Le tabou du changement de régime est désormais levé au Moyen-Orient. Comment l’expliquez-vous ?

Le plus utile pour répondre à cette question est de partir d’une distinction entre les trois âges du changement de régime.

La première période suit la Seconde Guerre mondiale et consiste à transformer en profondeur l’Allemagne nazie et le Japon impérial pour faire de ces ennemis des alliés et des relais de l’empire américain. Une telle opération a impliqué des ressources considérables, une présence de longue durée et la volonté de transformer radicalement la bureaucratie et le droit d’un État. Dans un premier temps, le pays passe sous tutelle  : à titre anecdotique, on sait qu’Henry Kissinger revient en Allemagne pour participer à une administration militaire. 

Le deuxième âge du changement de régime est, sous des formes différentes, lié aux mouvements néoconservateurs. Il a pour point d’orgue les guerres d’Irak et d’Afghanistan. 

Cette période est marquée par une contradiction fondamentale : d’un côté, la volonté de changer un régime par la force ; de l’autre côté, le refus ou l’impossibilité de mettre en place ce qui a fait le succès des opérations antérieures, c’est-à-dire une bureaucratie d’occupation. 

Les États-Unis font alors un pari sur la capacité des sociétés à produire leur propre système institutionnel après la chute d’un régime oppressif (les Taliban ou le régime baath). Dans le cas de l’Afghanistan, le désintérêt initial de l’administration Bush explique des erreurs qui ne seront jamais corrigées, notamment l’installation d’élites afghanes corrompues à l’extrême. Les échecs sont aussi prévisibles que retentissants en raison de l’incapacité des opérateurs internationaux à coordonner leurs programmes, à la violence des opérations militaires, à l’absence de système politique représentatif. Les pays occidentaux au Mali, notamment la France, ont tenté une opération du même type avec les mêmes résultats. Malgré l’énormité des sommes mobilisées, ce que j’ai appelé un « gouvernement transnational » aboutit au chaos. 

En quoi consisterait le troisième âge ?

Le troisième âge du regime change consiste à rechercher le chaos de façon proactive.

Il ne s’agit pas de créer une société démocratique après le renversement d’un régime autoritaire, mais de détruire les structures mêmes de l’État. Le pays qui a poussé le plus loin cette logique est Israël, dont les opérations ne visent pas exactement à provoquer des changements de régime, mais à affaiblir les sociétés des pays de la région au point qu’elles ne présentent plus de risque pour Israël (nucléaire en Iran, chimique en Syrie). Dans ce cas, cette pratique du regime change s’explique une perception particulière de son environnement. Si les États-Unis en 1945 considéraient qu’il était possible de transformer de vieux ennemis en nouveaux partenaires, Israël a en revanche la conviction que les États de la région lui sont ontologiquement opposés : la seule solution est donc une hégémonie militaire sans fin.

Vous expliquez dans vos travaux sur l’Afghanistan que les échecs de la construction de l’État (state building) sont aussi le résultat des particularités de l’action publique américaine — notamment la perméabilité des intérêts privés et publics. Aujourd’hui, l’État américain que Donald Trump détricote est-il en capacité d’améliorer le fonctionnement d’autres États, comme l’Iran ? 

Premièrement, en Irak et en Afghanistan, les opérations de state-building menées par les États-Unis conduisaient en réalité à transformer de l’argent public en profits privés — pour les grandes entreprises américaines notamment. Les États-Unis des néoconservateurs avaient la capacité et la volonté de mobiliser des ressources pour transformer le monde, ce qui n’est pas le cas des équipes actuelles. Aujourd’hui, il serait impensable dans le contexte budgétaire américain d’investir des centaines de milliards dans une opération de contre-insurrection ou de state building.

Le troisième âge du regime change consiste à rechercher le chaos de façon proactive.

Gilles Dorronsoro

Deuxièmement, l’administration américaine détruit de manière systématique tous les outils qui permettaient de projeter sa puissance : la solidité de ses alliances militaires, des médias comme Voice of America, USAID, l’accueil d’étudiants internationaux, etc. Les États-Unis de Donald Trump n’ont pas de projet pour le futur de l’Iran ou d’ailleurs de tout autre pays de la région (le Liban par exemple).

Aujourd’hui, personne dans la sphère décisionnelle autour de Donald Trump ne soutient une transformation politique du Moyen-Orient. Trump souhaite mettre fin aux conflits rapidement par des accords, quitte à installer une situation dangereuse à terme — le même court-termisme caractérise de même sa politique en Ukraine.

