Cela fait désormais deux ans que nous publions les doctrines de la Chine de Xi Jinping. Avec plus de soixante textes chinois clefs traduits et commentés — du mage de Pékin Wang Huning au schmittien Jiang Shigong en passant par Xi Jinping — cette série veut être le lieu qui tente de répondre à un problème central : la Chine est partout et nous n’en savons presque rien. La structure de notre débat public fait que nous connaissons beaucoup mieux les dynamiques internes au parti socialiste français que le fonctionnement du premier parti au monde, le Parti communiste chinois. Pour ne rien manquer de nos parutions sur la Chine et suivre toutes nos publications, abonnez-vous au Grand Continent

Alors qu’il est devenu de plus en plus crucial de comprendre la Chine, cette tâche n’a jamais semblé si difficile. Si cela est dû à des contraintes réelles — qui tiennent à un accès de plus en plus difficile aux sources primaires en Chine en raison d’une relative fermeture du côté chinois —, c’est aussi le fruit d’une atmosphère en Occident qui a rendu la Chine moins attrayante en tant qu’objet d’étude, provoquant un refroidissement perceptible chez les spécialistes, à tout le moins en Amérique du Nord.

Pour aborder cette question sous un autre angle, nous proposons un exercice heuristique visant à remettre en question trois cadres souvent employés dans le discours public — parfois de manière implicite — pour décrire la Chine : « unicité », « puissance » et « prévisibilité »1

À l’inverse, nous suggérons d’envisager le comportement du gouvernement chinois sur la scène internationale à travers les cadres de l’« hétérogénéité », de la « vulnérabilité » et de l’« incertitude ». Ces trois cadres ne doivent pas être compris comme des alternatives mutuellement exclusives aux cadres dominants mais plutôt comme des compléments. En effet, à bien des égards, la Chine est à la fois unitaire et hétérogène ; elle exerce une grande puissance tout en présentant des vulnérabilités sérieuses ; et si son avenir est dans une certaine mesure prévisible, il est pour une large part incertain.

Cet exercice heuristique est déployé pour approfondir et diversifier les débats sur la Chine et pour contribuer à remettre en question les idées reçues sur la politique chinoise. Il peut s’avérer utile, que l’on pense que le conflit avec la Chine soit probable et inévitable, ou que l’on pense qu’il soit improbable, évitable et hautement indésirable. Remettre ainsi en question les cadres dominants pourrait renforcer notre acuité analytique en nous permettant de percevoir la question sous d’autres angles et de ne pas négliger des pistes de réflexion potentiellement prometteuses. Favoriser une délibération ouverte devrait être l’un de nos avantages distinctifs, à la base de tout débat concernant une future relation avec la Chine.

De nouvelles recrues au Centre national d’éducation et de formation à la défense à Taicang, dans la province de Jiangsu, en Chine, le 9 septembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

Hétérogénéité

Qu’implique d’adopter le cadre de l’« hétérogénéité » plutôt que celui de l’« unicité » pour mieux réfléchir à la montée en puissance de la Chine ? Cela signifie être attentif aux variations dans le contexte domestique chinois, aux variations dans le comportement du gouvernement chinois à l’étranger et aux variations dans l’impact que peut avoir la Chine à l’international. Pendant plus de deux décennies en effet, les grandes lignes du débat sur l’ascension de la Chine s’étaient cristallisées autour de deux positions : ceux qui croyaient que la Chine allait principalement suivre les règles internationales ou ceux qui croyaient qu’elle allait plutôt tenter de les perturber. Aujourd’hui, la plupart des observateurs occidentaux convergent vers l’idée que la Chine est déterminée à les perturber. Mais certains vont plus loin2. Ils soutiennent que le comportement du gouvernement chinois porte les caractéristiques d’une grande stratégie élaborée depuis des décennies. Ce récit repose en partie sur des observations exactes — car la politique étrangère chinoise récente est effectivement devenue plus assertive — mais le problème est que d’autres observations tout aussi exactes présentent un tableau différent. Comme le soulignent Lee Jones et Shahar Hameiri dans un livre récent3, « le comportement de la Chine affiche en réalité à la fois des tendances au maintien du statu quo et des tendances au révisionnisme, de manière simultanée. » Un nombre croissant de chercheurs renommés en études chinoises, dont Alastair Iain Johnston4, ont fait remarquer que le comportement chinois n’est uniforme et varie selon les domaines, de manière non aléatoire5.

