L’assassinat barbare le 22 janvier d’un petit enfant de deux ans et d’un passant de 41 ans par un afghan de 28 ans en situation irrégulière sur le sol allemand a bouleversé le pays.
- Cet acte s’inscrit dans une série d’attaques perpétrées depuis un an par des migrants en situation irrégulière ou des demandeurs d’asile déboutés, issus de différents pays du proche et Moyen-Orient à majorité musulmane, à Mannheim (Bade-Württemberg), Solingen (Rhénanie du Nord-Westphalie), Magdebourg (Saxe-Anhalt).
- 70 % des Allemands souhaitaient déjà en 2024 un durcissement de la politique migratoire décidée en 2015 par la chancelière d’alors Angela Merkel 1.
- Dès mai dernier, l’attentat de Mannheim, lors duquel un policier en service avait été assassiné à coups de couteau, avait incité le parti social-démocrate (SPD) d’Olaf Scholz à prendre contact avec le gouvernement des Talibans 2 pour tenter de renvoyer à Kaboul des ressortissants condamnés en Allemagne et originaires du pays d’Asie centrale.
- L’âge de la victime d’Aschaffenburg horrifie l’Allemagne et pousse les partis en campagne à une réaction politique encore plus forte.
Sur le réseau social X, le favori pour la chancellerie Friedrich Merz a donc lancé un pavé dans la mare politique berlinoise dans son style :
- « Que doit-il encore se passer ? Un enfant a été brutalement assassiné et un autre grièvement blessé. Un homme qui voulait aider a également été assassiné, tandis qu’un autre a été grièvement blessé. J’en appelle au chancelier, au SPD, aux Verts et au FDP : il est temps de passer à l’action. La prochaine session parlementaire vous en donnera l’occasion. La population a maintenant le droit de savoir si les partis sont sérieux. Nous leur avons présenté les propositions nécessaires à cet effet. Je ne peux pas imaginer que le SPD, les Verts et le FDP puissent voter contre une plus grande sécurité pour les habitants de notre pays ».
Le coup de poker de Merz intervient alors qu’il n’y a pas de majorité parlementaire derrière aucun bloc depuis la dissolution fracassante de la coalition en novembre 2024, à un mois exactement du vote pour le Bundestag le 23 février prochain. Il a été qualifié de « va-tout » et de « main tendue à toutes les forces parlementaires » par certains membres de la CDU, ou encore de « suicide politique » 3 par un membre resté anonyme de la direction de la CDU. Alice Weidel, la candidate du parti soutenue activement par le milliardaire américain Elon Musk, s’est félicitée que le chef de la CDU ait « accepté son offre de voter avec l’AfD au Bundestag sur la question décisive de l’immigration », concluant son message sur X (ex-Twitter) : « Nous avons apporté notre contribution, la CDU doit désormais en faire autant » 4.
Un va-tout risqué pour un gain incertain
Quelques hypothèses circulent sur ce qui constituerait en soi l’entrée dans un nouveau système politique outre-Rhin. Premièrement, l’hypothèse la plus évidente est qu’il s’agit d’un coup politique pour ne pas rester inactif face à un problème sécuritaire, et pour se donner une image de fermeté. Il s’agit en somme pour Merz, qui n’a jamais eu de mandat exécutif, d’apparaître enfin comme un chef prêt à absolument tout pour garantir la sécurité des Allemands. Toutefois, la CDU (197 sièges) et l’AfD (83 sièges) ne disposent pas à l’heure actuelle des voix suffisantes pour adopter ensemble un texte au Bundestag à la majorité simple. L’apport des voix du FDP (91 sièges) serait nécessaire pour atteindre de justesse la majorité de 368 sièges, à supposer qu’aucun député de la CDU ou du FDP ne vote contre la consigne du parti, ce qui serait également improbable, compte tenu de la nature nouvelle et controversée d’une union des droites.
L’Union semble cependant aujourd’hui suivre la ligne de son chef. Plusieurs membres du présidium du parti ont soutenu explicitement l’offensive sécuritaire de Merz : Karin Prien (ministre de l’Éducation du Schleswig-Holstein) 5, Michael Kretschmer (ministre-président de Saxe) 6 ou Boris Rhein (ministre-président de Hesse) 7. Les positions de Rainer Haseloff, ministre-président de Saxe-Anhalt, et surtout de Hendrik Wüst (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) et de Daniel Günther (Schleswig-Holstein), réputés plus centristes, ne sont pas encore connues.
Paradoxalement, cette virée de bord du favori pourrait aussi provoquer une réédition miniature de l’exploit électoral du SPD d’Olaf Scholz de 2021, qui avait bénéficié d’une hausse de près d’une dizaine de points de ses intentions de vote après une séquence vidéo désastreuse d’un Armin Laschet semblait se moquer de la situation dans la vallée de l’Aar, sinistrée par une inondation meurtrière. Le passif de la coalition sortante joue désormais au désavantage de Scholz, mais un rapprochement des courbes électorales reste envisageable.
