Depuis le 7 octobre, plus d’un million de personnes ont consulté et partagé nos contenus et nos cartes pour essayer de penser la rupture historique de la guerre de Soukkot. Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue.

À l’heure où le monde est suspendu à la décision d’Israël d’entrer à Gaza, la crise au Proche-Orient ouvre plusieurs lignes de faille oubliées et pose des questions de fond de première importance pour l’avenir de la zone euro méditerranéenne. Elle souligne à quel point le conflit israélo-palestinien et la matière islamiste s’avèrent être des matières hautement inflammables et révèle le changement de paradigme qui s’opère autour de la centralité de la guerre informationnelle. 

Lignes de faille moyen-orientale : ne pas perdre de vue l’arc de crise sunnite 

Le 7 octobre dernier, l’attaque du Hamas comportait tous les ingrédients d’une puissante déflagration : effet de surprise, violence inouïe sur des civils israéliens, médiatisation des massacres. 

Au Moyen-Orient, elle a eu pour conséquence de suspendre — provisoirement ou durablement — le processus de normalisation d’Israël engagé depuis 2020 dans la région. Elle rappelle aussi par l’horreur, le recul considérable des perspectives d’un règlement de la question palestinienne et le rôle de premier plan qu’occupent désormais les organisations islamistes dans la géopolitique régionale. Ce fait évident dans les relations internationales depuis le 11 septembre 2001 n’est pas évalué à sa juste mesure, alors même que ces acteurs non étatiques ont désormais des capacités d’influence sur la suite des événements qui sont supérieures à celles de certains États européens. 

La séquence actuelle ravive aussi le conflit entre l’Iran, qui a engagé une part importante de son capital politique et financier dans une logique d’affrontement avec Israël, et l’Arabie Saoudite, qui s’est engagée dans un processus de normalisation avec l’État hébreu. Pour l’heure, elle donne un net avantage à l’Iran malgré la contestation du régime des Mollahs et l’ascension de Mohammed ben Salmane à la tête de l’Arabie saoudite qui semblaient annoncer une hégémonie saoudienne sur la région. Rien n’indique que la situation en restera là et la réaction militaire prochaine d’Israël à Gaza et en Cisjordanie déterminera en grande partie la suite.

Les organisations islamistes ont désormais des capacités d’influence sur la suite des événements qui sont supérieures à celles de certains États européens. 

Hugo Micheron

Quelle que soit l’issue, l’Iran mobilisera ses ressources le long d’un arc de puissance géopolitique qu’il a structuré depuis vingt ans à travers la région et qui s’étend de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. Sa capacité à atteindre Israël se déploie à travers le soutien à deux organisations islamistes : le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. À cet axe de puissance dominé par les réseaux chiites pro-iraniens répond un arc d’impuissance qui s’étend en sens inverse dans une vaste zone à majorité sunnite : de Tripoli au Liban jusqu’à Mossoul en Irak, en passant par le Nord syrien, le Sud turc et les zones tenues par les Kurdes. 

Cet espace géopolitique de quelques milliers de kilomètres carrés, largement en dehors des radars, est traversé par l’ensemble des lignes de faille qui parcourent le Moyen-Orient. Cette zone fragmentée ne s’est pas remise de l’émergence puis de la destruction du « califat » jihadiste de l’EI et, plus largement, par la dévastation provoquée par une décennie de guerre civile en Syrie (2011-2019, plus de 400 000 morts et 11 millions de déplacés)1. Si le régime de Bachar al-Assad, soutenu par la Russie et l’Iran n’a pas flanché, la situation dans le pays est stabilisée militairement, mais pas réglée politiquement.

