Un Lebensraum pour la Russie de Poutine :  Karaganov et la géopolitique de la grande Eurasie

Le spin doctor géopolitique de Poutine veut « passer à l’offensive idéologique ».

Prendre toute l’Eurasie : de l’Ukraine au Kamtchatka — des deux Corées au golfe Persique.

Pour guider l’expansion d’une civilisation « libératrice » à l’extérieur, Karaganov appelle à assumer une forme d’État qui distingue constamment l’ami de l’ennemi à l’intérieur, sur un modèle totalitaire.

Nous le traduisons et le commentons.

Auteur
Guillaume Lancereau
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Vladimir Poutine et Sergueï Karaganov au Forum économique international de Saint-Pétersbourg en juin 2024. © Kirill Morozov

On sait que Vladimir Poutine lit Ivan Iline et Nikolaï Berdiaïev. Aux côtés de ces grands noms de la philosophie orthodoxe et slavophile du XXe siècle, on sait qu’il lit aussi Alexandre Soljenitsyne. On ignore en revanche s’il lit encore, depuis sa guerre en Ukraine, L’Adieu aux armes d’Hemingway — comme il le déclarait dans un entretien de 2011.

Parmi les vivants, Vladimir Poutine assure qu’il lit Sergueï Karaganov, directeur du Conseil de politique étrangère et défense.

Le texte que nous traduisons ci-dessous se veut un jalon dans l’histoire de la Russie contemporaine.

Sergueï Karaganov y expose sa vision du monde d’hier, du séisme qui le remodèle de fond en comble, des traits que pourrait présenter le monde en gestation. Il reprend à son compte le projet eurasien, popularisé dans l’émigration par les Russes blancs et remis au goût du jour depuis les années 1990 par Alexandre Douguine. 

Le monde de demain sera, selon Karaganov, polarisé par cette Grande Eurasie, « étendue de l’Ukraine au Kamtchatka, des deux Corées au golfe Persique ». Cette union géopolitique doit signer la défaite de l’Occident, dont l’effondrement militaire serait patent depuis la guerre en Ukraine, et avec lui de ses valeurs matérialistes et hédonistes, de ses habitudes capitalistes, hégémoniques, prédatrices. Le temps serait venu de rendre l’humain à l’humain, de cultiver la part de divin que contient tout humain, de replacer la conscience, l’amour, le sens de l’honneur, la capacité de création au centre de l’équation humaine. Cela suppose, selon l’auteur, de renouer avec les valeurs traditionnelles qui sont supposément le reflet de l’humain « normal » tout en opérant une puissante « décolonisation » mentale pour affranchir « l’Esprit » et mieux le mettre au service de l’État, de la patrie, de la terre natale. 

Karaganov écrit ainsi : « Nous sommes le peuple qui libère du Mal. (…) Nous sommes la civilisation des civilisations, destinée à unir les civilisations de la Grande Eurasie et du monde. » Il ajoute : « Nous avons aujourd’hui un besoin aigu d’idéologie nationale d’État. Si certains affirment le contraire, c’est qu’ils sont intellectuellement et moralement immatures, ou alors qu’ils sont engagés dans la promotion d’une idéologie concurrente. »

C’est le sens de ce qu’il appelle « l’idée-rêve » russe. Telle qu’elle se présente ici, cette idée sera russe, mobilisatrice, émancipatrice, patriotique, âpre au combat, fidèle aux traditions et aux racines du pays — quoi que cela veuille signifier dans une Russie où la première entreprise états-unienne à rouvrir, à la faveur d’une détente du régime des sanctions, a été Starbucks. Cette idée-rêve sera, assure l’auteur, le ferment d’un nouveau contrat social, spirituel et moral, d’une nouvelle alliance de tous les gens de bien, de tous les peuples prêts à voir dans la Russie une force du Bien dans l’histoire de l’humanité, à voir dans le peuple russe « le peuple élu par le Très-Haut » pour briser les chaînes qui entravent l’humanité.

Pourtant, il assume une bifurcation explicite du régime russe au plan formel : « sur le plan politique, ce que nous bâtissons n’est pas une démocratie au sens où l’entend la modernité occidentale, mais une méritocratie des chefs  : le pouvoir doit aller aux meilleurs. Nous sommes un État où règne la démocratie des chefs. » Et il lance un appel : « il faut passer à l’offensive idéologique. Il ne faut plus se sentir gêné de dire la vérité. Ce n’est pas seulement une question de respect de soi qui concerne seulement la Russie, c’est une question de respect de soi pour la « majorité mondiale » des personnes normales. »

En résumé, il faudrait donc à la Russie un Lebensraum et une idéologie. Il faut, selon Sergueï Karaganov, que cette « civilisation des civilisations » renoue avec ses principes vitaux que de petites cliques cosmopolites éparpillées à travers l’Occident auraient voulu étouffer tandis qu’ils soumettaient le monde à leur pillage et dégradaient l’essence profonde de l’homme. Il faut à la Russie une idéologie qui fournisse un point de repère aux familles, aux entreprises, aux individus, aux dirigeants — et qui permette aux vrais patriotes de savoir qui est des leurs et qui ne l’est pas. 

Un séisme géopolitique et géoéconomique est en cours. Il va s’intensifiant à travers le monde, porté en grande partie par les actions de la Russie qui ont sapé le principal fondement de la domination pluriséculaire de l’Occident  : sa supériorité militaire. Déjà, de nouvelles puissances émergent, des civilisations autrefois asservies se relèvent. Ces changements encourageants n’en sont pas moins porteurs de conflits potentiels, qui pourraient nous mener jusqu’à la guerre mondiale, et dont toute la responsabilité incombe à la contre-attaque de l’Occident, qui s’échine désespérément à vouloir renverser le cours de l’histoire.

L’enjeu consiste désormais à renforcer la dissuasion nucléaire et établir de nouvelles institutions de gouvernance mondiale afin d’assurer une transition relativement pacifique vers un nouveau système-monde dans lequel l’Occident occuperait une place plus modeste, tandis que le rôle-clef reviendrait à la Grande Eurasie. Cet objectif suppose en même temps de décoloniser les consciences. Il faut surmonter cette habitude, incorporée de longue date, qui nous pousse à voir le monde à travers le prisme de l’Occident, à travers le prisme de ses théories unilatérales et dépassées.

Intégrer la Grande Eurasie

Nous assistons à des bouleversements d’une rapidité et d’une profondeur sans précédent dans l’ordre géopolitique, géoéconomique et, dans une moindre mesure — à ce jour —, géo-idéologique. Les graines en ont été semées entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, lorsque les premiers signaux critiques ont fait leur apparition en Occident. Les Américains ont cherché à prévenir ces changements en déployant la stratégie reaganienne de revanche. Ils ont tâché ainsi de rétablir leur supériorité militaire et de faire oublier le double affront du Vietnam et du choc des années 1970, lorsque les Arabes, relevant le front, avaient imposé un embargo pétrolier à l’Occident. Les États-Unis ont alors entrepris d’étouffer le Japon occupé, qui connaissait une croissance phénoménale, en lui infligeant, par un mixte de pression politico-militaire, économique et propagandiste, une réévaluation du yen et un contingentement des exportations. La croissance japonaise est retombée à zéro et le pays ne s’est jamais relevé de cette période de stagnation. Avant même les années Reagan, les Américains avaient tâché de juguler les tensions internes de l’Occident et créé la Commission Trilatérale chargée d’agréger autour d’eux les forces d’un Occident affaibli — rien de différent, donc, de ce qu’ils font aujourd’hui. Pendant ce temps, la plupart des pays européens connaissaient, eux aussi, une phase de stagnation.

C’est alors qu’un miracle s’est produit. Pour une série de raisons qui lui étaient propres, l’Union soviétique, le bloc de l’Est, s’est effondré, perdant du même coup son rôle de contrepoids, de force d’équilibrage. La Chine s’est engagée sur la voie d’un développement quasi-capitaliste. La Chine, l’ex-URSS et le bloc de l’Est ont déversé un milliard et demi de travailleurs bon marché et de consommateurs avides dans l’économie mondiale, désormais dominée par l’Occident et structurée d’une façon qui lui garantissait de détourner entièrement le PIB mondial à son profil.

Le système sanguin de l’Occident a reçu un riche afflux de glucose et d’adrénaline. Il s’est soudainement arraché à sa stagnation économique. Le temps d’un clin d’œil de l’histoire, il a semblé que l’Occident déclinant avait inversé le cours de sa lente érosion, et même remporté, dans un monde unipolaire qui voyait la « fin de l’histoire », une victoire définitive. Mais les forces profondes de cette histoire étaient encore à œuvre.

L’un des principaux motifs des crises qui ont vu le jour en Occident dès les années 1960 fut la parité stratégique atteinte par l’Union soviétique. Ce faisant, l’URSS venait saper la position privilégiée de l’Europe-Occident en la privant de ce qui avait été la source de sa domination mondiale durant près de cinq siècles  : la supériorité militaire.