Si un « putsch » interne des centristes est improbable à la veille de l’élection, la stratégie de Merz comporte un risque personnel. Si, après cette positionnement droitier et un éventuel vote commun avec l’AfD au sein du Bundestag sortant, l’avance confortable actuelle de l’Union CDU/CSU venait à s’évaporer et qu’elle réalisait un score nettement inférieur aux 30 % dont elle est actuellement créditée, Merz serait menacé de subir le même sort qu’il avait infligé il y a trois ans et demi au candidat malheureux de l’Union à la chancellerie, Armin Laschet. Ce dernier, pourtant élu par la base quelques mois plus tôt, avait abandonné la présidence du parti à l’automne 2021. Si le résultat électoral est jugé médiocre, Merz, revenu sur le tard en politique et déjà âgé de 70 ans, serait alors probablement mis sous pression par la jeune garde des ministres-présidents héritiers du centrisme de Merkel (Hendrik Wüst, Daniel Günther). Son allié de l’heure, le ministre-président bavarois Markus Söder, qui est devenu un faucon sur les questions d’intégration et d’opposition à l’idéologie « woke » des Verts, chercherait alors à prendre l’ascendant sur les deux partis frères que sont la CDU et la CSU, et à incarner lui-même l’aile conservatrice. Si le pari de Merz réussit au contraire et qu’il dépasse confortablement les 30 % dans un mois, son ascendant sur le parti sera assuré et il n’aura pas à craindre de révolution de palais, en attendant d’éventuels mauvais résultats aux élections régionales.
L’hypothèse indicible de l’union des droites
La seconde hypothèse est que cette décision soudaine d’accepter le risque d’un alignement, même momentané, avec l’AfD signale un changement durable, une potentielle union des droites allemandes à moyen terme, et une transformation de la CDU, qui dirait adieu à sa nature de parti « attrape-tout » (Volkspartei) pour se muer en un parti strictement conservateur. Le coup de tonnerre d’aujourd’hui n’est en effet pas totalement surprenant. La prise de contrôle de la CDU par Merz s’est en grande partie bâtie sur la promesse de refermer la porte ouverte par Angela Merkel à l’immigration irrégulière en 2015. À l’été 2023, le nouveau chef du parti avait provoqué l’émotion en évoquant une potentielle coopération avec l’AfD au niveau des communes, voire des Länder, avant d’être réprimandé par les barons du parti 8. Merz a ensuite prêté allégeance de fait au slogan du cordon sanitaire au Bundestag, une fidélité sans doute facilitée par le rôle d’opposition de la CDU, qui réduit son activité parlementaire.
Aujourd’hui, l’hypothèse de la fin du cordon sanitaire revient en force, précisément alors que l’Union est, selon toute vraisemblance, aux portes du pouvoir. Selon le Redaktionsnetzwerk Deutschland, secrétaire général de la CDU, Carsten Linnemann : « Le nazi-bashing contre [l’AfD] et les bavardages sur le cordon sanitaire doivent cesser. Ce parti est présent sur les listes électorales. Oui, il y a des racistes parmi eux, mais nous leur donnons de l’importance en faisant des comparaisons avec les nazis et en parlant du cordon sanitaire. »
Carsten Linnemann, un allié fidèle que Friedrich Merz a installé comme son bras droit à la CDU, a également posé cinq conditions non négociables en forme d’ultimatum à tout partenaire potentiel de coalition pour la CDU :
- des contrôles aux frontières généralisés pour appliquer de fait l’interdiction d’entrée sur le territoire ;
- un droit pour la Bundespolizei (la police fédérale chargée entre autres de la protection des frontières) de demander des mandats d’arrêt pour garder la main sur les personnes appréhendées ;
- la généralisation de la garde à vue ou de la détention en vue d’une expulsion à l’issue de l’appréhension des personnes concernées ;
- une participation plus importante de la police fédérale aux expulsions qui sont aujourd’hui principalement du ressort des forces de l’ordre des Länder ;
- Le placement des délinquants et des personnes dangereuses tenues de quitter le pays en détention pour une durée indéterminée jusqu’à leur expulsion 9.
Si ces cinq conditions ne sont pas acceptées par les interlocuteurs politiques, la CDU refuserait alors tout bonnement de gouverner. Cela rappellerait l’attitude intransigeante du chef du parti libéral-démocrate en 2017, qui avait quitté avec fracas la table des négociations pour une coalition « jamaïcaine » (pour le noir de la CDU, le vert des Grünen et le jaune du FDP) en affirmant qu’il « vaut mieux ne pas gouverner que mal gouverner ». Mais la CDU, dont l’identité est celle d’être le parti de gouvernement par excellence de l’Allemagne, n’a jamais jusqu’ici refusé d’exercer le pouvoir, ni procédé à de telles méthodes de chantage.
