Les États-Unis sont entrés en guerre aux côtés d’Israël : quelles sont les options stratégiques de l’Iran désormais ?

Il y a au moins deux scénarios possibles.

L’Iran, exsangue et le dos au mur, décide de limiter les dégâts et cherche dans la négociation une voie de secours. Mais cela signifierait une capitulation en rase campagne, désastreuse pour son image. 

Deuxième scénario : il choisit de riposter en attaquant les forces américaines dans la région ou en bloquant le détroit d’Ormuz — ou les deux, ce qui entraînerait d’inévitables représailles américaines. 

Nous serons rapidement fixés.

Après l’intervention américaine, êtes-vous plus ou moins optimiste quant au scénario d’une sortie par la négociation — sous contrainte — de l’Iran ?

Je suis incapable de répondre à cette question. 

C’est probablement l’option préférée des Américains. 

À l’évidence, ce n’est pas celle du gouvernement israélien.

Comme je l’ai dit, cela dépend en premier lieu de la réaction iranienne : à en juger par la volée de missiles que nous avons subie dimanche, dans la foulée des bombardements américains, l’humeur à Téhéran n’est pas à l’apaisement…

Dans la guerre contre l’Iran déclenchée le 13 juin, quelle est la longue stratégie d’Israël ?

Le premier objectif de cette opération — celui qui a été proclamé et dont je pense qu’il est réel — est de priver l’Iran de ses capacités nucléaires. 

Netanyahou a saisi le moment qui lui paraissait propice pour porter ce grand coup à l’Iran. C’est un plan qu’il mûrit depuis plus d’une décennie : lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2009, il était déjà évident que l’Iran était son obsession. Il voyait en Téhéran une menace existentielle dont il fallait absolument débarrasser Israël.

Au début des années 2010, il avait investi énormément d’argent en préparation d’une frappe militaire. Alors qu’il était soutenu par Ehud Barak, son ministre de la Défense de l’époque, ce sont ses chefs militaires et des services qui avaient alors opposé leur veto — l’empêchant de lancer l’opération. 

Il y eut ensuite le choix américain de la diplomatie. Un accord a été signé en 2015, lequel, selon les chefs militaires israéliens, n’était pas idéal — mais ce qu’on pouvait faire de mieux à ce moment-là. 

Netanyahou n’était pas de cet avis. Il fit tout ce qu’il put pour faire échouer l’accord en profitant de l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche pour lui mettre un coup fatal. En effet, en 2018, l’Amérique à dénoncé le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), ce qui a permis aux Iraniens de s’en affranchir et, au mépris de leurs engagements, de se rapprocher rapidement du seuil nucléaire. 

Du grand « cercle de feu » théorisé par les Iraniens, il ne reste plus guère que les Houthis et les milices irakiennes.

Élie Barnavi

Nous avons aujourd’hui la confirmation par l’Agence internationale de l’Énergie atomique que l’Iran disposait de 400 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 %. De là à l’enrichissement à 90 % nécessaire à la fabrication d’engins nucléaires, il n’y a qu’un pas.

Netanyahou a estimé qu’on ne pouvait plus temporiser. 

Comment comprenez-vous la temporalité de la séquence que nous traversons ?

L’opération Am KeLavi s’inscrit dans la tentative plus large d’affaiblir voire de liquider ce qu’on appelle l’« axe de la Résistance ». 

Le Hezbollah a été mis à genoux — or le Hezbollah avait été créé précisément pour servir de bouclier au nucléaire iranien, et il n’est aujourd’hui plus en mesure de remplir ce rôle. Dans la foulée a eu lieu l’effondrement du régime syrien, le pont terrestre entre l’Iran et le Liban. Enfin, des coups terribles ont été portés au Hamas. En fin de compte, du grand « cercle de feu » théorisé par les Iraniens, il ne reste plus guère que les Houthis et les milices irakiennes.

D’autre part, l’Iran lui-même a été fortement déstabilisé.

Les coups qu’Israël lui a portés en avril et en octobre 2024, notamment en démolissant ses défenses aériennes, l’ont laissé vulnérable face à l’aviation israélienne. 

Dans l’ensemble, aussi bien les dynamiques en Iran que dans la région constituaient donc un terreau favorable pour que soit porté le grand coup israélien du vendredi 13 juin. C’est ce que Netanyahou a fait, dans l’espoir de se débarrasser de la menace nucléaire iranienne.