C’est précisément sur ce socle que reposaient l’essentiel de sa prééminence dans les domaines politique, économique, culturel, mais aussi sa capacité à accaparer à son profit les richesses mondiales, d’abord par le colonialisme et le pillage, puis par le néocolonialisme et, depuis quelques décennies, par un système d’institutions internationales et de régimes vassaux.

Une fois libérée de l’envoûtement de l’Occident, surprise de constater qu’on lui refusait d’intégrer ce système sur un pied d’égalité, la Russie a commencé, dès le début des années 2000, à se dégager progressivement de cette structure qui ne pouvait lui être que nuisible — sauf peut-être à une fine couche de bourgeoisie consumériste et d’intelligentsia alignée sur l’Occident, et engraissée par lui. Dans le même temps, aveuglé par sa victoire, l’Occident est passé à côté de l’essor chinois, voulant croire que ce pays-civilisation à la culture plurimillénaire glorieuse, une fois engagé sur la voie capitaliste, deviendrait inévitablement une démocratie, s’affaiblirait sur le plan politique et trouverait aussitôt sa place dans le sillage de l’Occident. Pris dans l’euphorie de leur « victoire », les États-Unis sont allés s’enliser en Afghanistan et en Irak. Par leur défaite, ils ont ruiné leur image d’invincibilité militaire. Les moyens titanesques investis dans les forces conventionnelles se sont évanouis politiquement.

La crise économique de 2008 et l’échec de l’intervention géorgienne en Ossétie du Sud, soutenue par les États-Unis, ont inauguré une nouvelle phase de déclin de l’influence occidentale, bien plus profonde que celle de la fin des années 1960-1970. La force d’attraction du modèle économique de développement occidental a commencé à s’effilocher. 

La Russie, bien convaincue qu’aucun accord n’était possible avec les États-Unis, a commencé un programme de réarmement et une réforme de ses forces conventionnelles. Déjà, lorsque les États-Unis étaient sortis du traité ABM, signalant ainsi leur volonté de reconstituer leur supériorité militaro-stratégique et, par suite, leur prédominance politique, la Russie, encore pauvre, avait bien compris qu’un accord à l’amiable ne verrait jamais le jour  ; elle avait donc résolu de moderniser ses forces stratégiques, avec des résultats visibles dès la fin des années 2010. Peu à peu, la Russie a retrouvé toute sa confiance en ses capacités et entrepris de contester publiquement l’hégémonie et l’expansionnisme américano-occidentaux. C’est cette nouvelle dynamique que Vladimir Poutine est venu annoncer en 2007, lors de son célèbre discours à la Conférence de Munich sur la sécurité. Cette ligne a été confirmée en 2008 lorsque le président russe a déclaré, au sommet de l’OTAN de Bucarest, que l’Ukraine cesserait d’exister en cas d’adhésion à l’Alliance atlantique.

La combinaison de ces facteurs militaires, économiques et politiques a ainsi généré, il y a une quinzaine d’années, les mouvements tectoniques d’échelle mondiale qui se déroulent aujourd’hui devant nos yeux — et qui ne font encore que commencer. Le système mondial ancien est en état de séisme permanent. Soucieuse avant tout de sa sécurité et de sa souveraineté, la Russie a contribué à ce séisme par un choc militaire et stratégique décisif — si tant est qu’elle ne soit pas elle-même à l’origine, au moins pour partie, de ce tremblement de terre. Étonnamment, à Moscou, on n’a jamais compris, autant que je me souvienne, et il semble qu’on ne comprenne toujours pas à quel point le pays a apporté, une fois de plus, une contribution déterminante à la révolution géopolitique et géoéconomique actuelle.

Karaganov suggère dans cet enchaînement que c’est la Russie elle-même qui serait à l’origine de la guerre : il s’agit d’une inflexion par rapport au discours de propagande traditionnellement porté qui présente le militarisme de la Russie comme une « réaction » aux « provocations » de l’OTAN.

En parallèle, la Russie a commencé à se retrouver elle-même. En opérant un virage à l’Est, elle a renoué avec son essence politique et sociale eurasienne, rompant avec la « période pétrovienne » d’orientation unilatérale sur le plan culturel, idéologique et économique vers l’Europe-Occident. Sans rejeter l’héritage de Pierre le Grand ni les racines essentiellement européennes de notre grande culture, il faut dire que notre tradition politique et sociale est plus proche du type asiatique. Par ailleurs, l’ouverture culturelle exceptionnelle que nous avons en grande partie héritée des Mongols représente aujourd’hui une source d’influence idéologique potentielle dans la diversité à venir du monde — cette diversité que favorise, précisément, la Russie d’aujourd’hui.

Les logiques de globalisation mises en place par l’Occident dans les années 1980 commencent à se dissoudre. En lieu et place du gouvernement mondial (autrement dit  : occidental) qu’on nous a annoncé, de la domination des multinationales et des ONG (toutes occidentales), la période qui s’ouvre voit une renaissance des États-nations. Dans l’espace intellectuel, des sciences que l’on considérait il y a peu comme déclinantes — des études régionales à la géographie politiques — retrouvent une importance de premier plan.

Mais le processus le plus important est sans doute le suivant  : le séisme en cours a permis un retour en force de pays et de civilisations que l’Occident tenait, récemment encore, sous sa pesante domination. On ne fera pas renaître des civilisations totalement anéanties, comme celles des Aztèques ou des Incas, mais on voit se reconstituer sous nos yeux la grandeur passée de la Chine, des civilisations indienne, arabe, persique et ottomane, tandis que la grande civilisation d’Asie Centrale se relève à son tour. La Russie commence enfin à se reconnaître comme un véritable État-civilisation, et même comme une civilisation de civilisations, au lieu de se voir comme une périphérie de l’Europe. Au même moment, cette dernière s’effondre, ce qui n’est pas sans danger pour nous, puisque nous sommes pour partie européens. La jeune civilisation américaine recule tout en combattant  : elle n’aura donc été un empire que très brièvement (soixante-dix ans depuis 1945) et un hégémon pour une période plus courte encore (de la fin des années 1980 à la seconde moitié des années 2000). La remise en cause des fondements de la domination européenne, et en particulier de sa capacité à mobiliser la force contre les pays de sa périphérie, dans une impunité presque absolue, a libéré tous ces pays que l’on voit s’élancer vers l’avant, en premier lieu en Asie.

Mais la conséquence la plus importante de ce séisme géopolitique et géoéconomique est peut-être la renaissance de l’Eurasie en tant que centre fondamental de développement de l’humanité — cet espace eurasiatique, berceau de la majorité des civilisations humaines, jadis liées entre elles par les empires de Gengis Khan, d’Attila, de Tamerlan, par la route de la soie et celle qui reliait les Varègues aux Grecs en passant par la Rus’ ancienne. Ce continent a été en grande partie opprimé par des puissances maritimes périphériques, qui lui ont imposé tour à tour leurs intérêts et leurs manières de penser. Quelle est la valeur de l’idée, encore prégnante aujourd’hui, voulant que les puissances maritimes soient supérieures aux puissances continentales  ? S’il était, certes, nécessaire de disposer d’accès à la mer Baltique et à la mer Noire, la capitale de la Russie aurait dû toujours rester à Moscou, voire être déplacée plus en profondeur dans les terres, vers la Sibérie — le berceau matériel et spirituel de l’impérialité et de la nation russes.

Nous assistons en ce moment même à la renaissance des grandes puissances eurasiatiques et de l’Eurasie en tant que centre du développement économique, politique et culturel mondial, à l’émancipation des pays et des peuples du « joug » relatif sous lequel l’Occident a tenu la majorité d’entre eux pendant une période comprise entre cinq cents et cent cinquante ans. On voit se relever des pays qui ne jouaient jusqu’alors qu’un rôle mineur dans l’économie et la politique mondiales  : il ne s’agit pas seulement de la Chine, de l’Inde, de la Turquie ou de l’Iran, mais aussi des deux Corées, du Japon, même s’il reste sous occupation. L’Asie du Sud-Est poursuit son ascension rapide. L’Indonésie semble presque « condamnée » à devenir l’une des puissances de demain. Les pays du golfe Persique, où prend forme un autre centre du nouvel ordre multipolaire, impressionnent par leur développement économique, politique et spirituel. L’Afrique se développe, elle aussi, de façon inégale, mais toujours plus dynamique, attirant de nouveau acteurs tandis que les anciens maîtres se retirent — là où tout le monde parle de l’expansion de Pékin sur le continent africain, l’influence d’Ankara y est peut-être, en réalité, plus profonde encore. La Russie, qui a largement perdu les puissantes positions conquises à l’époque soviétique sur le continent Noir, tâche d’y reprendre pied, bien qu’un peu tard. Il est clair que nous y bénéficions d’une tradition historiquement reconnue, renforcée ces dernières années par les succès que nous avons enregistrés dans plusieurs États en matière de sécurité. Il reste toutefois une tâche immense à accomplir si nous voulons reconstituer nos positions passées, abandonnées ou perdues à la faveur de décisions insensées.

