L’ayatollah prépare-t-il son martyre ? Le dernier discours d’Ali Khamenei face à Trump et Israël

Le guide suprême iranien a prononcé aujourd'hui un discours largement repris par la presse internationale.

Mais l’a-t-on vraiment compris ?

Acculé, caché dans un lieu secret, le plus haut responsable politique et religieux iranien n’est-il pas en réalité en train de préparer son martyre ?

Nous le traduisons depuis le persan et le commentons ligne à ligne.

Auteur
Le Grand Continent
Trad.
Pierre Ramond
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© Bureau du Guide Suprême

Le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a prononcé un discours retransmis à la télévision iranienne à 17:28, heure de Téhéran, ce mercredi 18 juin.

Le Guide suprême y oppose un refus catégorique à l’appel de Donald Trump à une « capitulation sans conditions » de l’Iran et se dit convaincu que « le peuple iranien se tient fermement face à une guerre imposée, tout comme il se tiendra fermement face à une paix imposée ; et cette nation ne se soumettra à personne face à toute forme d’imposition. »

Ce discours a été prononcé dans un lieu non identifié — selon des sources iraniennes cités par plusieurs médias, l’ayatollah est censé se trouver depuis vendredi avec son fils Mojtaba dans le bunker sécurisé de Lavizan, au nord de Téhéran —, devant un anonyme rideau crème, encadré par le drapeau de la République islamique et le portrait de l’ayatollah Khomeyni.

Il s’agit d’une réponse attendue aux menaces prononcées par le président des États-Unis à l’encontre de l’ayatollah. Donald Trump avait écrit hier sur Truth Social que Khamenei « est une cible facile » mais « ne sera pas éliminé pour le moment ». 

Après avoir tué les principaux commandants militaires du pays, Israël semble avoir détruit la majorité des systèmes de défense aérienne iraniens en disposant désormais d’un contrôle de l’espace aérien iranien — rendu encore plus asymétrique par le soutien de plus en plus explicite des États-Unis à l’opération Am Kalavi.

Trump a renchéri dans la journée d’hier en affirmant que les systèmes de surveillance et les équipements anti-aériens iraniens, bien que nombreux, « ne font pas le poids face à la technologie américaine », sous-entendant une possible campagne de frappes préventives contre les installations nucléaires ou les centres de commandement.

Alors que Donald Trump capitalise sur une posture d’autorité maximale, utilisant un langage de soumission totale hérité des doctrines de guerre psychologique — à cause de profondes perturbations d’internet en Iran, les sites officiels qui relaient d’habitudes les discours de l’ayatollah ne sont pas réellement disponibles et la télévision iranienne retransmet désormais des appels au soulèvement contre le régime 1 —, Khamenei a décidé de mettre en avant un discours de résistance inscrit dans une lecture théologique et téléologique de l’histoire du peuple iranien.

« Demander à la nation iranienne de se rendre n’est pas avisé. Des personnes intelligentes qui connaissent l’Iran, la nation iranienne et son histoire ne prononceraient jamais de telles paroles. La nation iranienne ne peut se rendre. Nous n’avons jamais été soumis à quiconque, et nous n’accepterons jamais aucune forme de soumission. Nous ne nous soumettons aux volontés de personne. Telle est la logique et l’esprit de la nation iranienne. »

L’ayatollah va, en effet, jusqu’à citer un verset de la troisième sourate du Coran pour déjouer le rapport de force actuel et encourager le peuple des croyants à une nouvelle résistance : « Ne vous laissez pas battre, ne vous affligez pas alors que vous êtes les supérieurs, si vous êtes de vrais croyants ».

« Je demande à notre chère nation de toujours garder ce noble verset à l’esprit. La vie suit son cours, Dieu merci. Ne lui donnez pas l’occasion [à l’ennemi] de croire que vous avez peur de lui, que vous vous sentez faible. »

C’est ainsi qu’il faut lire ce discours qui garde un ton fier et menaçant.

