Dramatis personae

Li Ka-shing, fondateur de CK Hutchinson
Laurence « Larry » Fink, fondateur et PDG de BlackRock
Gianluigi Aponte, fondateur de la Mediterranean Shipping Company
Donald Trump
Xi Jinping

Ce ne sont pas eux qui l’ont fait. C’est nous. Les Panaméens n’ont même pas fourni la main-d’œuvre, venue de Chine, d’Afrique, de Madagascar, des Caraïbes et d’Inde.

Les ouvriers du canal et la pelleteuse de Roosevelt

En 1996, dans son roman d’espionnage Le Tailleur de Panama, John Le Carré met en scène un personnage affirmant que ce sont les États-Unis, et non le Panama, qui auraient bâti le canal reliant l’Atlantique au Pacifique.

Parmi les nationalités des ouvriers, un pays est mis en avant : la Chine.

Le 20 janvier 2025, l’évocation du canal de Panama est la seule occasion de son discours d’investiture où Trump parle directement et ouvertement de la Chine. 

Selon lui, avant d’être assassiné, le président McKinley aurait « donné à Teddy Roosevelt l’argent pour nombre de ses grandes réalisations, y compris le canal de Panama, qui, folie, a été offert au Panama, alors que les États-Unis — imaginez-vous — y ont investi plus qu’ailleurs et perdu 38 000 vies pour le construire (…). Aujourd’hui, la Chine exploite le canal de Panama. Nous ne l’avons pas cédé à la Chine. Nous l’avons donné au Panama, et maintenant nous le récupérons. »

Le rêve d’un canal reliant les océans à travers l’isthme de Panama datait de plusieurs siècles mais avait longtemps été jugé trop ambitieux. La tentative française menée par Ferdinand de Lesseps dans les années 1880 échoua spectaculairement en raison d’une gestion défaillante, de maladies dévastatrices, de problèmes financiers et d’erreurs d’ingénierie.

En 1904, les États-Unis, stimulés par Theodore Roosevelt, redonnèrent vie au projet.

Le canal de Panama devait alors devenir — et devint — l’emblème de la puissance infrastructurelle et du savoir-faire technique américains, capables de mobiliser une main-d’œuvre colossale pour un défi exceptionnel et d’« organiser le monde ».

Qui a vraiment construit le canal de Panama ?

Près de 200 000 ouvriers travaillaient sur le chantier pendant la décennie de construction, et entre 150 000 et 200 000 personnes ont migré vers l’isthme pour y participer. Ils venaient des États-Unis et du Canada, des Caraïbes, d’Europe du Nord et du Sud, d’Inde. Gérer cette main-d’œuvre diversifiée et décider qui recruter représentait un défi majeur pour les responsables américains. John F. Stevens, ingénieur en chef de 1905 à 1907, joua un rôle crucial : il réorganisa le chemin de fer et optimisa le transport des déblais. Avec son équipe, il débattit longuement des qualités respectives des ouvriers selon leur origine et leur nationalité.

Les ouvriers originaires des Antilles britanniques, notamment d’ascendance africaine, constituaient la majorité de la main-d’œuvre sous l’effort français et restèrent le choix privilégié des Américains, malgré les réserves de certains responsables, dont Stevens, sur leur prédominance.

L’idée d’importer des travailleurs chinois fut sérieusement envisagée et soutenue par Stevens, mais elle se heurta à l’opposition des États-Unis — et du gouvernement chinois.

Quand l’Europe en ruine était sur le point de s’autodétruire, l’Amérique incarnait la terre de la construction en se plaçant à la pointe des infrastructures mondiales.

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

Cette question du recrutement était étroitement liée à l’urgence pour Theodore Roosevelt d’achever le canal. Lors de sa visite très médiatisée sur le chantier en novembre 1906, il inspecta les machines, grimpa sur une pelleteuse à vapeur pour en tester la solidité, puis déclara aux ouvriers que ce chantier représentait la plus grande œuvre d’ingénierie entreprise à ce jour et que les critiques finiraient par s’effacer avec le temps. C’était la première fois de l’histoire des États-Unis qu’un président en exercice se rendaient à l’étranger.

