Les ingénieurs de la conquête : une cyber-destinée manifeste

Une lumière aveuglante perce la nuit. 

Droit dans les yeux.

Elle fend la voie ferrée à côté d’une clairière ouverte entre deux rangées d’arbres parallèles. 

Le long d’un horizon incliné, fraîchement et méticuleusement déboisé, des huttes et des tentes en bois se détachent — signes de la présence humaine qui a construit le chemin de fer sur lequel le train fonce désormais vers nous.

Westward The Star Of Empire Takes Its Way. L’œuvre de 1867 d’Andrew Melrose est considérée, avec les peintures d’Emanuel Gottlieb Leutze et les lithographies de Fanny Palmer, comme l’une des représentations les plus emblématiques de l’expansion continentale américaine qui a vu des centaines de milliers de pionniers déferler le long de la Frontier au cours du XIXe siècle.

Elle est également reconnue comme une évocation du mythe de la destinée manifeste 1 fondée sur l’élection divine, la technologie — représentée par le chemin de fer et le train sous le pinceau de Melrose — et les idéaux de liberté.

Inventée par le journaliste John L. O’Sullivan dans deux articles publiés en 1845, la doctrine de la destinée manifeste fait référence à la vocation naturelle et divine des États-Unis à s’étendre sur le continent nord américain pour propager les idéaux de liberté et d’autonomie 2.

Elle est aux racines culturelles de ce qui deviendra plus tard l’exceptionnalisme américain 3.

À Washington, dans l’ombre de la Maison Blanche, une nouvelle forme de destinée manifeste — beaucoup plus accélérée, elliptique et hautement technologisée — est en train d’émerger dans les phases de constitution et de structuration du second mandat de Trump 4.

Une révolution culturelle.

Le Département pour l’efficacité gouvernementale, abrégé sous le nom D.O.G.E., sous la férule d’Elon Musk, en fait partie — mais il n’est pas le plus important.

Musk jouera le rôle de tête de gondole, de communicant et, sur le plan intérieur, sera appelé à rationaliser une bureaucratie fédérale perçue comme un véritable corps étranger à la conception globale des forces qui ont soutenu Trump 5.

Mais les véritables architectes de cette hybridation entre gouvernement, administration, culture numérique et puissance technologique évoluent en apparence plus à l’abri, tissant une toile algorithmique faite de transactions financières, d’innovations et de projets qui a déjà placé ses hommes de confiance au cœur de l’administration balbutiante.

Pour la plupart, ils ont une certaine expérience et sont plutôt à l’aise avec ce monde : ce sont des sous-traitants gouvernementaux de très longue date — ils agissent en particulier dans les secteurs les plus stratégiques et les plus délicats : défense, sécurité nationale, santé.

Les convois des pionniers viennent de se remettre en route.

Mais contrairement à la dernière fois, ils ont entamé une pérégrination vers l’Est.

De Palo Alto à Washington : comment l’empire de la techno-droite s’étend vers l’Orient américain

Le coucher de soleil de la Silicon Valley n’est pas très romantique. Le ciel n’est pas teinté d’un ardent rouge sang ardent. Sur ce tableau, des lignes relient banalement entre eux par capillarité les nouveaux maîtres du pouvoir numérique et techno-industriel.

Nous vivons dans leur monde : celui de la mafia PayPal et de ses héritiers

Ce côté obscur de la Silicon Valley qui, avant les autres, et contre tous, avait misé sur Donald Trump dès 2016 a gagné en 2024.

Depuis un fameux article de Fortune en 2007 6, le terme de mafia Pay Pal désigne un groupe composé des fondateurs et des cadres dirigeants de PayPal : Elon Musk, Jawed Karim, Jeremy Stoppelman, Andrew McCormack, Premal Shah, Luke Nosek, Ken Howery, David O. Sacks, Peter Thiel, Keith Rabois, Reid Hoffman, Max Levchin, Roelof Botha, Russel Simmons. 

À l’exception peut-être de Thiel, la plupart sont inconnus du grand public.

Leurs créations, elles, sont bien connues : Palantir Technologies, Tesla, SpaceX, Affirm, Yelp, YouTube, LinkedIn, parmi tant d’autres.

