En Brandebourg ce dimanche, le parti d’extrême droite AfD pourrait l’emporter. Pour comprendre son émergence et mettre en contexte l’importance de cette élection, vous pouvez relire l’analyse électorale de François Hublet, notre entretien de fond avec l’historien Johann Chapoutot ou découvrir l’imaginaire du parti par ses affiches — décodées grâce à la boîte à outils de Giuliano da Empoli. Si vous appréciez nos contenus et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Coutumier des clins d’œil plus ou moins explicites à la terminologie nazie, qui ont récemment valu une condamnation à son leader thuringien Björn Höcke1, l’AfD s’est de nouveau distinguée en la matière à la faveur des récentes élections régionales en Saxe. Sur des affiches de campagne repérées par le correspondant du Monde Thomas Wieder2, on pouvait en effet lire en gros caractères sur fond bleu : « Lebensraum erhalten windkraft stoppen ! », que l’on pourrait traduire par « Stopper les éoliennes pour préserver l’habitat ! ».
Le choix du mot « Lebensraum » pour désigner le cadre de vie germanique censément mis en péril par la prolifération des éoliennes ne pouvait manquer d’interpeller — même les non-germanophones.
Ce terme est en effet pour le moins négativement connoté du fait de l’usage qui en a été fait par le régime nazi entre 1933 et 1945 pour justifier l’annexion de territoires et l’extermination de populations au nom du supposé « manque d’espace » dont aurait souffert le peuple allemand, à l’étroit dans les frontières que lui avait assignées le traité de Versailles de 1919.
Le concept de « Lebensraum » n’est pas une invention nazie : comme nombre des idées structurantes de l’imaginaire national-socialiste, elle a été puisée — pour être recyclée et en partie déformée — dans le Zeitgeist propre à une partie de l’Occident de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
Issue d’un croisement entre géographie, malthusianisme et darwinisme social, cette notion postule que comme tout être vivant, l’être humain aurait besoin pour s’épanouir de jouir d’un espace minimal lui garantissant l’accès aux ressources et à l’environnement indispensables à sa perpétuation. Généralement traduit en français par « espace vital », le Lebensraum désigne donc plus exactement le « biotope », soit le lieu (topos) dont la vie (bios) aurait besoin pour s’épanouir. Ou, pour le dire en termes nazis : « cet espace sans lequel la survie de la race est impossible »3. Pastichant Perec, nous avons proposé de le traduire par « espace d’espèce » — soit la place dont une communauté aurait un besoin vital pour prospérer4.
C’est l’ethnographe allemand Oscar Peschel (1826-1875) qui, dans les années 1870, a le premier usé du mot « Lebensraum », pour désigner une région dont les caractéristiques expliqueraient les spécificités du peuple qui l’occupe5. Il s’inspirait des travaux du naturaliste bavarois Moritz Wagner (1813-1887) qui s’était quant à lui intéressé au « territoire de vie » (Lebensgebiet) des espèces animales.
La popularisation du concept de « Lebensraum » intervient à l’orée du XXe siècle lorsqu’il est repris à son compte par le père fondateur de la géographie politique allemande Friedrich Ratzel (1844-1904) pour désigner « l’espace que chaque espèce s’approprie sur Terre », dont la taille et la nature conditionneraient sa « capacité de vie »6. Considérant avec Malthus que la croissance démographique de l’humanité est excessive compte tenu des ressources que la Terre est en mesure de lui offrir, Ratzel en conclut avec Darwin qu’une lutte pour l’accaparement de ces dernières est inéluctable : « L’homme […] va remplir la terre en mille ans en cas de croissance continue, si bien qu’il ne lui restera plus d’espace », et c’est pourquoi « la lutte pour la vie doit devenir en grande partie une lutte pour l’espace7 ».
