Comment l’Europe devrait-elle réagir au « Liberation Day » ?
L’Union a, au fond, trois options : ne pas riposter et essayer de négocier une baisse de certains droits de douane ; adopter une approche ciblée et appliquer des droits de douane uniquement à une gamme limitée de produits, comme cela a été fait dans le cas de l’acier et de l’aluminium ; enfin, appliquer une stratégie horizontale de représailles, y compris pour les services — mais de manière intelligente, avec des exceptions pour les produits que nous devons continuer à importer des États-Unis et de manière progressive.
La pire des réponses est celle qui se situe à mi-chemin : elle serait facilement déjouée par Trump qui répliquerait par une menace de droits de douane de 200 %, comme dans le cas du bourbon du Kentucky. Une telle réponse serait rationnelle si nous étions dans une partie à une seule manche — mais ce n’est pas le cas. Par conséquent, la seule véritable option est une réponse ferme et proportionnée, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.
Si elle fait preuve d’unité et de détermination, l’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis, qui viennent d’effacer en moins de deux mois l’héritage économique positif du président Biden, ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
L’Union devrait être prête à se servir de l’instrument anti-coercition.
Marco Buti
Le président Trump a qualifié l’Union de « triste à voir, tellement pathétique ». La Commission devrait-elle utiliser son « bazooka », son instrument anti-coercition, contre les États-Unis ?
Ce petit jeu tarifaire est non seulement critique sur le plan économique, mais aussi — et pour l’Union, c’est encore plus important — pour des raisons politiques et institutionnelles. Fondamentalement, l’équipe Trump-Vance méprise l’Union non pas pour ses actions, mais pour ce qu’elle est.
Il serait dramatiquement erroné de valider la perception d’une Union faible et divisée.
L’instrument de lutte contre la coercition nous permet d’élargir la réponse à d’autres domaines que les droits de douane.
Il a été conçu pour être utilisé contre la Chine : il est tragique qu’il soit utilisé contre les États-Unis. Mais l’Union devrait être prête à recourir à cette option.
Si des doutes subsistaient quant à la fermeté de la réponse, la Chine, en appliquant un droit de douane de 34 %, a ouvert la voie.
Les États-Unis peuvent-ils gagner la guerre commerciale qu’ils ont déclarée au reste du monde ? Ou l’administration Trump sous-estime-t-elle les risques que cela impliquerait pour les États-Unis ?
Les États-Unis ne gagneront pas cette guerre, mais cela ne signifie pas pour autant que ce sera facile pour nous.
Leur mépris de l’Union est profondément ancré dans leur façon de penser.
Nous ne sortirons pas de cette situation en faisant preuve de gentillesse ou en les charmant. Nous devons montrer que l’Europe est capable de tenir tête en tirant parti de notre puissance économique, notamment en ce qui concerne le commerce.
Il est important que nous soyons fiers de ce que nous sommes et que nous nous comportions en conséquence : à mes yeux, aucun État membre ne peut influencer l’administration. Les bâtisseurs de ponts sont importants lorsqu’ils parlent au nom de l’Union, et pas uniquement au nom de leur pays.
La présidente de la Commission devra être forte car elle fera face à la pression politique de plusieurs États membres pour diluer notre réponse aux droits de douane de Trump. La pire chose que nous puissions faire serait de montrer aux Américains nos divisions : c’est précisément dans cette plaie-là que Trump remuerait le couteau.
Cela ne signifie pas qu’il faille couper tous les canaux de communication avec l’administration. Mais lorsqu’il s’agit de négocier, les États membres ne devraient pas saper les actions de la Commission.
L’Union a d’excellentes cartes à jouer et les États-Unis — qui viennent d’effacer l’héritage économique positif du président Biden en moins de deux mois — ne sont pas aussi forts qu’ils veulent nous le faire croire.
Marco Buti
Mario Draghi a imploré les décideurs politiques européens de « faire quelque chose » de toute urgence face à un contexte géopolitique complexe sous Trump et Poutine. Comment l’Europe doit-elle articuler sa réponse ?
Il faut pouvoir concilier l’agenda politique interne de l’Union avec son agenda externe.
