1 — L’émergence de la Syrie comme entité politique au sein de l’Empire ottoman 

Dans ses discours, R. T. Erdogan évoque souvent la question de l’unité de la région syrienne, et au-delà, du Moyen-Orient. En quoi fait-il écho à l’histoire ottomane ? Précisons d’abord que les Ottomans — les hommes du sultan et les lettrés qui employaient le turc — ne parlent pas de Syrie avant le milieu du XIXe siècle. À l’image des Occidentaux qui, depuis le temps des Croisades, font usage du terme « Syrie », d’origine grecque, des Arabes grecs-orthodoxes rattachés au patriarcat d’Antioche utilisent le vocable « Suriyya » au XVIIIe siècle, pour se référer à l’espace dans lequel ils habitent. Pour leur part, les Ottomans désignent la région sous l’expression « bilad al-Cham » (« pays de Damas ») — des débats opposent les spécialistes sur l’importance ou non d’un tel usage dans les sources arabes et ottomanes. En tout cas, ce pays couvre un territoire plus vaste que la Syrie actuelle. Non seulement il inclut d’autres provinces que la région de Damas (notamment le mont Liban, la région d’Alep et le désert de Syrie), mais il s’étend sur des territoires aujourd’hui extérieurs à la Syrie (Turquie, Liban, Jordanie, Israël et Palestine). 

Les Ottomans ne parlent pas de Syrie avant le milieu du XIXe siècle

Olivier Bouquet

Jusqu’à la fin de l’administration ottomane en 1918, les limites des provinces (eyalet ou vilayet) et gouvernorats (liva ou sancak) sont régulièrement modifiées. En 1660 par exemple, Saïda devient le chef-lieu d’une province autonome. En vérité, la désignation Süriye est surtout employée par les militaires et administrateurs civils turcophones, dont Muhammad Ali, très au fait des travaux d’antiquisants européens. Son usage se généralise à partir de la création du vilayet de Syrie en 1865. S’étendant d’Alep à Aqaba, c’est l’une des plus vastes provinces de l’Empire — même après la création du vilayet de Beyrouth en 1888. Par ailleurs, en 1861/1864 et 1872 respectivement, la mutasarrrifiya du Liban et le sancak de Jérusalem sont détachés de la Syrie pour suivre un double processus d’autonomie régionale et de dépendance internationale. 

2 — Les conquêtes de 1516 et l’implantation de l’administration ottomane en Syrie

La conquête ottomane de la Syrie, Palestine et Égypte en 1516 aboutit à la destruction de l’Empire mamelouk et ouvre le contrôle de La Mecque et de Médine, « les deux saints sanctuaires », dont le sultan devient l’insigne protecteur. Elle est suivie par la tenue de recensements, conformément aux usages : une fois le contrôle militaire établi sur une région conquise, l’objectif du sultan est d’évaluer les ressources du pays, d’y implanter l’administration en fonction d’un règlement provincial appelé kanunname, et de trouver le meilleur moyen d’y prélever l’impôt. En Égypte, un kanunname est dressé en 1525, mais il ne conduit pas à la mise en place d’une administration fiscale centralisée. Clef de la mer Rouge et des lieux saints, province réputée riche, l’Égypte contribue au Trésor impérial par l’envoi d’un tribut annuel forfaitaire. Aux XVIIe-XVIIIe siècles, le pouvoir du Caire est structuré par la rivalité de grandes Maisons. Pour faire respecter ses exigences, la Porte est contrainte d’envoyer de temps à autre un pacha à poigne accompagné d’une forte troupe. Au XIXe siècle, le Caire s’émancipe pour de bon de la Porte jusqu’à lui faire la guerre en 1831. 

