Une habitante de Volgograd

Je voulais vous remercier, au nom de tout Stalingrad, oui, désormais Stalingrad, d’avoir renommé notre ville… 

La foule

Pas la ville, l’aéroport, seulement l’aéroport  !

Vladimir Poutine

Parce que vous pensez qu’il faudrait aussi renommer la ville  ? 

Une habitante de Volgograd

Oui  ! Parce que, quand même, c’est lié à une histoire très profonde. Et au nom de toute la population… Nous en serions très heureux, merci beaucoup  ! 

Vladimir Poutine

Dans de nombreux pays européens, personne n’a renommé les places, les avenues… Malgré nos relations complexes avec ces pays, il existe encore aujourd’hui de nombreuses rues et places qui portent ce nom, Stalingrad. Mais renommer la ville… c’est aux habitants de décider. Nous allons y réfléchir ». 

*

Ce dialogue s’est tenu le 30 avril 2025 à l’occasion d’une visite officielle du président de la Fédération de Russie dans la ville de Volgograd, fondée sous le nom de Tsaritsyne en 1589, renommée Stalingrad en 1925, puis Volgograd en 1961 dans le contexte de la déstalinisation. 

De Volgograd à Stalingrad

La veille, Vladimir Poutine avait accédé à la demande des vétérans de la ville visant à renommer l’aéroport local en « aéroport de Stalingrad » par décret présidentiel. La raison avancée consistait à commémorer la victoire soviétique dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. La presse russe s’est immédiatement emparée des quelques mots du président russe qui laissaient entendre que le débat sur l’opportunité de renommer, non plus seulement l’aéroport, mais la ville tout entière, était légitime. 

Dans les faits, la question peut être réglée simplement  : puisque Vladimir Poutine a affirmé qu’il conviendrait de recueillir l’opinion de la population à ce propos, il suffirait de lui adresser un sondage du VTsIOM (Centre panrusse d’étude de l’opinion publique) de 2023, d’après lequel seuls 26 % des habitants interrogés soutenaient l’idée de ce changement de nom, tandis que 67 % s’y opposaient, tantôt parce qu’ils refusaient de « vivre dans le passé », tantôt parce qu’ils avaient une image négative de Staline, ou encore parce qu’ils ne voyaient, tout simplement, aucun sens dans cette proposition.

Ce sondage démontre que le matraquage idéologique des politiciens locaux n’atteint pas nécessairement les populations.

Depuis 2013, la douma locale de Volgograd a pris la décision inattendue d’autoriser les manifestations politiques et mémorielles à appeler la ville « Stalingrad » certains jours de l’année, dont le 22 juin, où commença l’invasion allemande de 1941, le 9 mai, date de la victoire sur l’Allemagne nazie, ou encore le 2 février, qui marque la fin de la bataille de Stalingrad en 1943. 

Si, à Volgograd, la majorité des habitants ne semble pas souhaiter un changement de nom, la situation pourrait être amenée à évoluer au cours des années à venir, sous l’effet d’une revalorisation de la figure de celui qui dirigea l’URSS de la fin des années 1920 à sa mort en 1953.

Déstalinisation et restalinisation 

Les parallèles entre la Russie de Poutine et celle de Staline sont monnaie courante depuis cette longue dizaine d’années de durcissement de la politique répressive, militariste et impérialiste russe.

Sur les réseaux sociaux, certains soutiens du régime actuel se font un plaisir de souligner que Staline a propulsé l’URSS au deuxième ou premier rang mondial dans la plupart des secteurs stratégiques, en se réjouissant de voir Vladimir Poutine s’efforcer d’imiter ce prodige. Par ailleurs, ses opposants soulignent à quel point la politique paranoïaque et policière de Poutine se rapproche des grandes heures du stalinisme. Staline est bien le seul dirigeant russe du siècle dernier à surpasser Poutine en termes de répression. Selon les données réunies par Ekaterina Reznikova et Alekseï Korostelev pour le projet Proekt Media, la Russie a vu 5 613 condamnations judiciaires pour motifs explicitement politiques — « discrédit de l’armée », « diffusion de fausses informations » ou « justification du terrorisme » — entre 2018 à 2024, soit davantage que le nombre de condamnations enregistrées sur une période de six ans dans toute l’histoire de l’URSS après 1956.

Si imiter ou offrir des comparaisons est une chose, célébrer en est une autre. La réhabilitation de Staline à laquelle on assiste dans la Russie d’aujourd’hui était tout sauf une trajectoire idéologique linéaire pour le pays.

