Trump a un plan, plus radical, mieux défini : réorganiser la mondialisation. Afin de s’orienter dans les chiffres et la géographie de cette séquence particulièrement tendue, le Grand Continent propose le premier Observatoire de la guerre commerciale. Pour soutenir ce travail et participer au développement d’une rédaction européenne indépendante, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue

Moins d’un mois à peine après sa prise de fonction, les mesures et les annonces de Donald Trump, sur le plan domestique comme à l’égard des pays tiers, engendrent en Europe un effet de sidération, de surprise ou de déni 1. Celui-ci s’incarne notamment dans la tentation de tout rationaliser pour conclure que Donald Trump ne pourra pas, ou ne souhaitera pas, appliquer ce qu’il a annoncé dans sa campagne présidentielle car cela ne serait pas dans son intérêt. 

Cette conviction est notamment partagée par certains acteurs économiques en Europe, eux-mêmes influencés par les marchés et les milieux d’affaires aux États-Unis qui ont réagi favorablement à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment ainsi que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier à certains égards, dans un contexte économique déjà porteur aux États-Unis, notamment par rapport à l’Europe.

Donald Trump reprend pourtant son action exactement là où il l’avait laissée à la fin de son premier mandat — au moment de l’attaque contre le Capitole et de sa tentative d’interrompre la transition démocratique du pouvoir en janvier 2021.

Beaucoup d’entreprises européennes implantées ou investissant aux États-Unis estiment que la présidence Trump ne devrait pas les pénaliser, voire même qu’elles pourraient en bénéficier.

Renaud Lassus

L’une de ses toutes premières décisions a été d’amnistier les assaillants du Capitole, y compris ceux qui avaient été condamnés pour des actes violents contre les forces de police.

Depuis les premiers jours, son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières.  

Ces questions charrient des implications considérables pour l’Europe : sous-estimer les risques ne permet pas aux acteurs économiques européens de s’organiser en conséquence.

Aujourd’hui, les entreprises européennes des différents secteurs d’activités ne cherchent pas à s’allier pour défendre leurs positions ni aux États-Unis, ni au sein de l’Union, car elles n’en ressentent pas le besoin. Cet état de fait réduit la capacité des institutions européennes à établir une stratégie claire bénéficiant d’une assise forte au sein de l’Union pour faire face à Donald Trump. Or dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire des États-Unis et dans les relations de ceux-ci avec l’Europe et le reste du monde, tous les moyens d’actions devraient être mobilisés.

Déjouer le piège commercial global de Donald Trump

Les risques pesant sur les exportations européennes vers les États-Unis sont désormais clairement identifiés.

Donald Trump a annoncé vouloir frapper les exportations européennes lorsqu’existe un déficit commercial sectoriel américain — ce qui concerne notamment, en France, les vins et spiritueux, les cosmétiques ou le luxe. Il entend également utiliser les tarifs douaniers comme outil de pression politique pour imposer ses vues. La probabilité est très élevée qu’il souhaite y recourir contre les régulations européennes des technologies numériques et de l’intelligence artificielle — on pense ici aux exigences d’Elon Musk — ou, en matière climatique, contre la taxation du carbone aux frontières de l’Europe qui entrera en vigueur début 2026. 

Son second mandat exprime des aspirations et des pulsions autoritaires qui se projetteront aussi contre les acteurs économiques et il est porté par une base politique qui exprime un rejet de toutes les élites, en particulier économiques et financières.

Renaud Lassus

Mais les risques dépassent largement les seules menaces sur les exportations depuis l’Europe : les positions des entreprises européennes sur les marchés mondiaux et européens seront également affectées.

L’idée selon laquelle les grands groupes, à la fois « européens en Europe » et « américains aux États-Unis », seraient en quelque sorte protégés est fragile : il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux.

Donald Trump va d’abord accentuer le découplage économique et technologique entre les États-Unis et la Chine — sur des bases d’ailleurs largement bipartisanes aux États-Unis — avec des mesures extraterritoriales affectant les entreprises européennes, y compris possiblement pour leur interdire d’investir en Chine dans certains secteurs (outbound investments). 

D’une façon générale, plus Donald Trump augmentera les droits de douane américains à l’égard de la Chine, plus la tendance déjà existante du report vers le marché européen de la pression concurrentielle des surcapacités chinoises dans de nombreux secteurs s’accentuera. La question des véhicules électriques le montre déjà.