À Damas, une grande famille, les ʿAzm, sans doute d’origine turque sinon kurde, impose certes plusieurs de ses membres au poste de gouverneur général au XVIIIe siècle, mais l’administration financière et les grands juges hanéfites demeurent sous le contrôle d’Istanbul. Pendant quatre siècles, les provinces syriennes restent une pièce majeure du dispositif territorial ottoman. Comme en Anatolie ou dans les Balkans, les conquérants turcs implantent dans plusieurs régions de Syrie un outil peu employé au Proche-Orient : le timar, concession fiscale en échange de services, généralement militaires, rendus au sultan. Au XVIIe siècle, des taxes dites extraordinaires (nüzül et avarız) sont levées avec efficacité dans l‘eyalet d’Alep. Les corps d’élite s’étoffent de milliers de soldats qui s’implantent profondément dans l’économie urbaine. 

La conquête ottomane de la Syrie, Palestine et Égypte en 1516 aboutit à la destruction de l’Empire mamelouk et ouvre le contrôle de La Mecque et de Médine, « les deux saints sanctuaires », dont le sultan devient l’insigne protecteur.

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3 — Alep ou « la plus ottomane des principales villes arabes de l’Empire » 

Alors que des forces locales imposent de nouvelles dynasties à Bagdad ou Tunis, les vali-s directement rattaché à Istanbul font d’Alep « la plus ottomane des principales villes arabes de l’Empire » 1. La région commande l’accès terrestre aux provinces asiatiques. Elle est une base arrière essentielle des expéditions menées contre les Safavides. Damas se situe davantage sur une route nord-sud : à partir de 1708, le vali de Damas contrôle directement la caravane vers les lieux saints. Celle-ci est composée de milliers de pèlerins venus d’Anatolie, d’Alep et d’Iran. À Alep, dans la continuité de leurs prédécesseurs mamelouks, les pachas développent de grands vakf-s au moyen desquels ils déploient une activité architecturale remarquable, à l’instar des splendides khans largement détruits par les bombardements ; des oulémas syriens partent se former à Istanbul ; le grand commerce bénéficie du dynamisme des Arabes chrétiens, des Levantins et de la protection accrue des consuls européens. 

Au XIXe siècle, la Syrie continue d’être intégrée à l’Empire, malgré la multitude des révoltes qui y surviennent et l’émergence d’un nationalisme arabe actif en fin de période. Les gouverneurs (mutasarrıf) des sancak-s de Syrie sont souvent recrutés dans les provinces d’Anatolie orientale et centrale. Ils y appliquent des mesures des réformes dites des Tanzimat (« réorganisations », 1839-1876) ; les nouvelles écoles secondaire (rüşdiye) et les tribunaux civils (nizami) s’y développent autant voire davantage que dans certaines parties de l’est anatolien 2.

Au XIXe siècle, la Syrie continue d’être intégrée à l’Empire, malgré la multitude des révoltes qui y surviennent et l’émergence d’un nationalisme arabe actif en fin de période.

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4 — Un espace partagé par les populations, ou dominé par les Turcs ? 

Ces rappels historiques invitent à déplacer la réflexion du terrain de la géopolitique, qui concentre la plupart des analyses, à l’histoire des populations de la région à l’époque ottomane, qui en suscite très peu. Cette histoire est géographique et ne peut faire l’économie d’un sujet essentiel : la sédentarisation des nomades et ses incidences à long terme sur la démographie locale. 

Dans la foulée des conquêtes de Selim Ier, les nomades turkmènes renouent avec un grand nomadisme montagnard déjà en cours à l’époque mamelouke — plusieurs grandes familles des montagnes syriennes installées au Liban en sont issues. Ils quittent les séjours d’été des hauts plateaux anatoliens pour gagner la steppe nord-syrienne ou chercher plus au sud des pâturages d’hiver. Des groupes qui hivernent dans la plaine cilicienne et estivent dans la steppe centre-anatolienne jusque dans la région de Konya font l’objet d’un contrôle ottoman plus étroit. Avec l’arrêt des conquêtes dans la seconde moitié du XVIe siècle, Istanbul estime indispensable de mettre ces groupes nomades à contribution fiscale et militaire. Une chasse aux nomades est organisée qui oblige les récalcitrants à travailler aux ouvrages de fortification ou dans les mines. Ils servent également à la turquification de Chypre conquise en 1571. 