En durcissant ses relations avec l’Occident, d’une manière aussi brutale que contrainte, en décidant de braver les derniers résidus de l’expansion occidentale en Ukraine, qui représentaient une menace pour ses intérêts vitaux et pour l’existence même du pays, la Russie a définitivement rompu avec les espérances illusoires de « s’intégrer à l’Europe » caressées par une partie de ses élites durant plus de trois siècles. Elle a misé sur un rapprochement avec le non-Occident mondial, qu’il convient d’appeler par son véritable nom  : la majorité mondiale. La majorité des pays qui le constituent s’efforcent actuellement de créer ou de recréer leur souveraineté et leur autonomie économique et culturelle. Telle est bien la tendance aujourd’hui dominante en économie, en politique, et jusque dans la sphère des idées. En brisant la base militaire du néocolonialisme résiduel, la Russie s’est placée du bon côté de l’histoire. Elle fait office de sage-femme dans l’émergence de la majorité mondiale.

L’expression et le concept de « majorité mondiale » ont vu le jour il y a quelques années dans les séminaires et analyses de situation que nous organisions à Moscou, au sein du Conseil de politique étrangère et de défense et à l’École des hautes études en sciences économiques. On rencontre désormais ce terme dans les discours et publications des Chinois, des Arabes et d’autres représentants de cette même majorité. La notion se répand rapidement, en répondant à chaque fois aux besoins d’un monde en plein essor.

Depuis l’invasion militaire de l’Ukraine et le découplage massif avec l’Occident, la Russie s’est réorientée vers le « Sud Global », qui lui permet à la fois de contourner l’isolement occidental et les sanctions qui l’accompagnent — mais également de continuer ses politiques de diversification idéologique.

Si ce tournant est sans précédent depuis 2022, il n’est pas nouveau : dès les années 1990, Evgueni Primakov, premier ministre et ministre des Affaires étrangères sous Boris Eltsine avait théorisé l’idée d’une Russie post-soviétique tournée vers le partenariat avec la Chine et l’Inde et refusant la domination occidentale de la scène internationale.

Le document fondamental de ce tournant vers le monde non-occidental a été écrit par un collectif d’experts russes en 2023 et dirigé par Sergueï Karaganov. Il propose un travail de réflexion et d’action sophistiqué pour mettre en œuvre ce que Moscou appelle dorénavant la « Majorité mondiale » — un terme qui lui permet de renvoyer l’Occident à son statut de minorité démographique et culturelle sur la planète. Il permet de saisir les clefs de lecture russes de la scène internationale : déclin géopolitique, économique et moral de l’Occident, opposition entre le « milliard doré » et la « majorité globale », constitution d’un monde multipolaire dans lequel la Russie joue le rôle de pôle civilisationnel entraînant les autres dans la résistance au néo-impérialisme occidental, et stratégie de conquête « des cœurs et des esprits » de cette majorité globale afin de transformer un monde non-occidental en un monde anti-occidental.

La Russie joue un rôle clef dans les processus de « désoccidentalisation » du monde  : si elle peut être une puissance mineure sur certains aspects — contribution à l’économie mondiale, démographie — elle est reste centrale dans la formulation d’un monde post-occidental — et post-libéral — et la mise en place de politiques de diplomatie publique et d’influence qui accélèrent la recomposition de l’ordre international en défaveur de l’Occident.

Sans plus attendre, il faut réfléchir à la politique à adopter vis-à-vis de cette majorité mondiale en voie de formation. Ce processus est contemporain d’une autre tendance, dont il se nourrit  : la désintégration et l’effondrement de l’ancien système, y compris sur le plan institutionnel. Les anciennes institutions expirent ou s’affaiblissent à vue d’œil, tandis que les pays qui occupaient une position dominante dans l’ancien système s’y accrochent de toutes leurs forces. Malheureusement, c’est un jugement qui s’applique à l’ONU, et plus assurément encore au FMI, à la Banque mondiale et à l’OCDE. En même temps, l’OSCE est à l’agonie, l’UE poursuit son déclin. Il n’y a guère que l’OTAN qui tire son épingle du jeu en stimulant son élargissement par la confrontation — qui est sa raison d’être. On voit même poindre des projets d’OTAN globale, d’une expansion vers la région indo-pacifique, mais ces idées risquent fort de connaître le même sort que toutes les tentatives avortées par le passé, comme l’OTASE et le Pacte de Bagdad.

En lutte avec l’Occident 

Nul ne peut connaître l’issue de notre affrontement avec l’Occident, ou, plutôt, avec ses élites, lesquelles ont compris, après une victoire vertigineuse ayant mis fin à la stagnation, qu’une défaite historique pouvait attendre l’Occident tout entier, et se sont précipitées dans ce qui sera, espérons-le, la dernière étape de leur combat d’arrière-garde. La Russie peut encore perdre sa détermination à combattre jusqu’au bout. Alors, elle sera défaite. Mais cette issue inacceptable est en même temps peu probable.

L’opération en Ukraine crée de nouvelles opportunités, d’une façon certes violente, mais aussi proactive. Il me semble que l’un de ses objectifs non déclarés, et que nous sommes en train de réaliser, était celui d’arracher la classe politique et intellectuelle russe à une certaine forme d’occidentalo-centrisme suranné pour la forcer à se tourner vers de nouveaux pays, de nouvelles idées et de nouveaux marchés — ce qui est une manière de renouer avec elle-même. Une visée parallèle consistait à miner l’influence de la bourgeoisie consumériste qui s’est constituée en Russie à la faveur des réformes manquées des années 1990 et des types de pensée associés à cette bourgeoisie, qui irriguent une partie non négligeable de l’intelligentsia. En attirant, en quelque sorte, « le feu sur nous-mêmes », nous avons contraint l’Occident, contre sa volonté, à nous aider à résoudre ces deux problèmes  : l’occidentalisme intellectualo-politique et le consumérisme. Enfin, le troisième objectif tacite que cette crise est censée résoudre consiste à préparer la Russie à une période de quinze ou vingt ans de crises à répétition, de vie dans un monde en proie à de véritables séismes, en érigeant à cette fin une « forteresse Russie », ouverte à la coopération.

Enfin, en renouant avec soi-même, en renouant par nécessité, mais aussi par une volonté enfin réaffirmée, avec cet état (historiquement bien connu) de résistance armée contre des envahisseurs étrangers, la Russie a retrouvé sa croissance économique et technologique, grâce à sa politique de substitution aux importations. Cette voie qui s’ouvre à nous est la garantie d’un développement souverain et de la liberté du pays et du peuple à déterminer leur avenir.

Toutes ces dynamiques demandent à être approfondies. L’un des aspects de la vie nationale qui exigent une attention toute particulière est l’émancipation intellectuelle vis-à-vis du joug intellectuel de l’Occident — en partie imposé de l’extérieur, en partie accepté volontairement  : en d’autres termes, la décolonisation intellectuelle des consciences. Nous avons besoin aujourd’hui d’un corpus de slogans qui annonce l’avenir  ; nous avons besoin d’une idée-rêve russe enracinée dans l’histoire, ouverte à la discussion, promue par l’État et qui nous porte vers l’avant.

Un autre objectif essentiel est le retour définitif de la Russie chez elle, en Eurasie, à travers le développement de toute la Sibérie, berceau de la grandeur et de la puissance nationales. 

La Sibérie  : un retour vers l’avant

J’ai eu l’honneur et le plaisir, aux côtés de jeunes collègues qui sont désormais des savants reconnus et des décideurs du monde scientifique — Timofey Bordachev, Anastasia Likhacheva, Igor Makarov, Dmitri Souslov, Alina Scherbakova (alors Savelieva) — de faire partie des initiateurs du « virage à l’Est » qui a connu ses prodromes intellectuels à la fin des années 2000 et ses débuts politiques dans les années 2010, parallèlement aux travaux d’un groupe de collaborateurs de Sergueï Choïgou, avant qu’il ne soit ministre de la Défense. Il s’agissait, entre autres choses, d’intégrer la Russie dans l’économie de l’Asie de l’Est et du Sud à travers tout son territoire situé au-delà de l’Oural  : la Sibérie. 

Indépendamment du thème civilisationnel de l’Eurasie mis en avant par Karaganov, la Russie de Vladimir Poutine cherche depuis les années 2000, et plus encore depuis 2014, à intensifier ses relations avec la Chine dans le domaine énergétique, militaire et commercial. 

Cette politique enregistre certains succès, dont témoignent les gazoducs « Force de Sibérie », la vente du système russe de défense antiaérienne S-400 « Triomphe » à la Chine ou encore l’exercice militaire conjoint Vostok 2018.

Malgré cela, la Chine ne perçoit pas la Russie comme un partenaire fiable, ni d’ailleurs utile dans tous les domaines. 

Au-delà de la Chine, soulignons encore que Rosatom est en discussion avec l’Inde pour la construction de nouvelles centrales nucléaires et que les drones Shahed-136 iraniens, ainsi que les munitions et les soldats de Corée du Nord, jouent un rôle essentiel dans la guerre en Ukraine, sans même parler des relations de la Russie avec les pays d’Asie Centrale. 

