Selon vous, il existe un lien direct entre le 7 octobre et la chute du régime de Bachar el-Assad. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Ce qui vient de passer en Syrie est directement lié aux conséquences du 7 octobre. J’écrivais dans vos pages, que l’invasion israélienne de Gaza, le 21 octobre 2023, allait conduire à une réorganisation de toute la région, notamment en Syrie. 

Le lien entre le 7 octobre et la chute du régime à Damas est assez simple à comprendre. Tout d’abord, la guerre en Syrie n’a jamais été réglée. L’accord tripartite d’Astana en 2018 entre la Russie, la Turquie et l’Iran – les trois États lourdement impliqués au sol – réunissait des puissances qui avaient des objectifs distincts, malgré une union de circonstance liée à la lutte contre Daech. Dans cette situation, la présence d’importantes forces militaires ont cadenassé la région, avec d’un côté les rebelles réunis à Idlib sous protection turque, dont Hayat Tahrir al-Cham (HTC), de l’autre, le régime soutenu par la Russie et l’Iran, et au nord, les forces kurdes. 

Tout cela reste en place jusqu’au 7 octobre. Après cette date, un conflit indirect éclate entre l’Iran et Israël, qui s’intensifie avec l’invasion israélienne du Liban à la fin de cet été. À ce moment, l’Iran est obligé de rapatrier une bonne partie des troupes d’élite du Hezbollah qui était dans le nord de la Syrie, ce qui dégarnit cette région, pour les conduire au Liban afin de lutter contre Israël. D’autre part, depuis la guerre en Ukraine et le démantèlement de Wagner, les Russes ont également dégarni le front syrien. Les forces de HTC se sont donc trouvées face à une opportunité, un vide — un régime devenu vulnérable. Cela fait un an que l’organisation se prépare, constatant une évolution du rapport de force en sa faveur. C’est un exemple typique de changement de rapport de force sur le terrain qui permet à des groupes islamistes qui évoluent à marée basse de se projeter dans un activisme à marée haute 1.

En quatorze mois, tout ce qui représentait le soutien à l’Iran dans cette région-là a été remis en question. Le Hamas a été très largement décapité, le Hezbollah est en grande partie démantelé au Liban et le régime syrien est tombé. L’axe qui allait de Téhéran à Beyrouth est remplacé par un vide dont le cœur est la Syrie. 

Quelles analogies historiques pourraient nous aider à comprendre la situation actuelle ? 

Cette situation de vide, seulement partiellement rempli par HTC et ses affidés, rappelle la situation historique syrienne avant le coup d’État du parti Baas en 1963. La Syrie était alors au cœur du Moyen-Orient, sujette aux coups d’État, susceptible d’être touchée par les mouvements pan arabiques comme par les mouvements pan islamistes, objet des influences contradictoires du bloc de l’Est et du bloc de l’Ouest, et donc marquée par une instabilité chronique.

L’axe qui allait de Téhéran à Beyrouth est remplacé par un vide dont le cœur est la Syrie. 

Hugo Micheron

En raison de son instabilité, la Syrie a été le lieu des recompositions géopolitiques du Moyen-Orient pendant la première guerre froide. Sous le régime de fer des Assad, la Syrie a exporté hors de ses frontières son instabilité interne en jouant un rôle déterminant dans la guerre civile libanaise à partir de  l’invasion du pays du Cèdre en 1978.

Par conséquent, la fin du régime de Bachar el-Assad signifie certes la fin de l’influence de l’Iran sur le pays, mais aussi la suppression d’un loquet géopolitique sur l’ensemble de la région. La Syrie redevient, comme elle l’a été par le passé, le cœur de la reconfiguration géopolitique en cours au Moyen-Orient, dans un contexte de deuxième guerre froide entre les États-Unis et la Chine.

Les idéologies en circulation à l’époque étaient dominées par la référence aux modèles soviétiques ou capitaliste et libéral, le régime Baas s’alignant après 1963 sur la première. Aujourd’hui, le paysage est plus morcelé, avec des références aux différentes nuances d’islamisme parmi les populations arabes sunnites qui sont majoritaires.

Avant de savoir qui pourrait gouverner la Syrie demain, il est donc nécessaire de se demander si une nouvelle stabilité peut sortir de cet interrègne syrien. 