Les grandes lignes du débat sur l’ascension de la Chine s’étaient cristallisées autour de deux positions : ceux qui croyaient que la Chine allait principalement suivre les règles internationales ou ceux qui croyaient qu’elle allait plutôt tenter de les perturber.

Or la tendance à attribuer une unicité excessive au comportement du gouvernement chinois peut être particulièrement trompeuse. Tout d’abord, ne pas prêter attention aux variations importantes du comportement gouvernemental chinois dans différents domaines a pour première conséquence fâcheuse d’obscurcir les intérêts variés des diverses parties prenantes chinoises — en particulier lorsque ceux-ci ne s’alignent pas avec ceux des organes centraux du parti-État. Cela inclut des situations où leurs intérêts peuvent, en fait, s’aligner davantage avec ceux d’un acteur externe. Dans mon livre intitulé Le paradoxe de la vulnérabilité de la Chine6, je soutiens que le pays adopte des comportements qui diffèrent même entre différents marchés mondiaux de ressources naturelles, en raison de la variété des acteurs chinois ainsi que de leurs intérêts divers dans chaque cas. En conséquence, les dynamiques de pouvoir qui se développent entre les acteurs Chinois et internationaux varient considérablement d’un marché à l’autre — tout comme, par conséquent, le comportement de la Chine à l’égard du reste du monde.

Deuxièmement, en ne tenant pas compte des variations importantes du comportement du gouvernement chinois selon les domaines, nous sommes moins capables d’adapter nos politiques étrangères en conséquence. Ce n’est qu’en reconnaissant que la Chine ne s’oppose pas à un ordre fondé sur des règles dans tous les domaines que la politique américaine — basée sur « une compétition confiante, une coopération lorsque c’est possible, et une contestation lorsque c’est nécessaire » — commence à prendre un sens opérationnel7. Il en va de même pour le gouvernement canadien8, qui a déclaré qu’il « défiera la Chine lorsque cela sera nécessaire » mais « coopérera lorsque nous devons le faire », et pour l’Union européenne, qui a simultanément défini la Chine comme « un partenaire de coopération », « un partenaire de négociation », « un concurrent économique » et « un rival systémique »9.

Troisièmement, la tendance à utiliser le cadre de l’unicité lorsqu’on analyse la Chine, sans différencier la diaspora chinoise ou les citoyens chinois ordinaires — même s’ils sont membres du parti — des décideurs du parti-État, contribue également à une montée du sentiment anti-chinois et anti-asiatique.

Enfin, être plus attentif aux variations permet également d’évaluer honnêtement le comportement international de la Chine. Il faut être clair sur les domaines où le gouvernement chinois est globalement à l’aise avec les règles existantes, les domaines où il souhaite les influencer, ou encore les domaines où il souhaite les rejeter. Cela facilite la formation de coalitions dans les cas où la Chine adopte un comportement international inacceptable comme l’ingérence politique, la coercition économique ou la détention arbitraire ; et clarifie les domaines où des espaces de travail fonctionnels peuvent être envisagés.

Les dynamiques de pouvoir qui se développent entre les acteurs Chinois et internationaux varient considérablement d’un marché à l’autre — tout comme, par conséquent, le comportement de la Chine à l’égard du reste du monde.

Pascale Massot

Vulnérabilité

Le deuxième cadre analytique souvent utilisé pour interpréter le comportement du gouvernement chinois à l’étranger, et que l’on peut remettre en question pour en tirer un meilleur éclairage, est celui de la « puissance ».

Bien entendu, la Chine est une grande puissance — mais une analyse des positions de « vulnérabilité » de la Chine peut également offrir une perspective importante. Cela n’est d’ailleurs pas propre à Pékin ; toutes les grandes puissances ont des vulnérabilités. Par exemple, l’une des vulnérabilités des États-Unis est sa polarisation politique interne. Pour la Chine, nos recherches sur l’impact de ce pays sur les marchés mondiaux des matières premières mettent au jour ce que l’on qualifie de « paradoxe de la vulnérabilité ».