S’il est difficile de dire que le « virage à l’Est » dont Karaganov s’attribue la paternité intellectuelle est d’ores et déjà effectif, d’autant plus que certains pays asiatiques sont loin de se montrer disposés à travailler avec la Russie (ainsi de la Corée du Sud et du Japon), les années à venir pourraient marquer un rapprochement plus poussé, qui permettrait effectivement à la Russie de se dégager encore davantage de ses partenariats avec l’Occident.

Certains effets positifs de ce programme se font déjà sentir, même s’il est clair que ce « virage » n’a pas encore produit tous les résultats désirés, pour une série de raisons. J’en ai déjà mentionné deux  : l’occidentalisme et le consumérisme d’une partie des élites, réticentes à se défaire des habitudes contractées dans l’état existant des choses. Un troisième facteur explicatif relève de la gestion technocratico-bureaucratique de ce processus, conçu dans une logique très centralisée, sans réelle implication des acteurs locaux. 

L’erreur fondamentale a été l’éclatement de la Sibérie, qui représente pourtant un complexe historique, social et économique unifié. Contrairement à la majorité des plans suggérés, le « virage » effectif n’a pas inclus l’Oural, ni la Sibérie occidentale et orientale, qui concentrent l’essentiel des ressources, de la production et, surtout, de la puissance morale-intellectuelle. Ces régions sont d’ailleurs celles qui souffrent le plus de la « malédiction continentale », en raison de leur éloignement des marchés à la croissance la plus rapide.

La géopolitique et la géoéconomie actuelles, de même que la montée en puissance de l’Asie, du Proche-Orient et de l’Afrique, exigent de nouvelles approches intellectuelles et organisationnelles de l’intégration de l’Eurasie — et au-delà. Toutefois, ce n’est pas dans le cadre de l’UEEA (Union économique eurasiatique) qu’il faut la concevoir. Même si nous nous lançons dans la construction d’une « forteresse-Russie », ce qui s’annonce comme une nécessité dans le monde de plus en plus turbulent et dangereux des quinze prochaines années, cette « forteresse » doit rester ouverte à la coopération non seulement vers l’Est, mais aussi vers le Sud. Pour cela, il faut multiplier les corridors de transport reliant la Russie et la Sibérie à l’Asie à travers la Chine, tout en achevant — avec un retard déjà considérable — le corridor international à travers l’Iran, en direction du golfe Persique, qui nous ouvrira l’accès à l’Inde et à l’Afrique.

On retrouve ici des échos à un document clef pour comprendre l’élaboration de la politique étrangère russe à l’ère Poutine : la doctrine Primakov — traduite dans les pages de la revue.

Il reste également beaucoup de choses à faire dans le domaine intellectuel. Nous connaissons mal l’Orient, le monde arabe, la Turquie, l’Iran, l’Afrique, et cette ignorance nous empêche de percevoir les opportunités qui s’y développent à toute vitesse. Je répète ici le point de vue que j’ai défendu au cours de mes conférences, articles de presse et notes  : les disciplines les plus prometteuses dans l’espace des sciences humaines sont aujourd’hui l’orientologie et l’africanistique.

Voilà un bon moment qu’existe et se développe en Russie une école nationale de géographie économique, en rupture avec les concepts de géopolitique et de géoéconomie imposés par la plupart des puissances maritimes. Il faut maintenant étendre ces écoles de pensée aux autres domaines des sciences sociales, lesquelles sciences n’ont jamais été et ne seront jamais supranationales, comme peuvent l’être, disons, les mathématiques ou l’astronomie — j’y reviendrai.

Il nous faut également élaborer une nouvelle conception de l’intégration dans le cadre post-soviétique, puisque l’ancienne conception était calquée sur celle de l’Union européenne et visait justement à une intégration dans celle-ci. Il nous faut penser l’intégration dans un cadre eurasien plus large  : un projet eurasien qui comprendra des composantes à la fois communicationnelles, économiques, scientifiques, politiques et culturelles.

L’Eurasie est un rameau de cultures grandioses, aujourd’hui en ascension ou en pleine renaissance après une période de demi-oubli. Il faut apprendre à mieux les connaître pour agir de concert avec elles.

Vers l’idée-rêve russe

Le séisme géopolitique, l’effondrement de l’ancien monde et la création d’un monde nouveau exigent, plus impérieusement que jamais, une mobilisation spirituelle du pays et une stratégie idéologique plus offensive que défensive.

Les investissements dans les sciences naturelles sont en constante augmentation  ; on voit bourgeonner les clusters scientifiques et techniques. Les scientifiques et ingénieurs, qui avaient été le cœur de l’élite méritocratique du pays avant de connaître une période de déclassement, retrouvent peu à peu leur place légitime dans la société.

J’aurais grand plaisir à poursuivre l’énumération des signes de réveil de notre pays et de notre peuple, mais ma tâche est tout autre  : elle consiste à proposer des ajustements politiques en lien avec les défis auxquels nous devons faire face. La renaissance spirituelle est la principale réponse à ces défis. Elle est, en soi, d’une valeur inestimable.

Dans la politique de n’importe quel pays, dans le monde en général et jusque dans l’existence de presque chaque individu, on retrouve toujours une combinaison dialectique de trois éléments  : le développement économique et le bien-être, la qualité et l’état d’esprit de chaque individu et de chaque société  ; la volonté des élites et leur capacité à unir les populations  ; enfin, la disposition des individus et des sociétés à mettre en avant et à défendre leurs intérêts et leur identité, y compris par la force armée. Au cours des sept décennies qui ont suivi les années 1950, le facteur atomique a rejeté dans l’ombre le pôle militaire de ce triangle. Pendant un temps, « l’impasse nucléaire » a écarté, pour la majorité de l’humanité, la menace des guerres. Les espoirs placés dans la dissuasion militaire ont réduit au minimum l’instinct de survie de ces sociétés.

Dans ces conditions, ce sont les facteurs économiques qui ont pris le dessus, à l’avantage de l’Occident, qui bénéficiait à cette époque d’une avance certaine et avait obtenu par la domination une capacité indéniable à imposer les vues de ses élites dans l’espace informationnel.

L’effondrement du modèle économique alternatif, le communiste soviétique, qui incluait une forte composante idéologique et morale ancrée dans un idéal de justice, a conduit à plusieurs décennies de consumérisme débridé. Cet effondrement, après avoir ouvert de nouveaux marchés, a temporairement masqué les failles de l’ancien modèle capitaliste, déjà apparentes dans les années 1970-1980. Ce modèle s’est peu à peu débarrassé de l’éthique protestante et des formes de protection sociale qui y avaient été injectées afin de concurrencer au mieux le socialisme soviétique. Les trois décennies qui s’ouvrirent alors marquèrent l’apothéose de l’économisme et des économistes. En Russie, c’est à peine si le slogan « le fric triomphe du mal » n’était pas promu jusqu’au plus haut niveau de l’État. Même dans la Chine confucéenne et à demi communiste, l’amélioration du niveau de vie est devenue et demeure encore une priorité — ce qui est, certes, compréhensible dans le cas d’un pays qui, il y a peu de temps encore, mourait à moitié de faim, après avoir été victime d’humiliations et de pillages pendant cent cinquante ans.

On a ainsi séparé l’être humain de ce qui est le plus essentiel en lui  : l’amour, la capacité de création, le rêve, les idées mêmes de conscience, d’honneur  : en somme, de tout ce qui distingue l’humain de l’animal.

Au cours des vingt années passées, on a vu s’ajouter à cela une couche de « mauvaises herbes », poussées sur le terreau de l’abondance, de la suspension de la lutte pour les besoins les plus vitaux — la survie, la terre-patrie. Toutes ces valeurs post-humanistes et anti-humanistes, bien que déjà présentes dans la conscience de certains, sont désormais largement validées et encouragées par les oligarques, qui cherchent à diviser et à distraire les masses face aux inégalités croissantes dans la répartition des biens, face à une somme de problèmes insolubles. Pour l’heure, cette dégénérescence touche en premier lieu la civilisation occidentale, mais elle en menace bien d’autres encore.

Face au séisme mondial qui poursuit son œuvre, notre stratégie nationale doit ériger en priorité absolue la défense et la sécurité du pays et de ses habitants, ce qui suppose un travail d’élévation spirituelle et idéologique. La vie économique reste un facteur d’importance, mais, pour les deux prochaines décennies au moins, les critères économiques d’efficacité et, plus encore, de rentabilité, doivent être considérés comme secondaires. L’économie doit cesser d’être le maître d’œuvre de la stratégie de l’État pour devenir un instrument à son service. L’être humain doit cesser d’être assujetti au développement pour devenir son principal objectif, l’objectif de toute la vie de l’État et de la société, et pas seulement en tant qu’individu, mais en tant que citoyen prêt à consacrer son labeur à l’intérêt commun.

