La guerre que mène la Russie en Ukraine et ses conséquences à long terme soulèvent, en ce début d’année, les questions les plus épineuses. Sur le front, les combats se sont enlisés dans une impasse sanglante. Les effets ravageurs de la guerre sur les sphères économiques et sociales de l’Ukraine et de la Russie ne font que s’aggraver. Le monde euro-atlantique n’a plus d’autre choix que d’élaborer une nouvelle stratégie d’endiguement de la Russie, au vu des résultats mitigés des mesures adoptées jusqu’alors et sur fond de l’entrée en fonctions de Donald Trump, qui accentue la pression sur l’Ukraine pour l’amener à plier face à Poutine. La principale étape pourrait être l’arrêt des hostilités et l’entrée dans une longue phase de négociations.

Une baisse d’intensité de l’affrontement militaire — et, à plus forte raison encore, son arrêt total — serait indéniablement bénéfique, ne serait-ce qu’en termes d’économie des vies humaines. Cependant, il n’existe pour l’heure aucune garantie concrète de paix durable au lendemain de la guerre. Il est même difficile d’imaginer un scénario de négociations qui empêcherait le régime de Poutine de conserver sa stabilité et sa dangerosité. Enfin, les processus politiques et sociaux internes à la Russie pourraient venir s’ajouter à cet horizon d’incertitudes.

Malgré toutes les limites des enquêtes conduites dans la Russie totalitaire, les recherches sociologiques révèlent un mécontentement bien réel de la population vis-à-vis de la guerre et une demande explicite d’arrêt immédiat des hostilités, indépendamment même de ses résultats. Tel est du moins le tableau que présentent les centres les plus réputés d’étude de l’opinion publique, comme Levada ou RussianField.

La guerre a des conséquences délétères sur la qualité de la gouvernance interne du pays et sur le traitement des enjeux sociaux fondamentaux. L’économie de guerre de la Russie, actuellement soumise à un régime de surtension, fonctionne au détriment des besoins vitaux de la population, qu’elle soumet à un stress constant et empêche de se projeter dans l’avenir. La sphère sociale se présente sous un jour dégradé et chaotique, tandis que l’arbitraire des pouvoirs régionaux et des forces de sécurité s’intensifie. Dans ce contexte, de nouveaux foyers de protestation sociale ne cessent d’émerger, les défenseurs des droits et les médias citoyens en ligne poursuivent leurs activités  : il reste donc, bien que dans un cadre étroit, des espaces propices aux activités politiques d’opposition.

Il est difficile d’imaginer un scénario de négociations qui empêcherait le régime de Poutine de conserver sa stabilité et sa dangerosité.

Lev Ponomarev, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

À l’heure de l’élaboration d’une stratégie de négociation avec la Russie, il faut tenir compte de l’ensemble de ces dynamiques internes. Une cessation des hostilités négociée dans des termes favorables à la Russie s’interdirait de réduire la menace que représentent Poutine et son régime. Bien au contraire, la dangerosité de ce dernier ne fera que s’accroître avec son maintien au pouvoir.

Des changements politiques substantiels sont donc nécessaires — mais ils ne peuvent se concrétiser qu’en s’appuyant sur la société civile russe. Cette ligne d’action exige une coordination des efforts au sein de la coalition internationale anti-Poutine et de la société civile russe elle-même, tant en Russie qu’à l’étranger.

Avant toute chose, il est nécessaire d’inscrire à l’ordre du jour des négociations à venir une série d’exigences politiques  : la libération des prisonniers politiques — d’abord ceux qui se trouvent dans un état critique, puis tous les autres —, ainsi que l’assouplissement de la répression qui vise actuellement l’opposition et la société civile. Il est évident que la libération des prisonniers de guerre doit s’accompagner de celle des opposants à Poutine — qui sont, de fait, aussi des prisonniers.

Pour atteindre ces objectifs, il est nécessaire que l’opposition russe, en particulier celle en activité dans les différents pays d’Europe, renforce sa cohésion interne.