La politique ottomane de sédentarisation eut des incidences durables dans la région : la réduction de la présence turkmène sur le temps long a laissé place à un renforcement des groupes arabes et des tribus kurdes. 

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Les gouverneurs voient dans les nomades de mauvais payeurs, favorisent les sédentaires qui fournissent des ressources plus stables et restreignent les parcours des troupeaux. Face aux pressions autoritaires accrues de sédentarisation, plusieurs confédérations turkmènes se disloquent, tandis que des nomades d’affiliation chiite trouvent refuge auprès du nouvel État safavide, et que des groupes sunnites de plus faible envergure s’infiltrent en Anatolie occidentale. À la fin du XVIIe siècle, la Porte cherche à tout prix à fixer des nomades dans les quartiers d’hiver occupés jadis par des groupes turkmènes dans la plaine cilicienne mais aussi, plus au sud, dans les bassins de l’Oronte (régions de Hama et de Homs) et de l’Euphrate (autour de Raqqa). 

C’est un échec  : rétifs à l’idée d’affronter chaque année les chaleurs estivales, les nomades installés de force s’enfuient vers le plateau anatolien. Pour assurer la défense de la frontière orientale et faire face au vide stratégique laissé par le départ d’éléments chiites vers la Perse et la dislocation de grandes confédérations, la Porte engage une politique accentuée de renomadisation : exemptées d’impôts, sous réserve de fournir une milice permanente, des tribus kurdes sunnites prolongent les grandes migrations nord-sud des confédérations turkmènes disparues.

Ainsi la politique ottomane de sédentarisation eut des incidences durables dans la région  : la réduction de la présence turkmène sur le temps long a laissé place à un renforcement des groupes arabes et des tribus kurdes. 

Il est nécessaire de garder ceci à l’esprit pour comprendre la vision qu’ont les diplomates turcs de la région. R. T. Erdoğan décrit certes le nord du Croissant fertile comme l’espace commun de quatre peuples. Ainsi dans son discours du 5 janvier dernier, il déclame : « Turcs, Kurdes, Arabes, Perses, nous sommes les anciens propriétaires de cette géographie. Nous sommes ensemble depuis des siècles, nous sommes ensemble, nous partageons un passé commun » 3. Cependant, dans l’esprit de celui qui est avant tout un président turc, la frontière turco-syrienne est la matérialisation intangible et définitive d’un espace de souveraineté au profit des seuls Turcs, dont font partie les Kurdes. Preuve en est que les autorités turques arrêtent régulièrement des citoyens syriens kurdes, y compris du côté syrien de la frontière au motif qu’ils seraient des traîtres (hain-s).

Dans l’esprit de celui qui est avant tout un président turc, la frontière turco-syrienne est la matérialisation intangible et définitive d’un espace de souveraineté au profit des seuls Turcs, dont font partie les Kurdes.

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5 — Selim Ier, conquérant de la Syrie, et référence privilégiée d’Erdogan

R. T. Erdogan envisage les questions internationales à l’aune de la situation intérieure, son domaine prioritaire et son souci principal. Il ne faut pas accorder une importance démesurée aux ambitions et aux amplitudes du néo-ottomanisme, comme le font un grand nombre d’analystes. 

En revanche, il faut comprendre sur quoi repose l’ancrage historique de la « nouvelle Turquie ». Cette expression a été le cadre d’une rhétorique active de l’AKP à l’approche des échéances électorales de 2023, conclues par une victoire sans appel aux présidentielles comme aux législatives. Sur un temps plus long, elle oriente officiellement la trajectoire de l’AKP vers deux événements commémoratifs : les 600 ans de la conquête de Constantinople en 2053 ; le millénaire de la bataille Manzikert en 2071, première victoire de troupes turques contre les armées byzantines, et donc chrétiennes. Elle dispose d’un espace référentiel que R. T. Erdoğan aime, qui consiste à parcourir la galerie des trente six souverains ottomans. 