La force de l’esprit et la force tout court — laquelle est militaire avant tout — doivent devenir dans un avenir proche les principaux facteurs de la puissance générale du pays, les principales bases de sa survie et de sa prospérité. Naturellement, cela n’annule en rien la nécessité de favoriser le développement économique, et notamment les sciences et techniques — y compris d’ailleurs par l’introduction de certains éléments d’intelligence artificielle — mais toujours dans une visée de protection de l’humain, du pays, de la société et de la nature, et non d’accumulation de richesses.

Cela implique, on l’aura compris, une idée-rêve d’État étendue à la nation tout entière, enracinée dans la tradition, mais tournée vers l’avenir, modelée sur les réalités du monde d’aujourd’hui et anticipant celles du monde de demain.

Les conditions extraordinaires créées par l’Opération militaire spéciale ne peuvent qu’amoindrir les résistances d’une partie de la bourgeoisie et de l’élite dirigeante à l’élaboration d’une idéologie nationale — résistances dues en grande partie à une aspiration, aujourd’hui déclinante, à « vivre à l’occidentale ». 

L’idée-rêve russe mûrit. Vladimir Poutine l’a exposée de manière éclatante et originale lors de son discours au Conseil mondial du peuple russe le 28 novembre 2023, puis dans une série de déclarations ultérieures.

Nous avons aujourd’hui un besoin aigu d’idéologie nationale d’État. Si certains affirment le contraire, c’est qu’ils sont intellectuellement et moralement immatures, ou alors qu’ils sont engagés dans la promotion d’une idéologie concurrente. 

Le programme de l’idée-rêve russe est nécessaire à tous ceux qui consacrent et entendent bien continuer à consacrer leurs efforts à la Patrie et à l’État. En Russie, ces deux notions de Patrie et d’État sont indistinctes, d’autant plus aujourd’hui, dans cette période de grands périls et de bifurcation historique. 

Cette idéologie ne doit pas être uniforme, mais elle doit servir de repère permanent de discussion au sein de la société comme dans les familles. Si une personne aspire à être un citoyen engagé au service de l’État, elle doit connaître et ressentir les principaux axiomes de cette idéologie. Il n’est pas nécessaire d’être en accord avec chacun d’entre eux. Mais les patriotes de la Nation ont le droit de savoir qui est des nôtres, qui ne l’est qu’en partie, qui ne l’est pas du tout. Ces derniers, naturellement, ne doivent pas être persécutés, tant qu’ils respectent les lois, mais ils ne doivent pas avoir le droit d’occuper des postes de décision dans les institutions publiques, le système éducatif ou encore les médias.

On voit ici la vraie nature de cette « liberté » dont Sergueï Karaganov voudrait que la Russie soit le chantre mondial : dans la plus pure tradition totalitaire, il s’agit explicitement de promouvoir une idéologie d’État, dont il est impossible pour un responsable politique russe d’aujourd’hui de dire qu’elle devrait être une idéologie unique, mais qui a vocation à pénétrer toutes les franges de la société, de l’école enrégimentée aux entreprises conçues sur un modèle corporatiste en passant par la famille, socle de la morale traditionnelle. 

Si le fait de procéder à une discrimination continue de l’ami et de l’ennemi est le propre de la « politique du partisan » moderne, on ne connaît que trop le sort que la Russie d’hier et d’aujourd’hui réserve aux inakomysljaščie — tous ceux qui « pensent autrement ».

Bien entendu, cette idéologie, cette idée-rêve, doit s’assimiler tous les axiomes de base des religions traditionnelles — et il ne fait aucun doute que ces dernières doivent bénéficier du soutien de l’État. Les religions traditionnelles disposent d’un code moral quasiment commun. L’État se doit de le soutenir, s’il entend œuvrer à la préservation et au développement de la société. Ceci étant, les églises doivent rester libres et séparées de l’État. Leur unique devoir est de servir de diapason moral pour tous, y compris pour les non-croyants. Cette tâche n’est pas des plus aisées. Nous nous souvenons tous de l’exploit de saint Philippe Kolytchev, métropolite de Moscou, qui a combattu les exactions des opritchniki, ou encore de saint Nicolaï Salos qui, d’après la légende, sauva Pskov des représailles en offrant un morceau de viande à Ivan le Terrible. Ces figures historiques ont véritablement accompli une mission d’État. Rappelons d’ailleurs que les « répressions » de l’époque d’Ivan le Terrible étaient bien moins sanglantes que celles auxquelles on assistait au même moment en Europe occidentale. Ce n’est qu’au moment où l’Église et la foi furent réprimées officiellement que notre État et nous-mêmes nous sommes rendus coupables de crimes monstrueux. 

Au cœur de l’idée-rêve russe, il ne peut y avoir autre chose que Dieu et, avec lui, la foi dans une destinée supérieure de l’être humain. Même si certains ne croient pas en Dieu, il faut que tous les citoyens de Russie se rappellent pourquoi, à quelle fin ils existent. Tout le monde a besoin d’une boussole morale et idéologique dans sa vie. Cela ne nous apportera pas seulement un surcroît de sens. En faisant mieux comprenant à quoi sert la vie elle-même, cette foi jouera un rôle pragmatique  : elle renforcera la position de notre pays et de notre peuple dans la rude compétition géopolitique qui nous attend au cours des décennies à venir. Elle nous attirera des sympathies auprès d’ensembles humains considérables et nous vaudra de nouveaux alliés et amis parmi les personnes de bonne volonté.

Dans la Russie de Poutine, l’arsenalisation de la religion orthodoxe s’est intensifiée depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Au fil de ses sermons depuis 2022, le patriarche Kirill, voix du Kremlin, n’a de cesse de justifier l’agression au nom de la guerre sainte.

Voici plus en détail en quoi consiste ma lecture de cette nouvelle vision du monde, l’idée-rêve russe.

La politique étatique et sociale ne peut avoir de signification plus élevée que celle qui consiste à cultiver en l’humain ce qu’il y a de meilleur  : son aspiration à servir la famille, la société, l’État, le monde et Dieu — s’il y croit. Même s’il n’y croit pas, la société doit, à travers son système d’instruction et d’éducation, cultiver en l’humain cet élément divin et cette vocation, cette disposition à servir des idéaux supérieurs. Cela, c’est l’Esprit des Russes.

Dans un pays aussi vaste, qui doit en grande partie son existence au modèle politique de l’Empire mongol de Gengis Khan, avec son ouverture culturelle et religieuse, nourrie par les apports puissants de l’orthodoxie, de l’islam et du judaïsme, cette disposition à servir un pouvoir supérieur est toute naturelle.

La politique environnementale ne peut pas se limiter à la question de la pollution. Elle a aussi vocation à éduquer les citoyens, dès la plus petite enfance, dès la crèche et les bancs de l’école, à l’amour de leur terre natale et de la nature. La notion de « noosphère » forgée par Vladimir Vernadsky, celle d’une unité de l’Homme et de la nature, reposant à la fois sur l’activité et sur le respect, n’a jamais été plus actuelle, plus adaptée à l’idée-rêve russe qui nous anime lorsque nous nous tournons vers l’avenir.

Je sais que toutes ces vues peuvent sembler radicales, voire comiques, mais je suis on ne peut plus sérieux. L’environnement informationnel d’aujourd’hui exige de cultiver en l’humain le sens éthique, la conscience, l’amour du prochain, tout ce sur quoi reposent, en définitive, les religions abrahamiques comme l’orthodoxie, l’islam, le judaïsme et la majorité des autres religions.

Je vais toucher un mot de mon expérience personnelle.

Étant né dans un pays officiellement athée, l’Union soviétique, ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai commencé à lire la Bible. Et j’ai regretté amèrement qu’une part considérable de ma vie ait été privée de cette source de sagesse, de savoir historique et de sens éthique. Récemment, l’un de mes amis, le mécène et kulteger [nous translittérons directement : peut-être l’auteur veut-il dire Kulturträger ?] sibérien Arkadi Elfimov, m’a offert l’édition de l’Évangile qui a accompagné Fiodor Dostoïevski tout au long de sa vie, qu’il lisait et annotait consciencieusement, dans la marge du livre. En découvrant ce texte, je me suis aperçu que je n’avais pas encore pleinement saisi le sens profond de l’œuvre de ce génie russe. En ce moment, j’essaye de lire la dernière traduction du Coran et j’y trouve des trésors de pensée, de sentiments et de sagesse. C’est une lecture qui inspire profondément mon développement professionnel. Il est impossible d’écrire avec justesse sur la guerre et la paix sans avoir absorbé la sagesse biblique, cette sagesse que l’on rencontre sous des formes à peu près identiques chez les chrétiens, les musulmans, les juifs et les bouddhistes, bien que leurs adeptes aient pu être en conflit, historiquement.

Karaganov mobilise le messianisme russe traditionnel du nouveau « peuple élu » et de la Troisième Rome. On retrouve dans la dialectique historique qui sous-tend ce propos — Russie traditionnelle ; errements soviétiques et post-soviétiques ; retour à la grandeur — une tripartition tout aussi classique, d’origine joachimiste.