L’arc de crise sunnite se caractérise par une situation pour l’heure cadenassée par l’accumulation des moyens guerriers. S’y concentre l’ensemble des troupes actives dans la région : syriennes, iraniennes, russes, turques, kurdes et américaines ; milices chiites et prorusses (Wagner) ; groupes jihadistes en clandestinité (Daech) ou administrant des territoires (Hayat Tahrir al-Sham). Les causes structurelles qui ont favorisé l’émergence d’un sanctuaire jihadiste en Irak puis en Syrie par deux fois au cours des vingt dernières années sont toujours présentes. Elles se sont même aggravées à certains égards alors que se massent des millions de civils déplacés et des milliers de jihadistes détenus dans les prisons kurdes2. Le modèle de l’État-nation y est particulièrement affaibli : les régimes au Liban, en Syrie et en Irak exercent une souveraineté limitée sur leurs affaires intérieures et dépendent de parrains extérieurs pour résoudre les crises structurelles qui les accablent. Le sentiment le plus répandu parmi les musulmans sunnites qui y représentent la majorité de la population dans cette zone, est celui d’une dépossession politique, religieuse et identitaire, qui n’est pas sans rappeler celui qui domine à Gaza et dans les territoires palestiniens, bien que leurs causes soient différentes et la comparaison de fait, limitée. Les sympathies pour des projets islamistes sont gonflées et les puissances occidentales ont largement perdu leur emprise sur le cours des événements au profit de rivaux (Russie et Iran) ou d’alliés aux agendas divergents (Turquie), ce qui peut être considéré comme un changement historique au Moyen-Orient depuis 1945.

Les causes structurelles qui ont favorisé l’émergence d’un sanctuaire jihadiste en Irak puis en Syrie par deux fois au cours des vingt dernières années sont toujours présentes.

Hugo Micheron

En l’absence de force susceptible de redéfinir un équilibre régional, les positions sont fragiles : le changement d’une variable tend à affecter immédiatement la figure d’ensemble. La seule annonce du retrait de troupes américaines du Nord syrien à l’automne 2020 a provoqué une offensive turque contre les positions kurdes3

L’évolution de la crise au Moyen-Orient prendrait une toute autre tournure pour la région euro-méditerranéenne si elle venait à enflammer cet arc de crise qu’il convient ni de perdre de vue ni de désinvestir. 

Lignes de faille jihadiste : une dynamique mondialisée ?

Alors que Tsahal se prépare à une offensive terrestre contre Gaza, l’information est plus que jamais devenue l’une des clefs du conflit. Le 7 octobre dernier, le Hamas postait sur les réseaux sociaux les atrocités du raid du Soukkot et lui donnait une visibilité planétaire. Pour réaliser ce coup de force, le Hamas n’a eu qu’à mettre en scène son attaque en saturant les réseaux sociaux de vidéos qui en racontent les prémisses (la destruction des tours ou le franchissement de la frontière) ou sa réalisation (des massacres de civils, enlèvement d’otages paradés dans les rues de Gaza). Reprenant à son compte une grammaire visuelle popularisée par Daech, le Hamas a donné une dimension internationale à ses exactions les plus violentes, présentées comme un acte de résistance, compensant son infériorité militaire et technologique par une capacité informationnelle qui s’avérait supérieure à Israël. Cette stratégie a très largement défini la tournure actuelle du conflit, témoignant de l’importance désormais fondamentale du milieu informationnel4. La riposte est aujourd’hui en partie conditionnée par la pression sans précédent qui s’exerce via les réseaux sociaux en une campagne informationnelle mondiale dirigée contre les soutiens d’Israël. Les chiffres sont considérables : les taux d’engagement sur les réseaux sociaux après deux semaines de conflit se maintiennent à des niveaux supérieurs à ceux mesurés suite à l’invasion russe de l’Ukraine et à l’indignation internationale qu’elle avait provoquée fin février 2022. Sur les principales plateformes, les soutiens exprimés en faveur du Hamas ou hostiles à Israël sont considérablement plus élevés que ceux en faveur de l’État hébreu.

En reprenant à son compte une grammaire visuelle popularisée par Daech, le Hamas a donné une dimension internationale à ses exactions les plus violentes.