Celui qui était présenté il y a trente ans encore comme un dictateur sanguinaire et paranoïaque apparaît dans une série de discours officiels comme un dirigeant voué à la cause russe, au projet de restauration et de maintien de la grandeur du pays.

Guillaume Lancereau

Dans la décennie qui a suivi l’effondrement de l’URSS, l’attitude la plus légitime politiquement consistait plutôt en une rupture radicale avec le système totalitaire stalinien, signalant que la Russie comptait désormais parmi les nations libérales.

Les premières années du règne de Vladimir Poutine n’avaient pas fondamentalement remis en cause cette orientation, malgré certains éléments symboliques, comme le rétablissement de l’hymne soviétique, avec des paroles modernisées. Au cours de ces deux décennies, comme l’a récemment exposé un article de Daniil Traubenberg pour la revue Posle 1, la nostalgie stalinienne restait confinée dans des franges spécifiques de la population  : les perdants des privatisations et les patriotes blessés d’entendre les élites libérales jeter l’opprobre sur l’ensemble de la période soviétique. Politiquement, la revendication explicite de l’héritage stalinien était largement le monopole de groupuscules « rouges-bruns », qui mêlaient un discours nationaliste, aussi hostile à l’Occident qu’à la libéralisation économique du pays, à des éléments volontiers religieux et monarchistes — pensons par exemple à Aleksandr Prokhanov, dont on peut lire certaines envolées à tendance fasciste qui permettent de présenter le personnage.

La seule vraie force politique qui pourrait avoir joué un rôle actif dans l’entretien d’une mémoire historique favorable à Staline est donc le KPRF, le Parti communiste de la Fédération de Russie. Passé de l’état de force d’opposition anti-libérale dans les années 1990-2000 à un parti complètement inféodé au programme politique de Vladimir Poutine, le KPRF n’a eu de cesse de mobiliser l’image de Staline dans ses manifestations nationales, régionales et locales, tout en soutenant l’idée d’une continuité historique entre la Russie de ces années et l’intégralité de son passé soviétique.

Les sympathies politiques d’une partie — vieillissante, voire désormais décédée — de la population russe à l’égard du KPRF n’ont sans doute pas été pour rien dans la normalisation du stalinisme mémoriel qui allait connaître un second souffle après 2014 sous l’impulsion, cette fois, de Vladimir Poutine.

Une réhabilitation monumentale 

De fait, depuis plusieurs années, celui qui était présenté il y a trente ans encore comme un dictateur sanguinaire et paranoïaque apparaît dans une série de discours officiels comme un dirigeant, certes excessif, mais entièrement voué à la cause russe, au projet de restauration et de maintien de la grandeur du pays. 

D’où une multiplication des monuments à son effigie, notamment depuis la grande campagne lancée par le KPRF sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie, à l’occasion du 70e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie.

Pour ne parler que des cinq dernières années, des monuments à Staline ont ainsi fait leur apparition  : 

  • En 2020 dans les régions de Kirov, de Tcheliabinsk, en Yakoutie et au Bachkortostan  ;
  • En 2021 au Daghestan, dans les régions de Voronej, Tver et Kalouga  ;
  • En 2022 en Ossétie du Nord et au Tatarstan  ; 
  • En 2023, à Sotchi, à Orlov, en Ossétie du Nord, dans l’Altaï, dans la région de Moscou, mais aussi à proximité du musée de la bataille de Stalingrad à Volgograd ainsi qu’à Velikié Louki, lieu d’une célèbre bataille de la Seconde Guerre mondiale  ; 
  • En 2024, en Tchouvachie, dans le kraï de Krasnoïarsk, ou encore à Vologda, sur le site de la maison où Staline avait passé une période d’exil en 1911-1912  ; 
  • En 2025 en Bouriatie, dans le Bachkortostan, en Tchouvachie, dans la région de Moscou, et enfin dans la région de Zaporijjia, en Ukraine occupée (un monument a également été inauguré dans l’oblast de Donetsk en 2021).

Dans la plupart des cas cités, les sections locales du KPRF ont été à l’initiative de ces monuments et des commémorations associées, sous prétexte de célébrer la victoire russe dans la Seconde Guerre mondiale et, surtout, l’unité de l’histoire russe, dont aucun élément ne saurait être nié ou passé sous silence. Comme l’affirmait le gouverneur de la région de Vologda, Gueorgui Filimonov, lors d’une inauguration en décembre dernier  :

« Nous percevons l’histoire dans toute sa variété, sa complexité changeante, dans toute sa grandeur, sa gloire et sa tragédie, sans rejeter aucune période du passé. L’histoire est une chaîne unique et indivisible de maillons liés entre eux par le processus historique. Aucun d’entre eux ne peut en être retiré. Nous sommes fiers de l’ensemble de cette histoire, parce qu’elle est notre pilier, notre mémoire, notre force.