Dans le contexte actuel du débat sur l’approvisionnement en minéraux critiques et la sécurité des chaînes d’approvisionnement, la Chine est généralement présentée comme l’acteur dominant. Avec 60 % ou plus de la production mondiale de terres rares ou de graphite et un pourcentage similaire du traitement mondial du lithium ou du cobalt10, on présume que l’état d’esprit des acteurs chinois dans ce secteur en est un empreint de confiance. Le comportement international de la Chine et ses impacts les plus importants à l’étranger sont donc généralement perçus comme découlant de cette position de dominance et ayant été intentionnellement planifiés. Cependant, prêter attention aux positions de vulnérabilité peut nous aider à mieux comprendre le comportement actuel de la Chine en matière d’approvisionnement de ressources naturelles et ce qui l’a amenée là où elle est aujourd’hui.

De nouvelles recrues au Centre national d’éducation et de formation à la défense à Taicang, dans la province de Jiangsu, en Chine, le 9 septembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

La vulnérabilité de la Chine se manifeste de nombreuses façons. Dans le domaine des matières premières, elle est vulnérable dans la mesure où elle dépend des marchés mondiaux pour ses importations : malgré la couverture médiatique extensive sur la domination de la Chine dans la production de terres rares, elle est en réalité dépendante des importations pour la majorité des minéraux — y compris le cuivre, le minerai de fer, le nickel, le cobalt et le lithium. Elle est également vulnérable parce qu’elle n’est arrivée que tardivement comme consommatrice sur le marché mondial. Dans certains cas, cela a pu lui donner un avantage, mais dans le cas de l’approvisionnement en ressources, cela signifiait que les institutions des marchés mondiaux étaient déjà établies avant son ascension et que les meilleurs gisements minéraux dans les régions les plus accessibles et les plus stables avaient déjà été découverts et acquis. Cela a conduit la Chine à s’engager dans des projets complexes comme le celui de minerai de fer Simandou en Guinée11. La Chine a également fait face à des géants mondiaux de l’exploitation minière ayant déjà acquis des positions de marché solides. Tout cela a eu un impact sur le comportement international de la Chine dans le domaine des matières premières au cours des dernières décennies.

Deuxièmement, la détermination avec laquelle la Chine a poursuivi une position plus dominante dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de minéraux est le résultat direct d’un profond sentiment de vulnérabilité ressenti par les acteurs du marché des matières premières en Chine au cours des dernières décennies — sentiment qui persiste encore aujourd’hui. Lors d’une discussion sur le marché mondial du minerai de fer en 2012, un expert nous confiait : « La Chine est le plus grand importateur de minerai de fer, et elle pensait que cela lui donnerait une position de force pour influencer le marché, mais elle s’est retrouvée en position de faiblesse, et elle ne sait pas comment y remédier. » Ce sentiment de vulnérabilité et d’exposition aux forces du marché mondial échappant à son contrôle était ressenti dans toute l’industrie du minerai de fer en Chine. De nombreux acteurs chinois de ce secteur se plaignaient que, même si la Chine était le premier importateur mondial de minerai de fer, elle n’avait aucun contrôle sur les arrangements du marché international — et même, pourrait-on ajouter, très peu de contrôle sur sa propre industrie nationale. C’est ce qui explique la création du China Mineral Resources Group en 202212, une entité publique dotée de 3 milliards de dollars, destinée à contribuer à coordonner les interactions variées des multiples acteurs chinois du marché du minerai de fer avec les acteurs du marché mondial du minerai de fer. Tenter de comprendre la position de la Chine dans l’espace mondial des matières premières sans examiner l’angle de la vulnérabilité revient à essayer de comprendre la doctrine de politique étrangère chinoise sans prendre en compte le rôle du siècle d’humiliation.

D’autres auteurs ont étudié le rôle de la vulnérabilité dans le comportement international de Pékin13. Par exemple, dans un livre publié en 2008, Taylor Fravel soutenait que, dans le cadre des différends frontaliers historiques, la Chine a montré plus d’assurance dans les cas où elle se sentait en insécurité vis-à-vis d’autres grandes puissances, tandis qu’elle a été plus conciliante lorsqu’elle se sentait vulnérable sur le plan intérieur14. Une meilleure compréhension des vulnérabilités internes de la Chine est essentielle pour saisir la manière dont ses dirigeants abordent à la fois la politique étrangère et les questions intérieures d’importance mondiale. On pourrait soutenir que la diplomatie du « loup guerrier » de ces dernières années a été en partie motivée par des dynamiques politiques internes de surenchère, résultant directement de la centralisation du pouvoir par Xi Jinping. Ici, non seulement ces dynamiques sont le résultat d’une vulnérabilité du système politique chinois, mais elles ont probablement eu l’effet inverse15 et ont ouvert de nouvelles vulnérabilités pour la Chine sur la scène internationale16. De même, la retournement brutal de la politique zéro-Covid en décembre 2022 en Chine ne peut être compris du point de vue d’un gouvernement central tout-puissant et omniscient, ni certaines des décisions politiques qui l’ont précédé comme l’absence de mandat vaccinal.