Hugo Micheron

Aux affrontements traditionnels qui se déroulent sur la terre, la mer, l’air et le cyberespace, la guerre du Soukkot intervient comme une révélation mondiale de l’importance du conflit informationnel. Elle représente en ce sens un changement de paradigme inféré par les révolutions technologiques qui doit nous conduire à conceptualiser et à penser le milieu informationnel comme un espace de conflit à part entière, et de premier ordre5. Il s’agit-là d’une tendance de fond qui redéfinit désormais le déroulé et le dénouement des crises politiques et géopolitiques, et qui se répercute déjà profondément sur l’Europe. 

[Lire plus : notre étude exclusive sur les réactions à l’attaque du Hamas dans les pays arabo-musulmans]

Lignes de faille jihadistes en Europe : attention au reflux

Dans cet ordre des choses, l’assaut du 7 octobre a capté l’attention des milieux islamistes et jihadistes européens.

Le Hamas lui-même a joué sur cette fibre à travers Ismaël Haniyeh, un ancien dirigeant de l’organisation qui a appelé le 11 octobre à conduire des attaques terroristes contre des cibles juives partout dans le monde dès le vendredi 13 octobre. Le même jour à Arras, un ancien élève d’un établissement scolaire, élevé dans un milieu ultra-radicalisé, s’en prenait à des enseignants, tuant un professeur agrégé de lettres, Dominique Bernard, et blessant plusieurs autres. Ce rappel de l’existence du jihadisme en Europe s’est prolongé d’une réplique le lendemain à Bruxelles, à travers le passage à l’acte d’un sympathisant de l’EI, tuant à la kalachnikov des supporters suédois en marge d’un match de football. Quelques jours plus tard, le vendredi 20 octobre, Daech emboitait le pas et diffusait un appel mondial à s’en prendre à des cibles juives partout dans le monde et notamment en Europe.

Ces dynamiques répondent de la logique jihadiste, mais se construisent dans un contexte où les communautés islamistes sur les réseaux sociaux bouillonnent d’appels indirects à « choisir son camp », d’accusation de « sionisme » et de complicité envers la mort des enfants palestiniens contre la France et les voisins européens. Ces méthodes interviennent comme des façons commode de justifier en amont d’éventuels passages à l’acte. Cette rhétorique est une  indication claire que ces acteurs peuvent exploiter à peu de frais la déflagration provoquée par le Hamas et qu’ils le feront s’ils pensent être en capacité d’ouvrir un front durable en Europe – ce qu’ils avaient tenté de faire, en vain, avec l’émergence du « califat » de Daech.

Il convient à ce propos de rappeler que les campagnes de terrorisme jihadisme contre l’Europe ont toujours été déclenchées par des crises géopolitiques extérieures à l’Union : guerre en Syrie dans les années 2010, en Irak et en Afghanistan dans les années 2000, guerre civile algérienne, conflits bosniens et tchétchènes dans les années 1990. Ces changements se produisent à l’occasion d’événements historiques, de bouleversements internationaux qui entraînent un changement radical dans la perception des rapports de force par les mouvances jihadistes concernées. Car le jihadisme n’est en rien limité au terrorisme qui n’en est qu’un aboutissement. C’est une idéologie plus large, un système militant adaptable, qui fluctue en fonction du contexte : visible à marée haute quand ils pensent être en phase de force et qu’ils mènent des campagnes de terreur, s’adaptant et se reconfigurant à marée basse quand les militants pensent être en période de faiblesse. Ce mouvement ondulatoire demeure l’élément le plus mal compris de la dynamique jihadiste en Occident. Depuis ses origines en Europe il y a trente ans, le phénomène a traversé trois cycles complets de marées, un par décennie. Outre avoir été déclenché par une crise exogène, les pics des marées haute ont pour l’heure été, à chaque fois, atteint au milieu de la décennie.