Musk — qui n’apparaît pas sur la photo illustrant l’article de Fortune —  est une figure d’intercession, une sorte d’interface entre deux mondes.

D’un côté, le modèle de la Silicon Valley — incarné par la Mafia PayPal. De l’autre, un ordre plus ancien — incarné par Google, la nemesis historique de Peter Thiel 7.

La mafia PayPal qui est en train de devenir la colonne vertébrale de l’administration Trump et qui a également apporté au magnat les scrutins de la galaxie crypto en guise de dot, a une longue expérience des contacts organiques et contractuels avec le gouvernement.

L’entreprise Palantir de Peter Thiel et Alexander Karp est le leader dans la création de logiciels complexes pour l’analyse massive de données et le profilage à des fins de sécurité nationale et de surveillance. Ses contrats avec l’État représentent 60 % de ses revenus totaux 8. Il n’est pas difficile de deviner dans quels secteurs : la défense, le renseignement, mais aussi la santé — c’est l’entreprise de Denver qui a coordonné et rendu possible des opérations de vaccination contre le Covid-19 avec le système Warp Speed, un nom dérivé de la série Star Trek, et réalisé avec des experts militaires 9.

Palantir tire son nom des pierres de voyance du Seigneur des Anneaux, dont Thiel, comme Musk, est un fanatique.

Un autre grand nom de ce circuit, de plus en plus visible, est Marc Andreessen. 

Il est l’un des investisseurs en capital-risque les plus influents et les plus puissants de Californie. Bien qu’il ne soit pas directement lié à la mafia PayPal, il a soutenu avec sa société Andreessen-Horowitz certaines des opérations les plus importantes dans le développement et la mise en œuvre des grands succès de la haute technologie 10. C’est désormais lui qui, dans un rôle de quasi-DRH présidentiel, sélectionne le personnel qui abondera le D.O.G.E. d’Elon Musk 11.

Mais Marc Andreessen, tout comme Peter Thiel, ne se limite pas aux affaires. Il a sa propre vision philosophique.

En octobre 2023, il a publié en ligne un Manifeste du Techno-Optimisme dans lequel on trouve des sources conceptuelles disparates, de l’accélérationniste Nick Land à Vilfredo Pareto, de Nietzsche à Thomas Sowell, du théoricien anarcho-capitaliste David Friedman au futuriste Filippo Tommaso Marinetti, trahissant un éclectisme chaotique qui, lorsqu’il s’agit de décisions et de choix, se sédimente en un pragmatisme visionnaire.

Visionnaire parce que, comme Thiel, Andreessen considère que le véritable succès consiste à tracer de nouvelles voies, à frayer des chemins jamais ouverts par d’autres.

Pragmatique parce qu’Andreessen nomme explicitement ceux qui sont pour lui les ennemis de la croissance économique, de la vocation de puissance et de la défense de la liberté : les théoriciens de la décroissance, les fondamentalistes verts, les régulateurs, la thuriféraires de la responsabilité sociale des entreprises contre laquelle Milton Friedman avait déjà tonné, le « wokisme » présenté comme un authentique cheval de Troie des ennemis de l’Occident.

De même, il dessine une voie qu’il faudrait paver avec les investissements dans l’intelligence artificielle, la robotique, le nucléaire, qui replace l’homme au sommet de l’écosystème et qui mise sur la synergie entre l’innovation capitaliste et l’intérêt national.

Un empire de la liberté à étayer, renforcer et étendre par la sécurité. La vision d’Andreessen synthétise l’intégration disruptive de la haute technologie et de ses démiurges privés avec la physionomie de l’appareil d’État. Elle ne se limite pas à un pur techno-optimisme mais adopte les nuances d’une version revisitée de la doctrine de la destinée manifeste.

Si Thiel, élève attentif de René Girard à Stanford, avait fondé nombre de ses décisions entrepreneuriales et politiques sur le rejet du désir mimétique 12 — entendu comme la fascination pour les modèles déjà existants — préférant, en véritable pionnier visionnaire, emprunter des chemins inconnus, Andreessen, lui, croit fermement à l’héritage du dynamisme américain.