Nombreux furent les travailleurs qui signèrent un contrat avec le gouvernement américain, tandis que d’autres vinrent de leur propre initiative. Des milliers de femmes rejoignirent le chantier comme blanchisseuses ou domestiques. Réduire la construction du canal à l’unique mérite et aux seules pertes américaines occulte ainsi l’apport essentiel de ces travailleurs afro-caribéens qui cherchaient un meilleur salaire, apprenaient un métier et entamaient une nouvelle vie.

L’ouverture du canal en 1914 — presque simultanément au début de la Première Guerre mondiale — renforça son aura mythique.

Dans les nuages de la guerre, il fut perçu comme un rayon de soleil : quand l’Europe en ruine était sur le point de s’autodétruire, l’Amérique incarnait la terre de la construction en se plaçant à la pointe des infrastructures mondiales. Surtout, les États-Unis devenaient une puissance maritime accomplie, conformément aux rêves du capitaine Alfred Mahan dont les théories avaient influencé Roosevelt.

La zone du canal devint une colonie américaine.

Le traité Hay–Bunau-Varilla de 1903 garantissait aux États-Unis le contrôle complet et perpétuel d’une bande de dix milles coupant en deux la République de Panama, largement effacée par ailleurs du récit dominant sur la construction du canal : lors de l’Exposition Panama-Pacifique de 1915, les représentants panaméens furent même été exclus des cérémonies d’inauguration, un affront humiliant. 

Un observateur britannique en 1910 notait que la République de Panama était à la merci des États-Unis — qui la traitaient comme leur propriété. Cette relation coloniale dura jusqu’à la fin du XXe siècle, quand le traité Torrijos-Carter établit la procédure de transfert progressif du canal et de la zone à la République de Panama.

Ce bref détour historique est essentiel pour comprendre comment sont aujourd’hui structurées les rivalités géopolitiques autour du canal.

Li Ka-shing : le « Superman des ports »

Né en 1928 à Chaozhou, dans la province du Guangdong, en Chine, Li Ka-shing a grandi dans une famille d’intellectuels. 

Son enfance est marquée par la guerre sino-japonaise qui conduit ses parents, en 1940, à chercher refuge à Hong Kong, alors colonie britannique. Depuis, la vie de Li Ka-shing ne cessera d’être étroitement liée aux destins économiques et politiques du « port parfumé ». 

Après ses premiers emplois, il fonde en 1950, à l’âge de 22 ans, la Cheung Kong Industries. L’entreprise, qui commence son activité avec la production de fleurs en plastique, évoque le nom du fleuve Yangtsé. À partir de ce premier marché, elle se tourne dans les années 1960 vers l’investissement immobilier, anticipant la hausse des valeurs à Hong Kong et devenant un « tigre » immobilier. À la fin des années 1970, avec le rachat de Hutchison Whampoa à HSBC, Li Ka-shing entre dans le saint des saints économiques de l’élite commerciale britannique : son portefeuille comprend des ports, des magasins et des infrastructures de télécommunications.

Au fil des années, grâce à son sens aigu des affaires, il se taille un surnom : « Superman ».

Li continue de miser sur Hong Kong dans les moments d’incertitude politique, et la croissance de ses entreprises accompagne la transition vers le retour à la République populaire de Chine. Mais il est également un habile diversificateur : non seulement dans les secteurs — de l’immobilier aux ports, en passant par la vente au détail, l’énergie et les opérateurs de télécommunications — tout en gardant à l’esprit les domaines offrant des flux de trésorerie stables pour équilibrer le risque politique, mais aussi au niveau géographique. Son empire s’étend sur plus de cinquante pays et mise de plus en plus sur l’Europe, qui pèse désormais beaucoup plus lourd dans ses affaires que Hong Kong et la République populaire de Chine. 

