marx et Freud, Foucault et Derrida — et beaucoup d’autres —, d’en finir même avec la science et la littérature, pour revenir aux certitudes apaisantes des dogmes religieux. Il n’y a pourtant là que l’exacerbation de la schizophrénie caractéristique de la bourgeoisie capitaliste qui prétend sauvegarder en politique des « valeurs » que toute son activité économique s’emploie à liquider — au profit de l’unique valeur marchande. Il y a aussi la manifestation d’une panique identitaire face au processus de liquidation totale.

Cette proximité du techno-fascisme avec la réaction fondamentaliste a favorisé son appropriation des catégories de la pensée judéo-chrétienne.

Ainsi Peter Thiel, idéologue parmi les plus influents du nouveau régime étatsunien, prend acte des dangers de destruction qui pèsent sur l’humanité : il aborde alors l’époque contemporaine en termes de « fin des temps », et, en se réclamant de René Girard, recourt au concept d’« apocalypse ». Mais c’est alors pour faire de Donald Trump l’agent messianique de cette apocalypse, comprise comme révélation, par l’avènement du réseau Internet, de la vérité que cachaient les institutions de l’État, et pour identifier l’Antéchrist à un hypothétique État mondial. Le motif girardien ne sert ainsi qu’à ourler le complotisme et l’obnubilation anti-étatique du libertarianisme et à attribuer un rôle eschatologique à l’Internet, censé rendre possible la révélation terminale de la vérité : ainsi l’individu parvient à la libération par la connaissance — en grec gnôsis — d’une vérité cachée depuis la fondation du monde.

Le techno-libertarianisme est un gnosticisme, qui doit en fait moins à René Girard qu’à Pierre Teilhard de Chardin et sa doctrine de la « noosphère » en laquelle est censée s’achever une histoire finalisée par le « Christ cosmique ».

En tant que promotion d’une nouvelle espèce humaine, le transhumanisme n’est autre que le projet d’un suicide d’Homo sapiens.

Jean Vioulac

Le schème structurant d’une telle pensée demeure théologique : elle est une sotériologie, c’est-à-dire une doctrine du salut — en grec sôtéría —, qui entend sauver l’humanité de la catastrophe qui vient, ou plutôt en sauver une élite, mais la sauver par la technique.

Le solutionnisme technologique remplit alors les fonctions de la sotériologie théologique, et se fonde sur la même hypothèse d’une déficience native de l’être humain, une insuffisance congénitale qu’il s’agirait de surmonter, non plus en le divinisant, mais en le technicisant, jusqu’à confier à la technique la promesse de l’immortalité, et même, dans les cas les plus graves — celui d’Elon Musk, par exemple —, à localiser sur la planète Mars la « nouvelle terre » destinée à se substituer à l’actuelle après sa destruction (Ap 21, 1 : « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, car le premier ciel et la première terre avaient disparu et la mer n’existait plus »). Le statut du « progrès technique » dans les sociétés contemporaines est exactement celui de la providence divine : il est conçu comme un processus inexorable et forcément bénéfique, auquel il n’y aurait qu’à s’abandonner avec confiance en acquiesçant à chaque nouvelle étape ; toute politique d’endiguement étant réputée hérétique, vouée à être éliminée pour que son règne vienne.

Le propos de Peter Thiel a l’intérêt de mettre en évidence la philosophie de l’histoire dont procède cette technologie politique, et de montrer qu’elle reste déterminée par un schéma théologique non critiqué : celui de l’avènement apocalyptique de la vérité absolue dans l’histoire sous la forme du réseau informatique — avènement salvateur en ce qu’il terrasse définitivement l’État (l’Antéchrist) et rend possible l’avènement d’un marché intégralement dérégulé, donc parfaitement autorégulé, et en cela identique au dispositif cybernétique.