Après la mort de Ratzel, l’idée de « Lebensraum » est reprise par le politiste suédois Rudolf Kjellén (1864-1922) selon qui « les États forts et vigoureux n’ayant qu’une faible aire de souveraineté sont dominés par l’impératif catégorique d’élargir cette aire par la colonisation, l’union avec d’autres États, ou divers types de conquêtes »8.
Autre disciple de Ratzel, l’Allemand Karl Haushofer, ancien officier bavarois et père fondateur de la géopolitique allemande, fait également sienne la thématique de l’« espace vital ».
Comme tous les Allemands de sa génération, Haushofer est profondément ébranlé par la défaite de 1918. Il vit comme une scandaleuse injustice l’obligation faite à 80 millions d’Allemands de se partager un territoire d’à peine plus de 400 000 kilomètres carrés quand 45 millions de Britanniques règnent en maîtres sur un empire de 30 millions de kilomètres carrés. Pour cette Allemagne rapetissée et frappée de plein fouet par la crise économique — deux réalités qui ne sont selon lui pas sans rapport — Haushofer est convaincu que le salut ne peut venir que de l’expansion territoriale. Celle-ci permettra d’atteindre la taille critique nécessaire au bon fonctionnement autarcique du pays. Convaincus qu’il n’y avait pas de place pour tous sur une Terre aux dimensions et aux ressources limitées, les idéologues nazis estimaient de leur devoir de faire place nette en éliminant les « races » qu’ils considéraient comme « inférieures » afin de permettre l’épanouissement du peuple allemand.
En vertu de la théorie du Lebensraum, la mort des uns devenait donc la condition de possibilité de la vie des autres : éliminer un juif ou un slave revenait, selon cette théorie raciste, à expurger un jardin de ses plantes invasives et parasitaires pour mieux y faire germer, fleurir et prospérer la fleur germanique.
Généalogie du Lebensraum
En choisissant en 2024 de présenter les éoliennes comme une menace pour le « Lebensraum » allemand, l’AfD joue donc très explicitement avec une référence nazie sous couvert de protection de l’environnement.
Cet écologisme d’extrême droite — qui s’oppose au développement d’une énergie renouvelable et non polluante (les éoliennes) tout en promouvant l’usage des énergies fossiles9 au motif de préserver un cadre et un mode de vie traditionnels — n’est au demeurant pas si éloigné de celui dont se réclamaient les nazis. Ces derniers, tout en faisant l’éloge du retour de l’homme germanique à une nature idéalisée sous les traits d’un antidote à la modernité, entretenaient un rapport mercantile et prédateur à l’environnement mis en coupe réglé par leur productivisme. Un rapport pour le moins ambigu à la nature dont témoigne précisément bien le concept de Lebensraum qui pense l’espace non en soi mais au prisme des besoins présumés de certains des hommes qui le peuplent. Dans cette optique, la nature n’est donc pas perçue comme un simple cadre à l’activité humaine, mais d’abord et avant tout comme une ressource permettant à certains hommes de produire et d’en dominer d’autres — ce qui compte, c’est moins préserver l’espace que le préempter.
Sources
- « En Allemagne, Björn Höcke, un dirigeant d’extrême droite, condamné à 13 000 euros d’amende pour avoir utilisé un slogan nazi », Le Monde, 14 mai 2024.
- Compte X de Thomas Wieder.
- Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014, pp. 415-416.
- Florian Louis, Qu’est-ce que la géopolitique ?, Paris, Puf, 2022, p. 24.
- Oscar Peschel, Völkerkunde, Leipzig, 1874.
- Friedrich Ratzel, « Ueber den Lebensraum. Eine biogeographische Skizze », Die Umschau, 1/21, 1897, pp. 363-367 ; Friedrich Ratzel, Der Lebensraum. Eine biogegraphische Studie, Tübingen, 1901.
- Friedrich Ratzel, Être et devenir du monde organique, 1869.
- Rudolf Kjellén, Staten som Lifsform, Stockholm, Hugo Geber, 1916.
- D’autres affiches de l’AfD proclament que « le diesel, c’est super ! »