Les conquêtes ottomanes mobilisèrent la moitié d’entre eux, dans un espace occupé aujourd’hui par une trentaine d’États. Pour la Syrie, le président turc privilégie bien sûr la figure de Selim Ier. Il a aussi choisi ce sultan pour nommer le troisième pont du Bosphore inauguré en 2016. Ce pont marque la jonction de la Thrace avec l’Anatolie et, au-delà, avec l’Asie. Selim Ier a défait les Safavides d’Iran à Çaldıran en 1514, avant de prendre la Syrie en 1516. Or, aujourd’hui, R. T. Erdoğan entend s’impliquer pleinement dans la reconstruction syrienne, en profitant de l’affaiblissement de Téhéran. 

La rhétorique de la nouvelle Turquie oriente officiellement la trajectoire de l’AKP vers deux événements commémoratifs : les 600 ans de la conquête de Constantinople en 2053 ; le millénaire de la bataille Manzikert en 2071, première victoire de troupes turques contre les armées byzantines, et donc chrétiennes. 

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Enfin, avant de devenir sultan en 1512, Selim Ier gouvernait la province de Trabzon, sur la mer Noire. Le 5 janvier dernier, c’est justement à Trabzon que R. T. Erdoğan, a rendu un hommage appuyé à Selim Ier avant d’en venir à la question syrienne. 

6 — Du discours néo-ottoman à la valorisation d’une civilisation musulmane commune

Faisant régulièrement la critique de l’impérialisme des Américains et du colonialisme des Français et des Anglais, le président turc se garde bien d’évoquer directement les grandes dates de la présence ottomane en Syrie. Il sait bien que le HTC ne doit sa victoire qu’à lui-même et il est peu probable que les services turcs aient anticipé la rapidité et le succès du blitzgrieg du début décembre 2024. À la recherche d’une normalisation régionale, il préfère ancrer son propos dans une géographie moyen-orientale à grande échelle, l’éloge d’une civilisation musulmane sur le temps long et la mise en avant d’un patrimoine commun, comme le montre son discours tenu au lendemain de la prise de Damas : « Les mausolées, les ponts, les fontaines, les khans et les mosquées qui ornent la Syrie d’un bout à l’autre sont les signes de notre fraternité qui s’étend d’éternité en éternité » 4.

R. T. Erdoğan situe constamment la Syrie dans un nouveau grand Moyen-Orient — aucun de ses discours n’omet de lier les menaces qui pèsent sur Damas à la situation de l’Irak, comme l’a montré la réception récente de Masrour Barzani à Ankara, ou aux drames de Gaza. Il pense et défend l’action de son pays dans un espace musulman, à construire pour les musulmans. : « Nous ne permettrons pas que de nouveaux murs soient érigés entre nous et nos frères et sœurs avec lesquels nous partageons la même géographie et vivons côte à côte depuis des milliers d’années » 5. Ankara entend libérer les Palestiniens de Jérusalem, ville sainte de l’islam sunnite, et des territoires occupés du joug israélien, non pas en tant qu’ils sont Arabes, mais en tant qu’ils sont musulmans opprimés et laminés par plus d’un siècle de manipulations « occidentales » et « sionnistes » — côté palestinien, on note des proximités troublantes entre plusieurs ordres religieux et les confréries derviches anatoliennes. En plus d’être nationaliste, c’est-à-dire axée sur le traitement de la question kurde, la politique syrienne de la Turquie défend l’islam politique comme outil de contestation radicale du « Grand jeu » des XIXe et XXIe siècles. Elle se veut comptable de l’action des Occidentaux, à la fois sur le temps long et le temps court. 

Les accords Sykes-Picot de 1916 sont pour l’AKP un événement décisif dans le dépècement de l’Empire ottoman. Ils sont considérés comme la matrice honnie du soutien des occidentaux apporté aux Kurdes contre la Turquie, aujourd’hui comme hier.