L’alpha et l’oméga de cette doctrine est en effet économique, et radicalise la philosophie de l’histoire de Hayek, comprise comme genèse spontanée de l’ordre universel du marché. Or le concept même d’économie est théologique : il vient des Pères de l’Église et des premiers siècles du christianisme, qui distinguaient la théología, pensée de Dieu en son éternité, de l’oïkonomía, pensée de l’histoire du salut, c’est-à-dire de l’action de la providence divine dans le monde au cours du temps ; l’élaboration du modèle de la « main invisible » du marché par Adam Smith au XVIIIe siècle s’inscrivait directement dans la problématique théologique du gouvernement providentiel du monde 18. Le néolibéralisme est une théologie providentialiste du marché : il renonce à tout endiguement de sa puissance et promeut au contraire son déploiement illimité, parce que cette puissance est postulée bienfaisante et munificente, libératrice et salvatrice.

«  Nous nous sommes tirés sur les yeux et les oreilles une capuche pour pouvoir faire comme si les monstres n’existaient pas.  » Karl Marx, Le Capital. Livre I, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Puf, «  Quadrige  », 1993.

L’algorithme et l’économie de la destruction

Mais contrairement à ce que prétendent les prophètes de la noosphère, l’avènement du réseau mondial n’est pas celui de la vérité, il est celui du simulacre et de la simulation, du pseudo et de l’avatar ; il substitue à la réalité du monde la virtualité du spectacle et systématise l’atomisation sociale par des algorithmes qui confinent chacun dans une « bulle filtrante » 19.

L’émergence de Donald Trump est aussi le signe de la ruine de l’espace public qui était celui de la politique (res publica) au profit d’un cyberespace qui impose aux sociétés une baisse tendancielle du taux de réel : Donald Trump est le produit et le triomphe de l’ère de la post-vérité qui tend à devenir celle de la post-réalité. L’empire de l’univers numérique ne favorise pas l’avènement d’individus libérés par le savoir — programme aussi difficile qu’ambitieux qui en France fut celui de l’école républicaine —, mais de psychotiques enfermés dans leur paranoïa complotiste ; il ne révèle pas la vérité du monde, il la dissimule

La vérité du monde n’est pas donnée par les algorithmes du réseau et à son espace publicitaire, elle est accessible par un travail, qui requiert rigueur et méthode, probité et rationalité. Ce travail est celui des scientifiques, et les données procurées par les sciences contemporaines imposent de concevoir tout autrement l’économie mondiale.

Le dispositif économique contemporain prélève chaque année 100 milliards de tonnes de matériaux — combustibles fossiles, métaux, minéraux non métalliques et biomasse — dans l’environnement — selon les estimations de l’OCDE, qui évalue ce chiffre à 167 milliards de tonnes pour 2060 — et les consomme dans une dépense énergétique qui éjecte chaque année 36 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère — sans compter le méthane, le protoxyde d’azote et les gaz fluorés — pour ensuite rejeter des milliards de tonnes de détritus et polluants dans la nature, dont, chaque année, deux milliards de tonnes de déchets ménagers et 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants et résidus toxiques déversés dans les océans.

L’obsolescence programmée destine les produits mêmes de l’industrie au statut de déchet : le système économique contemporain est un gigantesque dispositif de destruction.

Le Capital est le principe de constitution d’une puissance tendanciellement illimitée.

Jean Vioulac

Ses thuriféraires s’alarment d’une remise en cause qui se ferait au détriment de l’homme 20 : mais la pollution fait plus de dix millions de morts par an, la prévalence du surpoids et de l’obésité a plus que doublé en trente ans, 60 % des adultes et un tiers des enfants seront concernés en 2050, avec les pathologies associées — diabètes, insuffisance cardiaque, ostéoporose… —, l’incidence mondiale des cancers chez les moins de 50 ans a augmenté de près de 80 % entre 1990 et 2020 et devrait encore augmenter de 30 % d’ici 2030, la dépression est devenue la première cause de morbidité et d’invalidité dans le monde. Les centres de production chinois où sont fabriqués entre autres les produits Apple, Dell, Nokia ou Sony « peuvent être comparés à des camps de concentration » 21.

L’humanité n’est pas bénéficiaire de ce dispositif, elle en est la victime : ce n’est pas l’écologie qui est punitive, c’est l’économie.