Les campagnes de terrorisme jihadisme contre l’Europe ont toujours été déclenchées par des crises géopolitiques extérieures à l’Union

Hugo Micheron

Il s’agit là d’un constat empirique et non d’une règle d’airain. En somme, c’est un rappel des tendances engagées qui ne doit pas amener à des conclusions automatiques ou hâtives. De même, il est trop tôt pour dire si la guerre de Soukkot sera un déclencheur de même nature, mais cette crise a le potentiel pour, après trois années de montée des eaux. 

Trois faits illustrent l’ampleur mondiale des reconfigurations en cours : en premier lieu, la prise de pouvoir des talibans à Kaboul à l’été 2021. Elle a entraîné la résurgence de Daech dans le pays, et plusieurs projets d’attentats contrecarrés en Europe en provenance d’Afghanistan. Le deuxième élément est l’expansion des factions jihadistes au Sahel depuis 2020, sur fond de départ des forces françaises et de multiplication des coups d’État dans la région, une dynamique qui menace désormais l’Afrique de l’Ouest. Enfin, comme évoqué plus haut, la situation en Syrie est loin d’être résolue et la présence persistante d’au moins 10 000 militants de Daech opérant clandestinement dans l’arc de crise sunnite souligne bien une dynamique de fond. Le « déclin du jihadisme comme acteur géopolitique » annoncée par certains il y a peu est donc une énième erreur d’analyse confondant jihadisme et terrorisme, l’idéologie et la tactique, la fin et les moyens6.

Ces erreurs d’appréciation expliquent en partie comment le jihadisme a pu devenir endémique à l’Europe. En dehors de la lutte antiterroriste qui porte principalement sur des mesures d’ordre sécuritaire, les sociétés ont eu tendance à opposer à ces mouvements balanciers des réponses limitées : des vagues d’indignation ou de colère dans les périodes de pics, rapidement suivie par l’oubli sitôt la menace physique retombée. Des réactions de cette nature sont insuffisantes pour produire des réponses de long terme à la hauteur d’un enjeu aussi complexe que le jihadisme.  

Si le jihadisme européen évolue donc encore à marée basse, la crise du Soukkot pèse déjà lourdement sur la situation sécuritaire, mais aussi politique. Aux débats qui ont divisé les gauches européennes autour de la qualification des massacres du Hamas du 7 octobre dernier, s’ajoute un regain d’activité de certains mouvements islamistes qui cherchent à canaliser la sympathie pro-palestinienne vers l’expression d’un soutien d’une tout autre nature. Ainsi, les impressionnantes mobilisations en soutien à Gaza à Londres le week-end du 20 octobre ont rassemblé pas moins de cent mille personnes. Elles ont été un prétexte pour certains groupes islamistes pour organiser des prières collectives devant la résidence du Premier ministre au 10 Downing Street. Ce mouvement répondait entre autres à l’appel du Hizb ut-Tahrir, une organisation qui, sous la houlette d’Omar Bakri dans les années 1990, avait été l’un des premiers véhicules de la jihadisation des milieux salafistes européens. Peu commentée outre-Manche, le regain d’activité du « Londonistan » en 2023 doit être une source d’intérêt et de préoccupation pour les autres pays européens, eux aussi concernés par des dynamiques similaires.

Le « déclin du jihadisme comme acteur géopolitique » annoncée par certains il y a peu est donc une énième erreur d’analyse confondant jihadisme et terrorisme, l’idéologie et la tactique, la fin et les moyens

Hugo Micheron

Ces éléments doivent donc nous rappeler qu’un phénomène jihadiste qui s’est construit depuis trente ans en Europe n’est pas susceptible de disparaître en quelques semaines et que, à l’aune de la crise au Proche-Orient, les enjeux en la matière sont plutôt à venir que passés. Ils doivent donc être pensés sérieusement et profondément et non simplement ressurgir dans les débats publics à chaque événement malheureux.  