Surtout, les entreprises européennes et françaises ne doivent pas considérer qu’elles seront protégées de toute menace dès lors qu’elles produisent aux États-Unis.

Donald Trump insiste sur sa volonté d’attirer les entreprises aux États-Unis et de leur offrir des conditions d’activité et de développement très favorables. Les fondamentaux de l’économie américaine sont également attractifs aujourd’hui. Mais des signaux plus préoccupants sont également perceptibles. C’est sur ce point que les « angles morts » de l’appréciation des risques sont les plus importants en Europe aujourd’hui.

Il n’y a pas d’étanchéité entre les marchés américain, européen et globaux.

Renaud Lassus

Des tarifs aux taxes : les effets directs et indirects du trumpisme contre les entreprises

De façon très opérationnelle d’abord, les instructions données aux administrations américaines chargées de l’immigration, et les quotas journaliers qui leur sont fixés en termes d’arrestations de migrants illégaux les amèneront à effectuer des opérations de contrôle, y compris dans les usines ou à proximité des lieux de travail, ce qui pourrait avoir un effet dissuasif significatif sur la disponibilité de la main-d’œuvre peu qualifiée pour les entreprises françaises aux États-Unis, par exemple dans l’agroalimentaire.

Des discussions sont par ailleurs en cours au sein de l’administration Trump pour reconsidérer le régime des visas des personnels très qualifiés auxquels font appel les entreprises françaises pour leurs activités aux États-Unis. Dans le contentieux entre Donald Trump et la Colombie, l’accès aux États-Unis des ressortissants colombiens, disposant pourtant de documents légaux des services d’immigration américains, a été immédiatement reconsidéré.

Donald Trump a également demandé à ses administrations de lui faire, d’ici au 1er avril, des recommandations dans les domaines dans lesquels elles estiment que les entreprises américaines sont taxées de façon discriminatoire par des pays tiers.

Le président américain entend considérer la possibilité d’utiliser certaines dispositions du Code fiscal américain pour appliquer en retour des sanctions fiscales contre les entreprises de pays tiers sur le sol américain. En pratique, la taxe sur les services numériques appliquée par la France, les amendes européennes contre des entreprises technologiques américaines ou la taxe carbone aux frontières de l’Union pourraient entrer dans le champ des dispositions visées par Washington.

Par ailleurs, un grand nombre d’entreprises françaises présentes aux États-Unis travaillent avec des usines ou des partenaires au Canada et au Mexique, dans le cadre des règles instituées depuis plus de 30 ans par l’accord économique et commercial entre les États-Unis et ces pays. La remise en cause de cet accord de libre-échange et les très fortes incertitudes qui en résultent, liées aux premières annonces de Donald Trump, les affectent directement.

Plus fondamentalement encore, ce qui caractérise déjà et va caractériser le second mandat de Donald Trump, est sa politisation extrême et une exigence de fidélité absolue de tous les acteurs à l’égard du président américain, sous peine de menaces et de sanctions.

Les pressions de Donald Trump ne se limitent pas à ses adversaires politiques : elles s’appliqueront aussi aux entreprises et à leurs dirigeants. À la tribune du Forum économique mondial, il a ainsi menacé publiquement et en direct le président de Bank of America au motif que cette banque discriminerait ses soutiens politiques. Mark Zuckerberg a quant à lui changé sa politique de modération des contenus sur les réseaux sociaux, pour plaire au nouveau président américain et éviter l’instrumentation politique des procédures antitrust contre son entreprise. Il avait également été menacé de prison à vie pour avoir décidé la fermeture du compte Facebook de Donald Trump après l’attaque contre le Capitole. D’autres cas de  pressions peuvent être cités comme celui d’Amazon et la volte-face de Jeff Bezos en faveur de Trump.

Si ces patrons américains, parmi les plus puissants du monde, se trouvent directement et personnellement menacés, qui pourrait penser que cela ne pourrait pas être le cas à l’avenir pour des dirigeants d’entreprises européennes s’agissant de leurs engagements et de leurs actions pour lutter contre le changement climatique, par exemple ?