Mais ce n’est pas tout…

Quelles autres raisons pourraient expliquer ce choix ?

On parle beaucoup de la menace nucléaire, mais le programme balistique iranien était aussi grave, voire, à mon sens, plus urgent.

Nous savons que le régime, privé de ses défenses internes et, surtout, externes, s’est lancé dans un programme massif de fabrication de missiles qui devait aboutir à un arsenal de vingt milles engins en l’espace de deux à trois ans. On estime qu’il disposait de deux milles missiles balistiques et de croisière avant le déclenchement de l’opération en cours. Avec dix fois autant, la défense israélienne, déjà fortement éprouvée, eût été totalement saturée.

L’élimination de l’appareil nucléaire iranien et la chute du régime sont plus liés qu’on ne le pense généralement.

Élie Barnavi

Or le début de l’opération a été brillamment exécuté. Depuis la nuit du jeudi à vendredi dernier, Israël s’est non seulement assuré la maîtrise absolue du ciel iranien, mais a aussi disposé de commandos opérant au sol qui ont réussi à décapiter la direction militaire iranienne. En gros, Israël a fait en Iran à peu près ce qu’il voulait. 

Il restait à s’occuper de l’installation de Fordo. C’est désormais fait.

Au-delà de la destruction du programme nucléaire iranien, comment interprétez-vous le fait que Netanyahou cherche aussi explicitement à remplacer le régime iranien ?

L’élimination de l’appareil nucléaire iranien et la chute du régime sont plus liés qu’on ne le pense généralement.

Si le régime se survit, rien n’assure qu’il ne reprendra pas son programme nucléaire, qui est devenu, avec l’extension de la révolution chiite, son projet phare. Il y a un énorme savoir accumulé, qui pourra toujours être remobilisé. Cela prendrait du temps, serait compliqué, mais ce serait toujours possible.

Voilà pourquoi seule l’élimination du régime pourrait débarrasser ce pays, et la région, de ses aspirations nucléaires.

Il y avait donc une logique dans le fait de viser la « tête du serpent ».

La logique du gouvernement israélien consiste à dire : nous avons tout essayé pour mettre fin à la menace nucléaire iranienne — les accords, la force militaire — mais en fin de compte, il n’est pas possible d’y arriver sans mettre fin au régime lui-même.

Estimez-vous qu’une telle opération de changement de régime en Iran soit possible ? 

Oui. Le régime est profondément impopulaire  ; c’est un régime terroriste qui ne repose plus que sur la force brute. L’immense majorité des Iraniens aimerait s’en débarrasser, mais nul ne sait comment s’y prendre.

Le gouvernement israélien non plus. 

Il n’a aucune vision, aucun plan pour l’Iran pour le jour d’après. Or comme nous le savons, les changements de régime imposés de l’extérieur n’ont pas donné de bons résultats dans notre région, c’est le moins qu’on puisse dire. 

Comment réagiraient les soutiens du régime si Israël éliminait le Guide suprême ?

Je ne vois pas les forces armées du régime, notamment les gardiens de la Révolution et les nervis du Basij, accepter passivement l’assassinat du Guide. Ils se défendraient face à une opposition disparate et, surtout, désarmée.

Des forces d’opposition s’organisent, surtout à l’étranger mais aussi à l’intérieur. De l’état de ces forces, de leur organisation, de leur coordination, nous n’avons cependant qu’une très vague idée. 

Le renversement du régime risque de s’avérer une bombe à fragmentation.

Élie Barnavi

Dans ce cas, pourquoi Israël aurait-il intérêt à faire tomber ce régime ?

C’est l’unique question vraiment importante : est-ce qu’Israël a intérêt à faire tomber le régime iranien ou est-ce qu’il a plutôt intérêt à l’affaiblir, à lui imposer via les Américains un accord sur le nucléaire — et à faire en sorte qu’il puisse maintenir un semblant d’ordre ?

C’est une question très complexe, dans la mesure où le régime pourrait se retourner contre ses propres citoyens dans une situation semblable à celle de l’Afghanistan. 

Là où il n’y a pas de bonne solution, il faudra choisir la moins mauvaise.

Qui serait, selon vous ?

Un accord américano-iranien.