Dans la soirée du samedi 25 janvier, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Berlin pour manifester à nouveau contre l’extrême droite, scandant notamment le slogan « Nous sommes le cordon sanitaire » (Wir sind die Brandmauer) 10. Ce mouvement de la société civile rappelle les cortèges similaires de janvier 2024. Après la révélation par la plateforme Correctiv d’une réunion secrète à Potsdam de membres éminents de l’extrême droite allemande pour discuter de plans de « remigration » massive, y compris à l’encontre de citoyens allemands d’origine étrangère, l’émotion publique avait été vive outre-Rhin. Près d’un million d’Allemands avaient alors participé à des marches anti-racistes dans les grandes villes du pays.
Dans le contexte actuel, en s’appuyant sur les sondages les plus récents et conformément à la réforme du droit électoral adoptée en 2023, qui introduit une simplification de la proportionnelle et limite la taille du Bundestag à 630 sièges, la CDU pourrait obtenir le 23 février un groupe parlementaire de 200 à 220 membres environ, tandis que l’AfD pourrait en constituer un d’environ 145 sièges. Théoriquement, ces groupes suffiraient à eux seuls à atteindre la majorité absolue de 316 sièges. Cependant, l’hypothèse d’une coalition des deux partis entraînerait selon toute vraisemblance une scission de la CDU et sa fin telle que nous la connaissons depuis Konrad Adenauer.
La fin du « Volkspartei » CDU ?
Un glissement durable vers la droite dure changerait sans doute profondément la base électorale de la CDU. Au sein de celle-ci, la Werte-Union, un groupe d’idées qui s’est engagé pour la rupture avec les politiques centristes de l’ère Merkel, a été longtemps marginalisée. Certains de ses membres les plus éminents, véritables « « apôtres dans le désert » d’une coalition avec l’AfD, comme Hans-Georg Maaßen, l’ancien chef du renseignement intérieur (Bundesamt für Verfassungsschutz, ou « office de protection de la constitution »), ont entre temps quitté le parti pour l’AfD ou fonder leur propre petit parti. Friedrich Merz, élu sur une ligne conservatrice aux dépens des autres tendances, a jusqu’ici donné des gages de respectabilité. L’option de l’union des droites choquerait au contraire les cadres « merkeliens », partisans d’alliances au centre et d’un statut d’opposition interne et froisserait les groupes d’intérêt internes à la CDU favorables au centrisme, comme la Arbeitnehmer-Union (Union des salariés), ou la puissante Frauen-Union (Union des femmes), eux-mêmes qui avaient porté Annegret Kramp-Karrenbauer puis Armin Laschet à la tête du parti et initialement barré la route par leur vote aux ambitions de Friedrich Merz en 2018, puis en 2021.
Ce coup de poker pourrait être un signe supplémentaire de la fin de l’exceptionnalisme allemand en matière de système politique et partisan. Longtemps structurée par deux Volksparteien, ou « partis populaires attrape-tout », la CDU et le SPD, auxquels s’adjoignent de plus petits Klientelparteien « partis à clientèle » (Die Grünen, Die Linke, FDP), tous rompus à la pratique des coalitions, l’Allemagne fédérale doit désormais faire face au phénomène européen, voire mondial, d’un populisme de droite aux proportions massives. Dans ce contexte, où l’AfD pourrait atteindre vingt pour cent des suffrages et doubler son score de 2021 selon les sondages actuels, la CDU sera peut-être tentée de jouer son « moment Sarkozy ». Cependant, l’énergique président français, réputé « américain » et bling-bling, n’a pas été réélu cinq ans plus tard, amorçant même un déclin ininterrompu depuis lors au sein de sa famille politique dans le paysage partisan français.
Sources
- Umfrage zur Verschärfung der Flüchtlingspolitik 2024, Statista, 28 juin 2024.
- L’Allemagne expulse des Afghans, une première depuis le retour au pouvoir des Taliban, France 24, 30 août 2024.
- Alisha Mendgen, Markus Decker, Jan Sternberg et Daniela Vates, Nach Aschaffenburg : Union nimmt AfD-Stimmen bei neuen Migrationsanträgen in Kauf, RND, 24 janvier 2025.
- https://x.com/Alice_Weidel/status/1882782184320504221
- https://x.com/PrienKarin/status/1882856116864106607
- https://x.com/MPKretschmer/status/1882838398299177298
- https://x.com/cdu_hessen/status/1883092447460524349
- CDU-Chef Merz relativiert Aussagen zu AfD-Zusammenarbeit, Tagesschau, 24 juillet 2023.
- Merz will nach Aschaffenburg-Attacke „faktisches Einreiseverbot », Focus, 26 janvier 2025.
- Demos gegen Rechtsruck – « Wir sind die Brandmauer », Tagesschau, 25 janvier 2025.