Retournons un peu en arrière pour mieux comprendre l’origine et les évolution d’Abou Mohammed al-Joulani. Dans quelle histoire du djihadisme HTC se situe-t-il ? 

Il existe deux principales branches du djihad, à partir desquelles de très nombreuses variantes se déploient. La première est celle du djihad global d’Al-Qaïda, souvent perçu comme la matrice originelle. Cette forme de djihad a été la première à obtenir une visibilité internationale, avec des racines dans le Bureau des services à Peshawar, fondé en 1984 par Abdallah Azzam, avec Oussama Ben Laden comme principal financier. À partir de 1996, Al-Qaïda a porté l’idée de djihad global, c’est-à-dire un djihad mené par une organisation nomade visant à combattre les puissances occidentales, notamment les États-Unis, en multipliant les attaques à travers le monde à l’encontre des intérêts américains, surtout au Moyen-Orient. En frappant les États-Unis, ils espèrent réduire progressivement l’influence américaine et faire tomber les régimes arabes qui s’opposent localement aux djihadistes.

Ce djihad global, théorisé par Ayman al-Zawahiri et porté par Ben Laden et Al-Qaïda, s’est essoufflé à partir des années 2000, cédant la place à une deuxième branche, celle de Daech, qui trouve ses origines dans le djihad en Irak mené par Abou Moussab Al-Zarqaoui, l’État islamique d’Irak, et avant lui dans le Groupe islamique armé (GIA) algérien. L’idéologie de cette forme de djihad s’inspire des thèses popularisées par Abou Mohammed al-Maqdisi, à Peshawar également, à la fin des années 1980. Contrairement à Al-Qaïda, ce djihadisme est ancré dans un territoire, prône une idéologie millénariste et souhaite l’accélération de la dynamique apocalyptique. Surtout, il est « exclusiviste », ceux qui ne le rejoignent pas, sont rapidement désignés comme des ennemis à éliminer.

Avant de savoir qui pourrait gouverner la Syrie demain, il est nécessaire de se demander si une nouvelle stabilité peut sortir de cet interrègne syrien.

Hugo Micheron

Ce djihadisme exclusiviste et territorialisé implique une purification « morale » immédiate et rigoureuse des territoires sur lesquels ils se projettent via l’interprétation la plus rigoriste maximaliste possible de la charia, ce qui conduit souvent à des massacres, non seulement contre les régimes en place, mais aussi contre tous ceux qui ne rejoignent pas les zélotes dans leur travail de renouveau religieux, moral, et politique. Cette tendance totalitaire aboutit régulièrement dans l’ultraviolence et les persécutions de masse. C’est ce scénario auquel on a assisté en Algérie lors de la guerre civile avec le GIA, en Irak avec des massacres de sunnites et chiites, et avec Daech, qui en s’opposant à tous, a fini par déclencher des conflits internes, s’autodétruisant sous sa propre violence. On perd souvent de vue que Daech a été certes vaincu par des forces extérieures, mais s’est aussi effondré à cause de sa propre dynamique interne et des conflits fratricides jusqu’au plus haut niveau de l’organisation. S’il existait des scissions avec d’autres groupes — comme Jabhat al-Nosra qui deviendra par la suite HTC — les dirigeants de l’État islamique ont commencé à sombrer dans les règlements et des purges internes à partir de 2017. C’est une évolution assez courante chez les mouvements fortement millénaristes. 

Comment situer dans ce tableau l’organisation Hayat Tahrir al-Cham ? 

En 2003, Al-Joulani a 19 ans et rejoint l’État islamique d’Irak — la deuxième branche du djihad mentionnée plus haut. Après avoir été incarcéré et passé du temps en contact avec les futurs dirigeants de Daech dans les prisons américaines, il est envoyé en Syrie en 2011. Il considère alors que l’échec de l’État islamique d’Irak s’explique notamment par son idéologie exclusiviste et apocalyptique et par son hostilité extrême envers les groupes qui ne le rejoignent pas. Il tire certaines leçons des échecs récurrents de cette deuxième branche du jihadisme, exclusiviste.

Son approche a alors consisté à ancrer le djihad localement en Syrie en tenant compte de sa complexité sociale — plusieurs communautés religieuses et ethniques y cohabitent. Il considère que pour que le djihad réussisse, il faut essentialiser la lutte contre Bachar al-Assad, point de convergence de toutes les rébellions et limiter territorialement le jihad à la Syrie. Après avoir créé Jabhat al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaïda, il s’est ainsi allié aux divers groupes rebelles. 