En effet, le renversement du régime risque de s’avérer une bombe à fragmentation. On ne sait pas comment ce grand pays pourrait se réveiller après la chute de ses dirigeants.

Ce que vous dites, c’est que Netanyahou ne peut par définition pas faire avec le régime iranien ce qu’il a réussi avec le Hezbollah.

Absolument. Le Hezbollah a été une milice puissante, ou une quasi-armée, mais il agissait à l’intérieur d’un État constitué. Certes le Liban était un État failli, mais c’était un État failli reconnu internationalement, dont la plupart des citoyens et des forces politiques souhaitaient qu’il recouvre sa souveraineté. Les Libanais n’aiment pas le reconnaître, mais Israël leur a rendu un fier service en le débarrassant de la tutelle du Hezbollah. En Iran, le régime des ayatollahs est l’État.

Maintenant, le Liban, pourvu d’un nouveau président, d’un nouveau gouvernement et soutenu par la communauté internationale peut s’en sortir, à condition qu’on le laisse faire. 

Ce que ne fait pas vraiment le gouvernement israélien.

Tout à fait : c’est un problème et, sur ce point-là, la communauté internationale devrait peser davantage. 

Bien sûr, il y a encore des éléments du Hezbollah qui essaient de se refaire une santé, mais ce n’est pas une raison pour laisser Israël violer quotidiennement la souveraineté libanaise — c’est tout à fait contre-productif.

Diriez-vous qu’il en est de même pour la nouvelle Syrie ?

En effet. Notez que le nouveau pouvoir syrien n’a pas trouvé de mots pour condamner la campagne israélienne en Iran.

C’est extraordinaire : c’est pratiquement le seul gouvernement de la région qui ne l’a pas fait. L’ancien chef djihadiste qu’est Ahmed al-Sharaa ne demande pas mieux que de calmer le jeu, et affirme vouloir coexister avec Israël. Mais là encore, on ne le laisse pas faire. 

Au Liban et en Syrie, il y aurait donc des marges de manœuvre politique et diplomatique — à condition qu’Israël le veuille ou que la communauté internationale l’y contraigne. Je vois moins bien ces marges de manœuvre en Iran si le régime s’écroule. L’Iran, ce n’est pas le Liban ou la Syrie : le contre-coup d’une décomposition de ce régime pourrait être énorme. Bien sûr, j’adorerais voir ce régime affreux balayé et se retrouver dans les poubelles de l’histoire.

Mais je crains le chaos et le bain de sang. 

Si Netanyahou réussit ce coup en Iran, tout ne sera pas effacé — mais cela pourrait contribuer à le relancer politiquement.

Élie Barnavi

Ne pensez-vous pas que, comme Poutine, Netanyahou a besoin d’une guerre infinie ?

C’est en effet un gouvernement qui ne fera de la diplomatie que lorsqu’il y sera contraint.

Ce qui se passe à Gaza en est exemple — tragique et insensé. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus de guerre à proprement parler, mais un assaut unilatéral, qui ne s’explique que par des considérations politiques pour Netanyahou et idéologiques pour la droite messianique de sa coalition.

La situation est différente en Iran. Dans le bouquet des motifs qui ont poussé Netanyahu à agir en Iran, il serait faux de ne voir que des considérations politiciennes. Il y a aussi la conviction d’être dans le bon sens de l’histoire, de sauver Israël d’un sort funeste. C’est une obsession trop ancienne pour y voir uniquement un souci politicien. 

Comme l’opération se passe pour l’instant très bien, que les États-Unis ont désormais apporté leur soutien, et que Netanyahou a à sa disposition un outil militaire absolument impressionnant, il s’en sert aussi pour améliorer son image. S’il réussit son coup, tout ne sera pas effacé — mais cela pourrait contribuer à le relancer.

Pensez-vous que Netanyahou devrait être poursuivi ?

En Israël, c’est déjà le cas. Le procès a traîné en longueur mais il ne s’arrêtera pas, à moins que Netanyahou ne prenne la décision d’arrêter les frais, de signer un accord de plaider-coupable et de nous débarrasser de sa présence.

Sur le plan international, je pense effectivement que cet homme mérite d’être jugé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il n’est certes pas le seul coupable, mais il est le principal coupable. L’un des calicots les plus courants arboré au cours des manifestations quasi-quotidiennes organisées contre lui dès avant le 7-Octobre le disait très bien  : « Tu es la tête, tu es coupable ».