Sur le site de sa société de capital-risque, le dynamisme apparaît comme une hybridation entre une cyber-doctrine de la destinée manifeste, la reconnaissance de la priorité de l’intérêt national — malgré une dimension utopique et mondialiste du numérique — et la nécessité d’une défense intransigeante, même par l’expansion, de la liberté.

La liberté et la sécurité sont pour lui intimement liées. Et pour garantir véritablement et fondamentalement la première, la seconde doit être renforcée par une approche active de la sécurité, à vocation clairement impériale.

Dans un monde global où les défis technologiques transcendent les frontières, où souvent des zones entières sont agrégées sur la base d’intérêts, la seule échelle, la seule forme qui puisse réellement sauvegarder la liberté est donc celle de l’empire.

La sécurité impériale pragmatique prônée dans cette reconstruction est antithétique, ontologiquement et axiologiquement, à la conception la plus répandue de la mondialisation.

La techno-droite, bien qu’issue au moins en partie de la Silicon Valley, déteste la mondialisation. Elle rejette cette manière de tisser des relations commerciales et financières avec des pays étrangers, typique de la « vieille » Silicon Valley. Son bouc émissaire s’appelle Google. Depuis le chaos qui a suivi le projet Maven 13 et, plus tard, l’ouverture d’un laboratoire Google pour le développement de l’intelligence artificielle à Pékin en 2017, les relations ont toujours été tendues, voire irréconciliables. Et Thiel ne manque jamais une occasion de croiser le fer avec le géant de Mountain View.

D’autre part, comme le rappelle souvent la mafia PayPal à ses adversaires « pacifistes », les racines de la Silicon Valley seraient solidement ancrées dans l’industrie militaire et la logique de guerre 16, il a aussi une autre raison, moins évidente vu d’ici. La recherche de plus d’espace, vital pour le développement de grands projets d’intelligence artificielle fondé sur des infrastructures colossales. Un Lebensraum algorithmique.

Une troisième raison sous-tend cette marche vers l’Est : un éloignement politique, revendiqué, des vieilles lunes hippies de la Californie et de ses codes idéologiques, moraux, corporatistes.

Il faut prendre racines ailleurs : à Washington. Les relations et les contacts déjà établis doivent être consolidés, l’agenda doit être dicté, le dynamisme américain et la sécurité impériale en dépendent.

Quelques premiers succès ont été remportés. En examinant le torrent de décrets adoptés à la chaîne par Donald Trump, on en trouve certains, comme « Putting people over fish », qui résonnent avec cette approche et appellent vigoureusement à remettre l’humain au sommet de l’écosystème — contre l’écologie politique de l’ère démocrate. La méfiance à l’égard d’organismes supranationaux comme l’Organisation mondiale de la santé — dont les États-Unis se sont retirés pour augmenter leur pouvoir de négociation et y revenir, le cas échéant, en diminuant son financement et en appelant à une révision radicale de sa gouvernance — vient aussi de cette vision.

Cette dynamique aura un impact sur l’OTAN. Car l’Est vers lequel la techno-droite s’est tournée va au-delà de Washington. C’est aussi celui de ses deux adversaires à l’échelle mondiale — la Chine et l’Union européenne.

Une nouvelle république technologique à l’ère de la sécurité impériale

Un spectre hante depuis quelques jours l’Occident. Il s’appelle DeepSeek-R1.

Un chatbot créé par la start-up chinoise DeepSeek et qui, en quelques jours, a terrorisé ses concurrents directs, comme OpenAI, Meta et Anthropic tout en infligeant d’énormes pertes aux géants du secteur numérique comme NVIDIA, qui a perdu 17 % de sa valeur une seule journée.

Pourtant, DeepSeek n’a rien d’un spectre. Elle ne s’est pas matérialisée soudainement sans crier gare. Elle vient de la ville de Hangzhou, où est également basé le fonds spéculatif qui l’a financée, High Flyer.

Hangzhou est le bastion cybernétique du projet « Made in China 2025 » 17, le pendant numérique des Nouvelles routes de la soie de Xi. Une ville dont la morphologie a été complètement transformée par les investissements et les projets portés par la République populaire. Pour la techno-droite, elle est la manifestation de ce que Nick Land — l’un des prophètes des Lumières noires de la Silicon Valley — entendait par l’un des aphorismes cultes de Meltdown : « NeoChina arrives from the future ».