Dans un profond déni de réalité, l’ayatollah cherche à réactiver l’une des sources profondes de la propagande du régime iranien : la martyrologie chiite.

Ce système symbolique et théologico-politique structuré autour de la mémoire sacrificielle de l’imam Hossein, tué à Karbala en 680 est fondé sur l’idée que la vérité se révèle dans la défaite et la souffrance — elle fait du martyre non seulement un acte de foi mais aussi un acte politique. Comme l’ont montré Ali Shariati et Farhad Khosrokhavar 2, loin de se réduire à une fatalité religieuse, cette martyrologie est le résultat d’une construction historique et doctrinale, qui passe notamment par la transformation du martyr en modèle accessible et imitable. À partir des années 1960-1970, des penseurs comme Ali Shariati reconfigurent la figure de Hossein, laïcisant son sacrifice et en faisant le prototype du révolutionnaire. Dès lors, le martyre devient un levier de mobilisation et de légitimation politique, qui articule souffrance individuelle, dénonciation de l’injustice, et projection d’un ordre politique alternatif. Il produit une vision du temps eschatologique, où le passé sacré fonde un avenir de justice.

Dans le cadre de la République islamique, cette martyrologie est institutionnalisée par le pouvoir, qui l’utilise comme matrice idéologique et outil de gouvernance. Le régime s’approprie le sacrifice des martyrs, en particulier ceux de la guerre Iran-Irak, pour forger une identité nationale fondée sur la douleur héroïque et la fidélité au Guide.

Ce culte des martyrs permet de construire un lien charnel entre l’individu et la nation, tout en encadrant le désir de reconnaissance et de dignité des jeunes générations. Le martyre devient ainsi un mode de compensation symbolique face à l’absence de souveraineté réelle ou à l’échec des promesses révolutionnaires. À travers les rituels d’Achoura, les expositions de photographies de martyrs, ou encore les discours du Guide suprême, le régime convertit l’individu frustré ou marginalisé en héros posthume d’une histoire collective sacralisée. Il transforme une impuissance politique en ressource de légitimation.

Le propos s’énonce ainsi dans un futur testamentaire qui fait appel aux « intellectuels et aux écrivains, en particulier à ceux qui ont une influence sur l’opinion publique mondiale » dans l’espoir qu’ils « exprimeront ces concepts, les expliqueront, les clarifieront et ne permettront pas à l’ennemi de déformer la vérité par sa propre propagande mensongère. »

Le dernier cri de ralliement du Guide exprime la martyrologie d’un futur messianique. Le régime s’effondre et l’ayatollah pourrait mourir mais il rappelle aux fidèles, en citant un verset d’une autre sourate : « la victoire ne peut venir que de Dieu, le Puissant, le Sage ; et Dieu Tout-Puissant accordera à la nation iranienne la victoire, la vérité et la justice, si Dieu le veut. »

Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,

Je salue la grande et belle nation iranienne. Je voudrais tout d’abord saluer le comportement de notre chère nation face à la situation que les ennemis ont récemment infligée au pays. La nation iranienne a fait preuve de constance et de courage. Elle s’est montrée à la hauteur du moment. 

Cette mobilisation que le peuple iranien a montré au monde le jour de la fête Aïd al-Ghadir était grande et belle. Les rassemblements, les marches populaires ces derniers jours, la présence à la prière du vendredi et ses marches après la prière témoignent de la puissance de la nation iranienne, de la force de sa rationalité et de sa spiritualité, ainsi que du courage de notre chère nation face au temps. Je remercie Dieu d’avoir, par la grâce d’Allah, placé cette nation croyante à ce niveau de capacités et de possibilités spirituelles et matérielles.

Je tiens à souligner ici le geste magnifique de la présentatrice, en réponse à l’attaque ennemie : elle a prononcé le takbir, exposant ainsi la puissance de la nation au monde entier. Ce fut un événement historique, un événement précieux.