À partir de l’été 2012, il a apporté une discipline de fer à la rébellion syrienne. Jabhat al-Nosra se distinguait en effet par son efficacité militaire, attirant à elle des combattants désillusionnés par le manque de structure et par la corruption de l’armée syrienne libre et d’autres groupes islamistes. Des combattants libanais que j’ai rencontrés et qui souhaitaient rejoindre la rébellion contre Bachar el-Assad en Syrie se plaignaient du chaos qui régnaient au sein de l’armée syrienne libre. La stratégie djihadiste de Jabhat al-Nosra, qui deviendra plus tard HTC, est donc basée sur une culture militaire forte et une discipline rigoureuse — tout en tenant compte des complexités sociopolitiques locales pour favoriser son enracinement en Syrie.

Fort de cette dynamique, ces premiers djihadistes ont été rejoints par des groupes syriens, mais aussi par des groupes étrangers — notamment les Irakiens qui avaient envoyé al-Joulani en Syrie — et par des djihadistes étrangers qui ont commencé à converger vers la Syrie à partir de 2012. Ces combattants voyaient en Syrie la possibilité d’un nouveau jihad d’une ampleur extraordinaire et se sont retrouvés sous la direction de Joulani qui privilégiait un djihad plutôt national — similaire aux djihads locaux des années 1990.

Ainsi, l’approche nationale de al-Joulani s’est heurtée à l’arrivée en Syrie de djihadistes globaux, venant de divers horizons, y compris d’Europe, convaincus que soutenir les Syriens dans leur combat était juste une étape dans le cadre d’une lutte mondiale. Les étrangers étaient par ailleurs souvent en lien avec les djihadistes irakiens, qui voyaient eux dans le conflit syrien n’ont pas tant une opportunité de faire tomber Assad, que le moyen de construire un califat islamique à cheval sur l’Irak et la Syrie. Joulani s’opposait à cette dernière approche.

À partir de 2016, Joulani a identifié les causes de son échec : l’intervention russe, le soutien des Iraniens, mais aussi le caractère repoussoir de Daech — notamment en raison des attentats en Europe et de la décapitation d’un Américain en 2014, qui a impliqué à nouveau l’administration américaine en Syrie.

Hugo Micheron

Comment la scission entre Jabhat al-Nostra et l’État islamique au Levant s’est-elle opérée ? 

À partir d’avril 2013, un important conflit a éclaté entre Jabhat al-Nosra, fidèle à Joulani qui prônait un djihad syrien, et une partie de sa base fidèle à l’idéal de l’État islamique d’Irak et qui voyait la Syrie comme une opportunité pour fonder un État islamique à cheval sur la Syrie et l’Irak. Ce conflit — qu’on appelle fitna — a conduit à des batailles fratricides entre partisans de chaque tendance dans la région d’Alep à l’été 2013. La question centrale tournait autour de l’allégeance de Joulani. C’est assez facile à comprendre. L’enjeu était le suivant : est-ce que Joulani était le chef de la branche syrienne d’al-Qaïda comme il le prétendait, et en ce sens là, l’égal d’Abou Bakr al-Baghdadi qu’il considérait comme le chef de la branche irakienne d’al-Qaïda ? Ou bien, est-ce que Joulani était encore l’émissaire d’Abou Bakr al-Baghdadi en Syrie et donc, de ce point de vue, un lieutenant sans aucune autonomie ? Dans ce cas là, il devait obéir à Abou Bakr al-Baghdadi qui voulait annoncer la création de l’État islamique en Irak et en Syrie… Joulani a refusé cette situation, Baghdadi a refusé de reconnaître Joulani comme un égal, et les heurts entre les partisans des deux projets jihadistes, l’un syrien, l’un vers la construction d’un État islamique ont explosé.

Ce désaccord manifeste donc bien deux conceptions différentes du djihad : celle de Daech, sous la direction de Baghdadi, aspirant à un califat universel, et celle, plus localisée, de Joulani, voulant adapter le djihad au contexte syrien.

Ce conflit a provoqué un schisme en 2013, quand les partisans de Daech ont quitté Alep pour s’étendre vers l’est, prendre Raqqa, Deir ez-Zor, puis Mossoul, et proclamer le 29 juin 2014 la création de l’État islamique en Irak et en Syrie, accomplissement de leur logique millénariste. De leur côté, les partisans de Joulani, principalement syriens, restés à Alep, ont commencé à perdre du terrain face au régime allié à l’Iran et à la Russie, et se sont repliés dans la province d’Idlib à partir de 2016.