Lignes de faille diplomatique : l’Europe victime de l’Astanaïsation des relations internationales

L’ensemble des dynamiques précédentes se produisent dans un contexte marqué par le retour de la guerre en Europe et l’accélération d’initiatives visant à neutraliser la capacité d’action des démocraties libérales sur les plans extérieurs et intérieurs. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 est intervenue en effet comme la brutale matérialisation d’une menace formulée à l’encontre du modèle européen depuis le début du XXIe siècle. Elle s’inscrit dans une guerre contre « l’Occident collectif », expression popularisée par Vladimir Poutine et renvoyant à une lutte contre un modèle de gouvernance et d’hégémonie occidentale. Cette lutte d’influence est portée sur la scène internationale par la Russie et la Chine et est de plus en plus relayée par des puissances régionales à forte capacité d’influence comme la Turquie, l’Iran et dans une moindre mesure par des États du Golfe persique et des pays émergents (Inde, Pakistan, Indonésie). De nombreux acteurs non étatiques participent également à ce champ de force, parfois en connivence ou en concurrence avec les régimes précités. C’est typiquement le cas des mouvements islamistes dont les groupes jihadistes sont les représentants les plus visibles (Daech, les talibans, al-Qaïda etc.).

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 est intervenue comme la brutale matérialisation d’une menace formulée à l’encontre du modèle européen depuis le début du XXIe siècle

Hugo Micheron

Jusqu’au 7 octobre, la stratégie de containment de l’influence occidentale ne semblait pas faire l’objet d’une coordination globale, mais cela pourrait être en passe de changer, au moins partiellement. À l’échelle du Moyen-Orient, cet objectif a été formalisé en 2018 à travers le processus d’Astana, censé apporter un règlement au conflit syrien et réunissant la Turquie, la Russie et l’Iran. Ces puissances divergeaient alors sur l’essentiel des enjeux, mais s’accordaient pour neutraliser la tentative de médiation de l’Europe et des États-Unis dans la crise levantine. Depuis lors, « l’Astanaïsation » — ou l’exclusion des puissances occidentales des cadres d’intervention et de résolution politique et diplomatique des conflits — s’est étendue vers les traditionnelles zones d’influence (pourtour méditerranéen, Afrique Subsaharienne, Moyen-Orient, Amérique latine). Sans surprise, la France figure au premier rang des pays visés, aussi bien par l’action des relais russes, turcs ou chinois en Afrique (Sahel et en Centrafrique, et de plus en plus vers l’Afrique de l’Ouest), que par les différents groupes jihadistes. La France est ainsi désignée depuis la chute de l’EI comme l’ennemi occidental paradigmatique par les principales organisations islamistes, aux côtés des États-Unis et d’Israël. 

L’endiguement géopolitique se prolonge à travers des tentatives de déstabilisation et d’affaiblissement politique et idéologique menées à l’intérieur même des démocraties européennes. Elles se déploient via les réseaux sociaux en de vastes opérations de discrédit des gouvernements européens, de leurs agissements politiques, des valeurs et principes de référence. Elles prennent la plupart du temps la forme d’une mise en récit de l’actualité médiatique selon des grilles de lecture mensongères et malveillantes, cherchant à fragiliser la cohésion interne, l’assise démocratique et l’adhésion à l’action gouvernementale des sociétés visées. L’ensemble des acteurs précités a recours à des méthodes de manipulation des opinions publiques, la plupart du temps en exploitant des clivages et des lignes de faille préexistantes ou en cherchant à amplifier certaines dynamiques de fragmentation politique déjà à l’œuvre dans le champ politique. De fait, nous constatons depuis plusieurs années une accélération alarmante des phénomènes de polarisation identitaire et religieuse qui s’expriment ouvertement sur les réseaux sociaux. Ils alimentent un climat « d’insurrection intellectuelle » qui se répand dans de multiples pays, des États-Unis à l’Union en passant par le Royaume-Uni post-Brexit et à l’Europe en guerre en Ukraine et entraînée dans les remous des conflits moyen-orientaux. 

La France est ainsi désignée depuis la chute de l’EI comme l’ennemi occidental paradigmatique par les principales organisations islamistes, aux côtés des États-Unis et d’Israël.