Pour comprendre ce qui se joue à Pékin, il convient donc de prêter davantage attention aux conséquences et aux ramifications des vulnérabilités domestiques et internationales sur le comportement international de la Chine.

La diplomatie du « guerrier loup » de ces dernières années a été en partie motivée par des dynamiques politiques internes de surenchère, résultant directement de la centralisation du pouvoir par Xi Jinping.

Pascale Massot

Incertitude

Le troisième cadre analytique dominant qui peut obstruer une pleine appréciation de l’ascension de la Chine est celui de la « linéarité » et de la « prévisibilité » des trajectoires historiques, par opposition à un cadre qui serait hautement « non linéaire » ou fait « d’incertitude ». L’incertitude est toujours présente en politique étrangère, mais l’état actuel de la polycrise mondiale17 fait qu’il est sans aucun doute devenu encore plus difficile d’anticiper les développements futurs et leurs interactions potentielles. Il est donc assez normal que nous soyons plus attentifs aux contingences, aux résultats imprévus et aux développements non linéaires lorsqu’on réfléchit à la Chine dans le contexte international

Selon un cadre d’analyse souvent diffusé, la Chine aurait non seulement des intérêts cohérents sur l’ensemble des dossiers — mythe de l’unicité — qui lui permettrait d’atteindre ses objectifs internationaux — mythe de la puissance — mais, en plus, nous aurions dû savoir il y a 30 ans que la Chine serait là où elle est aujourd’hui — mythe de la prévisibilité. 

Ce cadre néglige le rôle des circonstances imprévues, l’interaction complexe des variables au niveau international et le rôle du leadership. Il tend à surestimer à la fois la capacité des acteurs chinois à atteindre leurs objectifs à l’échelle internationale et à mal caractériser la capacité des autres acteurs internationaux à façonner et à répondre au comportement de Pékin. Le but ici n’est pas de minimiser les défis posés par la montée en puissance de la Chine : il s’agit plutôt de travailler avec un cadre analytique plus prudent, qui reconnaît les forces et les limites des acteurs chinois ainsi que les nôtres, tout en dimensionnant correctement le défi. Le bénéfice du recul peut conduire à une lecture téléologique, en donnant l’impression que nos circonstances actuelles étaient depuis toujours le résultat le plus probable — et que dans les années 1990, l’Occident aurait pu et dû prédire où en est la Chine aujourd’hui. Cette perspective peut aider à expliquer la vision populaire selon laquelle les politiques d’engagement des gouvernements occidentaux envers la Chine auraient « échoué »18 car elles auraient étaient aveugles aux signes que la Chine allait suivre le chemin qu’elle a emprunté19.

En adoptant une vision linéaire des développements chinois, on court en fait le risque de tomber dans quatre pièges. 

Premièrement, cela néglige la multitude de futurs possibles qui étaient — et sont toujours — sur la table. Il était tout simplement impossible de savoir où se trouverait la Chine d’aujourd’hui en 1995, non pas parce que la politique chinoise est opaque — même si, de fait, elle l’est —, mais parce que différentes alternatives sont toujours possibles. Penser le contraire peut conduire à une confiance excessive et à un raisonnement a posteriori — qui consiste, dans ce cas précis, à présumer que certains experts plus pessimistes avaient de meilleurs cadres d’analyse.