À Hangzhou, l’intelligence artificielle a également été utilisée pour gérer les flux de véhicules de la ville, pour l’administration quotidienne, et elle a beaucoup progressé, dans un laps de temps extrêmement réduit entre 2015 et 2017.

Surtout, des quartiers entiers de la ville ont de fait été militarisés pour être convertis de force à l’innovation numérique. Sans égard particulier pour les droits de l’homme, l’espace est réquisitionné pour gérer le déploiement de l’infrastructure physique essentielle à l’intelligence artificielle, à la connectivité de pointe et au cloud.

Le mythe d’une intelligence artificielle performante, peu coûteuse, proposée en open source — même si elle n’apparaît pas comme open source au sens strict — a été poussée de manière efficace par le soft power chinois. Ce récit a séduit les marchés et surtout le débat public et politique. Dans la course à la suprématie pour l’IA, la Chine a donné l’impression d’avoir pris l’avantage 18.

Pour la techno-droite, le signal est clair. 

La vision d’une sécurité impériale ne doit plus être un simple slogan mais, face à ces développements, un impératif concret des politiques publiques.

Depuis quelques semaines, le PDG de Palantir Alexander Karp arpente les estrades des salles de conférence, multipliant les déclarations et les analyses. Il fait la promotion de son dernier livre, coécrit avec Nicholas W. Zamiska, directeur corporate chez Palantir, à paraître mi-février.

Son titre est un véritable manifeste programmatique de la techno-droite : The Technological Republic.

Son sous-titre est encore plus explicite : Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West.

L’enjeu est clair : l’avenir de l’Occident. 

Et cet avenir passe aussi par le hard power — la puissance des armées et celle des technologies au service de l’intérêt national.

Que dit Karp ? Il affirme, en écho à Thiel, que l’innovation technique, le progrès culturel et la volonté de prendre des risques sont des éléments clefs pour sauver l’Occident de la stagnation et de la dérive dans lesquelles il s’est enfoncé. Si rien n’est fait, ce climat pourrait facilement être utilisé par les ennemis de la liberté et de l’intérêt national américains.

À l’instar de Thiel et Andreessen, il se livre à une critique féroce de la « vieille » Silicon Valley. 

L’accusation est simple et brutale : la vision à court terme, presque hippie, œcuménique et mondialiste de la Silicon Valley, en plus d’avoir tissé des relations avec des réalités puissamment hostiles, a transformé des légions d’ingénieurs, d’inventeurs, de programmeurs, d’informaticiens, en vendeurs dont le seul souci est de créer des algorithmes primitifs et standardisés, dépourvus de tout quotient d’innovation, et de faire de la publicité pour fidéliser les utilisateurs.

De cette manière, l’Amérique et l’Occident dans son ensemble finissent par se concentrer sur le petit bout de la lorgnette. Ils sont à la traîne, comme le montre l’affaire DeepSeek, dans la course mondiale à l’intelligence artificielle.

On retrouve dans cette idée un fort écho à ce qu’Henry Kissinger rappelait dans son dernier livre sur la centralité absolue du progrès technologique comme modalité du hard power 19.

Dans la guerre culturelle de la technologie, la techno-droite est interventionniste : plus d’investissement, plus d’innovation, moins de réglementation. Ses préconisations ne sont plus des éléments d’une simple stratégie commerciale visant à maximiser les profits mais un chemin obligatoire pour défendre la liberté.

Pourtant, la bannière de la liberté, même brandie dans une vision impériale, n’est guère une bannière souverainiste. La techno-droite, dont les racines sont américaines, a cependant des intérêts interconnectés entre différents pays et parle donc le langage de la liberté au lieu d’utiliser explicitement les intérêts nationaux individuels.

Les discours, les livres et les manifestes de la techno-droite utilisent l’expression « Occident » non seulement comme un espace à conquérir, mais aussi à préserver et à défendre contre l’invasion, la décadence et la stagnation.