Olivier Bouquet

On en revient toujours à ceci : les accords Sykes-Picot de 1916 sont pour l’AKP un événement décisif dans le dépècement de l’Empire ottoman. Ils sont considérés comme la matrice honnie du soutien des occidentaux apporté aux Kurdes contre la Turquie, aujourd’hui comme hier. Le président turc fait le lien entre deux instrumentalisations : celle des minorités (les millets) à la fin de l’Empire ; celle des forces kurdes depuis la création du PKK. En outre, il ne cesse de rappeler que la Turquie s’est retrouvée en première ligne en Syrie, après que les occidentaux ont décidé en 2013 de ne pas intervenir militairement contre Bachar el-Assad, ce qu’il a vécu comme une trahison et qui reste pour lui l’une des causes principales de l’activisme kurde des deux côtés de la frontière.  

7 — Pourquoi la rhétorique néo-ottomane fonctionne-t-elle mieux en Syrie qu’en Libye ?

La comparaison avec le cas libyien permet de mieux saisir les différentes rhétoriques mobilisées par le pouvoir turc dans son environnement régional. Depuis le soutien apporté par Ankara au gouvernement d’entente nationale dirigé par Fayez el-Sarraj (2016-2021), la politique de la Turquie en Libye a mobilisé plusieurs références à l’histoire ottomane en Méditerranée orientale et à l’administration du sultan en Tripolitaine et en Cyrénaïque (1551-1911). Rattaché aux objectifs énergétiques et territoriaux poursuivis en mer Egée et aux ambitions d’une politique africaine conduite à grande échelle, cet argumentaire a eu un succès mitigé. On le comprend pour des raisons historiques : la Sublime Porte ne s’est jamais implantée durablement en Libye au-delà des côtes ; elle a surtout cherché à sécuriser son approvisionnement en esclaves via Tripoli ; les dignitaires ottomans ont laissé peu de traces architecturales de leur passage ; entre 1711 et 1835, Istanbul a perdu le contrôle de cet espace dominé par la dynastie des Qaramanli. La géographie n’a pas non plus favorisé la politique de l’AKP : séparée de la Turquie par les étendues de la Méditerranée, la Libye est restée éloignée des centres d’intérêt de l’opinion publique turque.

Le 5 janvier dernier, R. T. Erdoğan s’adresse aux Syriens : « Nous sommes tous frères d’éternité en éternité. Personne ne se mettra entre nous. Personne ne pourra briser cette ancienne unité qui est la nôtre ».

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Le cas de la Syrie est  très différent. Les médias turcs évoquent souvent le passé ottoman, voire pré-ottoman, de ce pays. En outre, une partie de l’opinion publique voit Alep comme une ville historiquement turque et considère que des centaines de milliers de Turkmènes vivent encore en Syrie, oubliant qu’ils ont été largement arabisés depuis le XVIe siècle. Sur les chaînes d’information continue, des experts de questions militaires commentent à longueur de soirée des cartes en gros plan du nord syrien. Tel fut le cas lors de l’affaire du mausolée de Suleyman Chah. Situé à 35 km au sud de la frontière turco-syrienne et placé sous la garde permanente d’un petit contingent turc, il abritait les cendres du mythique grand-père d’Osman, fondateur de la dynastie ottomane. En 2014, il fut menacé par la progression des troupes de l’État islamique. En février 2015, Ankara a mené une opération militaire pour évacuer toute présence turque et relocaliser le mausolée de l’autre côté de la frontière. Les médias turcs ont suivi de près l’opération et, deux mois plus tard, un livre publié dans l’urgence par un universitaire important a documenté l’histoire de ce mausolée 6.