Faut-il interpréter les frappes israéliennes uniquement à la lueur de la crainte du développement d’un programme d’armement iranien dangereux pour Israël ? 

L’argument central d’Israël est qu’il y avait urgence à intervenir, ce qui ne correspond pas aux analyses des services américains pour qui le leadership iranien n’avait pas décidé la construction d’une bombe mais jouait de l’ambiguïté pour obtenir un avantage stratégique. 

Netanyahou demande des frappes contre l’Iran depuis vingt ans : l’urgence était donc toute relative.

L’opération menée par Israël, puis par les États-Unis, s’inscrit dans une pratique déjà ancienne — la doctrine Begin pour Israël. Mais, au-delà de la prouesse militaire, les objectifs des deux pays sont probablement différents. D’une part, Israël avait pour but une déstabilisation plus générale du régime, voire des émeutes ou une guerre civile. D’autre part, la décision de Trump d’imposer un cessez-le-feu très rapidement et d’ouvrir des négociations reflète sa volonté d’éviter de s’engager dans une guerre longue — qui serait largement rejetée par son électorat.

Par ailleurs, l’efficacité de l’intervention militaire est douteuse.

C’est en effet un point de débat aujourd’hui.

On sait que les bombardements contre le programme nucléaire de Saddam Hussein ont retardé l’avancée du programme de quelques années, mais n’auraient pas empêché l’Irak d’obtenir la bombe probablement au milieu des années 1990.

Il en va de même pour le programme iranien, qui a été à plusieurs reprises compromis par les assassinats de scientifiques et par les virus informatiques comme Stuxnet. Il n’est en effet pas possible d’oublier le savoir acquis et la technologie pour fabriquer une bombe nucléaire a 80 ans, les compétences existent et circulent jusqu’à un certain point à l’international.

Iriez-vous jusqu’à dire que les frappes sur l’Iran ont eu un effet contre-productif ?

Le régime iranien est très affaibli mais il ne s’effondrera probablement pas. D’un point de vue stratégique, il n’a plus qu’une seule option pour garantir sa souveraineté  : la dissuasion nucléaire.

Vous pensez que cette « guerre des douze jours » a relevé le risque de prolifération dans la région ?

L’exemple nord-coréen montre sans ambiguïté tout le profit qu’on peut tirer du statut de puissance nucléaire. Il est en particulier peu probable que des inspecteurs de lAgence internationale de l’énergie atomique puissent revenir en Iran vérifier la nature des activités nucléaires du régime. Rétrospectivement, on peut penser que l’accord de 2015 était la moins mauvaise solution possible pour contrôler le programme nucléaire.

Plus généralement, la déconstruction de l’ordre international va encourager certains États à acquérir l’arme nucléaire ou se positionner au seuil d’acquisition. En effet, le Traité de non-prolifération n’avait de sens que si l’ordre international garantissait la stabilité des frontières — c’est « l’erreur », par exemple, de l’Ukraine d’avoir renoncé à ses armes nucléaires contre un traité international garantissant son intégrité territoriale. En dehors même de l’Iran, la Turquie ou l’Arabie saoudite pourraient à terme être des candidats et, en raison de l’imprévisibilité du leadership américain, le Japon ou la Corée du Sud ont plusieurs fois indiqué que la question n’est plus aujourd’hui taboue. 

Le régime iranien n’a plus qu’une seule option stratégique pour garantir sa souveraineté aujourd’hui : la dissuasion nucléaire.

Gilles Dorronsoro

Concrètement, comment la fragilisation des structures étatiques a-t-elle été mise en œuvre par Israël en Syrie ? 

L’État syrien est extrêmement affaibli depuis plusieurs années. Il n’avait survécu en 2013 qu’à la suite de l’intervention du Hezbollah, puis en raison du refus des États-Unis d’intervenir à la suite de l’utilisation des armes chimiques.

Les frappes israéliennes post-7 octobre visaient essentiellement le Hezbollah, mais ont conduit de façon imprévue à la chute du régime en décembre 24. L’autorisation de la Turquie de lancer une opération limitée sur Alep à la demande d’Al-Sharaa a révélé la faiblesse de l’État syrien, qui était devenu un réseau criminel principalement occupé à faire le commerce d’une drogue de synthèse : le captagon.