Pour faire avancer cet ambitieux programme, il devient essentiel d’établir un réseau international de zones non seulement vassalisées mais reliées entre elles par une vision commune qui savent comment utiliser la technologie américaine.

L’unité de l’autorité impériale, dans ce cas, n’est plus politique ou simplement politique mais techno-industrielle. Et tous ses chemins mènent directement aux têtes d’une seule hydre : la mafia PayPal qui a posé ses bagages à Washington.

En 2024, Peter Thiel s’est rendu deux fois en Argentine pour discuter avec Javier Milei des investissements technologiques dans ce pays d’Amérique du Sud.

Elon Musk est en train de nouer une relation organique avec le gouvernement italien pour étudier comme Starlink pourrait régner sur la péninsule. À travers X, il est à la tête de la guerre culturelle que mène la techno-droite en Angleterre, en Allemagne ou en France.

L’hiver de l’Union

Lorsque DeepSeek faisait frémir les politiques occidentaux, les entreprises technologiques, les commentateurs et les experts, Marc Andreessen a eu une réaction particulièrement intéressante. 

Il a posté sur X un meme représentant un homme, personnifiant l’Union européenne, qui fixe sur l’écran de son smartphone une image de bouchon de plastique accroché à la bouteille — le symbole de la surréglementation européenne pour la techno-droite. À quelques pas de lui, d’autres personnages — représentant Anthropic, Meta et OpenAI — jettent un regard furieux en direction d’un autre, censé représenter DeepSeek.

À sa manière, ce meme est lui aussi un manifeste.

Il illustre de manière limpide ce que la techno-droite voit dans l’Union : un fossile inerte, incapable de produire de l’innovation et concentré uniquement sur le fait de se présenter comme un régulateur universel.

Ce n’est pas un hasard si parmi les ennemis énumérés dans le manifeste d’Andreessen figure « l’État universel et homogène d’Alexandre Kojève », qui a joué un rôle décisif aux origines de la bureaucratie de la communauté européenne et dont le résultat est un empire axiologiquement et institutionnellement opposé à l’empire libertaire et pragmatique imaginé par la techno-droite.

Depuis l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD), et compte tenu de sa capacité à s’imposer au-delà des frontières de l’Union dans le domaine de la protection des données personnelles — enjeu essentiel du domaine numérique — l’expression « effet Bruxelles » inventée par Anu Bradford, professeur à l’Université de Columbia, est entrée dans le lexique politique et juridique 20.

L’ambition de l’Europe de devenir un régulateur universel et unilatéral, sous le poids de plus en plus lourd et complexe d’un cadre normatif qui comprend désormais le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA), l’AI Act, et la modélisation d’un marché numérique européen unique qui finirait par être imperméable à l’entrée et à l’expansion de l’influence de la techno-droite, est désormais perçue par cette dernière comme une menace, une dérive hostile, une faille dans la construction de l’archipel fortifié de la sécurité impériale.

Le soutien aux formations politiques eurosceptiques qui semblent promettre une redéfinition radicale du dispositif institutionnel de l’Union et les menaces de Trump sur les tarifs — qui épargneraient toutefois l’Italie de Giorgia Meloni — doivent être lus à travers ce prisme.

C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre le revirement de Mark Zuckerberg — qui, bien que ne faisant pas directement partie de l’appareil de la techno-droite, est l’ami et le partenaire commercial de Peter Thiel depuis que ce dernier a financé les débuts de Facebook — lorsqu’il a déclaré explicitement qu’il attendait de Trump qu’il rétablisse les libertés américaines menacées par la législation européenne 21.

Dans l’état actuel des choses, l’Union croit pouvoir gouverner l’accélération technologique en privilégiant la norme au détriment de l’innovation à l’heure. Mais à l’ère de la sécurité impériale, à l’heure où le marché est de plus en plus connecté à la puissance militaire, cela suffira-t-il ?

Le pivot de la techno-droite vers l’Europe doit nous faire réagir. Il pourrait être l’occasion de repenser radicalement l’architecture institutionnelle de l’Union, ses mécanismes de décision et même sa philosophie — avant qu’il ne soit trop tard.

Car l’alternative est à l’Est, très à l’Est. Nous sommes pris en tenaille entre la nouvelle Silicon Valley et un Silicon Dragon. Mais nous avons encore le choix.