Il n’est pas jusqu’à la confession personnelle de Sergueï Karaganov, qui rapporte ici sa première rencontre avec le texte biblique, dont un régime impie l’avait savamment tenu dans l’ignorance, qui n’évoque le thème de « l’éveil », courant dans l’espace protestant, des mouvements religieux du XIXe siècle aux évangélistes d’aujourd’hui.

L’insistance sur le thème des « valeurs traditionnelles » qui caractériseraient en propre l’humain « normal » confirme enfin le nouvel alignement entre l’idéologie professée en Russie et celle des réactionnaires de la Maison Blanche.

Nous devons cultiver cette conviction  : nous tous, les Russes russes, les Russes tatars, les Russes bouriates, les Russes yakoutes, tchétchènes, juifs, kalmoukes, nénètses et tous les autres, nous sommes un peuple élu par le Très-Haut pour sauver le pays et l’humanité en ce moment si crucial de l’histoire. Notre peuple est le libérateur, le briseur de toutes les chaînes. Toute notre histoire passée démontre cette vocation que nous réalisons encore aujourd’hui. La Russie a toujours libéré et libère encore le monde, face à tous les Napoléon, les Hitler et, désormais, face à la domination occidentale-libérale.

Cette idée-rêve est déjà promue et retravaillée par de nombreux intellectuels, des figures politiques, des entrepreneurs perspicaces. Je ne prétends pas que tous les slogans et les idées que je propose soient absolument inédits. Au contraire, ils flottent dans l’éther, sous une forme ou une autre, portés par les plus grands philosophes et visionnaires russes — Ivan Iline, Nikolaï Danilevski, Fiodor Dostoïevski, Alexandre Soljenitsyne. Certains d’entre eux ont même figuré dans les allocutions du président. Mais cette idéologie reste encore floue. Un certain nombre de ses fondamentaux figurent dans l’oukase présidentiel n°809, du 9 novembre 2011, relatif à « l’approbation des principes fondamentaux de la politique de l’État pour la préservation et le renforcement des valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes ». Il est temps d’affirmer cette nouvelle idéologie à l’échelon de l’État, avant d’en faire un sujet de discussion dans les familles, entre amis, dans les écoles et les universités, pour mieux nous l’incorporer, d’une manière créative. 

Voici un bref résumé de cette idée-rêve  :

  • Nous, Russes russes, Russes tatars, Russes bouriates, Russes daghestanais et autres citoyennes russes, sommes le peuple élu par le Très-Haut pour sauver notre pays et l’humanité en cette heure cruciale de l’histoire.
  • Nous sommes le peuple qui libère du Mal, comme nous l’avons montré à travers toute notre histoire.
  • La chose la plus importante à nos yeux est la personne humaine que nous sommes, au niveau tant spirituel que physique et intellectuel. Nous sommes partisans d’un nouvel humanisme, contre l’éradication de tout ce qui est humain en l’humain. Nous souhaitons au contraire faire s’épanouir sa part la plus élevée et digne — la part de Dieu, pour ceux qui croient en lui.
  • Le sens de la vie humaine ne réside pas dans l’hédonisme, l’égoïsme ou l’individualisme, mais dans le service rendu à la famille, à la société, à l’État, au monde, à Dieu, pour ceux qui y croient. Nous sommes pour le collectivisme et l’entraide, qui portent en Russie le nom de « communauté spirituelle » (sobornost’). L’homme ne peut s’accomplir et accomplir sa liberté que dans le service du bien commun, de son pays et de son État.
  • Nous sommes un peuple de guerriers et de vainqueurs. Nous sommes un peuple libérateur, qui défie toutes les tentatives d’hégémonie, de domination, d’asservissement des autres peuples, mais notre premier devoir reste le service de la Patrie et de l’État.
  • Nous sommes les défenseurs de notre souveraineté, mais aussi de la liberté des autres peuples à choisir leur voie propre de développement spirituel, religieux, économique, culturel et politique. 
  • Nous sommes un peuple internationaliste. Nous ne connaissons pas le racisme. Nous défendons la diversité culturelle et spirituelle, le fleurissement varié de l’humanité.  Nous sommes un pays-civilisation unique par son ouverture culturelle et religieuse, ayant vocation à réunir enfin toutes les civilisations de la Grande Eurasie et du monde.
  • Nous sommes un peuple historique. Nous connaissons et nous honorons notre passé, tout en nous tournant vers l’avenir, prêts à écrire une nouvelle histoire de la Russie et du monde, d’un monde multicolore et multiculturel, débarrassé de l’hégémonie.
  • Nous ne sommes pas simplement des « conservateurs » (le mot est mal choisi). Nous sommes du côté des valeurs humaines essentielles, de l’amour entre hommes et femmes, de leur amour pour leurs enfants, du respect des anciens et de l’attachement à la terre natale.
  • Nous sommes un peuple de femmes à la fois féminines et fortes, qui ont plus d’une fois sauvé la Patrie en des moments difficiles  ; nous sommes un peuple d’hommes forts et courageux, prêts à prendre la défense des faibles.
  • Nous professons un idéal de justice, à la fois entre les peuples et au sein de notre propre pays. Chacun doit être récompensé à la hauteur de ses talents, de son travail, de sa participation au bien commun. Mais les faibles, les isolés, les anciens doivent aussi être protégés.
  • Nous ne sommes pas des accapareurs, mais nous défendons l’idée d’un bien-être personnel mérité. Une consommation superflue et ostentatoire est amorale et antipatriotique. Pour nous, le monde des affaires ne doit pas avoir d’autre but que d’améliorer la vie elle-même.
  • Nous sommes un peuple attaché à sa relation profonde avec la nature. La Russie est la principale ressource écologique de l’humanité. Préserver au fond de soi l’unité de l’humain et de la nature est une valeur universelle, valable pour tous les habitants de cette planète. Nous aimons en premier lieu la terre de notre Patrie, nous nous engageons à en prendre soin, à la faire s’épanouir. Le passé et l’avenir tout entiers résident dans cette unité entre l’humain et la nature. Nous entretiendrons cette conscience écologique en notre sein, à nos propres enfants, dès la maternelle.
  • Nos héros sont le soldat, l’ingénieur, le savant, le médecin, l’enseignant, le fonctionnaire voué au service du peuple, l’entrepreneur philanthrope, le paysan et l’ouvrier qui bâtissent de leurs mains un pays prospère.
  • Nous sommes la civilisation des civilisations, destinée à unir les civilisations de la Grande Eurasie et du monde.

Je le répète  : en l’absence de grand idée-rêve, la société ne sera jamais un peuple au sens plein du terme. Les serviteurs de l’État n’auront d’autre incitation au travail que la simple exécution de leurs fonctions et la recherche de leur bien-être personnel.

On ne gagne pas une guerre si on ne comprend pas à quelle fin on la mène. Aujourd’hui, il s’agit bel et bien d’une guerre pour la conservation et la renaissance de la part humaine qui se trouve dans l’humain, d’une guerre pour la liberté et la souveraineté du pays, de tous les pays, de tous les peuples. Si on fait la guerre sans comprendre au nom de quoi, ses résultats sont condamnés à s’évaporer.

Parmi les tâches grandioses qui se présentent à nous, qui se présentent au monde entier en cette période charnière de l’histoire, une autre consiste à construire un nouveau modèle économique fondé non plus sur la maximisation du profit, mais sur l’amélioration de la vie humaine, du milieu environnant, de l’humain lui-même. Je sais qu’un certain nombre d’entreprises en Russie ont déjà adopté ces principes dans leur travail. À l’avenir, cette ligne de conduite doit être généralisée. Les syndicats d’affaires doivent consacrer leurs activités non seulement à la défense des intérêts de leurs membres, mais à la propagande de ces principes de travail dans leur milieu professionnel.

Je le répète  : l’ancien modèle économique, les nouvelles conditions mondiales, exigent un changement de paradigme économique. Ce n’est pas au pays ou à l’État de servir les milieux d’affaires en leur créant des conditions de croissance favorables, mais l’inverse. Les libertés économiques ne sont utiles que si les entreprises sont prêtes à se mettre au service de la société et de l’État. S’il ne s’agit pas de contester les aspirations individuelles à une richesse légitime, la consommation ostentatoire doit devenir un stigmate social. À l’inverse, le point de référence doit être l’entrepreneur mécène et philanthrope.

Visiblement, une réforme de notre politique fiscale s’impose, mais je ne souhaite pas interférer dans une discussion professionnelle qui excède mon domaine de compétence. La guerre suscite déjà des ajustements de fond de notre politique économique, dans le sens d’une plus grande justice sociale. Il faut poursuivre ces changements en cours, en s’appuyant sur les principes d’une nouvelle idéologie de développement, guidée par l’idée-rêve russe.

Contrairement à ce que laisse entendre Karaganov, l’économie russe est fracassée par la guerre. En une année, le prix des pommes de terre a augmenté de plus de 90,5 % et, en février, l’inflation a continué à monter vers des records historiques tandis qu’une faramineuse dette cachée menace le rouble d’implosion.