Les réalités de la société civile russe d’aujourd’hui

Une partie conséquente de l’opposition russe se trouve à ce jour hors des frontières du pays, notamment en Europe. Ses représentants sont engagés dans une campagne active contre la guerre en Ukraine et la politique de Poutine, tout en s’efforçant d’informer la population restée en Russie et d’aider l’Ukraine et les réfugiés ukrainiens. Si cette dimension de la société civile est la plus visible en Europe, c’est néanmoins en Russie que se trouve la grande masse des partisans du changement démocratique et des militants de base. Il reste encore à l’intérieur du pays un réseau étendu d’activistes civiques et de défenseurs des droits de l’Homme. Le parti anti-guerre Jabloko, actif dans les régions, a exigé publiquement une cessation des hostilités et de la répression politique dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine.

Au cours de la campagne présidentielle de 2024, les candidats indépendants Ekaterina Duntsova et Boris Nadejdine, tenants d’une ligne anti-guerre, ont reçu de larges soutiens. Poutine a finalement dû les empêcher de se présenter aux élections face au risque de concurrence sérieuse qu’ils incarnaient. Ces responsables politiques poursuivent néanmoins leur activité en Russie, agrégeant autour d’eux une jeunesse politiquement active. Nadejdine bénéficie du soutien du parti « Initiative citoyenne », tandis que Duntsova essaye tant bien que mal de faire autoriser son propre parti, tout en organisant des rassemblements impressionnants en région.

Il est toutefois essentiel de conserver à l’esprit que, en vue d’échapper à la répression, les personnes restées en Russie doivent agir et s’exprimer avec la plus grande prudence. Elles ne peuvent pas se permettre une rhétorique ouvertement pro-ukrainienne ou violemment anti-guerre. Ces précautions ne signifient pas pour autant qu’elles ne font pas partie des forces démocratiques d’opposition à la guerre.

Il reste encore à l’intérieur de la Russie de Poutine un réseau étendu d’activistes civiques et de défenseurs des droits de l’Homme.

Lev Ponomarev, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

La vitrine de l’opposition russe en Occident

Les médias proposent le plus souvent une représentation simpliste de l’opposition russe, en focalisant toute leur attention sur les figures les plus médiatiques et une poignée d’organisations politiques, basées à l’étranger et dépourvues de liens forts avec la société civile russe.

Mais l’opposition russe représente en réalité une immense communauté regroupant des militants de base opposés à la guerre, des organisations politiques et de défense des droits de l’Homme, des médias indépendants, ainsi qu’un réseau de partisans des changements démocratiques en Russie. Cette communauté serait le meilleur point de départ d’une normalisation politique en Russie, si la pression des forces de répression et de censure venait à s’alléger.

Et pourtant, tout au long de ces derniers mois, le principal objet de discussion — y compris au sein des médias de l’opposition russe — a été la question des conflits internes entre les différents leaders de l’opposition, en lieu et place de débats sur les actions communes à mener et les moyens les plus efficaces de changer réellement la donne au sein du pays.

La principale ligne de fracture oppose d’un côté la Fondation anticorruption (Fond bor’by s korrupciej), centre d’investigation et organisation politique du leader d’opposition Alexei Navalny, assassiné en février 2024, et de l’autre le Comité anti-guerre (Antivoennyj komitet) de Mikhail Khodorkovsky et, secondairement, du politicien et blogueur Maksim Kac.

Il est impensable, même en cas de dissensions de fond entre les différents leaders, que ces conflits en viennent à occuper le devant de la scène et occulter l’agenda de lutte contre le poutinisme. En s’engageant dans ces conflits, l’opposition russe dilapide son potentiel, écœure ses partisans et semble beaucoup plus affaiblie qu’elle ne l’est en réalité, autant de conditions qui l’empêchent de proposer à la société russe une alternative claire au poutinisme.

Les fondements du mouvement anti-guerre en Russie

En prenant position contre la guerre, en la condamnant comme un crime et une tragédie, l’immense majorité des membres les plus actifs de l’opposition ne cherche pas à se rallier à l’équipe de Navalny, à celle de Khodorkovsky ou à toute autre enseigne politique. Plus fondamentalement, ces personnes suivent leur sentiment intérieur qui les pousse à rejeter le mal et à défendre la paix, la liberté, l’humanité. C’est pourquoi il n’est absolument pas pertinent de percevoir l’opposition russe comme un groupe de leaders entourés de leurs partisans respectifs.