Sources
  1. Sur la frontière américaine comme mythe capable d’influencer l’évolution politique et la construction de l’identité politique, B. Cartosio, Verso ovest. Storia e mitologia del Far West, Milan, Feltrinelli, 2018, p. 35.
  2. La différence entre les frontières européennes et américaines, comme le note F. J. Turner dans son étude classique sur la frontière américaine, consiste précisément dans la fluidité expansive de cette dernière, alors que les premières sont statiques et purement défensives. La frontière américaine, au contraire, est un système habité, vécu, et précisément pour cette raison en expansion continue. Voir : F. J. Turner, La frontiera nella storia americana (1920), Bologna, Il Mulino, 2024, pp. 32 et suivantes.
  3. A. Stephanson, Destino manifesto. L’espansionismo americano e l’impero del Bene, Feltrinelli, Milano 2004.
  4. Parag Khanna avait déjà parlé d’une nouvelle forme de destinée manifeste dans Connectography. Le mappe del futuro ordine mondiale, Roma, Fazi, 2016, p. 172 ff. qui soulignait comment, dans la chaîne de valeur des classes aisées américaines, l’idée d’abandonner le pays pour chercher une forme de réalisation à l’extérieur des frontières est devenue de plus en plus populaire. Une analyse qui se confirme aujourd’hui, précisément parce que la réalisation sur et dans la frontière extérieure devient le moyen de garantir une sécurité et une liberté totales pour les États-Unis. En ce sens, la vis injectée par la techno-droite dans l’idée de garnir, sous forme d’expansion mobile, la frontière extérieure, de forger des liens avec d’autres zones géographiques, de se réapproprier des lieux d’influence et de défense, comme dans le cas du Groenland et du Panama, n’est pas tout à fait un apax dans l’histoire américaine. La jurisprudence de la Cour suprême au début du XIXe siècle ne se préoccupait d’ailleurs guère des frontières intérieures des États-Unis, alors qu’elle accordait au contraire beaucoup plus d’attention à la frontière extérieure et à la souveraineté mobile, par exemple pour le périmètre souverain des eaux et donc pour déterminer jusqu’où un navire étranger pouvait aller. Cf. Cour suprême des États-Unis, Little v. Barreme, 6 US 170 (1804), Church v. Hubbart, 6 US 187 (1804), Jennings v. Carson, 8 US 2 (1807).
  5. L’une des premières décisions prises par Musk a été l’annulation de contrats en cours d’une valeur totale de 420 millions de dollars, comme l’a annoncé le magnat lui-même, qui réalise sur X une sorte de chronique sur les réseaux des actes entrepris par le D.O.G.E.
  6. J. M. O’Brien, « The PayPal Mafia », Fortune, 26 novembre 2007. La centralité irréductible de ces entrepreneurs dans le monde numérique et industriel américain, les liens avec la politique, ont été récemment confirmés par le même magazine, A. Oreskovic, « The PayPal Mafia still rules Silicon Valley », Fortune, 21 juillet 2024.
  7. Un aspect non négligeable qui fait inévitablement de Musk un élément important de la techno-droite sont ses intérêts — et pas des moindres — en Chine. En effet, Tesla produit environ 40 % des composants des batteries de ses véhicules à l’échelle mondiale à Shanghai, dans une Giga Factory futuriste inaugurée il y a quelques années. Ces derniers jours, des informations ont filtré, rapportées par The Times, selon lesquelles Musk lui-même se verrait refuser l’accès direct à Trump par la chief of staff de la Maison Blanche Susie Wiles (D. Charter, « Trump’s ‘ice maiden’ freezes Elon Musk out of West Wing », The Times, 28 janvier 2025). Cette information, si elle est confirmée, pourrait être lue dans cette perspective d’« encerclement » de Musk, afin de permettre au reste de la techno-droite d’exercer une réelle influence sur l’élaboration des politiques.
  8. T. Radke, « Palantir’s valued tied to 60 % of their revenue coming from government contracts », Yahoo Finance, 14 février 2023.
  9. P. Mango, Warp Speed. Inside the Operation that beat Covid, the Critics, and the Odds, New York City, Republic Book Publishers, 2022.
  10. En plus d’avoir participé indirectement, par l’intermédiaire de son associé Bob Swan, à l’acquisition de Twitter par Musk. Cf. W. Isaacson, Elon Musk, Milan, Mondadori, 2023, p. 583.
  11. C. Zakrzewski, J. Alemany, « Elon Musk isn’t the only tech leader helping shape the Trump administration », The Washington Post, 13 janvier 2025.
  12. C’est-à-dire l’idée formulée par Girard dès son ouvrage de 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque, puis dans Le bouc émissaire, selon laquelle le désir aurait une nature triangulaire, impliquant à la fois le sujet désirant, l’objet désiré et un troisième élément de fascination qui par son succès, sa célébrité, nous amène. La matrice triangulaire de l’acte désirant conduit inévitablement à la conflictualité, et c’est précisément pour cette raison que la physionomie salvatrice du « bouc émissaire » émergerait, résolvant en elle-même, dans son propre sacrifice, la contradiction intime sur laquelle une civilisation est érigée. Le livre de Thiel, From Zero to One, est profondément imprégné des concepts girardiens, notamment dans le rejet de la concurrence et la nécessité d’avancer sur des idées et des chemins inédits, sans se laisser aller à l’imitation, avec un élan visionnaire qui sait créer des marchés là où il n’y en a pas encore.
  13. Projet du Pentagone développé à partir de 2017 et utilisé dans de nombreux conflits à partir de 2021. Il s’agit d’une utilisation transversale d’algorithmes intégrant le machine-learning et les Big Data dans des dispositifs militaires. Initialement, Google participait au projet pour fournir au Pentagone ses systèmes d’intelligence artificielle qui seraient utilisés pour faire voler des avions sans pilote. Cette collaboration a suscité la désapprobation générale du personnel de l’entreprise et sa démobilisation. L’épisode est considéré comme l’un des premiers exemples de mobilisation politique et syndicale dans le cadre de la réalité des grandes plateformes numériques. Peter Thiel s’est dit très déçu et en désaccord avec la décision de Google.
  14. Cf. J. Ryan, Storia di Internet e il futuro digitale, Torino, Einaudi, 2011, p. 5, M. O’Mara, The Code. Silicon Valley and the Remaking of America, New York City, Penguin, 2019, en particulier les pages 24 et suivantes. 14.

