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L’Union européenne a approuvé 17 trains de sanctions différents à l’encontre de la Fédération de Russie et travaille actuellement sur le 18e, toujours en attente d’approbation. Alors que l’objectif de ces sanctions était de paralyser la capacité du régime de Poutine à mener la guerre, celle-ci se poursuit. Sont-elles vraiment efficaces ?
David O’Sullivan Il ne fait aucun doute que les sanctions sont efficaces — la question de savoir si elles peuvent à elles seules mettre fin à la guerre est autrement plus complexe.
Poutine est un dictateur prêt à sacrifier son économie sur l’autel de ses ambitions militaires : il ira jusqu’au bout, même si le coût est immense et alors que tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.
La gouverneure de la Banque centrale et le ministre de l’Économie de Russie ont tous deux reconnu publiquement que leur économie était en difficulté et que les finances publiques étaient dans un état désastreux. Les taux d’intérêt ont atteint des sommets, l’inflation est d’au moins 10 % et la Russie ne fait aucun investissement en dehors du secteur militaire. Les sanctions ont donc bel et bien un impact sur l’économie russe.
Comment le mesurer ?
Si nous n’avions pas imposé de sanctions, nous estimons que la Russie aurait disposé de 450 milliards d’euros supplémentaires pour financer sa guerre.
C’est trois à quatre fois son budget de la défense.
Je prendrai une image : les sanctions sont un clou dans le pneu de l’économie — ils ne conduisent pas à son éclatement soudain.
Tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.
David O’Sullivan
Que voulez-vous dire ?
Filons la métaphore : à mesure que l’air s’échappe du pneu, il devient plus difficile de conduire le véhicule et, à un moment donné, la voiture — la guerre l’occurrence — finit inévitablement par s’arrêter.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le cadre pertinent pour comprendre ce que nous faisons est un ensemble plus large : l’aide militaire à l’Ukraine, le soutien macroéconomique pour maintenir l’économie ukrainienne à flot et, enfin, les sanctions.
Comment définiriez-vous l’état de l’économie russe ?
Bien que nous ne puissions pas croire les données fournies par la Russie, même les chiffres officiels montrent une économie dans un état lamentable où 40 % des dépenses publiques sont consacrées au financement de l’effort militaire — cela représente 6 à 7 % du PIB russe.
Or l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie.
La présidente de la banque centrale russe, Elvira Nabiullina, a déclaré publiquement que toutes les sources de financement public facilement disponibles avaient été épuisées. La vie va devenir de plus en plus difficile pour les citoyens ordinaires.
Nous avons frappé au cœur de l’économie russe : son secteur énergétique. Les revenus provenant du pétrole et du gaz ont considérablement diminué. Gazprom, qui finance en grande partie le budget russe, a enregistré des pertes l’année dernière. L’entreprise est contrainte de licencier des employés, alors qu’elle était le fleuron du pays.
Bien sûr, lorsque vous êtes confronté à quelqu’un comme Poutine, déterminé à faire avancer ses ambitions impérialistes quel qu’en soit le coût pour son peuple ou son pays, qui n’a pas à se soumettre au contrôle du parlement et qui n’a pas à justifier ses choix budgétaires, cela signifie que nous devons — nous aussi — persévérer.
La Russie étant un régime autoritaire, Poutine peut tenir l’économie dans cet état de tension pendant encore un certain temps.
Combien à votre avis ?
En tant qu’économiste, je me méfie toujours des prédictions — surtout lorsqu’il y a autant de variables.
Je ne peux pas vous dire avec précision le jour où l’économie russe s’effondrera mais nous voyons déjà des signes de rupture.
Ils ont commencé à apparaître l’année dernière et ils vont s’aggraver. Le Fonds national de prospérité de la Russie est presque épuisé. Les Russes admettent publiquement qu’ils devront faire des choix difficiles.
Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre par un mot d’esprit : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.
En Russie, l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie.
David O’Sullivan
À quoi cela pourrait-il ressembler ?
En apparence, tout ira bien jusqu’à ce que quelque chose précipite soudainement la mise en évidence des faiblesses fondamentales de l’économie russe — que nous connaissons. Certaines sont structurelles, comme la baisse des revenus pétroliers et gaziers provenant de l’Europe.