Deuxièmement, cela revient à supposer que les impacts de la Chine à l’étranger étaient intentionnels ou le résultat d’une vision stratégique20. En plus de l’intention, il y a aussi beaucoup d’improvisation, de débats internes et d’intérêts conflictuels, de corrections de cap, de tentatives infructueuses et de conséquences non intentionnelles. Un responsable d’une entreprise d’État chinoise interrogé sur la question de savoir si l’Association chinoise du fer et de l’acier (CISA) — le principal négociateur Chinois à l’époque — avait l’intention de provoquer la chute du système de prix de référence du minerai de fer en 201021, répondait : « Non, la CISA ne voulait pas mettre fin au système de référence des prix à ce moment-là. Ils pensaient juste que le prix était trop élevé. Ce n’était pas leur intention de voir la fin du système. » De nombreux impacts internationaux des politiques chinoises sont en fait des conséquences non intentionnelles de dynamiques internes. Pourquoi cela importe-t-il ? Parce que la Chine est devenue significative au niveau systémique, et impacte le monde — que (tous) les acteurs chinois le veuillent ou non.

Le troisième piège est de surestimer le rôle des forces extérieures sur la politique intérieure chinoise. Accepter la non-linéarité signifie également reconnaître qu’il y a eu des hauts et des bas dans la politique intérieure chinoise au cours des 40 dernières années. Les périodes de libéralisation et de durcissement sont très largement le résultat de dynamiques internes.

De nombreux impacts internationaux des politiques chinoises sont en fait des conséquences non intentionnelles de dynamiques internes.

Pascale Massot

Dans le même temps, il existe des mécanismes de résonance entre les tendances mondiales et la politique intérieure chinoise. Au cours de ces quarante dernières années, la Chine a été transformée par l’intensification de ses interactions avec le monde, par exemple par son entrée à l’Organisation mondiale du commerce22 ou par les millions d’étudiants chinois qui ont étudié à l’étranger. Une autre conséquence de l’argument selon lequel « nous aurions dû nous en douter » est que nous échouons également à évaluer correctement les différentes formes d’engagement qui ont eu lieu entre l’Occident et la Chine au fil du temps, leurs limites et leur impact réel.

En effet, le quatrième piège est de sous-estimer notre propre capacité à agir en Europe et en Amérique du Nord. C’est l’un des effets les plus dommageables d’une trop grande confiance dans le comportement futur du gouvernement chinois. Dans une critique récente des arguments réalistes déterministes, Jonathan Kirshner nous rappelle que « les grandes puissances ont le luxe du choix »23. Certes, l’Occident devrait abandonner le souhait de déterminer le type de régime politique de la Chine, mais il reste aussi que certains comportements des gouvernements occidentaux rendront certaines réponses des dirigeants chinois plus ou moins probables. Comme Jessica Chen Weiss l’a énoncé en 2019, « réagir de manière excessive en caractérisant la concurrence avec la Chine en termes civilisationnels ou idéologiques risque de se retourner contre nous en transformant la Chine en ce que beaucoup à Washington craignent qu’elle soit déjà »24.

De nouvelles recrues au Centre national d’éducation et de formation à la défense à Taicang, dans la province de Jiangsu, en Chine, le 9 septembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

Conclusion

On oublie souvent que Graham Allison, dans son livre Destined for War, nous exhortait en réalité à tirer des leçons des schémas historiques pour essayer de « sortir du piège de Thucydide » en suivant « douze indices pour la paix »25. Parmi ceux-ci, on peut citer le fait que les institutions internationales peuvent imposer des contraintes aux grandes puissances, que les points communs culturels peuvent aider à prévenir les conflits, et que la performance interne est décisive. Cela fait ressortir ce que beaucoup de partenaires des États-Unis considèrent déjà comme une évidence : le multilatéralisme est précieux, les échanges avec nos homologues Chinois sont nécessaires, et l’investissement dans la résilience de nos démocraties est aussi important que ce que nous choisissons de faire à l’échelle internationale.

En allant au-delà des cadres d’unicité, de puissance et de prévisibilité, et en introduisant les concepts d’hétérogénéité, de vulnérabilité et d’incertitude, on peut développer de nouvelles perspectives, remettre en question les hypothèses habituelles et prendre en compte un éventail plus large de variables dans nos débats actuels sur la Chine.

Nous savons que les espaces de liberté civique — autour et à l’intérieur des contraintes officielles — se sont rétrécis en Chine ces dernières années — tout comme les récits sur la Chine en Occident se sont resserrés. Si elles ne sont pas symétriques, ces deux tendances ne sont pas pour autant dissociées ; elles s’alimentent l’une l’autre. Dans l’intérêt d’une analyse plus vive, de débats plus robustes et de solutions plus largement attrayantes, il est crucial d’encourager le plus possible la diversité dans les débats sur la meilleure façon de répondre au défi chinois.