Il est devenu évident que le parapluie américain n’est plus là — et ne le sera pas à l’avenir.
Si on lit les messages du fameux groupe Signal, qui ont été rendus publics récemment, l’animosité de l’administration américaine à l’égard de l’Union est frappante. L’administration Trump n’est pas seulement transactionnelle en matière d’argent : elle l’est aussi sur les valeurs.
Nous devons donc nous ressaisir. En matière de défense, d’abord. Mais nous devons aussi réduire la vulnérabilité de l’économie européenne et de notre modèle de croissance. Trop souvent, nous avons compté sur la demande extérieure. Or c’est là le comportement typique d’un petit pays, pas d’une grande Union.
Un petit pays est généralement très ouvert, dépend de facteurs externes et s’attend à ce que les autres le tirent vers le haut en période de difficulté.
Mais nous ne sommes pas un petit pays.
L’Europe est une puissance économique, nous ne pouvons pas nous comporter ainsi. Notre tâche consiste maintenant à réorienter notre modèle européen. Nous devons mettre l’accent sur le développement des biens publics européens et, pour ce faire, nous devrons restructurer le budget de l’Union.
Enfin, l’Europe devra reconstruire le multilatéralisme de bas en haut. Nous ne pouvons pas compter sur les institutions de Bretton Woods — telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC — car elles ont été affaiblies par les États-Unis depuis des années — avant que Trump ne leur assène le coup fatal. Au cours de la dernière décennie, le libre-échange a été érodé, de Trump I à Biden et maintenant Trump II, qui est plus brutal mais aussi une forme de continuum.
Ce sont des changements structurels.
Nous ne sommes pas un petit pays. L’Europe est une puissance économique.
Marco Buti
Entre-temps, Berlin a brisé ses lignes rouges historiques en matière de règles budgétaires et de dépenses. Comment la nouvelle approche de l’Allemagne contribue-t-elle à la réponse européenne que vous décrivez ?
L’annonce par l’Allemagne de la mobilisation de près de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure est un changement véritablement tectonique.
Il s’agit d’un tournant historique.
La question qui reste en suspens est de savoir si ce changement conduira l’Allemagne à se concentrer uniquement sur ses compétences nationales ou à s’inscrire dans un mouvement européen plus large. Friedrich Merz a dépensé un capital politique énorme pour franchir ces lignes rouges avant même que le prochain parlement ne se prononce sur l’urgence du moment. Dans l’intérêt de l’Europe, nous devons être conscients de l’ampleur de ces changements car nous parlons d’un nouveau chancelier qui franchit des lignes rouges profondément ancrées — et qui pourraient ne pas être populaires auprès d’une partie de son électorat.
C’est louable et cela suggère un changement de vitesse en Allemagne. Le chancelier Scholz, avec ses 100 milliards d’euros supplémentaires pour les dépenses de défense, avait centré son engagement sur une dimension purement nationale — sans en faire un élément constitutif de l’Europe. Le nouveau gouvernement, on l’espère, inscrira ses ambitions dans une nouvelle stratégie européenne.
Mario Draghi a récemment suggéré que l’Allemagne ne devrait pas agir seule. Berlin dispose des moyens et de la marge de manœuvre budgétaire nécessaires pour se réarmer, contrairement à d’autres États membres. L’Europe à deux vitesses vous préoccupe-t-elle et avons-nous besoin d’un moment « quoi qu’il en coûte » pour faire face à Trump ?
Les propositions présentées par la Commission sont une première étape essentielle — mais elles ne suffisent pas.
Nous sommes à un tournant et il n’y a pas de voie intermédiaire. L’Allemagne a la puissance de feu nationale pour prendre ces décisions, mais d’autres ont une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite. Or il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Nous aurons besoin d’investissements dans les biens publics européens directement au niveau européen, soutenus par de nouvelles ressources propres et une dette commune.
C’est absolument essentiel.
Il existe un parallèle intéressant entre la situation actuelle et la réponse apportée à la pandémie. À l’époque, la Commission avait suspendu les règles budgétaires et avait mis en place l’outil SURE afin de fournir aux États membres des prêts à faible taux d’intérêt. Nous avons atteint ce stade avec SAFE et l’introduction de la clause dérogatoire nationale. Mais rappelons-nous que ce n’est qu’une partie de la réponse.