Les régimes autoritaires ont les instruments nécessaires pour entretenir l’illusion que tout va bien. Mais lorsque la bulle éclatera, l’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement.
Alors que l’Union travaille actuellement sur son 18e train de sanctions, elle se heurte à la résistance interne de la Slovaquie et de la Hongrie. Êtes-vous sûr que le Conseil réussira à le faire adopter ?
Sur le fond, il existe un large consensus.
Pour certains États membres, le problème à trait à ce qu’ils perçoivent comme un lien entre le paquet de sanctions et les propositions que nous avons présentées dans le cadre de REPowerEU pour éliminer les dépendances résiduelles de l’Union à l’égard de l’énergie russe.
Vous avez utilisé le terme de « dépendance résiduelle », pourquoi ?
Parce que, dans l’ensemble, la plupart des États membres se sont désormais affranchis de la Russie.
Ce n’est pas le cas de la Slovaquie et de la Hongrie, qui ont toujours des contrats énergétiques importants avec Moscou.
C’est vrai.
Mais l’Union fonctionne ainsi. Nous sommes 27. Il faut toujours se demander si une mesure impacte plus un État membre qu’un autre ou s’il y a besoin d’ajustements éventuels. Dans la mesure où nous travaillons à l’unanimité sur ces sujets, ces questions doivent être abordées dès qu’un État membre les soulève — et elles le sont.
En parlant d’unanimité, je tiens à souligner que les sanctions ont été reconduites pour six mois supplémentaires par tous les États membres le mois dernier : pour moi, c’est une raison d’espérer que nous trouverons un moyen d’approuver ce prochain paquet de mesures. Le plus tôt sera le mieux. Nous devons envoyer à la Russie le signal que nous n’allons pas assouplir les sanctions, mais que nous allons augmenter la pression tant qu’elle continuera à attaquer l’Ukraine de manière aussi brutale.
Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre avec humour : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.
David O’Sullivan
L’Union n’a-t-elle pas atteint un plafond de verre en matière de nouveaux paquets de sanctions ?
Nous sommes parvenus à maintenir l’unanimité sur des sanctions de plus en plus sévères. Nos actions au cours des trois dernières années montrent que ce n’est absolument pas la fin du chemin.
Les sanctions sont un processus constant d’ajustement et de mise au point : il ne s’agit pas d’atteindre une limite mais d’affiner et d’améliorer en permanence nos mesures — en tenant compte du fait que la Russie ne cesse de s’adapter.
En quel sens ?
Prenons l’exemple de la flotte fantôme.
La Russie a réagi au plafonnement du prix du pétrole en achetant de vieux pétroliers afin de contourner nos sanctions. Ayant identifié ce problème, nous sanctionnons désormais ces navires en plus grand nombre ; nous avons récemment sanctionné 342 d’entre eux. Avec le 18e train de mesures, 100 autres seront directement visés.
Au total, près de 600 navires de la flotte fantôme sont sanctionnés.
Cela a un effet dévastateur sur la capacité de la Russie à exporter du pétrole.
Il ne s’agit donc pas seulement d’en faire plus, mais de vraiment comprendre comment la Russie va réagir pour tenter de contrer ces sanctions. C’est un processus en constante évolution.
Les sanctions énergétiques avaient été introduites conjointement avec les États-Unis et le G7. Compte tenu de l’incertitude qui entoure désormais la politique de Donald Trump, peut-on encore espérer un effort transatlantique sur ce sujet ?
Les signaux envoyés par Washington sont contradictoires.
On parle de lever les sanctions dans le cadre d’un cessez-le-feu, mais ces discussions n’ont pas avancé. Lundi 14 juillet, le président américain a déclaré qu’il imposerait des « droits de douane très sévères » à la Fédération de Russie si aucun accord de paix n’était conclu avec l’Ukraine dans les 50 jours.
Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.
David O’Sullivan
Le Congrès américain, quant à lui, est très actif.