Sources
  1. Cet essai s’appuie sur des remarques prononcées par l’autrice lors de la Conférence Tony Lau sur la Chine contemporaine à l’Université du Manitoba le 21 septembre 2023.
  2. Rush Doshi, The Long Game : China’s grand Strategy to Displace American Order, Oxford UP, 01/02/2023.
  3. Lee Jones, Fractured China, Cambridge UP, October 2021.
  4. Alastair Iain Johnston, « China in a World of Orders : Rethinking COmpliance and challenge in Beijing’s International Relations », International Security 44, no. 2, 2019, 9-60.
  5. Parmi les autres chercheurs figurent Jessica Chen Weiss et Jeremy Wallace ; Scott Katsner, Margaret Pearson et Chad Rector ; Yves Tiberghien, Michael Mazarr, Timothy Heath et Astrid Stuth Cevallos ; ainsi que Wang Hongying et Eric French.
  6. Pascale Massot, China’s Vulnerability Paradox, Oxford UP, 29 mars 2024.
  7. Anthony J. Blinken, The Administration’s Approach to the People ‘s Republic of China, [Discours à l’université George Washington], Washington D.C,  Etats-Unis.
  8. Gouvernement du Canada, Canada’s Indo-Pacific Strategy, 2022.
  9. Commission Européenne, EU-China — A Strategic outlook, 12 mars 2019.
  10. International Energy Agency, The Role of Critical Mineral in clean Energy Transitions, mars 2022.
  11. Tom Wilson, « World’s biggest mining project to start after 27 years of setbacks and scandals », Financial Times, 7 juin 2024.
  12. Alfred Cang et Liz NG, « China’s Giant Iron Ore Buyer Starts Supply Talks With Miners », Bloomberg, 6 octobre 2023.
  13. Susan L. Shirk, China : Fragile Superpower, Oxford UP, 15 août 2008.
  14. M. Taylor Fravel, Strong Borders, Secure Nation : Cooperation and Conflict in China’s Territorial disputes, Princeton UP, 14 septembre 2008.
  15. Ian Marlow,  « China Seeks to Tone Down Assertive Diplomacy That ‘Backfired,’ US Official Says », Bloomberg, 8 décembre 2022.
  16. Shoayu Yuan, « Tracing China’s diplomatic transition to wolf warrior diplomacy and its implications », Humanities and Social Sciences Communications 10, no. 837, 2023.
  17. Eric Helleiner, « Economic Globalization’s Polycrisis », International Studies Quarterly 68, no. 2, juin 2024.
  18. Kurt M. Campbell et Ely Ratner, « The China Reckoning : How Beijing defied American Expectations », Foreign Affairs, 13 février 2018.
  19. Voir le podcast « Asia Chessboard » du CSIS de décembre 2023 avec Evan Medeiros, qui offre une bonne discussion de cette vision générale ainsi qu’une réfutation, ou l’article de 2019 d’Alastair Iain Johnston, « The Failures of the ‘Failure of Engagement’ with China ».
  20. Dans un récent podcast Sinica, Iza Ding discute de ce qu’elle appelle la tendance fonctionnaliste de la « téléologie autoritaire », qui conduit les analystes à attribuer tout comportement du gouvernement chinois à l’objectif de survie du régime.
  21. Javier Blas et Peter Smith, « Steel prices set to soar after iron ore deal », Financial Times, 31 mars 2010.
  22. Yelling Tan, Disaggregating China, INC. State Strategies in the Liberal Economic Order, Cornell UP, 15 octobre 2021.
  23. Jonathan Kirshner,  « Addressing the China Challenge : Realisms Rights and Wrong », Los Angeles Review of Books, 2 octobre 2023.
  24. Jessica Chen Weiss, « A World Safe for Autocracy ? CHina’s Rise and the Future of Global Politics », Foreign Affairs, 11 juin 2019.
  25. Graham Allison, Destined for War : Can America and CHina Escape Thucydides’s Trap ?, Houghton Mifflin Harcourt, 2017.
Crédits
Cet essai est une traduction de l’article : « A More Nuanced Lexicon : Heterogeneity, Vulnerability, and Uncertainty in China Studies » publié le 29 mai par le Center for China Analysis de la Asia Society.