Les premiers mots du discours du Guide s’apparentent à un déni presque total de la réalité, décrivant les événements des derniers jours comme une démonstration de la force de la nation iranienne, faisant complètement abstraction de la défaite militaire quasi totale qu’a essuyée le pays en quelques jours. 

Il insiste ainsi sur les célébrations de la fête d’Aïd al-Ghadir, une des principales fêtes chiites, qui a eu lieu entre samedi 14 et dimanche 15 juin. La fête commémore le Sermon de l’Adieu que Mahomet fit lors de son dernier pèlerinage, lors duquel il reconnaît Ali comme son potentiel successeur : « qui me reconnaît comme son seigneur (mawlā) reconnaît aussi Ali comme son seigneur ». Il s’agit d’un sermon fondamental pour le chiisme puisqu’elle est le point de départ de la revendication d’Ali comme successeur légitime de Mahomet, contre les sunnites qui considèrent que le successeur de Mahomet est son compagnon Abou Bakr, premier calife de l’islam. 

Ensuite il insiste sur le bombardement en direct de la télévision iranienne, au cours duquel « la présentatrice » — qui n’est nommée qu’en note de bas de page dans le discours du Guide — Madame Sahar Emami, alors même que son studio tremblait, a prononcé le « takbir » c’est-à-dire les mots « Allah akbar ». Ses quelques très rares démonstration de piété lui permettent de ne pas évoquer la réalité de la situation iranienne : la déroute militaire, la désorganisation de l’économie et la fuite massive des population hors des centre villes urbains. 

Deuxièmement, cet incident – ​​l’invasion stupide et malveillante de notre pays par le régime sioniste – s’est produit alors que des responsables gouvernementaux négociaient indirectement avec la partie américaine. Aucun élément iranien ne laissait présager une action militaire ou une action brutale. Bien sûr, on soupçonnait dès le départ l’implication des États-Unis dans cette action malveillante du régime sioniste ; mais ces récentes déclarations renforcent ce soupçon. 

Il est rare de trouver dans les discours du Guide une présentation positive des négociations avec les Américains. Se mélangent ici les éléments de langage hostiles à l’égard d’Israël et des Etats-Unis, présents dans tous ces discours, mais également la revendication d’une volonté de négocier de la part des Iraniens. Le Guide insiste bien entendu sur la dimension « indirecte » des négociations, comme pour préserver l’honneur des négociateurs qui ne se sont pas compromis à négocier directement avec les États-Unis qui semblent sur le point d’attaquer l’Iran. 

La nation iranienne s’oppose fermement à la guerre imposée – comme elle l’a toujours fait – et à la paix imposée. 

L’expression « guerre imposée » est une référence directe à la guerre Iran-Irak, qui est communément appelée ainsi en Iran. Les musées, souvenirs et lieux de mémoire associée à la guerre insistent toujours sur le fait que l’Irak de Saddam Hussein a envahi l’Iran et non l’inverse. Le régime iranien tente depuis la semaine dernière de ressusciter le souvenir de la guerre Iran-Irak, au cours de laquelle s’est formée l’intégralité de l’élite politico-militaire de la République islamique, comme le montre le profil des Gardiens de la révolution tués dans les frappes israéliennes

Il ajoute s’opposer à la « paix imposée », suggérant que toute négociation qui commencerait dans le contexte actuel serait forcément illégitime. 

Elle ne se soumettra à personne face à ces politiques imposées. J’espère que les intellectuels et les écrivains, en particulier ceux qui ont une influence sur l’opinion publique mondiale, exprimeront ces concepts, les expliqueront, les clarifieront et ne permettront pas à l’ennemi de déformer la vérité par sa propre propagande mensongère. 

Le Guide semble déjà se positionner dans un avenir auquel il n’appartiendra plus pour demander à ce que les historiens qui se pencheront sur la période actuelle défendent aussi le point de vue de la République islamique. Cette partie du discours suggère en creux qu’il reconnaît la défaite militaire et stratégique mais se place désormais du côté du jugement de l’histoire, en espérant être jugé moins sévèrement que Benjamin Netanyahou. 