Hugo Micheron

Depuis vingt ans, la succession d’innovations de rupture dans le domaine numérique bouleverse les équilibres politiques, culturels, économiques et sociétaux. Elle se caractérise par une diffusion ultra rapide, globale et transversale du progrès technique dont l’accélération exponentielle vient percuter les cadres institutionnels et sécuritaires longtemps pensés immuables et mal adaptés pour absorber ces chocs.

Pour donner là aussi la pleine mesure des transformations actuelles : les plateformes sont les premiers lieux de socialisation et de conscientisation politique des 15-25 ans. L’essor des plateformes digitales entraîne donc des bouleversements anthropologiques majeurs, dont le premier concerne la fabrique de l’opinion publique. Cette nouvelle réalité remet en question un certain nombre de normes sociales établies, tout en pesant sur la réception de nombreux événements.

Le fonctionnement des réseaux sociaux est topologique : la circulation de contenu n’est pas entravée par les frontières physiques, mais par des barrières idéologiques et culturelles. Le ralliement ne se fait donc pas autour d’une appartenance géographique ou généalogique comme dans le monde physique, mais par le topos, c’est-à-dire l’adhésion à une idée, à une cause, à un grand récit permettant de filtrer l’actualité et surtout de l’interpréter. Votre voisin de palier peut donc évoluer dans un espace informationnel et idéologique totalement différent du vôtre. La diffusion de grilles de lecture interprétant l’actualité et lui donnant un sens à travers une vision du monde préétablie devient la clef de l’influence internationale. Une attaque sur le sud d’Israël peut donc perturber profondément les débats publics des sociétés occidentales si elle reçoit suffisamment d’écho pour capter et rallier les imaginaires en présence. De cette façon insoupçonnée, l’attaque du Hamas contribue à étendre les fractures vers des zones très lointaines au conflit.

Ce mouvement de polarisation sous fond de désinformation pousse vers deux réflexes : croire ce que l’on veut indépendamment des faits et de leurs significations, et croire celui qui émet le plus de bruits, indépendamment de l’orientation des propos, de la charge militante. Dans les deux cas, la vérité ne joue qu’un rôle d’agrément non essentiel… 

Le ralliement ne se fait donc pas autour d’une appartenance géographique ou généalogique comme dans le monde physique, mais par le topos, c’est-à-dire l’adhésion à une idée, à une cause, à un grand récit permettant de filtrer l’actualité et surtout de l’interpréter.

Hugo Micheron

De fait, la mobilisation de moyens techniques dans ce cadre devient une question hautement politique et démocratique. Or l’Europe est le premier espace numérique mondial (1,5 fois celui des États-Unis), mais elle ne dispose d’aucun réseau social. Cette situation place l’Union dans une position de vulnérabilité stratégique unique au monde, à l’heure où ces plateformes ont pris une importance énorme. L’absence de souveraineté algorithmique contraste avec la situation des rivaux géopolitiques et économiques (Russie, Chine, États-Unis…) qui disposent de plateformes numériques (les GAFAM pour les États-Unis, Telegram et Vkontact pour la Russie, sans parler de la Chine et de son internet cloisonné) et des moyens techniques d’y assurer une influence et d’y défendre leur vision du monde et leurs intérêts. L’Europe apparaît ainsi mal préparée et mal équipée pour la lutte d’influence, la guerre informationnelle, les cybercrises, la manipulation des opinions de masse et la radicalisation des rapports de forces numériques, dont les coûts de déploiement s’abaissent considérablement avec l’arrivée de l’IA générative.

Dans cette atmosphère d’insurrection intellectuelle amplifiée par la logique algorithmique et par les acteurs nationaux et étrangers de la désinformation, faire de la diplomatie traditionnelle en « communiquant » sur les réseaux sociaux, revient à jouer en acoustique à la techno parade. Cela permet de faire acte de présence, de montrer ce que l’on fait ou veut faire, mais cela ne permet pas de peser dans le conflit informationnel saturé par le bruit des positions contraires. 