Dans les faits, les différentes initiatives anti-guerres et communautés de Russes de la diaspora communiquent entre elles et coordonnent leurs efforts sans difficulté particulière, dans une atmosphère de soutien mutuel. La majorité des partisans du mouvement démocratique et anti-guerre voit d’un très mauvais œil les dissensions entre leaders et recherche plutôt une véritable représentation politique en discussion avec sa base, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger  ; ils n’ont aucune intention de prendre parti dans ces affrontements, ni d’entrer dans le détail des accusations réciproques, et tendent bien plutôt à soutenir toutes les tentatives efficaces et les propositions concrètes d’action contre Poutine, d’où qu’elles viennent.

Voilà plus de deux ans que nous suivons de près ces tendances en menant des enquêtes d’opinion parmi les signataires de la plus grande pétition anti-guerre russe, qui avait recueilli plus de 1 200 000 signatures dès les premiers jours du conflit. Après plus de trois années de guerre, on constate que les citoyens ordinaires exigent des leaders de l’opposition qu’ils unissent leurs efforts autour de tâches et d’objectifs communs.

Soulignons enfin qu’une communication régulière a finalement été plus ou moins rétablie entre toutes les principales organisations anti-guerres, en grande partie grâce au travail du Comité anti-guerre, et ce malgré le fait que la Fondation anti-corruption persiste à se tenir à l’écart de ces processus, ignorant, voire attaquant publiquement toutes les tentatives d’organiser des réunions ouvertes de l’opposition en vue d’accorder les positions et les actions.

Dans les faits, les différentes initiatives anti-guerres et communautés de Russes de la diaspora communiquent entre elles et coordonnent leurs efforts sans difficulté particulière, dans une atmosphère de soutien mutuel.

Lev Ponomarev, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

L’heure est venue de faire un pas en avant 

Il est très probable que l’on assiste dans un avenir proche à un regain d’activité de la société civile en Russie. Ses revendications porteront en priorité sur des questions sociales et de défense des droits humains, ce qui les placera d’emblée dans la zone grise de ce que tolère encore le régime. D’un côté, ce regain d’activité suscitera assurément une nouvelle vague de répression  ; de l’autre, il sera forcément alimenté par l’indignation et le désespoir des proches des conscrits et des soldats mobilisés.

La dernière session télévisuelle de questions-réponses avec Poutine, fin 2024, n’a fait que confirmer l’impression qu’il nageait en pleine dérive maniaque. Son entourage immédiat ne peut manquer de le percevoir et de chercher des alternatives. Une fracture au sein de la sphère des élites, soutenue par une politique intelligente de la part des pays de l’Europe et par l’activité de la société civile russe, pourrait donner à la Russie une chance d’entreprendre une transition de pouvoir pacifique, lui évitant ainsi les scénarios les plus périlleux.

Malheureusement, Donald Trump veut négocier une sortie de guerre en excluant non seulement l’Ukraine, mais aussi l’Europe. 

Nous appelons les responsables politiques des États-Unis et des pays européens en charge de la stratégie vis-à-vis de la Russie à prendre conscience de l’ampleur réelle et du potentiel de la société civile russe — éclipsée derrière une poignée de noms connus — et à considérer cette dernière comme l’un des acteurs majeurs des changements politiques nécessaires en Russie.

Il est très probable que l’on assiste dans un avenir proche à un regain d’activité de la société civile en Russie.

Lev Ponomarev, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Nous attirons également l’attention sur l’initiative PeopleFirst fondée par des défenseurs des droits humains travaillant en Ukraine et en Russie, qui demande que les négociations prennent pour point de départ les enjeux humanitaires  : le sort des prisonniers de guerre, des victimes de l’occupation et des déplacements forcés, en particulier les enfants, ainsi que la libération des prisonniers politiques russes, à commencer par ceux qui se trouvent dans un état de santé critique.

Nous partons du principe qu’une libération de centaines de militants anti-guerre concomitante à la cessation des hostilités serait une première étape en direction d’un affaiblissement du régime répressif. On verrait ainsi s’ouvrir un espace élargi de lutte politique, qui revivifierait l’opposition, tant en Russie qu’à l’étranger. 

Ces conditions fondamentales sont un passage nécessaire si l’on veut accroître les chances d’opérer une transformation progressive du régime agressif russe et de prévenir un nouveau cycle guerrier.

Un pas en avant est possible. L’heure est venue de le faire.