À partir de 2016, Joulani a identifié les causes de son échec : l’intervention russe, le soutien des Iraniens, mais aussi le caractère repoussoir de Daech — notamment en raison des attentats en Europe et de la décapitation d’un Américain en 2014, qui a impliqué à nouveau l’administration américaine en Syrie. Les horreurs de Daesh ont conduit au désengagement international du soutien à la rébellion syrienne, facilitant le maintien au pouvoir d’Assad. Il considérait également que les actes de Daech avaient permis aux Russes de légitimer leur soutien à Assad en faisant passer l’idée que le maintien du régime était moins pire que l’expansion de Daech.

Après l’intervention turc dans le nord de la Syrie, Joulani rompt avec Al-Qaïda en 2016 et s’engage dans un processus de relégitimation de son discours, en établissant des alliances avec des groupes rebelles locaux, principalement sous influence turque. Il établit alors un ordre politico-religieux dur mais stable à Idlib et estime que pour assurer un avenir pérenne, il doit parvenir à mettre en place un modus vivendi avec la Turquie — qui lui offre une protection indirecte contre les risques de bombardements russes.

Joulani rompt avec Al-Qaïda en 2016 et s’engage dans un processus de normalisation, en établissant des alliances avec des groupes rebelles locaux, principalement sous influence turque.

Hugo Micheron

Joulani reprend alors son objectif de « syrianiser » le djihad en Syrie. C’est pourquoi il allège sa méthode, abandonne toute connotation trop ostensiblement jihadiste dans son discours et dans son apparat, tout en conservant un objectif ostensiblement salafiste. Dans la province d’Idlib, il reconstruit son mouvement et prépare un discours politique porteur à l’international, dans une phase que je qualifie de « marée basse » et qui a duré près de huit ans — avant d’attendre son heure.

Aujourd’hui, Joulani semble avoir compris que les Occidentaux ne souhaitent pas s’engager dans de nouveaux conflits au Moyen-Orient et sont prêts à accorder du crédit à tout ce qui pourrait les rassurer. Pour ce faire, il a su habilement jouer sur la communication, probablement en se formant aux techniques médiatiques en Turquie. Sa transformation en une figure nouvelle l’a aidé à susciter des doutes et à convaincre certains qu’il était désormais un homme différent. De ce point de vue là, Joulani semble s’être inspiré de ce qu’on fait les Talibans en Afghanistan, qui, sitôt au pouvoir, ont dit avoir rompu avec l’objectif du djihad global et lutter contre les groupes terroristes sur leur sol. De même, al-Joulani met en place un djihadisme pragmatique qui a su se syrianiser autant que possible et souhaite multiplier les gages pour ne pas alerter les pays occidentaux. 

Son parcours est celui d’un militant salafiste syrien, ancré localement, reflet de toutes les complexités du pays et de son histoire contemporaine.

La structuration de HTC et son évolution pourrait-elle devenir un modèle pour d’autres mouvements ? 

Joulani est le produit d’une évolution du djihadisme syrien, dans un contexte qui lui est propre. Son modèle, compte tenu de sa réussite fulgurante, pourrait inspirer d’autres groupes à travers le monde, comme cela a été le cas pour les Talibans. Il est important de comprendre une chose : Joulani n’est pas un modéré, mais un acteur pragmatique ayant compris les nécessités du terrain. Les djihadistes ne sont pas uniquement des fanatiques millénaristes assoiffés de sang ; ils sont capables de s’adapter aux contraintes et d’élaborer des stratégies sur le long terme.

Le discours de Joulani à la mosquée des Omeyyades est à cet égard extraordinaire. Contrairement à Baghdadi, qui avait proclamé le califat à la mosquée de Nouri à Mossoul, Joulani a choisi de ne pas prendre une posture provocatrice. Son discours évoquait, au contraire, « le retour de la justice » et « grand jour pour la Umma » — un discours, au fond, qui se voulait unificateur avec une symbolique islamique forte, à même de plaire à tout le monde. Il s’en sort sur les deux tableaux : ceux qui le perçoivent comme modéré être confortés dans leur avis ; ceux qui comprennent la portée islamiste de son message voient qu’il atteint l’objectif historique de tous les djihadistes en Syrie : la mosquée des Omeyyades.