On ne saurait sous-estimer le rôle de Iossif Vissarionovitch Staline dans notre histoire. Il en est l’un des plus grands acteurs. Bien sûr, cette histoire a eu ses aspects tragiques, mais aussi ses succès, la Grande Victoire, des réalisations fondamentales dans la sphère scientifique et technique — je pense aux progrès des sciences, des techniques, des technologies de l’époque — mais aussi dans les domaines politico-militaire, culturel et économique. Je pense à la création d’un puissant potentiel industriel, d’un fondement sur lequel repose encore largement notre pays aujourd’hui. Je pense à la création d’un système collectif de sécurité en Europe, que l’Angleterre et la France se sont efforcées de saboter. 

C’est pourquoi je suis sincèrement convaincu que Staline est l’une des plus grandes, l’une des plus grandioses figures historiques de notre pays, dont la mémoire doit être conservée, honorée et transmise aux générations futures. » 

Du côté des autorités, le discours du gouverneur de Vologda fait directement écho à une série de décisions politiques et culturelles allant dans le même sens.

Le dernier fait en date, et à ce jour le plus débattu, est sans doute l’inauguration, le 15 mai dernier, à la station Taganskaya du métro de Moscou, d’un bas-relief grandeur nature représentant Staline sur la place Rouge, entouré de citoyens soviétiques admiratifs et reconnaissants.

Cette réinstallation d’un monument stalinien retiré du métro au milieu des années 1960 a suscité un torrent de réactions critiques ainsi que des mobilisations de protestation. Ainsi, des citoyens ont pris l’initiative de coller sur le monument des citations — datant de 2009 et 2012 — de Vladimir Poutine et de Dimitri Medvedev critiquant les crimes de passe et le culte de la personnalité — ironiquement, Poutine y affirmait lui-même  : « Tous les aspects positifs ont été obtenus à un prix inacceptable. Il est inacceptable d’obtenir des résultats par la répression. »

Rendre le « Guide » omniprésent 

Le programme idéologique de réhabilitation du stalinisme va cependant bien au-delà de ces initiatives mémorielles qui ancrent dans la pierre ou le métal les traits du dictateur pour les offrir quotidiennement à la vue des populations  : on pourrait plutôt parler d’une offensive culturelle s’insinuant dans tous les domaines.

Le 22 avril dernier, le gouverneur de la région de Perm a organisé un semi-marathon dont les participants portaient des portraits de Staline avec la légende  : « généralissime ». En décembre 2024, un concours de dessins de Staline a été organisé par le KPRF auprès de dizaines d’élèves des écoles d’Irkoutsk. Ce 26 mai encore, la chaîne de télévision Pervyj Kanal faisait prononcer à une intelligence artificielle le texte du toast de Staline « Pour le peuple russe », datant du 24 mai 1945. Les séries télévisées elles-mêmes ne sont pas exclues de ce projet mémoriel, puisque l’on a récemment accusé la série Roslyj de mettre complaisamment en scène un Staline sensible aux véritables intérêts de sa patrie, contrastant ainsi avec l’étroitesse d’esprit de l’establishment militaire et politique soviétique.

En décembre 2024, un concours de dessins de Staline a été organisé par le KPRF auprès de dizaines d’élèves des écoles d’Irkoutsk.

Guillaume Lancereau

Il ne s’agit pas ici d’initiatives isolées ou d’un revirement spontané de l’air du temps.

Les institutions culturelles et politiques les plus puissantes font preuve d’une activité remarquable, à commencer par celles qui définissent la tonalité des manuels scolaires obligatoires dans la Russie d’aujourd’hui. Sous cette impulsion, les livres scolaires ont connu un véritable tournant au cours de la décennie passée. Pour réhabiliter l’œuvre de Staline, ceux-ci ne se contentent pas de légitimer la signature du pacte germano-soviétique  : ils s’appliquent surtout à minorer et justifier les répressions.