Trump contre la liberté d’entreprise

La perspective de sanctions directes et d’instrumentalisation des politiques publiques contre les entreprises s’est d’ailleurs déjà présentée de façon très concrète lors du premier mandat, au moment du contentieux entre Donald Trump et la Californie sur les standards d’émissions automobiles. Seule son équipe l’avait alors empêché d’appliquer des représailles fiscales contre les groupes automobiles qui préféraient les standards californiens pour des raisons économiques. Ces équilibres et ces contre pouvoirs internes n’existent plus dans ce second mandat.

Par ailleurs, en cas de crise domestique grave, Donald Trump désigne des boucs émissaires. Les entreprises n’échapperont pas à cette situation : les assureurs et les banques américaines pourraient se trouver rapidement en tête de liste à la prochaine catastrophe naturelle qui frappera les États-Unis, au motif qu’ils se retireraient des régions les plus exposées pour « abandonner » les Américains les plus vulnérables.

Ces pressions s’expriment aussi par les menaces des soutiens de Donald Trump contre la liberté de choix des entreprises.

Certaines entreprises américaines parmi les plus importantes se trouvent aujourd’hui menacées politiquement par des membres du Congrès et sur le plan judiciaire au motif qu’elles n’achètent pas des espaces de publicité sur X car elles craignent de voir leurs marques accolées à des contenus auxquels elles ne souhaitent pas être associées.

Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières.

Renaud Lassus

Pam Bondi, la nouvelle Attorney General, a souligné qu’elle mobiliserait les moyens du Department of Justice (DoJ) contre les entreprises qui mettraient en œuvre des programmes de diversité et d’inclusion (DEI). Avant l’élection, des États républicains avaient menacé de sanctionner les banques et établissements financiers appliquant les standards de gouvernance sociale et environnementale — standards dits ESG — avec une portée extraterritoriale contre des initiatives engagées en dehors des États-Unis, notamment en Europe. 

Les entreprises qui accordent une couverture santé couvrant les frais médicaux liés à un avortement pourraient ainsi se trouver attaquées dans certains États américains.

Face à ces risques, les éléments positifs mis en avant par les marchés jusqu’ici pour saluer le nouveau mandat de Donald Trump doivent être mis en perspective.

Ces réactions favorables tiennent d’abord à la perspective des baisses d’impôts annoncée par Donald Trump, notamment de l’impôt sur les sociétés. La majorité républicaine du Congrès étudie cependant des modalités de tax cuts qui pourraient se révéler moins ambitieuses qu’initialement annoncé pour ne pas creuser trop fortement la dette et prévenir les tensions sur les taux et un possible conflit avec la FED.

De même, les milieux d’affaires américains ont salué la dérégulation annoncée par Donald Trump, qu’il s’agisse de la SEC pour les établissements et les marchés financiers ou les crypto-monnaies, de la FTC ou des agences fédérales en charge de l’environnement. Ce qui émane de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas un rééquilibrage des réglementations existantes mais la suppression pure et simple d’agences fédérales entières. Or il n’est pas assuré que les entreprises aient intérêt à voir disparaître un cadre fédéral établi, avec des fonctionnaires de carrière qui opèrent selon des procédures prévisibles, au profit d’un système nouveau, très vulnérable aux conflits d’intérêts et porté par des acteurs motivés par un agenda très idéologique et partisan.

L’opportunisme trumpien en Europe : un dangereux pacte faustien

Dans un tel contexte, considérer que ce qui arrivera dans les sphères politique et judiciaire aux États-Unis n’aura pas d’impact dans le domaine économique et que les acteurs de marché et les entreprises pourraient se désintéresser, sans dommages, de ce qu’il advient du respect de la Constitution et de la règle de droit, constituerait une approche extrêmement risquée. 

L’exécutif américain a par exemple déjà indiqué, par la voix de son vice-président, qu’il ne s’estimait pas lié par les décisions du pouvoir judiciaire ou qu’il entendait remettre en cause certaines dispositions de la Constitution, sur le droit du sol par exemple. 

Ces questions ne touchent pas que les acteurs économiques américains, même si ceux-ci sont évidemment les premiers concernés. 

L’idée que le mandat de Donald Trump serait pour l’essentiel inoffensif et même, à certains égards, bénéfique pour les entreprises européennes, marquerait une sorte de « pacte faustien » dont il importe de considérer lucidement et objectivement les risques dans un contexte qui n’a aucun précédent dans l’histoire contemporaine américaine.

Sources
  1. L’auteur s’exprime dans ce texte à titre personnel.