L’ennemi sioniste a commis une grave erreur, un crime grave, et doit être puni, et il est puni ; il est puni en ce moment même. Le châtiment que la nation iranienne et nos forces armées ont infligé, et continuent de lui infliger, à cet ennemi maléfique, un châtiment sévère qui l’a affaibli. Le simple fait que ses amis américains interviennent et s’expriment est un signe de faiblesse et d’impuissance.

L’humiliation subie par l’armée iranienne est renforcée considérablement par le fait qu’Israël a mené l’opération seul. Dans la rhétorique du régime iranien, Israël n’est que le « Petit Satan » dont les actions ne se comprennent qu’à la lueur du « Grand Satan » que sont les États-Unis. 

Enfin, le président des États-Unis a récemment ouvert la bouche pour nous menacer ; il menace et, par une déclaration ridicule et inacceptable, demande explicitement à la nation iranienne de se rendre ! Observer de telles choses est véritablement stupéfiant. D’abord, ils menacent quelqu’un qui ne craint pas les menaces. La nation iranienne a montré qu’elle n’avait pas peur des menaces. 

Ne vous laissez pas battre, ne vous affligez pas alors que vous êtes les supérieurs, si vous êtes de vrais croyants.

Le Guide parle ici en arabe pour citer un verset, issu de la Sourate Al-Imran, troisième sourate du Coran et le verset 139. 

La nation iranienne y croit. Les menaces n’affectent ni le comportement ni les pensées de la nation iranienne. 

Deuxièmement, demander à la nation iranienne de se rendre n’est pas avisé. Des personnes intelligentes qui connaissent l’Iran, la nation iranienne et son histoire ne prononceraient jamais un tel mot. La nation iranienne ne peut se rendre. Nous n’avons été soumis à personne, et nous n’accepterons aucune forme de soumission. Nous ne soumettons aux volontés personne. Telle est la logique et l’esprit de la nation iranienne.

Bien sûr, ceux qui connaissent la politique de cette région, savent que l’intervention américaine dans cette affaire leur est entièrement préjudiciable. Leurs souffrances seront bien plus lourdes que celles que l’Iran pourrait subir. Les dommages que subirait l’Amérique si elle intervenait militairement dans ce domaine seraient sans aucun doute irréparables.

Je demande à notre chère nation de toujours garder ce noble verset à l’esprit. La vie suit son cours, Dieu merci. Ne laissez pas l’ennemi croire que vous avez peur de lui, que vous vous sentez faible. S’il sent que vous avez peur de lui, il ne vous lâchera pas. Poursuivez avec force le même comportement que vous avez adopté jusqu’à présent. Ceux qui sont responsables des services, ceux qui interagissent avec la population, ceux qui sont chargés de la défense de nos valeurs, doivent accomplir leur travail avec force et continuer à s’appuyer sur Dieu Tout-Puissant. 

Ce paragraphe est presque un discours d’adieux. Il demande à la population iranienne de continuer à mener les tâches essentielles à la survie de la nation, à poursuivre sur la voie qu’ils ont tracée, et à s’en remettre à Dieu. Il ne s’agit pas d’un discours volontaire d’un dirigeant prêt à mener une guerre longue, mais plutôt du crépuscule d’un ayatollah qui ne parvient pas à cacher son absence de stratégie face à l’effondrement de son système. 

La victoire ne peut venir que de Dieu, le Puissant, le Sage ;

Ali Khamenei cite à nouveau un verset coranique, issu de la même sourate Al-Imran, cette fois-ci le verset 126. 

Et Dieu Tout-Puissant accordera à la nation iranienne la victoire, la vérité et la justice, si Dieu le veut.

Que la paix, la miséricorde et les bénédictions de Dieu soient sur vous.

Sources
  1. Voir sur X.
  2. Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, « Champs Essais », 2003.
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