Ce système économique se met en place comme marché mondial.

Le marché est un milieu intégralement déterminé par l’argent, qui définit toute chose par une quantité numérique (un prix) ; rend ainsi les choses commensurables et permet leur échange. 

La théorie classique et néoclassique de la monnaie n’y voit, selon la formule de Jean-Baptiste Say, qu’un « voile » sur les activités économiques.

C’est donc ce voile (en grec kalúptra) qu’il faut écarter (en grec apó) pour rendre possible le dévoilement (en grec apokálupsis) de la réalité du dispositif industriel. Or sous la surface des échanges entre marchandises et du système des prix se situe le champ social où des hommes et des femmes en chair et en os agissent et travaillent : leurs actions et leurs travaux sont polarisés par le centre de gravité du marché. 

L’argent est la finalité commune à toutes les activités : le marché est mondial parce que l’argent y est le principe d’une mobilisation totale des forces, des énergies et des ressources. L’argent n’est donc pas qu’un voile, un moyen neutre, il est le principe de constitution d’une puissance efficace.

L’argent ne semble pourtant qu’une abstraction, ce qu’il est en effet : l’argent apparaît spontanément dans le jeu des échanges, où il s’agit de comparer des richesses concrètes et réelles (des denrées, des biens, des produits divers et variés) pourtant incomparables. L’échange impose la réduction de ces richesses à ce qu’elles ont en commun, qui les rendra commensurables. Ce que les richesses concrètes ont en commun, c’est d’être des richesses : l’argent représente ainsi l’essence de la richesse, la forme pure de la richesse, la richesse abstraite. Mais cette abstraction, pour être irréelle, est bel et bien une forme de richesse : elle est une richesse virtuelle qui détient la possibilité de se réaliser dans n’importe quelle richesse concrète, et qui elle-même devient un bien accumulable par sa réification dans un objet de métal ou de papier.

L’argent devient principe de la mobilisation totale avec la révolution industrielle, qui a mis en œuvre une authentique révolution en inversant son rôle et son statut : de moyen d’échange, il est devenu principe et fin de la production. Le point de départ de l’activité économique est une quantité d’argent, sa finalité est l’accroissement de cette quantité. Cette inversion est le moment où l’argent est devenu Capital, au sens où Karl Marx l’a conçu, c’est-à-dire « l’argent en tant qu’il se produit lui-même » 22, dans un mouvement qui en fait un « sujet automate » 23. Le Capital est la logique d’un processus automatique, celui de l’auto-accroissement illimité de la masse monétaire : le Capital n’est pas le pouvoir d’une classe sociale, il est celui de la puissance monétaire (Geldvermögen) quand elle a mobilisé (par le salariat) toutes les capacités de travail (Arbeitsvermögen). Y compris celles des capitalistes : bien loin d’être oisif ou parasitaire, le capitaliste est « un fonctionnaire nécessaire de la production » 24, sa fonction consiste à assurer le fonctionnement du processus d’auto-accroissement de la masse monétaire en réinjectant continûment la plus-value dans la circulation.

« Dans la mesure où il n’est qu’un fonctionnaire du Capital, donc le support de la production capitaliste, l’important pour lui est la valeur d’échange et son accroissement et non pas la valeur d’usage et son accroissement. Ce qui lui importe, c’est l’augmentation de la richesse abstraite » 25 précise expressément Marx : il n’est capitaliste qu’en tant qu’il est au service de cette augmentation de la richesse abstraite ; en tant qu’il en accapare une partie à son profit personnel pour la transformer en richesse concrète — en valeur d’usage —, il n’est qu’un exploiteur tel qu’il y en a toujours eu depuis l’avènement des sociétés de production au Néolithique.