« Superman » pratique également l’art du désinvestissement : il ne s’attache pas aux actifs et cherche à s’en débarrasser au bon moment — comme il l’a fait par exemple à la fin des années 1990 dans le secteur de la téléphonie, en profitant du pic du marché.

© AP Photo/Matias Delacroix

Une restructuration fondamentale de l’empire de Li Ka-shing a eu lieu en 2015, avec la création de CK Hutchison Holdings — ports, vente au détail, infrastructures — et CK Asset Holdings — immobilier et hôtellerie. Les ports sont un pilier historique de son empire, qui part de Hong Kong pour investir dans les ports à conteneurs britanniques — là encore, avec le revers de la subordination coloniale — dès le début des années 1990 pour s’étendre au fil des ans à tous les continents.

Les relations entre Li Ka-shing et le Parti communiste chinois ont connu des hauts et des bas.

La période « de la réforme et de l’ouverture » sous Deng Xiaoping crée de grandes opportunités pour des entrepreneurs comme lui, y compris en République populaire. « Superman » s’aligne alors sur les intérêts du Parti même dans les moments difficiles, par exemple en investissant en Chine après les événements de la place Tiananmen. Ses relations avec Jiang Zemin sont solides. 

L’acquisition des ports situés aux extrémités du canal de Panama en 1997, peu après la rétrocession de Hong Kong à la Chine, peut également être interprétée comme un passage des ambitions mondiales de Pékin, qui ne sont pas poursuivies de manière explicite mais par le biais de capitaux « amis ». À l’ère de Xi, en revanche, les critiques à l’égard de la diversification géographique de l’empire de Li Ka-shing se renforcent.

Le « Superman des ports » pratique l’art du désinvestissement : il ne s’attache pas aux actifs et cherche à s’en débarrasser au bon moment

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

À bientôt cent ans, il évolue désormais dans un monde radicalement différent.

Son fils et héritier, Victor Li, est président de CK Hutchison. Pour la République populaire, Hong Kong n’est plus un modèle économique à suivre ni le carrefour privilégié des relations entre l’Occident et les autres économies asiatiques. C’est désormais un territoire intégré dans la sphère politique chinoise.

Or la croissance économique de Pékin passe par une ascension impressionnante dans les filières maritimes — de la construction navale sous toutes ses formes aux transporteurs maritimes, en passant par les terminaux, les câbles sous-marins, les grues et les plateformes numériques de gestion logistique

D’une part, cette ascension inquiète de plus en plus les États-Unis dans le cadre de l’alignement bipartisan anti-chinois qui caractérise la politique de Washington dans la guerre des capitalismes politiques. D’autre part, le Parti communiste chinois veut préserver et renforcer ce pouvoir des infrastructures — et il est prêt à mobiliser à cette fin tous les instruments de contrôle du marché et des transactions au nom de la sécurité nationale. 

D’un côté, le Parti a besoin des entrepreneurs et de leurs compétences. De l’autre, comme il l’a confirmé à plusieurs reprises, il ne tolérera jamais que quiconque remette en cause la primauté de sa politique — qu’il continuera d’affirmer.

Laurence Fink : le gestionnaire de l’infrastructure-monde

L’histoire de BlackRock, le « rocher noir » qui gère plus de 10 000 milliards d’actifs, est intimement liée à celle de son fondateur et PDG, Laurence Fink, dit Larry, l’une des personnalités les plus influentes de la finance mondiale depuis des décennies.

Né en 1952, Fink grandit en Californie et commence sa carrière financière dans les années 1970 à New York dans la banque d’investissement First Boston. Après être devenu le plus jeune directeur général de la banque et membre du comité de direction, il subit un revers considérable : sa division enregistre de lourdes pertes en raison de prévisions erronées sur les taux d’intérêt. 

Mais Fink n’est pas vraiment quelqu’un qui jette l’éponge. 