Depuis la chute du régime d’Assad, la politique israélienne s’est concentrée sur trois dimensions : destruction de l’appareil militaire syrien (les bases militaires, les avions), conquête d’une partie supplémentaire du territoire syrien, soutien apporté à différentes minorités, druzes, alaouites pour favoriser une cantonisation, et donc un affaiblissement radical, de l’État central. 

Et en Irak ?

Le cas de l’Irak est assez différent.

Les États-Unis ont commis une série de fautes politiques, notamment la marginalisation brutale des sunnites, la dissolution de l’armée et l’ethnicisation ou la confessionnalisation du système politique. L’Iran en a été le principal bénéficiaire du nouveau système et, par le biais de milices chiites, a un rôle dominant dans le jeu politique, empêchant la reconstruction de l’État central irakien.

Diriez-vous que nous assistons à une « retranslatio imperii », à un retour des logiques impériales que l’on constate, aux États-Unis, en Turquie, en Russie, en Chine ? 

Depuis 1945, la stabilité des territoires politiques est la norme. La décolonisation a entraîné la création de nouvelles frontières mais pas de modification majeure de celles qui existaient. En effet, les tentatives de redessiner les territoires par la force ont jusque-là été sanctionnées par la puissance dominante : les États-Unis. Ainsi, les conquêtes territoriales de l’Argentine, de l’Irak ont entraîné la chute de ces régimes et la Russie, même si la réaction américaine à l’annexion de la Crimée a été incroyablement faible, paye aujourd’hui très cher son projet impérial.

Comment interprétez-vous les déclarations explicitement impérialistes de Trump ? 

Je reste sceptique devant un projet d’expansionnisme territorial des États-Unis et l’incroyable chaos de l’administration américaine interdit de parler d’un plan cohérent. 

Trump menace d’annexer le Groenland, alors que les États-Unis disposent d’accords qui leur permettraient d’y construire librement des bases. De même, l’annexion du Canada n’a aucun sens stratégique. Nous ne sommes donc pas face à un grand projet impérial, comme ont pu être ceux du Royaume-Uni, qui est le modèle en la matière, de la France ou des Pays bas. 

En somme, les discours de Trump ne vont pas directement produire un nouvel ordre international, mais le rejet des normes jusque-là admises a déjà des effets. 

En quel sens ?

L’absence de condamnation, voire les encouragements, à violer le droit humanitaire légitiment les pratiques les plus extrêmes. Que le président des États-Unis dise qu’il est favorable à la déportation de deux millions de Gazaouis représente une rupture majeure — le nettoyage ethnique est un crime en droit international — et explique que le gouvernement Netanyahou en ait fait sa politique officielle. 

La déstabilisation actuelle de l’ordre international peut donc conduire, comme on le voit déjà à Gaza, à une violence plus grande contre les civils, à l’éviction des ONG et des organisations de l’ONU, au ciblage des journalistes.

La guerre civile est une guerre qui ne se termine jamais véritablement.

Gilles Dorronsoro

Pourtant, ce nouveau discours de la puissance dominante n’a pas conduit jusqu’à présent à une remise en cause des frontières internationales du côté de la Chine, de l’Union ou des pays africains. Il s’agit en fait le plus souvent de créer une zone d’influence dans un pays voisin. Le Rwanda par exemple, en soutenant le M23 en RDC, n’a pas pour objectif une conquête territoriale.

Pour revenir au Moyen-Orient, y a-t-il une singularité iranienne par rapport aux cas irakien et syrien ? Et Israël la prend-t-elle en compte ?

Dans la période contemporaine, la rupture révolutionnaire en 1979 a profondément réorganisé la société. On est passé d’une domination des persanophones (opposés aux minorités ethniques azérie, kurde ou baloutche) à une hiérarchie religieuse : les chiites deviennent le groupe dominant même s’ils appartiennent, comme l’ayatollah Khameini, à la minorité azérie. 

La différence entre la Syrie et l’Iran est le fait que la République islamique a une base sociale, limitée, mais réelle. 

Un certain nombre d’individus tirent des bénéfices du régime actuel et ceux qui ont participé à la répression peuvent à raison craindre des représailles en cas de changement de régime. 