Le capitalisme est ce dispositif de production finalisé par la croissance illimitée de la quantité d’une richesse abstraite, qui exige donc non seulement la mobilisation illimitée de la force de travail, mais aussi une énergie et des ressources en quantités illimitées : le Capital est le principe de constitution d’une puissance tendanciellement illimitée. Cette puissance est mise en œuvre dans un dispositif dont la logique est celle de l’auto-augmentation, de l’auto-valorisation, c’est-à-dire de l’automatisation : c’est en quoi le capitalisme est indissociable du machinisme. Cet accroissement est celui de l’abstraction d’une richesse qui aujourd’hui s’est libérée de la matérialité des pièces et des billets pour s’identifier à des jeux d’écriture informatique, et qui s’est ainsi numérisée : le Capital est la logique d’un processus d’abstraction devenu universel par la numérisation. Le dispositif consomme, donc détruit, des richesses concrètes pour produire de l’abstraction : il est un dispositif de destruction. « Le processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste en dernière analyse le capitalisme » 26, écrivait Joseph Schumpeter en 1942 — où il faut préciser que ce qui est créé est toujours voué à être détruit, et que la création est fondamentalement celle d’abstractions.

Apocalypse et révolution

La question fondamentale de la politique aujourd’hui est celle de la gestion de la puissance libérée par la révolution industrielle dont le XXe siècle a révélé qu’elle était une puissance de destruction, cette puissance est constituée et mise en œuvre par l’appareil planétaire du dispositif de production capitaliste : la question fondamentale de la politique est celle du Capital. Le néolibéralisme (Hayek) est une capitulation : une soumission au Capital, qui en déchaîne la puissance par la dérégulation totale, jusqu’à finir dans le libertarisme à consentir à la liquidation totale. Le libéralisme (Tocqueville) est un conservatisme, qui tente de sauver ce qui peut l’être, mais qui dans les faits s’avère impuissant à contenir la lame de fond de la marchandisation et de la technicisation, laquelle aujourd’hui va jusqu’à déposséder parents et enseignants des fonctions éducatives pour les déléguer (catastrophiquement) à l’appareillage des réseaux. Les précieuses institutions et règles mises en place pour prévenir la catastrophe climatique subissent elles-mêmes les coups de boutoir des industries pétrochimiques et des intérêts financiers, et sont impuissantes à contenir le « progrès technique » (l’« intelligence artificielle » et sa voracité énergétique).

Mais la puissance de destruction est anthropique.

Elle est le résultat du processus d’aliénation qui caractérise les Temps modernes, c’est-à-dire le transfert continu des capacités humaines dans des dispositifs devenus dominants. Une autre option politique consisterait alors à surmonter l’aliénation, et c’est un tel événement que Marx a conçu comme révolution. 

Ce n’est pas l’écologie qui est punitive, c’est l’économie.

Jean Vioulac

À plusieurs reprises, et notamment dans Le Capital, il cite les deux mêmes versets de l’Apocalypse selon Jean, 17, 13 : « Ils n’ont qu’une intention : mettre au service de la Bête et leur puissance et leur pouvoir » et 13, 17 : « Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre que celui qui aura la marque ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom » : il caractérisait l’époque industrielle par l’universelle mise à disposition des forces et puissances humaines à une entité monstrueuse, qui s’impose dans les échanges par sa marque et son nombre, et assimilait ainsi le Capital à la Bête de l’apocalypse.

Le capitalisme est monstrueux en tant que point extrême atteint par l’aliénation, et donc la déshumanisation, la révolution serait la réappropriation par les êtres humains de tout ce dont ils ont été dépossédés, réappropriation par laquelle ils réaliseraient pleinement leur humanité : elle est ainsi l’événement rédempteur en lequel s’accomplit la promesse messianique. De même que la passion du Christ est sa kénose — du grec kenós, vide —, en laquelle il s’est vidé de sa divinité avant de la faire triompher dans la résurrection, de même les êtres humains se sont vidés de leur humanité avant de la faire triompher dans la révolution.

Si la pensée économique de Marx se fonde à la fois sur l’économie classique (Smith et Ricardo) et la philosophie (Aristote et Hegel), sa pensée politique procède du schéma sotériologique et eschatologique de la théologie de l’histoire, même s’il déthéologise ces catégories pour les expliquer sur des bases archéologiques et concevoir l’histoire comme devenir de l’humanité.