Sur le plan politique, ce que nous bâtissons n’est pas une démocratie au sens où l’entend la modernité occidentale, mais une méritocratie des chefs  : le pouvoir doit aller aux meilleurs, élevés en notre propre sein, mais sans que nous renoncions pour autant aux institutions démocratiques, en particulier à l’échelle locale et municipale. Sans aller-retour entre la base et le sommet, sans une juste prise en compte de l’opinion de la masse, les meilleures décisions peuvent devenir les pires. Nous sommes un État où règne la démocratie des chefs.

Décoloniser la pensée

Passons à présent à un autre des grandes lignes de cette politique, qui mûrit depuis de longues années, mais reste encore insuffisamment discutée. La mise en œuvre et le triomphe de cette politique s’avèreront impossibles si nous ne dépassons pas le socle idéologique actuel, à la fois obsolète et nuisible, sur lequel reposent toutes nos sciences sociales et, par suite, une grande partie de nos pratiques sociales.

Si nous devons sortir à tout prix de ce cadre, cela ne signifie pas qu’il faille du même coup rejeter une fois de plus tous les acquis de la pensée politique, économique et internationale des générations précédentes. Les bolchéviks avaient déjà jeté l’ensemble de la pensée sociale russe « aux poubelles de l’histoire », avec des résultats bien connus. Plus récemment, nous avons pris un certain plaisir à nous émanciper de tout ce qui pouvait ressembler à du marxisme. Maintenant que nous avons ingéré une foule d’autres dogmes, nous commençons à apercevoir qu’il y avait bien chez Marx-Engels et chez Lénine, avec sa théorie de l’impérialisme, des idées précieuses dont nous aurions pu nous inspirer.

Les sciences sociales, c’est-à-dire les sciences de la vie des humains en société, ne peuvent pas s’abstraire de leur dimension nationale, malgré l’aspect cosmopolite que leurs adeptes tentent parfois de leur donner. Elles prennent toujours racine sur un terreau historique national et n’ont, en dernière analyse, aucune autre fonction que celle de servir les pays d’où elles sont issues, les classes possédantes ou dirigeantes de ces pays, voire les intérêts de certaines oligarchies transnationales, comme dans le cas des élites globalistes-libérales d’aujourd’hui. À transposer sans précaution critique les postulats de ces sciences sur des configurations différentes, on les condamne à la stérilité ou à produire de véritables aberrations.

Maintenant que nous avons renoué avec une relative sécurité militaire et rétabli notre souveraineté politique et économique, nous devons relever le défi de l’émancipation intellectuelle. Cette autonomie est l’une des conditions sine qua non de notre développement et de notre capacité à exercer une influence dans le monde à venir.

Le politologue russe réputé Mikhail Remizov a été, à mon sens, le premier à désigner ce processus sous le terme de « décolonisation intellectuelle ».

Mikhail Remizov est, avec Boris Mezhuev, l’une des figures de proue de de l’école des « Jeunes conservateurs ».

Après avoir vécu pendant des décennies dans l’ombre d’un marxisme importé, nous nous sommes convertis à un nouveau dogme, non moins allogène. Le dogme libéral-démocratique s’est imposé dans la pensée économique, dans la science politique, et même, jusqu’à certain point, dans les études de politique étrangère et de défense. Nous avons bu ce philtre envoûtant jusqu’à la lie, y perdant une partie du pays, de ses technologies et de ses détenteurs. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 que nous avons commencé à mener une politique plus indépendante, mais souvent d’une manière intuitive, dépourvue d’orientations nationales claires (sans lesquelles, je le répète, ces savoirs ne peuvent pas exister), de véritables axiomes scientifiques et idéologiques. Nous n’avons toujours pas trouvé en nous le courage d’avouer que le cadrage idéologique et scientifique sur lequel nous nous étions appuyés au cours de ces dernières quarante ou cinquante années était dépassé, obsolète — si tant est qu’il n’ait pas eu dès l’origine vocation à servir les intérêts d’autres pays.

Je propose, pour l’illustrer, de poser une dizaine de questions, choisies au hasard dans une longue liste, en commençant par des questions presque éternelles, issues de la plus haute philosophie. Qu’est-ce qui, de l’esprit ou de la matière, est premier dans l’humain et dans la société  ? En des termes plus directs, plus politiques  : quels sont les intérêts qui meuvent les individus et leurs communautés — qui se trouvent être, dans le monde moderne, les États  ? Le facteur économique, ont répété les marxistes vulgaires et les libéraux. Nous n’avons pas oublié que la fameuse déclaration de Bill Clinton [en réalité, James Carville], « It’s the economy, stupid », semblait un axiome incontestable jusqu’à récemment encore. Chez nous, elle s’est transformée, comme je le disais plus haut, en un slogan pire encore, qui a presque devenu un commandement officiel dans les sphères dirigeantes  : « Le fric triomphe du mal ».

Or, les humains affranchis du sentiment le plus élémentaire de faim, et même d’ailleurs un très grand nombre d’humains parmi ceux qui souffrent de la faim, sont en réalité mus par des intérêts d’un ordre supérieur  : l’amour de la famille, de la patrie, la quête de dignité nationale, de liberté individuelle, mais aussi de pouvoir et de gloire. La hiérarchie des valeurs est connue depuis longtemps, depuis que la célèbre pyramide de Maslow a fait son apparition dans l’espace savant au cours des années 1940-1950. Or, le capitalisme moderne a déformé cette pyramide en imposant, d’abord par les médias traditionnels puis par des réseaux numériques omniprésents, sa philosophie d’expansion infinie de la consommation, tant pour les pauvres que pour les riches, chacun à leur niveau.

Que faire, face à ce capitalisme moderne qui a perdu tout fondement éthique et religieux, qui pousse à la consommation sans limites, qui cherche à brouiller les frontières, éthiques comme géopolitiques, et qui se trouve à présent en contradiction croissante avec la nature, menaçant jusqu’à la survie de l’espèce humaine  ? En Russie, nous savons mieux que d’autres quelles conséquences monstrueuses se font jour quand on cherche à éradiquer l’appât du gain, la course au profit, et à éliminer pour cela la couche sociale d’entrepreneurs et de capitalistes qui portent ces valeurs — des conséquences, au demeurant, aussi monstrueuses pour la société que pour l’environnement, car l’économie socialiste n’était pas réputée pour ses préoccupations environnementales.

Que faire, face aux nouvelles valeurs qui ont cours aujourd’hui  : la négation de l’histoire, de la patrie, du genre, de la foi  ? Que faire, face à l’idéologie LGBT agressive, à l’ultra-féminisme  ? Je reconnais à chacun le droit d’y adhérer, mais je ne considère pas moins ces valeurs comme post-humanistes ou anti-humanistes. Faut-il y voir une étape normale de l’évolution sociale  ? Sans doute pas. Faut-il s’en protéger, en limiter les risques de propagation et attendre que les sociétés veuillent bien guérir de cette nouvelle épidémie morale  ? Ou au contraire entrer ouvertement en lutte, en prenant la tête de l’immense majorité de l’humanité qui professe ces valeurs que l’on dit « conservatrices », alors qu’elles ne sont rien d’autres, en réalité, que des valeurs normales et humaines  ? Faut-il s’engager dans ce combat, au risque d’approfondir une confrontation déjà périlleuse avec les élites occidentales  ? 

J’ai déjà énoncé ma conviction plus haut. Il faut passer à l’offensive idéologique. Il ne faut plus se sentir gêné de dire la vérité. Ce n’est pas seulement une question de respect de soi qui concerne seulement la Russie, c’est une question de respect de soi pour la « majorité mondiale » des personnes normales.

Dans le monde actuel, le développement des technologies et les gains de productivité ont permis à la plupart des populations d’accéder à une forme de satiété matérielle. En même temps, ces dynamiques ont plongé la planète entière dans l’état d’anarchie que nous lui connaissons, emportant avec elles l’essentiel des repères traditionnels. Faut-il croire qu’à l’avenir les intérêts liés à la sécurité, ainsi que les instruments militaires et la volonté politique qui les garantissent, devront primer sur les intérêts purement matériels  ? Ma réponse reste un « oui » inconditionnel, même si elle paraîtra sans doute novatrice ou extravagante à beaucoup.

Dans un autre domaine  : en quoi consiste la dissuasion militaire dans le monde d’aujourd’hui  ? S’agit-il de menacer de causer des dommages aux atouts nationaux et physiques ou bien aux atouts étrangers et aux infrastructures informationnelles, auxquelles sont étroitement liées les oligarchies cosmopolites occidentales  ? Et si l’on détruit ces infrastructures, qu’adviendra-t-il alors des sociétés occidentales  ? Faut-il que les forces de dissuasion ciblent directement les lieux où se concentre cette oligarchie  ?