Autre différence avec la Libye, les argumentaires néo-ottomans s’adossent aisément à une rhétorique à la fois sécuritaire — les évolutions de la question kurde comme étant liées à toute forme de « terrorisme » — et islamique — les émigrés syriens de Turquie sont présentés comme des « frères » (kardeş 7) qui doivent être, à ce titre, accueillis comme le furent avant eux les muhacir, musulmans chassés des anciens territoires ottomans. Le 5 janvier dernier, R. T. Erdoğan s’adresse aux Syriens : « Nous sommes tous frères d’éternité en éternité. Personne ne se mettra entre nous. Personne ne pourra briser cette ancienne unité qui est la nôtre » 8. Toutefois, le président de l’AKP est convaincu que la défaite de son parti aux élections municipales de 2024 à Istanbul et Ankara est due au rejet de la présence des émigrés syriens par une part croissante de ses concitoyens. Il voit désormais comme une victoire, contre l’opposition et aux yeux de l’Occident, la perspective d’un retour d’une majorité de Syriens dans leur pays. En outre, la gestion d’Idlib, territoire tenu par les rebelles, menaçait d’avoir des incidences directes sur la défense de l’intégrité territoriale turque. Les problèmes se situent désormais dans des parties plus orientales de la frontière turco-syrienne : c’est autant un soulagement pour R. T. Erdoğan qu’une épine en moins dans le contentieux avec la Russie qui, après l’offensive d’octobre 2019, faisait géographiquement tampon entre les FDS et les positions turques.

8 — La Turquie et l’avenir de la Syrie

En somme, la position officielle d’Ankara est claire : s’il s’agit de faire la guerre, c’est, encore et toujours, contre le « terrorisme », c’est-à-dire dans le cas où la situation ne serait pas réglée dans le nord de la Syrie. Car la Turquie a trois priorités dans le nord syrien et irakien : les Kurdes, les Kurdes et les Kurdes. Elle y détient aussi des intérêts estimés essentiels à l’équilibre de son commerce extérieur — c’est un point commun avec la Libye dont la Turquie est l’un des premiers partenaires en matière d’énergie, de défense, d’alimentation et d’infrastructures. Cela explique les prises de positions d’Ankara souvent offensives. Le 8 janvier dernier, le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan a déclaré qu’une opération militaire pourrait être envisagée contre le YPG si ses cadres ne désarmaient pas leurs milices. Toutefois, ce type d’action militaire est toujours délicat pour Ankara. Depuis la fondation de la République en 1923, la Turquie n’a jamais développé une armée de projection, est rarement intervenue hors de ses frontières et s’est souvent appuyée sur des supplétifs, en Libye comme en Syrie. 

Depuis la fondation de la République en 1923, la Turquie n’a jamais développé une armée de projection, est rarement intervenue hors de ses frontières et s’est souvent appuyée sur des supplétifs, en Libye comme en Syrie. 

Olivier Bouquet

D’où une activité diplomatique intense : la Turquie est le premier pays à avoir envoyé un représentant officiel à Damas. Le nouveau ministre des Affaires étrangères syrien, Asaad el-Chibani, est diplômé d’une université turque ; il a accordé sa première visite officielle au Premier ministre qatari, allié d’Ankara ; il n’ignore pas que la Turquie a condamnée très tôt le régime d’Assad ; que dès septembre 2012 le président Erdoğan avait promis qu’il irait un jour prier à la Mosquée des Omeyyades, dans une Damas libérée du joug des Assad — ce qui lui avait valu les railleries de l’opposition kémaliste dans son pays ; et qu’il partage la vision des islamistes syriens sur la responsabilité des occidentaux dans le dépècement de l’Empire ottoman au début du XXe siècle comme dans les difficultés des musulmans sunnites au Proche-Orient au début du siècle suivant.

Remerciements  : Olivier Bouquet remercie Stefan Winter pour ses commentaires éclairants. 

Sources
  1. André Raymond, « La conquête ottomane et le développement des grandes villes arabes », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 27, 1979, p. 115-134.
  2. Olivier Bouquet, Les pachas du sultan. Essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman, (1839-1909), Louvain, Paris, Dudlay, Peeters, 2007.
  3. Discours de Reccep Tayyip Erdogan du  5 janvier 2025.
  4. Discours de R. T. Erdogan du 9 décembre 2024.
  5. Discours de R.T. Erdogan du 5 janvier 2025.
  6. Erhan Afyoncu, Süleyman Sah Türbesi, Istanbul, Yeditepe Yayinevi, 2015.
  7. Discours de R. T. Erdogan du 9 décembre 2024.
  8. Discours de R.T. Erdogan du 5 janvier 2025.