Les dirigeants du groupe Blackstone, Stephen Schwarzman et Pete Peterson, voient en lui le candidat idéal pour diriger un nouveau groupe axé sur les investissements à revenu fixe. 

À la fin des années 1980, ils proposent à Fink et à son équipe une ligne de crédit pour lancer la coentreprise Blackstone Financial Management (BFM). Blackstone détient une participation de 50 % dans la nouvelle activité ; Fink et son équipe, les 50 % restants. Cette « start-up » deviendra BlackRock. Dès la fin des années 1980, elle gère déjà 3 milliards de dollars.

© AP Photo/Matias Delacroix

1994 est une année décisive, marquée par la séparation d’avec BlackStone. Alors que le monde financier est en proie à l’euphorie d’Internet à la fin, Fink et ses collaborateurs décident de rester fidèles au marché obligataire — un secteur moins prestigieux, mais sur lequel ils sont en train de bâtir leur force. Lorsque la bulle éclate au début des années 2000, BlackRock consolide sa position et gère 200 milliards d’actifs. 

Ce n’est que le début.

L’autre étape fondamentale est la crise de 2008. Alors que les banques s’effondrent, BlackRock, avec son obsession pour la gestion des risques et ses modèles informatiques — notamment via l’infrastructure informatique Aladdin, révolutionnaire dans son genre — se positionne comme un acteur incontournable. Les gouvernements et les banques centrales, aux prises avec des bilans remplis d’actifs toxiques, se tournent vers elle pour demander de l’aide. La société de Larry Fink est ainsi chargée d’analyser et de gérer les actifs toxiques pour la Réserve fédérale de New York, le département du Trésor américain et diverses banques centrales européennes. BlackRock joue ainsi plusieurs rôles dans cette comédie et la voix de Fink devient de plus en plus influente dans le monde financier. 

Mais Fink n’aime pas particulièrement être sous les feux de la rampe. Sa légende est liée à la croissance impressionnante des actifs sous gestion — pas aux fêtes et au faste. 

Larry Fink a qualifié les infrastructures de « l’une des opportunités d’investissement à long terme les plus prometteuses, alors qu’une série de changements structurels remodèlent l’économie mondiale ».

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

Au cours de la dernière décennie, BlackRock a acquis un rôle géopolitique de plus en plus important, grâce à ses produits, à sa présence publique et à la géographie de ses investissements. En tant que gestionnaire opérant dans ce monde, l’une de ses principales missions consiste à identifier les tendances à court et à long terme de l’économie mondiale susceptibles d’influencer les investissements de ses clients. Cela inclut l’analyse des risques d’investissement à long terme tels que l’inflation, la politique et la transition énergétique. Dans ses lettres envoyées chaque année aux investisseurs, Fink souligne que BlackRock fournit des perspectives sur les questions susceptibles d’influencer les prix des actifs et aide ses clients à naviguer sur des marchés et dans des secteurs en constante évolution. Les incertitudes géopolitiques sont explicitement mentionnées comme facteurs de risque dans les différents rapports de BlackRock.

Récemment, il a manifesté un intérêt marqué pour les infrastructures. 

Larry Fink les a qualifiées de « l’une des opportunités d’investissement à long terme les plus prometteuses, alors qu’une série de changements structurels remodèlent l’économie mondiale ». Il estime que l’expansion des infrastructures physiques et numériques va continuer à s’accélérer compte tenu des besoins des gouvernements en matière de sécurité et des nouvelles politiques industrielles.