Joulani n’est pas un modéré, mais un acteur pragmatique ayant compris les nécessités du terrain.

Hugo Micheron

Quelle est la place de la Syrie dans le discours de Al-Joulani ?

Le discours de Joulani n’est pas du tout nationaliste. Il ne se réfère quasiment jamais à la Syrie en tant que nation. Au contraire, il évoque « la communauté des croyants » et nomme son groupe Hayat Tahrir al-Cham, c’est-à-dire littéralement « Organisation de libération du Cham » d’après le nom de la province islamique médiévale. C’est aussi un terme commun pour désigner la Syrie et Damas, mais ce n’est encore une fois pas un terme qui joue sur les deux tableaux. Joulani a établi à Idlib un pouvoir religieux, avec la charia comme loi et des juges religieux.

Ce modèle ne s’inscrit pas dans la logique d’un islam national, souvent défendu par les révolutionnaires de 2011, qui se projettent dans un cadre national multiethnique et multiconfessionnel à l’image de la grande diversité syrienne. Joulani opère dans une logique islamiste, s’appuyant sur une interprétation rigoriste de la charia. Il subit aussi la pression de groupes alliés dont certains sont extrêmement radicaux et n’ont pas grand-chose à envier à l’État islamique. Même s’il pourrait chercher à réaliser un équilibre, cela ne dessine pas un chemin vers une transition démocratique en Syrie.

Comment les recherches que vous avez menées pour l’écriture de votre ouvrage Le djihadisme français, Syrie, quartiers, prison permettent-elles de comprendre HTC ? 

J’en parle beaucoup dans le livre. De nombreux individus que j’ai rencontrés étaient des anciens combattants de Jabhat al-Nosra, le prédécesseur de HTC, car ce groupe était parmi les premiers à accueillir des combattants européens. Beaucoup de ces djihadistes avaient initialement rejoint Jabhat al-Nosra en 2013 avant de basculer vers Daech lors de la scission entre les deux groupes. Entre 2013 et 2014, les étrangers — en particulier les Européens — devenaient de plus en plus nombreux au sein du Front al-Nosra, ce qui inquiétait Joulani. Il comprenait que leur présence risquait de perturber la dynamique du djihad syrien et de rediriger le projet vers un califat islamique, celui de l’État islamique, ce qu’il voulait à tout prix évité comme expliquait précédemment.

Les affrontements fratricides entre les combattants de Jabhat al-Nosra et ceux qui soutenaient Daech ont été extrêmement violents. Certains djihadistes se sont retrouvés à s’affronter face à ceux qu’ils avaient rejoint comme des frères : l’un d’entre eux raconte avoir combattu celui avec qui il avait rompu le jeûne du Ramadan quelques semaines auparavant !

Joulani lui-même était perçu parmi les djihadistes français de manière ambivalente : pour certains, il est considéré comme un leader réfléchi, tandis que d’autres le voyaient comme un traître. En effet, la propagande de Daech dépeint les membres d’Al-Nosra comme des lâches et des apostats, qui ont abandonné le projet de l’État islamique en cours de route, et contribué ainsi à sa défaite finale. Daesh et ses affidés détestent Joulani comme ils détestent les Talibans.

Même s’il pourrait chercher à réaliser un équilibre, le projet de Joulani ne dessine pas un chemin vers un système démocratique en Syrie.

Hugo Micheron

Quelles causes du djihadisme syrien disparaissent avec la chute du régime de Bachar el Assad ? Quelles sont celles au contraire qui demeurent et auxquelles Joulani va devoir faire face ?  

Pour répondre à cette question, il est essentiel de prendre du recul sur la situation géopolitique et le tissu socio-économique de la région. Depuis la première partie de la guerre en Syrie, on a observé un axe structurant pro-chiite, reliant Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Cet axe a façonné une partie significative de la géopolitique régionale. 