Cette dimension prophétique de la pensée marxienne a souvent été présentée comme sa faiblesse — voire sa dangerosité.

Mais le fait est qu’aujourd’hui s’impose un autre prophétisme apocalyptique, celui de l’avenir transhumaniste et du règne cybernétique — c’est-à-dire de l’aliénation totale que devait conjurer la révolution.

Force est de constater que cette révolution n’a pas eu lieu, et que ceux qui se sont réclamés de Marx n’ont fait que déchaîner la destructivité et l’inhumanité du machinisme dans ce que Karl Kautsky identifiait déjà à un fascisme 27.

Le processus socialement dominant est aujourd’hui l’atomisation, et sous la domination totalitaire du spectacle publicitaire, la paupérisation est vécue comme une humiliation, et génère le ressentiment dont se nourrissent les démagogues. C’est pourquoi la fascisation des masses par des appareils médiatiques et des réseaux sociaux monopolisés par des oligarques constitue aussi une catastrophe.

Sources
  1. Du moins jusqu’à l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis : les jours du GIEC sont peut-être comptés.
  2. Nurit Bird-David, « The giving environment. Another perspective on the economic system of gathering-hunters » in Current Anthropology, vol. 31, n°2, avril 1990.
  3. Jean-Pierre Bocquet-Appel, « La transition démographique agricole au Néolithique », dans La Révolution néolithique dans le monde, sous la direction de Jean-Paul Demoule, Paris, CNRS édition, 2010, p. 301.
  4. Mostafa Kiani Shahvandi (et al.), « The increasingly dominant role of climate change on length of day variations », Proceedings of the National Academy of Sciences, 121 (30), 2024.
  5. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La terre, l’histoire et nous, 2de édition remaniée et augmentée, Paris, Le Seuil, 2016.
  6. Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’Histoire, traduit de l’allemand par Marie-Christine Challiol-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-François, Paris, Gallimard, 2002.
  7. Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2012.
  8. Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1991, p. 53.
  9. Emilio Gentile, Apocalypse de la modernité. La Grande Guerre et l’homme nouveau, traduit de l’italien par Stéphanie Lanfranchi, Paris, Aubier, 2011.
  10. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique, Paris, Christian-Bourgois, 1987, p. 59.
  11. Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Paris, Gallimard, 2014.
  12. Karl Marx, Le Capital. Livre I, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Puf, « Quadrige », 1993, p. 428 et p. 6.
  13. Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.
  14. Emmanuel Levinas, Les Imprévus de l’histoire, Paris, le Livre de Poche, 2000, p. 141 et p. 144.
  15. Leo Löwenthal, L’Atomisation de l’homme par la terreur, traduit de l’anglais par Benjamin Saltel, Paris, Allia, 2022.
  16. Antoine Garapon et Jean Lassègue, Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, Puf, 2018.
  17. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Livre II, 4ème partie, chapitre VI.
  18. François Dermange, Le Dieu du marché. Éthique, économie et théologie dans l’œuvre d’Adam Smith, Genève, Labor & Fides, 2003 et Dany-Robert Dufour, Le Divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Gallimard, 2009.
  19. Eli Pariser, The Filter Bubble. How the new personalized Web is changing what we read and how we think, London, Penguin Books, 2012.
  20. Pascal Bruckner, Le Fanatisme de l’apocalypse. Sauver la Terre, punir l’homme, Paris, 2011.
  21. Bureau International du Travail, 2010. China Labor Watch, 2019.
  22. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, éditions sociales, 1980, tome I, p. 273.
  23. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 173.
  24. Karl Marx, Théories sur la plus-value, traduit de l’allemand sous la responsabilité de Gilbert Badia, Paris, éditions sociales, 1974, tome II, p. 42.
  25. Karl Marx, Théories sur la plus-value, op. cit., tome I, p. 321.
  26. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, traduit de l’anglais par Gaël Fain, Paris, Payot, 1998, p. 117.
  27. Karl Kautsky, Le Bolchevisme dans l’impasse, traduit de l’allemand par Bracke, Paris, Puf, « Quadrige », 1982.