Il est essentiel que Berlin comprenne que la réponse européenne devra être tout aussi puissante que la réponse nationale.
Marco Buti
À l’époque, les commissaires Paolo Gentiloni et Thierry Breton avaient rédigé un éditorial commun appelant à une dette commune, ce qui a changé les paramètres du débat. De leur côté, le président Macron et la chancelière Merkel avaient proposé l’idée de subventions massives, qui est finalement devenue le programme NextGenerationEU.
Cette partie manque encore à présent — alors qu’elle est nécessaire.
Qui peut jouer ce rôle maintenant ?
En l’état actuel des choses, il est difficile de le dire. Je ne vois pas d’équivalent au leadership que j’ai mentionné. Cela dépendra du chancelier allemand qui s’apprête à entrer en fonction, et qui devra travailler main dans la main avec Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen. Car finalement, le triangle Paris-Berlin-Bruxelles est toujours l’alignement nécessaire lorsqu’il s’agit de faire passer à l’Union des caps. Berlin devra montrer qu’elle veut une solution européenne et si je devais, je dirais qu’avec le temps, ils arriveront à la conclusion que c’est absolument nécessaire.
Cela étant dit, je ne pense pas non plus que nous devrions nous contenter de « cloner » le plan de relance NextGenerationEU. Un instrument similaire serait une bonne alternative — pas une simple copie conforme.
NextGenerationEU était composé d’un paquet de 750 milliards d’euros, constitué principalement de subventions et de prêts. Le Conseil européen a modifié sa conception afin de réduire les projets transnationaux et d’augmenter les transferts aux États membres. Je ne pense pas que ce serait approprié aujourd’hui, car lorsqu’il est question de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Par rapport à NextGeneration, un autre élément est déterminant : la défense européenne devra inclure l’Ukraine ainsi que des pays qui ne sont pas membres de l’Union. Je pense notamment au Royaume-Uni, mais aussi à la Norvège.
La Commission européenne devra évidemment jouer un rôle de back-office pour éviter que cette initiative ne se disperse. Toutefois, elle ne peut pas faire de la politique spectacle. Il reviendra à une coalition de volontaires et aux États membres de faire part de leur ambition. Au moins dans un premier temps, il s’agira d’un accord de type Schengen.
Lorsqu’on parle de défense, il ne s’agit pas tant de transférer des subventions aux États membres que de réaliser des investissements au niveau européen si nous voulons être pertinents.
Marco Buti
La réponse à la mise en place du dispositif de prêts SAFE a pourtant été tiède : aucun État membre n’a déclaré publiquement qu’il utiliserait ce mécanisme ou activerait la clause de sauvegarde. Il existe une inquiétude profondément ancrée concernant l’accumulation de dettes supplémentaires, même si cela s’avère nécessaire pour la défense.
Il est toujours difficile d’être le premier — surtout lorsqu’il s’agit de prendre des risques.
L’attitude générale est, il est vrai, attentiste, car tous les instruments de la réponse ne sont pas encore déployés — par le biais d’emprunts communs, par exemple. Par ailleurs, il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences en Europe. La perception du risque n’est pas la même entre les pays voisins de la Russie, qui peuvent sentir la pression peser sur eux, et des pays comme l’Espagne et l’Italie. Les répercussions financières suscitent également des inquiétudes, mais ces arguments cachent avant tout un manque de volonté d’investir dans la défense.
Certains des pays que vous mentionnez font valoir que leur situation financière pourrait être compromise avant celle des marchés. Les rendements obligataires sont en hausse depuis que l’Allemagne a annoncé son plan de mille milliards d’euros pour les dépenses de défense et d’infrastructure. Ont-ils raison ?
L’augmentation des taux d’intérêt à long terme en Allemagne est tout à fait normale. Elle reflète deux éléments : l’émission massive de nouvelles dettes et une politique budgétaire expansionniste. Le revers de la médaille est que ce plan pourrait améliorer les perspectives de croissance du pays.