Non sans lien avec la question précédente, qu’est-ce que cette fameuse « parité stratégique », concept que nous continuons manifestement à employer  ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas d’une ânerie fomentée à l’étranger, du panneau dans lequel sont tombés les dirigeants soviétiques en proie à un complexe d’infériorité et au syndrome du 22 juin 1941, entraînant le pays dans une course aux armements épuisante pour lui et pour sa population  ? Il semble que la Russie ait déjà commencé à répondre à cette question, bien que nous continuions d’insister sur l’importance de l’équilibre et de la symétrie.

Qu’est-ce que le contrôle des armements, aux vertus duquel beaucoup persistent apparemment à croire  ? Est-ce un moyen de freiner une trop coûteuse course aux armements, toujours favorable à la partie la plus riche, et de réduire ainsi le risque de guerre  ? Ou plutôt un instrument de légitimation de cette même course aux armements, d’imposition à l’autre partie de programmes militaires inutiles  ? La réponse est loin d’être évidente.

Mais revenons à des questions de plus haut niveau.

La démocratie est-elle vraiment le summum de tout développement politique  ? Ou alors faut-il la considérer, sauf dans le cas de la démocratie directe aristotélicienne (qui elle aussi avait ses limites), comme un moyen pour la classe dirigeante de contrôler les sociétés  ? Un de ces moyens qui vont et qui viennent en fonction de l’état des sociétés et de leur environnement, que l’on abandonne en période de turbulence pour les rétablir dès que les conditions extérieures et intérieures le permettent  ? Il ne faut pas entendre cette affirmation comme un appel à l’autoritarisme sans frein, à la monarchie ou même au totalitarisme (au nazisme). Il me semble d’ailleurs que nous avons d’ores et déjà poussé un peu trop loin la centralisation, comme on le ressent notamment au niveau local, municipal. Mais si la démocratie n’est rien d’autre qu’un instrument, ne pourrait-on pas arrêter de faire croire que nous y aspirons  ? Ne pourrait-on pas plutôt déclarer ouvertement que notre objectif est une société fondée sur la liberté individuelle, le bien-être de la majorité, la sécurité et la grandeur du pays  ? La question qui se poserait alors serait celle de la légitimité du pouvoir aux yeux du peuple. Devrait-on mettre en avant le concept de démocratie dirigée, dans laquelle une méritocratie au pouvoir, menée par un dirigeant fort, s’appuie sur le soutien de la majorité de la société  ? Doit-on affirmer haut et fort que la démocratie mène tout droit à l’anti-méritocratie, à l’ochlocratie — on le constate chaque jour en Occident — et, en fin de compte, à la décadence  ? Par le passé, les expériences démocratiques ont presque toutes conduit à la désintégration et à la dégénérescence des sociétés et des États, la Russie de février 1917 et l’Allemagne de Weimar n’étant que des exemples parmi d’autres.

L’État est-il vraiment condamné à dépérir, comme le supposaient les marxistes ou comme le prêchent depuis un demi-siècle les globalistes libéraux, rêvant d’une alliance entre firmes multinationales, ONG internationales (les unes comme les autres étant continûment nationalisées et privatisées) et organisations politiques supranationales  ? Commençons déjà par voir combien de temps tiendra encore l’Union européenne sous sa forme actuelle. Une fois encore, ce raisonnement ne signifie pas qu’il faille renoncer à coordonner les efforts des différents États et des différents peuples de la planète en vue du bien commun — par exemple, pour abaisser les barrières douanières inutiles ou mettre en place des politiques communes de protection de l’environnement et de lutte contre les épidémies. Cependant, il y aurait peut-être lieu de concentrer nos efforts sur le renforcement de notre propre État et le soutien aux pays qui nous sont proches, en laissant de côté les problèmes mondiaux que nous n’avons pas créés. À moins que, dans ce cas, ces mêmes problèmes ne risquent de s’en prendre à nous plus brutalement encore  ?

Quel est le rôle du territoire  ? Est-il un atout dont il ne reste pas grand-chose, un fardeau, comme on l’entendait dire en Russie, du moins jusqu’à récemment, en écho à l’Occident  ? Ou bien resterait-il malgré tout une source de richesses nationales accrues, surtout dans un contexte de crise environnementale, de changements climatiques et de raréfaction — parfois dans des conditions dramatiques —de l’eau et de la nourriture dans certaines régions  ?

Que doivent alors devenir les centaines de millions de Pakistanais, d’Indiens, d’Arabes et les autres habitants de territoires qui pourraient devenir inhabitables dans les années à venir  ? Devons-nous les inviter à venir s’installer chez nous au plus vite, comme l’ont fait les États-Unis et l’Europe dans les années 1960 en attirant des migrants pour tirer à la baisse le coût du travail et briser l’influence des syndicats  ? Faut-il au contraire se barricader, concevoir un modèle de pays au sein duquel les peuples autochtones de la Russie seraient les réels seigneurs et défenseurs de leur propre territoire  ? Dans ce cas, il n’y aurait plus aucune place pour des perspectives de développement démocratique  : rappelons-nous l’expérience d’Israël avec sa population arabe. Là encore, la réponse n’est donc pas évidente. Il faut que nous élaborions notre propre théorie pour en faire le soubassement de notre pratique, au lieu d’osciller entre une libéralisation maximale des lois migratoires et des appels à interdire totalement l’immigration. 

Peut-on compter sur le développement de la robotique, qui enregistre malheureusement d’importants retards, pour éviter de futures pénuries de main-d’œuvre dans l’exploitation de si vastes territoires  ? Quel doit être, de manière plus générale, le rôle des Russes de sang en Russie, alors que leur proportion diminue inexorablement dans la population totale du pays  ? Spontanément, l’histoire nous inviterait à l’optimisme, puisqu’elle a démontré tous les avantages qui accompagnaient la traditionnelle politique d’ouverture du peuple russe. Malgré cela, on a du mal à en être tout à fait certain. 

Le plus important est sans doute d’apprendre à penser de manière autonome, à comprendre notre place, la place de notre pays dans la géographie et dans l’histoire. Si nous voulons nous rendre utiles, nous devons ressentir au plus profond de nous-mêmes nos racines et les intérêts de notre peuple. Alors, nos recherches scientifiques selon intellectuellement fécondes et utiles à la société et à l’État. 

Bien d’autres questions mériteraient d’être soulevées, surtout dans le domaine économique. L’essentiel est de les identifier et d’y apporter des réponses au plus vite. La capacité de réaction rapide est un critère déterminant de notre développement et de notre victoire. Nous avons besoin d’une nouvelle économie politique, affranchie des dogmes du marxisme et du libéralisme, mais qui soit en même temps quelque chose de plus profond que le réalisme intraitable qui sous-tend actuellement notre politique étrangère. À ce réalisme, on doit faire correspondre un idéalisme offensif, tourné vers l’avenir — une nouvelle idée russe fondée sur notre histoire et notre tradition philosophique propre.

Notre enseignement scientifique ne doit pas présenter de lacunes et de discontinuités. On ne peut pas être culturologue sans connaître l’histoire et la géographie  ; a fortiori être économiste en méconnaissant ces disciplines ou en ignorant tout des relations internationales — dans la mesure où celles-ci sont une science.

C’est là, j’en suis convaincu, la nouvelle mission de nos chercheurs en relations internationales, en science politique, en géographie, en philosophie  ; une mission d’une difficulté supérieure, qui suppose de renoncer préalablement à toutes les habitudes confortables qui sont devenues autant de stéréotypes de pensée, pour ne plus en conserver que ce qui est utile à la société et à la patrie.

Pour alléger quelque peu le poids de cette mission, je finirai par une image à moitié sérieuse, en demandant s’il n’est pas temps de reconnaître que notre objet d’études, la politique étrangère, nationale ou économique, est le fruit de la créativité des masses et des dirigeants. Ne s’agit-il pas alors d’un art, plutôt que d’une science  ? De nombreuses choses y demeurent inexplicables, puisqu’elles relèvent au premier chef de l’intuition et du talent. Quant à nous, nous nous trouvons devant ce spectacle un peu comme des critiques d’art  : nous décrivons, nous repérons des tendances, nous enseignons l’histoire, nous produisons un savoir utile aux véritables créateurs  : les peuples et leurs dirigeants. Trop souvent pourtant, nous nous enfermons dans une scolastique stérile, nous créons des théories détachées de la réalité, nous déformons cette réalité par des découpages excessifs  : nous pratiquons l’art pour l’art.

Enfin, un dernier élément de réflexion  : dans l’enseignement de nos sciences-arts, nous devons remplacer le cours de théorie par un cours de critique des théories — de toutes les théories, y compris celles que nous professons. Les théories seules ne peuvent pas expliquer adéquatement ce qui se déroule dans l’esprit des individus, dans les sociétés et dans le monde. Le plus souvent, elles déforment notre compréhension et, par conséquent, toute action qui prendrait appui sur cette compréhension. Il faut connaître les théories, mais nous laisser guider par l’intuition, qui repose elle-même sur le savoir et sur la volonté — sur notre volonté propre, notre volonté humaine et, si possible, sur la volonté divine.

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