Cette attention stratégique s’est concrétisée par une opération de grande envergure. Le 1er octobre 2024, BlackRock a finalisé l’acquisition de 100 % des parts  de Global Infrastructure Partners (GIP) pour un montant total d’environ 12 milliards de dollars. Cette acquisition est importante car GIP, dirigée par son fondateur, président et PDG Bayo Ogunlesi, est le plus grand gestionnaire indépendant d’infrastructures en termes d’actifs sous gestion au niveau mondial. GIP gère 100 milliards de dollars et dispose d’un portefeuille de plus de 40 entreprises qui génèrent plus de 75 milliards de dollars de revenus annuels. Le succès de GIP est ancré dans son orientation ciblée vers les actifs d’infrastructure dans les secteurs des transports, de l’énergie, du numérique, de l’eau et des déchets.

Parmi ses investissements, on trouve les aéroports de Gatwick, Édimbourg et Sydney — mais aussi Peel Ports et Port of Melbourne.

BlackRock, ce n’est donc plus « seulement » 11 500 milliards d’actifs sous gestion à la fin de 2024. Ce sont aussi des infrastructures.

Le pouvoir de la firme de Larry Fink ne se limite plus à la gestion passive. Il s’étend désormais à des opérations et des actions qui, grâce à l’analyse des tendances, façonnent plus activement les marchés, exerçant ainsi une influence considérable qui renforce à son tour le pouvoir financier des États-Unis.

Gianluigi Aponte : de Sorrente à la flotte verticale, le capitaine discret de la mondialisation maritime

Né à Sorrente en 1940, Gianluigi Aponte a bâti, avec son épouse Rafaela, un empire maritime aujourd’hui considéré comme le premier opérateur mondial du transport par conteneurs.

La Mediterranean Shipping Company S.A. (MSC) a été fondée en 1970.

Depuis lors, l’histoire publique de Gianluigi Aponte est celle de sa création, et vice versa. Diplômé de l’Institut nautique, il commence sa carrière en conduisant des ferries de passagers. C’est à bord d’un de ceux-là — voguant pour Capri, dit la légende — qu’il aurait rencontré sa future épouse. Elle était suisse, et le couple trouve à Genève les premiers fonds pour lancer l’entreprise. C’est aujourd’hui depuis la Suisse qu’elle contrôle près d’un cinquième du trafic conteneurisé mondial, après un développement d’une rapidité sans précédent dans l’histoire des compagnies maritimes.

Fidèle à son cœur de métier — qui a vu MSC croître organiquement depuis son premier navire dans les années 1970 jusqu’à ses quelque 900 porte-conteneurs actuels —, ce n’est que très récemment qu’Aponte a commencé à adopter une stratégie d’intégration verticale de plus en plus affirmée. MSC, ce sont non seulement des navires — y compris des navires à passagers comme des ferries et, depuis le début des années 1990, des navires de croisière — mais aussi des terminaux, des services logistiques à terre, des avions cargo, des biens immobiliers, des trains de marchandises et de passagers, ainsi qu’une tentative de diversification dans le secteur de la santé privée, dans le sillage des énormes bénéfices supplémentaires générés par le transport par conteneurs au cours des dernières années de la pandémie.

La discrétion de Gianluigi Aponte est désormais proverbiale dans le secteur : un navire à la fois, sans jamais s’adresser au marché boursier.

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

Les chiffres du groupe — qui n’est pas coté en bourse — ont « fuité » à l’occasion de l’acquisition de 50 % d’Italo, opérateur ferroviaire à grande vitesse pour passagers en Italie : son EBITDA aurait été de 6,8 milliards en 2020, de 40 milliards en 2021 et de 43,2 milliards en 2022. La devise n’est pas précisée. Mais qu’ils soient exprimés en dollars, en euros ou en francs suisses, ces montants sont atypiques pour un secteur qui a toujours eu de faibles marges.

Le facteur géopolitique renforce ces dynamiques. 