Mais l’existence de cet axe en a fait oublier un autre, l’axe d’impuissance sunnite reliant Tripoli au Liban, Alep, Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak. Cette région est un des cœurs du sunnisme historique moyen-oriental, dont la population ressent une grande incertitude et une dépossession à la suite de décennies de conflits, notamment depuis l’invasion américaine en Irak et la guerre en Syrie. Les déplacements massifs, la violence extrême des combats, les bombardements du régime et les persécutions de Daech ont rendu leur avenir très incertain. Le sentiment le plus répandu parmi les musulmans sunnites qui y représentent la majorité de la population est celui d’une dépossession politique, religieuse et identitaire, qui n’est pas sans rappeler celui qui domine à Gaza et dans les territoires palestiniens, bien que les causes soient différentes et la comparaison de fait, limitée. Les sympathies pour des projets islamistes sont profondes. Enfin, le modèle de l’État-nation y est remis en question dans toute la région.

Toutes les conditions y sont réunies pour l’émergence de groupes terroristes.

HTC est issu de cette histoire. Pourra-t-il canaliser ce besoin de structuration politique et économique au sein d’une région déjà hautement militarisée, habitée par des groupes armés aux agendas variés, même avec l’aide de la Turquie et du Qatar ? S’ils n’arrivent pas à structurer ce vide, les risques d’instabilité seront très importants.

L’opportunité du « dégel » de la crise syrienne pourrait marquer un retour des manœuvres géopolitiques au Moyen-Orient. Il ne faut pas envisager ces dynamiques sous une optique strictement nationale. La crise syrienne est intégrée dans un schéma transnational englobant le Liban, l’Irak et les territoires palestiniens. Le cadre de l’État-nation est de plus en plus contesté et les identités façonnées par les conflits prédominent, rendant difficile l’établissement d’une nouvelle organisation politique stable. Est-ce qu’une ou plusieurs forces régionales structureront ce vide ? Ou bien est-ce que le vide structurera par défaut un nouvel ordre régional fortement volatile et violent ?  

Aujourd’hui, les relations internationales et les dynamiques de pouvoir sont fortement influencées par des groupes non étatiques qui redéfinissent les rapports de force, voire poussent les États à s’adapter à de nouvelles réalités. Il est crucial de comprendre comment ces entités façonnent les trajectoires politiques et sociales, alors qu’elles semblent détenir un pouvoir remarquable sur les dynamiques régionales.

La crise syrienne est intégrée dans un schéma transnational englobant le Liban, l’Irak et les territoires palestiniens. Le cadre de l’État-nation est de plus en plus contesté et les identités façonnées par les conflits prédominent, rendant difficile l’établissement d’une nouvelle organisation politique stable.

Hugo Micheron

En somme, le développement de HTC et d’autres groupes non étatiques dans la région illustre l’incapacité des États à contrôler leur environnement. Le cas syrien et la chute de Bachar el-Assad montre que l’État-nation n’est pas forcément l’échelle la plus pertinente pour comprendre les recompositions politiques en cours au Moyen-Orient. Or les diplomaties occidentales sont encore trop marquées par une approche interétatique et ont du mal à penser le post-westphalien.

Que risque-t-il d’advenir pour les Kurdes ?

Alors que HTC étend son influence, les forces kurdes ont également élargi leur territoire, occupant des zones au Sud et sécurisant la frontière entre la Syrie et l’Irak. Il est probable qu’ils aient agi en coordination avec les États-Unis. Cependant, les Kurdes se trouvent dans une position extrêmement délicate. Face à HTC et aux groupes rebelles soutenus par la Turquie, leur position est menacée. La Turquie, animée par le désir de repousser les Kurdes le plus loin possible de la Méditerranée et de sa frontière, pourrait en profiter pour accroître la pression sur eux. Ils sont certes protégés par les Américains, mais nous ne savons pas quelle sera l’approche de l’administration Trump à leur égard. Le Rojava regroupe près de 5 millions d’habitants et les forces kurdes sont les seuls véritables alliés de l’Europe dans cette région en guerre qui compte beaucoup d’ennemis déclarés de l’Occident.

Aussi, les Kurdes gèrent les prisons et les camps abritant des djihadistes, en particulier ceux d’origine étrangère, notamment européenne. Les Européens sont donc particulièrement attentifs à la question. Dans l’ensemble, la situation n’est pas très aux Kurdes, qui vont devoir démontrer à nouveau leur capacité d’adaptation aux éléments contraires, mais l’Europe peut faire énormément et ne doit surtout pas rester passive dans ce contexte fortement fluctuant.

Sources
  1. Hugo Micheron, La Colère et l’oubli. Les démocraties face au djihadisme européen, Gallimard, 2023.