Force centrifuge ou centripète ? 

De fait, le contexte actuel est caractérisé par une accumulation de bouleversements en cascade, inimaginables il y a vingt ans, qui redessinent en grande partie les contours du monde de demain et, en son sein, des attributs de la puissance. La difficulté pour l’Union et, a fortiori pour la France, revient à s’affirmer dans ce nouvel espace sans disposer d’une pleine souveraineté technologique et algorithmique. Ce constat étonne au regard des capacités techniques et des ressources humaines disponibles dans ce secteur d’activité. L’Europe dispose des capacités pour reprendre son destin en main à condition de mesurer l’étendue des enjeux qui se posent à elle et de sortir du cycle politiquement stérile de la colère et l’oubli dans lequel elle s’est enfermée depuis la fin de la guerre froide. 

La puissance négative dégagée par la conjonction de ces forces, alimentées en France et depuis l’étranger par des communautés plus ou moins bien organisées, impose de répondre à ce défi dans le contexte de la révolution numérique. Ces démarches sont nécessaires pour permettre aux démocraties de faire face et de contre-attaquer dans l’âpre bataille pour la défense des valeurs et principes du modèle démocratique engagée sur les réseaux et qui s’annonce comme l’un des plus grands enjeux de la décennie en Europe.

L’Europe dispose des capacités pour reprendre son destin en main à condition de mesurer l’étendue des enjeux qui se posent à elle et de sortir du cycle politiquement stérile de la colère et l’oubli dans lequel elle s’est enfermée depuis la fin de la guerre froide.

Hugo Micheron

Si ce travail n’est pas mené avant la matérialisation des conflits, les institutions politiques comme intellectuelles et scientifiques risquent d’être réduites au commentaire impuissant de dynamiques sociales, politiques, religieuses et militaires qu’elles ne parviennent ni à anticiper ni à maîtriser.

De fait, cela replace le conflit au Proche-Orient et la dimension purement technique de la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux et de son amplification, au cœur des enjeux politiques et démocratiques. La situation actuelle doit nous éclairer, alors que 52 élections se tiendront en 2024, dont les élections européennes et la présidentielle américaine…

Le conflit au Proche-Orient soulève des questions fondamentales sur la nature de la démocratie dans un monde numérique en mutation, où les frontières entre la réalité et l’information sont floues et où la perception individuelle (et la possibilité de l’influencer) prime en partie sur la réalité des rapports de force sur le terrain. Les défis posés par cette nouvelle ère de conflits exigent une réflexion approfondie et une adaptation de nos cadres traditionnels pour aborder le politique dans les affaires internationales et nationales, et agir dans ce cadre : refaire de la politique, de la diplomatie avec les outils adaptés. Sans outil technologique, sans souveraineté algorithmique, l’Europe aura du mal à peser face au champ de force de la guerre informationnelle qui redéfinit en grande partie les équilibres politiques et les moyens d’influence.

Sources
  1. Samer Abboud, « Syria’s repressive peace », in Struggles for Political Change in the Arab World, University of Michigan Press, 2022, pp. 124-147.
  2. Hugo Micheron, La Colère et l’Oubli, les démocraties face au jihadisme européen, Gallimard, 2023.
  3.  Il faut noter que la supervision par les forces kurdes de 90 % des prisonniers jihadistes européens dépend en grande partie du soutien américain.
  4. Autre exemple : le Hezbollah est militairement mieux équipé que le Hamas dont il est un des alliés. Il semble néanmoins relégué au second plan de la lutte contre Israël notamment parce qu’il lui est en comparaison informationnellement inférieur dans la séquence actuelle.
  5. David Colon, La Guerre de l’information. Les Etats à la conquête de nos esprits, Tallandier, 2023.
  6. Hugo Micheron, La Colère et l’Oubli, les démocraties face au jihadisme européen, Gallimard, 2023.