Là où, en 2012, un manuel des éditions Prosveščenie leur consacrait quatre pages, soulignant que les répressions staliniennes, sans fondement juridique, avaient frappé indistinctement tous les groupes sociaux, pour un total de 18 millions de citoyens soviétiques envoyés en camp de travail ou en colonie pénitentiaire, la version « réactualisée » de 2019 s’en tenait à une page et demi, d’où le mot « Goulag » est absent, et qui laissent entendre que les déportations et fusillades avaient été ciblées, visant avant tout l’intelligentsia petite-bourgeoise et les personnes convaincues de manifestation antisoviétique. Lors des examens de fin d’études secondaires, des élèves ont été invités à soupeser « les avantages et les inconvénients » de la répression stalinienne, en mettant en balance des millions de morts et de déportés d’un côté, et l’industrialisation et la sécurisation du pays de l’autre.

Le caractère stratégique de cette relecture de l’époque stalinienne est confirmé par la publication, en mai 2025, d’un recueil d’articles rédigés par les membres du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie à l’occasion du 80e anniversaire de la victoire de 1945.

Composé de 36 textes, un par membre du comité, ce recueil de 500 pages multiplie les citations de Staline, ses portraits, les références à sa politique, depuis la victoire militaire jusqu’au renoncement à l’internationalisme léniniste au profit du patriotisme étatique et de la lutte contre le « cosmopolitisme ». Si l’idée de faire de Poutine un Staline d’aujourd’hui n’était pas assez claire, les auteurs concluent explicitement que la Russie a toujours su se trouver, dans les tourments qu’elle traversait, un homme fort, dont la résolution et la vision permettaient de réaliser la destinée nationale  : « En cas de nécessité, en situation de crise, la Fédération de Russie peut compter sur l’expérience de sa direction, lorsque tout le pouvoir est centralisé et réside entièrement entre les mains du commandant suprême ».

Lors des examens de fin d’études secondaires, des élèves ont été invités à soupeser « les avantages et les inconvénients » de la répression stalinienne, en mettant en balance des millions de morts et de déportés d’un côté, et l’industrialisation et la sécurisation du pays de l’autre.

Guillaume Lancereau

Comment comprendre, en termes politiques, ce retour en force ?

Staline est directement responsable, en tant que décideur en dernier ressort de la politique soviétique, de la mort et de la déportation de dizaines de millions de personnes — du Goulag aux grandes purges des années 1930 (avec 800 000 condamnés à mort pour la seule période allant de l’été 1937 à l’automne 1938), en passant par les six millions de morts causés par la famine au Kazakhstan et en Ukraine entre 1931 et 1933, ainsi que le déplacement forcé ou l’assignation à résidence de millions de représentants de minorités ethniques. 

En lieu et place d’un raisonnement en termes de bien et de mal, dans lequel Staline ferait naturellement figure d’incarnation du mal, il faut se demander, dans chacune des configurations de cette nature, à quel titre la personnalité concernée se trouve glorifiée — puisque toute glorification suppose la fixation d’un ou plusieurs caractères du célébré.

De fait, en Russie comme ailleurs, on ne glorifie jamais un individu dans sa totalité  : on opère des coupes.

Le discours d’Emmanuel Macron à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon extrayait de la vie de l’empereur une série d’éléments, de la volonté politique au génie militaire, en en laissant d’autres dans l’ombre — par exemple, on célèbre rarement Napoléon comme le « sauveur de la République » pour avoir réprimé l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV contre la Convention nationale.

Or dans la Russie d’aujourd’hui, Staline n’est pas commémoré comme une incarnation du génie politique, que même ses biographes sont unanimes à vanter — de fait, Staline a su exploiter habilement chacun des déchirements du Parti, mobiliser tous les instruments de la terreur révolutionnaire, attendre patiemment le moment le plus opportun pour éliminer chacun de ses adversaires, diviser et faire espérer, émouvoir et effrayer.

Si on était prêt à ériger des statues au calcul politique le plus froid, au sens tactique le plus meurtrier, à l’intelligence profonde du pouvoir moderne et de ses potentialités assassines, on serait fondé à élever des monuments à Staline.

Mais ce n’est pas à ce titre que le Guide est célébré de Volgograd à Irkoutsk. Les autorités russes ne célèbrent pas non plus en Staline le politicien adroit ou le théoricien, auteur des Principes du léninisme ou de l’opuscule Le marxisme et les problèmes de linguistique — ce qui serait un exercice difficile. 

Ce que le Kremlin veut retenir de son existence et promouvoir comme une valeur supérieure est le sens de la grandeur nationale et la détermination à maintenir la position de la Russie dans le monde, quel qu’en soit le coût. 

En somme, il célèbre sa politique de puissance et son jusqu’au-boutisme nationaliste.

Sources
  1. Daniil Traubenberg, « Stalinism in Kremlin Ideology », Posle, 5 mars 2025.