Il est crucial d’éviter la fragmentation du marché, en particulier du marché obligataire. La Banque centrale européenne et la Commission sont parvenues à éviter une telle fragmentation pendant la pandémie. D’une certaine manière, cela pourrait être l’occasion de relancer le débat sur la création d’un véritable actif européen sûr. Dans ces nouvelles circonstances, cette idée pourrait devenir intéressante pour l’Allemagne, peut-être pas immédiatement, mais avec le temps et pas seulement dans le domaine de la défense.
Un actif sûr et un rôle international plus fort de l’euro sont également des éléments clefs d’une réponse structurée aux décisions tarifaires de Trump.
Ursula von der Leyen a-t-elle commis une erreur en présentant une initiative exclusivement axée sur la défense dans le cadre de ReArm Europe, au lieu de présenter un ensemble plus complet incluant des éléments stimulant la compétitivité, par exemple ?
ReArm était probablement un lapsus… l’initiative a déjà été rebaptisée « Readiness 2030 ».
Mais au-delà du nom : je pense que mettre tous nos œufs dans le même panier de la défense ne représente pas un bon équilibre politique. Nous semblons oublier que le rapport Draghi a été publié en septembre dernier et que cette Commission s’est engagée à le mettre en œuvre : la défense en était un aspect important — mais ce n’était pas le seul.
Le moment que nous traversons pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un véritable actif européen sûr.
Marco Buti
Pour garantir la souveraineté de l’Europe, la sécurité est essentielle. Mais si nous voulons répondre aux menaces de Trump — qui représentent des risques systémiques pour l’Union — nous devons agir dans trois directions : la défense, le développement de notre marché intérieur et la mise en place de nouvelles alliances à l’échelle mondiale.
Ces trois éléments sont interdépendants. L’un des domaines dans lesquels Friedrich Merz pourrait intervenir est d’aider l’Allemagne à passer d’un modèle très axé sur l’exportation à un modèle davantage orienté vers la consommation intérieure pour stimuler la croissance.
La défense pourrait donc faire partie de la restructuration du modèle économique européen, à condition qu’elle soit compatible avec d’autres secteurs manufacturiers.
La Banque centrale européenne a joué un rôle essentiel dans la stabilisation des marchés pendant la pandémie. Quel pourrait être le rôle de Francfort dans ce contexte ?
De même que Mario Draghi avait introduit le « whatever it takes » pour préserver l’euro, Christine Lagarde avait introduit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour mettre fin à la fragmentation interne.
Dans les deux cas, la BCE a considéré qu’il s’agissait d’un moment existentiel : l’action combinée de la BCE, de la Commission et la volonté des États membres de franchir les lignes rouges ont permis à l’Europe d’aller de l’avant.
L’un des éléments positifs cette fois-ci est que les risques de fragmentation interne ne se sont pas encore manifestés. La BCE devra certainement rester sur ses gardes pour éviter que cela ne se produise à nouveau, mais jusqu’à présent, le système offre un certain niveau de stabilité.
Par ailleurs, si les droits de douane américains produiront un choc stagflationniste, je pense que les risques pour l’économie mondiale l’emportent largement sur ceux liés à l’inflation. La BCE devra donc passer outre les hausses de prix, à condition qu’elles ne conduisent pas à une inflation soutenue. Dans un contexte d’activité économique déjà faible, ce risque semble gérable.
Je serais favorable à ce que la BCE fasse davantage pression en faveur d’une capacité budgétaire centrale. Christine Lagarde est bien placée pour montrer aux États membres et aux gouvernements les avantages d’une telle démarche, qui impliquerait un rapprochement vers une capacité budgétaire centrale soutenue par une émission de dette commune et l’introduction d’un véritable actif européen sûr. C’est essentiel pour nous protéger dans ce monde vulnérable, car Trump menace également de vouloir arsenaliser le dollar.
Un actif européen sûr est essentiel pour renforcer la domination internationale de la monnaie unique. Il permettra également de protéger l’économie européenne. Cela nécessite toutefois un changement de mentalité en matière d’aléa moral et de mutualisation de la dette. Mais la BCE peut le faire.