Comment est-ce que les Européens pourraient essayer de favoriser des solutions diplomatiques en capitalisant sur ces victoires militaires israéliennes qu’ils ne condamnent pas ?

Ils ne les condamnent pas pour la bonne raison que l’Iran est un problème pour tout le monde. Dans le secret de leur cœur, je suis persuadé que les Européens, mais aussi les Arabes sunnites, sont ravis de ce qui se passe, et d’ailleurs ils le disent — discrètement — à leurs interlocuteurs israéliens. S’ils redoutent les conséquences inattendues de ces attaques, ils comprennent ce qu’Israël fait en Iran et ils s’en félicitent. Ils ne peuvent pas explicitement soutenir Israël et l’inciter à poursuivre mais, d’une certaine manière, ils sont allés aussi loin qu’ils pouvaient aller — on pense à la déclaration initiale de Friedrich Merz, bien sûr, mais aussi à celles d’Emmanuel Macron et de Keir Starmer. Il y a donc une sorte d’appui — non enthousiaste mais évident — de la part des principales puissances européennes. C’est indéniable.

Netanyahou mérite d’être jugé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Élie Barnavi

Que pourraient-ils faire d’autre ?

Presque rien. L’Europe ne peut pas grand-chose au Proche-Orient — c’est un constat qui se vérifie depuis des décennies.

Les Européens n’ont pas agi comme ils auraient pu le faire : cela fait longtemps que l’Europe aurait eu un coup à jouer ; elle n’a pas su le faire à la fois par manque d’unité, mais aussi par timidité face à Israël pour des raisons historiques. 

Les Européens ont souvent tendance à oublier qu’être ami d’Israël ne veut pas forcément dire être les amis du gouvernement d’Israël, quel qu’il soit — et encore moins d’un gouvernement aussi absurde et scélérat que celui que nous avons en ce moment.

L’Europe s’est mise elle-même hors-jeu dans cette séquence ?

Elle a été utile au moment de la négociation de l’accord de 2015, en particulier la France, sans qui l’accord aurait été encore plus mauvais que ce qu’il était — notamment la position défendue par Laurent Fabius lors des négociations à Genève. 

Mais l’Europe agit toujours une fois que quelque chose est déjà enclenché, et à condition que le président des États-Unis la laisse faire. 

Ce n’est évidemment pas le cas aujourd’hui.

D’ailleurs, depuis les frappes américaines, les chancelleries européennes se sont globalement alignées sur Washington.

Comment Moscou pourrait-il redéployer son jeu après l’attaque américaine ?

Je ne vois pas vraiment comment les Russes pourraient agir dans la région. Ils ont pris des coups, notamment en Syrie, et ils ne peuvent pas aider les Iraniens au-delà de déclarations d’amitié qui ne leur coûtent rien. Ils sont donc plutôt dans un rôle de spectateurs. Ils ont offert une médiation — ce qui est assez cocasse — mais, bien qu’il ait posé à l’occasion en grand ami de Poutine, je n’imagine pas Netanyahou accepter une médiation de ce genre. À juste titre d’ailleurs.

Les Chinois sont aussi très embarrassés. En fait, aucun de ces acteurs ne veut se mettre Trump à dos.

En fin de compte, les Iraniens sont très seuls. 

Ironiquement, les pays qui sont les plus impliqués sont les pays sunnites du Golfe. Ils n’agissent pas par amour pour les Iraniens, mais par peur de ce que cela pourrait causer chez eux. Ce sont eux qui sont les plus demandeurs d’un arrêt de la guerre et d’un retour à la table des négociations. 

Mais eux non plus ne peuvent pas grand-chose.

Depuis les frappes américaines, les chancelleries européennes se sont globalement alignées sur Washington.

Élie Barnavi

Pourquoi ?

Ils sont sur une ligne de crête. Pour les pays sunnites, l’opération israélienne est pain bénit tant qu’elle reste limitée et ne déstabilise pas l’ensemble de la région. D’ailleurs, les Jordaniens ont aidé Israël en détruisant des drones iraniens qui arrivaient de l’Est. 

Bref, un Iran assagi, battu, humilié, mais debout et négociant avec les Américains est ce qu’ils peuvent espérer de mieux.