© AP Photo/Matias Delacroix

La crise de Suez provoquée par les attaques des Houthis fin 2023 a donné un nouvel élan au fret maritime, que tout le monde prévoyait en baisse suite à la normalisation progressive post-pandémique. Cet essor s’explique par l’augmentation prévue de la capacité de chargement, les chantiers navals ayant repris leur activité à plein régime et procédé aux réparations et livraisons demandées les années précédentes, et la décongestion des goulets d’étranglement constitués par les terminaux et les entrepôts. L’impossibilité, sur de nombreuses routes, d’éviter le contournement de l’Afrique, pour des raisons de sécurité qui persistent encore aujourd’hui, a immédiatement réduit l’offre disponible et stabilisé les tarifs mondiaux à un niveau plus élevé.

La branche du groupe dédiée aux ports est Terminal Investment Limited (TIL), fondée en 2000 et contrôlée aujourd’hui à 70 %, tandis que 10 % appartiennent au fonds souverain de Singapour et les 20 % restants à Global Infrastructure Partners, entrée en 2013 et qui, donc, fait partie de l’empire BlackRock depuis 2024.

La médiatisation d’Aponte — relativement récente et qui reste modérée — découle des classements patrimoniaux de Forbes et surtout des acquisitions, y compris celles qui ont échoué, comme celle des Chantiers de l’Atlantique par STX France à la fin des années 2010. 

Mais sa manière d’opérer reste la même : la construction lente, pas à pas, d’un empire. Sa discrétion est désormais proverbiale : un navire à la fois, sans jamais s’adresser au marché boursier — ce qui en fait la seule entreprise du secteur — et en affinant un style où cohabitent ambition mondiale et pragmatisme méditerranéen.

Le jour où les tailleurs de Panama se sont mis d’accord

La mesure du marché du commerce maritime se fait en millions de TEU — « twenty-foot equivalent unit », correspondant à un conteneur standard de vingt pieds, ou demi-conteneur de quarante pieds — pris en charge.

En 2023, Hutchison Ports et le groupe MSC se classaient respectivement sixième et septième au classement mondial : en avalant son concurrent, MSC passerait également en tête dans ce secteur, non loin de voir un dixième du volume mondial transiter par ses terminaux.

L’annonce de l’opération a été faite en mars 2025.

D’une valeur totale de 22,8 milliards de dollars, l’accord prévoirait la cession de la totalité des parts d’Hutchison dans 43 ports situés dans 23 pays à un consortium mené par l’Américain BlackRock.

Mais dans 41 d’entre eux, c’est TIL, et donc majoritairement MSC, qui acquerrait directement 80 % de la valeur — soit la quote part qu’y détenait Hutchison.

Seuls deux terminaux, Balboa et Cristobal — situés aux extrémités respectives du canal de Panama — recevraient un traitement différent et seraient gérés conjointement : BlackRock — par l’intermédiaire de sa filiale Global Infrastructure Partners — y prendrait une participation majoritaire de 51 % et TIL les 49 % restants.

Ces deux ports, qui déterminent le contrôle effectif sur les navires empruntant le canal, ont retenu toute l’attention médiatique.

Seuls les acteurs directement concernés ont compris tout de suite l’évidence sous-tendue par ce deal qui ouvrait une nouvelle réalité : l’expansion du groupe MSC toucherait pratiquement toutes les routes et tous les continents, impliquant des ports du Mexique aux Pays-Bas, de l’Égypte à l’Australie et au Pakistan.

À l’heure qu’il est, le deal des « tailleurs de Panama » est encore soumis à des contrôles réglementaires et à l’approbation des autorités chinoises.

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

L’annonce a en effet été immédiatement interprétée comme la concrétisation — sous une forme inattendue et soudaine — du discours d’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche, prononcé quelques jours auparavant. Trump avait annoncé que les États-Unis « reprendraient » le canal à l’influence chinoise. Le bouleversement plus large de l’équilibre du marché dû à cette acquisition globale imposante est resté l’apanage des opérateurs du secteur.

Si l’opération a suscité des réactions favorables aux États-Unis — voire enthousiastes à la Maison Blanche — la Chine a immédiatement exprimé ses inquiétudes, critiquant cette vente comme une décision susceptible de compromettre ses intérêts nationaux et son accès à des routes commerciales vitales.