    C’est pourquoi on irait presque jusqu’à accuser d’« intelligence avec l’ennemi » ceux qui mettent des bâtons dans les roues de l’inexorable machine de la sécurité impériale.

    Si les colons de l’époque de la Frontier avaient déferlé vers l’Ouest californien, dernière étape d’un mouvement tellurique qui poussaient les Américains à conquérir l’intérieur, la marche est aujourd’hui inversée.

    Colorado, Nevada, New Hampshire, Texas : les sièges sociaux des grandes entreprises liées à la techno-droite ont quitté la Californie.

    La géographie du pouvoir numérique se déplace.

    Souvent, ce mouvement peut s’expliquer par un climat fiscal plus favorable.

    Mais comme l’a récemment montré Alessandro Aresu 15A. Aresu, La PayPal Mafia si fa Deep State, in Limes, 4, 2024, pp. 63 et suivantes.

  15. Sur la politique chinoise de mise en œuvre de l’intelligence artificielle et des systèmes algorithmiques liés aux dimensions économiques, sociales, géopolitiques et urbaines, A. Webb, The big nine. How the tech titans & their thinking machines could warp humanity, NYC, PublicAffairs, 2019, pp. 65 et suivantes.
  16. R. A. Fannin, Silicon Dragon. How China is inning the tech race, Columbus, McGraw-Hill, 2008, pp. 22 et suivantes.
  17. H. Kissinger, E. Schmidt, D. Huttenlocher, The Age of AI. And Our Human Future,, Little, Brown, 2021.
  18. A. Bradford, The Brussels Effect. How the European Union Rules the World, Oxford, Oxford University Press, 2020.
  19. A. Hernández-Morales, Zuckerberg urges Trump to stop the EU from fining US tech companies, in Politico, 11 gennaio 2025.