Les sénateurs Graham et Blumenthal proposent ce qui me semble être un ensemble de sanctions supplémentaires très sévères à l’encontre de la Russie. Ils affirment bénéficier d’un soutien bipartisan et sont actuellement en discussion avec la Maison Blanche sur la marche à suivre.
La brutalité de la Russie à l’égard de l’Ukraine, qui vise principalement des civils, rend de fait tout assouplissement des sanctions de la part des États-Unis plus difficile. Je pense que le président Trump en a pris conscience.
Les États-Unis ont-ils exercé des pressions sur vous à un moment donné pour que vous assouplissiez votre politique de sanctions ou ont-ils intérêt à ce que l’Europe maintienne son approche afin de faire indirectement pression sur la Russie ?
Nous n’avons reçu aucun signal dans ce sens.
Les autres membres du G7, le Royaume-Uni et le Canada, ont été clairs sur le fait qu’ils ne s’engageraient pas dans la voie d’un assouplissement des sanctions.
Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.
Vous avez été nommé envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions en 2023. Depuis lors, une grande partie de vos efforts a surtout été consacrée à la lutte contre leur contournement. Où rencontrez-vous les plus grands obstacles ?
J’essaye toujours d’être très honnête pour répondre à cette question.
Dès lors qu’il y a des sanctions, il y a des contournements. Nous ne les éliminerons jamais complètement. Ce que nous devons faire, c’est rendre ces contournements plus difficiles, moins prévisibles, moins fiables et plus coûteux.
Selon certaines estimations, le coût d’importation de certaines pièces utilisées sur le champ de bataille aurait augmenté de 600 % pour la Russie.
Cela montre que nos actions portent leurs fruits — mais ce n’est qu’une petite victoire.
Une fois notre plafonnement des prix entré en vigueur en 2023, les recettes pétrolières de la Russie ont baissé de 30 %, mais elles n’ont ensuite diminué que de 20 % en 2024. Une part importante de cet écart est due à la flotte fantôme. Nous redoublons actuellement nos efforts pour sanctionner davantage de navires et nous collaborons également avec les États du pavillon de ces bâteaux afin de radier les navires soumis à des sanctions et de veiller à ce que les pays tiers ne les acceptent pas dans leurs ports. En ce qui concerne les recettes pétrolières et les composants destinés au champ de bataille, nous avons réalisé des progrès importants depuis 2023.
Les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision. C’est un problème grave.
David O’Sullivan
Cependant, le problème du contournement n’est pas du tout réglé.
C’est vrai, mais il ne faut pas considérer cela comme une situation figée.
Nous veillons constamment à nous adapter et à affiner notre approche.
Au cours des prochains mois, nous mettrons davantage l’accent sur la désignation des entités financières et des personnes susceptibles de contribuer au contournement des sanctions.
Qu’en est-il de la Chine à cet égard ? La haute représentante, Kaja Kallas, a utilisé le terme de « facilitateur de guerre » pour qualifier Pékin. Les Chinois contournent-ils activement les sanctions ?
La plupart des contournements qui ont lieu via la Chine ne sont pas officiellement orchestrés par le gouvernement.
Il ne s’agit donc pas d’une politique d’État ?
La Chine a une politique claire à l’égard de la Russie : « l’amitié sans limites ».
Il est évident que les Chinois soutiennent la Russie dans une certaine mesure. Ils affirment ne pas fournir d’aide militaire à la Russie, mais la définition de l’aide militaire ne se limite pas à la fourniture directe d’armes : elle s’applique également aux pièces et composants pouvant être utilisés à des fins militaires et aux technologies à double usage.
C’est pourquoi je rappelle constamment à nos homologues chinois que, même si le contournement n’est pas officiellement orchestré par le gouvernement chinois, les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision — et donc plus meurtriers. C’est un problème grave. Et c’est la raison pour laquelle nous continuerons à dresser la liste des entités basées en Chine et à Hong Kong.
Nous avons réussi à trouver des solutions auprès de nombreux pays tiers dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient.
Et nous préférerions infiniment que la Chine collabore avec nous pour trouver une solution systémique plutôt que de devoir prendre des mesures à l’encontre d’entités individuelles.