L’immense majorité des religieux iraniens a ainsi intérêt ainsi à ce que la République islamique demeure. De même, que faire des grandes fondations religieuses, des Gardiens de la Révolution, de leur famille ? D’une certaine manière, la situation iranienne n’est pas si éloignée de celle de la Turquie d’Erdogan : c’est un régime autoritaire et impopulaire, mais qui a su construire une base sociale — en l’occurrence à travers les milieux religieux et les milieux d’affaires.

Par ailleurs, l’État iranien a une longue histoire et reste relativement fonctionnel, capable en tous cas de réprimer avec assez d’efficacité les mouvements sociaux qui demandent depuis des années une libéralisation du régime. La seule chose qu’on pourrait imaginer serait des manifestations de masse en Iran, ce qui, par définition, ne peut pas être prévu, ni organisé de l’extérieur.

Pensez-vous qu’Israël pourrait soutenir des minorités en Iran pour favoriser les divisions de la société, comme vous le mentionniez précédemment à propos des Druzes et des Kurdes de Syrie ? 

Aucune opposition n’est aujourd’hui structurée et crédible. Le parti kurde d’Iran n’est pas une force militaire et ne peut donc pas à ce stade être perçu comme une potentielle force insurrectionnelle. Le PKK  (y compris sa branche iranienne) est pour sa part en pleine dissolution. 

Vous venez de publier Le pire des maux. Sociologie des guerres civiles (2025), pourquoi ce titre, et quels sont les risques aujourd’hui d’extension du nombre de guerres civiles ? 

Le titre est extrait d’une pensée de Pascal qui reprend un lieu commun de la pensée classique. Cette formule met le doigt sur une dimension clef des guerres civiles  : leur effet délétère à long terme sur les sociétés. 

La guerre civile, en somme, est une guerre qui ne se termine jamais véritablement. 

Alors que les guerres interétatiques peuvent servir à construire une identité nationale — la Première guerre mondiale par exemple pour la France — les guerres civiles tendent à créer des fractures mémorielles, même si elles peuvent amorcer une centralisation étatique comme les guerres de religion l’ont montré. 

Ainsi, la Civil War américaine est une clef de lecture essentielle du fonctionnement politique aux États-Unis jusqu’à aujourd’hui, par exemple la recomposition politique des grands partis avec le passage du Sud, démocrate jusqu’aux années 1960, au parti républicain. Le cas français est également intéressant : la Vendée n’existe comme entité politique que par la révolution française. Le débat sur un « génocide vendéen » qui émerge au moment du bicentenaire de la Révolution s’inscrit alors dans le développement d’une pensée ultra-conservatrice qui devient progressivement dominante.

Si la clef, au troisième âge du regime change, n’est pas la conquête territoriale mais la fragilité et la solidité des sociétés, l’Union n’a-t-elle pas un rôle à jouer en tant qu’institution capable de renforcer les États qui la rejoignent ? 

L’Union européenne, malgré sa bureaucratie et son amour des procédures juridiques, a été un instrument de transformations des sociétés tout à fait révolutionnaire.

Les « conquêtes » européennes se font ainsi avec « l’arme de construction massive » qu’est l’acquis communautaire en installant un système de normes contraignantes pour les nouveaux entrants.

Aucun autre ensemble politique n’a été capable de transformer autant en profondeur des sociétés dans un mouvement d’intégration pacifique de type fédéral. En ce sens, il y a à la fois renforcement de l’État de droit et abandon d’une partie de la souveraineté au profit de Bruxelles. Malgré ses nombreuses déficiences, ce projet inédit a su gagner la confiance d’une forte majorité des citoyens européens en raison de la perception d’une hostilité croissante des États-Unis et d’une menace militaire russe

L’Union reste enfin une barrière encore efficace contre les mouvements autoritaires qui prospèrent, par exemple en Hongrie. 

Cela durera-t-il ?

L’Union est entrée depuis quelques années dans un tournant « réaliste » — ou plutôt cynique — dans ses rapports avec sa périphérie, en raison notamment de sa difficulté à gérer les crises migratoires. Elle n’a en particulier pas poursuivi un effort suffisant et cohérent de transformation de son environnement régional. 

La Tunisie aurait pu devenir l’exemple d’un printemps arabe réussi. Il était facile de développer des programmes européens d’envergure en raison de la taille réduite de la population et d’une réelle proximité culturelle pour en faire un modèle de rapprochement entre le Maghreb et l’Union européenne. Le choix a pourtant été fait d’externaliser le contrôle des migrations, et de proposer une gestion des frontières à distance — sans ambition et sans beaucoup de résultats pour l’instant.