L’arme de la sécurité nationale est ainsi utilisée de manière symétrique par les États-Unis et la République populaire de Chine, selon la logique du capitalisme politique, dans une dynamique d’interdictions et d’attentes.

Depuis sa création en 2018, l’autorité chinoise de la concurrence a mis en œuvre une politique de plus en plus interventionniste, interrompant par exemple de nombreuses transactions sur le marché des semi-conducteurs. Ses interventions sont toujours justifiées par les intérêts du marché chinois. La stratégie de Pékin dans ce domaine s’inscrit dans la mise en place d’outils toujours plus puissants pour « se défendre » contre les attaques commerciales américaines et disposer de « cartes » à jouer pour riposter et accroître la pression. Cet arsenal a été construit avec soin et précision sur la base de l’expérience acquise avec la première administration Trump. Il est en pleine action dans l’affaire du canal et la cession de CK Hutchison.

À l’heure qu’il est, le deal des « tailleurs de Panama » est encore soumis à des contrôles réglementaires et à l’approbation des autorités chinoises.

Dans le cadre des négociations sino-américaines à Genève, la Chine pourrait avoir obtenu l’inclusion d’un acteur chinois (Cosco) dans le consortium candidat au rachat des parts de Hutchison. Alors que Trump cherche un accord global avec la Chine, Xi pourrait aussi choisir d’utiliser la question des ports de Panama comme levier de négociation.

De son côté, la confirmation du gouvernement panaméen pour la partie relative aux ports de Balboa et Cristobal semble acquise — après les multiples signes d’impatience manifestés ces derniers mois sous la pression explicite de l’administration Trump.

Nous sommes face à une opération qui dépasse la logique purement commerciale.

Alessandro Aresu et Antonio Caffaro

Alors que la situation semble pour l’instant gelée, comment les « tailleurs » entendent-ils tirer leur épingle du jeu ?

Dans un contexte de fragmentation du commerce mondial, MSC et le clan Aponte se positionnent clairement comme un acteur de stabilité. L’acquisition des ports de CK Hutchison s’inscrit ainsi dans une démarche visant à jouer un rôle plus ambitieux, lié à la verticalisation et au contrôle direct de la chaîne de valeur.

Indépendant de toute logique étatique mais capable de dialoguer et d’entendre les arguments des rivaux, il impose dans cette opération la présence d’un modèle désormais rare dans les grands jeux mondiaux de la politique et des affaires : celui du capital privé, européen et familial, à une époque où les infrastructures deviennent de plus en plus stratégiques.

© AP Photo/Matias Delacroix

Le plan de CK Hutchison et Li Ka-shing — dont on connaît aussi la grande perspicacité en matière de stratégies de désinvestissement — est quant à lui plus difficile à déchiffrer. Les rapports de force entre les capitaux privés de Hong Kong et le Parti communiste chinois ont désormais changé, en faveur de ce dernier. Mais en termes politiques, les terminaux portuaires constituent des nœuds ou des points névralgiques par lesquels transitent les flux commerciaux, financiers et, de plus en plus souvent, les intérêts stratégiques nationaux : les céder signifie renoncer à une partie du contrôle sur ces réseaux — mais aussi échapper à l’exposition croissante aux tensions qui y sont liées à travers toutes sortes de pressions directes ou indirectes, des droits de douane à la révision unilatérale des concessions sous la pression politique. Diversifier, c’est se protéger, mais c’est aussi perdre de l’influence.

L’importance accordée à cette opération par l’administration américaine et l’implication de deux acquéreurs de l’envergure de TIL — la branche infrastructurelle du premier armateur mondial — et BlackRock, qui passe, comme nous l’avons vu, de gestionnaire passif à architecte d’infrastructures à l’échelle mondiale, confirment que nous sommes face à une opération qui dépasse la logique purement commerciale.

L’objectif est ailleurs : redéfinir la géographie de la puissance sur les océans.