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Pour comprendre les transformations vertigineuses de la politique contemporaine, il n’est jamais inutile d’abandonner le flux de nos écrans pour revenir un instant aux classiques.
Dans la dialectique entre populisme et élites, entre colère et gouvernement apparaît une sorte de régularité. Une histoire circulaire — Polybe l’aurait appelée une anacyclose — exhume de manière étrangement efficace les théories des historiens et de philosophes de l’Antiquité depuis Platon. Tout y commence par la contestation furieuse, une charge politique qui alimente le populisme, l’antipolitique — et se termine par le gouvernement des structures. C’est le secret de « la romanisation des barbares », comme l’a écrit Giovanni Orsina dans ces pages.
En Italie, une figure a incarné ce processus et a défini une saison politique. De la révolte contre le gouvernement technique de Monti au soutien des Gilets Jaunes jusqu’à l’expérience de gouvernement avec le technocrate le plus écouté d’Europe, la trajectoire de Luigi Di Maio est un paradigme de notre ère technopopuliste.
Il n’est pas malavisé d’avoir en tête cet historique lorsqu’on se penche sur le scénario politique actuel après les élections européennes où, en Italie, on assiste à une institutionnalisation complète du populisme et du nationalisme selon les lignes rouges d’un technosouveranisme inscrit dans l’ordre euro-atlantique, tandis que la crise de légitimité des anciennes élites politiques modérées semble affecter profondément la France et l’Allemagne — des années après l’Italie.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Avec l’émergence de la figure de Jordan Bardella, le cas français présente de nombreux traits que les politologues italiens ont déjà eu l’occasion d’examiner.
Comme Di Maio, Bardella est le visage présentable de son mouvement, son communicant habile : un proxy qui rompt avec la tradition extrémiste des Le Pen, qui parle dans les ambassades, les universités, prend des cafés dans les salons feutrés de la finance et déjeune avec les PDG du CAC 40. Il sait se montrer docile, malléable, ouvert aux exigences des classes dirigeantes qu’il rassure en montrant à la fois la nouveauté et la continuité avec le passé. Mais dans le même temps — et parce qu’il est issu du même milieu politique et culturel — Bardella montre aussi des traits de « melonisme ». Si, lors des meetings, il est insolent, populiste, nationaliste et se présente comme une nouvelle créature du RN, lorsqu’il s’adresse aux médias internationaux, il a tendance à vouloir rassurer ses interlocuteurs les plus qualifiés : pas de Frexit, une politique économique raisonnable, pas de chasse aux sorcières contre les banquiers, les grands industriels et les hauts fonctionnaires. Selon ce schéma — dont Meloni et Di Maio ont été, pour des raisons différentes, les précurseurs — Bardella peut montrer à la fois qu’il est un vide à remplir — y compris par ceux qui sont apparemment dépeints comme ses adversaires — et qu’il peut initier une phase d’institutionnalisation de la droite, c’est-à-dire essentiellement accepter des contraintes externes telles que les règles constitutives de l’Union et la ligne politique de l’OTAN, pour éviter que la panique ne se propage au sein des élites françaises et internationales.
Contrairement à Di Maio et Meloni, il doit cependant faire face à plusieurs facteurs que ceux-là n’avaient pas eu à prendre en compte de la même manière. Le premier est le lourd héritage de Le Pen : la radioactivité au sein de l’électorat modéré — y compris de droite — que ce patronyme représente et qui rend difficile l’accélération du processus de recentrage de la droite comme cela s’est produit en Italie. D’autre part, un système électoral et institutionnel qui complique l’accès au pouvoir entre le contrepoids du Président de la République et un système d’élections à deux tours qui favorise les coagulations électorales de ceux qui se regroupent pour empêcher l’adversaire le plus redoutable de l’emporter. Bardella pourra-t-il franchir ces barrières et briser le front républicain ? S’il a sans doute plus de chances que Marine Le Pen, c’est une mission difficile à court terme. Enfin, il faut souligner une autre grande différence. Si l’inertie des institutions politiques italiennes a pu agir comme une force canalisante pour l’anacyclose, en France, la situation paraît plus fragile. Il semble difficile d’analyser la séquence ouverte par la dissolution du 9 juin comme relevant d’un processus et il n’est pas impossible qu’elle augure d’une transformation historique de la République française en cas d’arrivée au pouvoir du RN.
Ce qui est certain, c’est qu’on semble assister à l’émergence d’une génération d’hommes et de femmes politiques qui n’a rien à voir avec la précédente : elle a été élevée à l’ère du technopopulisme et a appris avec sagacité à équilibrer la propagande, le lien avec la réalité et l’enracinement ; à naviguer — en recherchant l’appui de la technocratie et de ses différentes nuances fonctionnelles et idéologiques — dans le monde compliqué des hautes sphères du pouvoir politique, économique et administratif. Cette émergence est le signe d’une nouvelle phase — un nouveau visage du pouvoir. Le moteur de la circulation des élites s’est remis en marche au centre de l’Europe. La réorganisation institutionnelle qui résultera de cette propulsion, en termes de pouvoir concret et pas seulement formel, sera l’une des questions cruciales à suivre dans les années à venir.
Pour commencer à en comprendre les ressorts, il faut se plonger dans le laboratoire italien.
De la politique pour les amateurs : aux origines était Beppe Grillo
Soir d’été. Le soleil se couche tard sur les collines florentines. Les pierres de l’amphithéâtre romain de Fiesole sont encore chaudes. Depuis la scène, l’un des personnages les plus énigmatiques de l’histoire politique italienne médite à micro ouvert : « Le Mouvement que nous avons créé n’existe peut-être plus : on dit que nous nous serions évaporés. C’est sans doute le bon mot. »
L’orateur s’appelle Beppe Grillo. Nous sommes à son dernier spectacle. La création qui lui a échappé, c’est le Mouvement 5 étoiles.
Que cherche-t-il à dire ?
En observant la trajectoire du Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle en italien, ou M5S), de sa sédimentation institutionnelle à sa pulvérisation, on retrouve de nombreux indices d’un processus de transformation politico-institutionnelle qui a marqué l’histoire de la politique italienne et qui, si l’on essaye de le mettre en perspective, pourrait affecter la politique européenne.
Grillo avait fondé un mouvement anti-politique, inspiré du qualunquismo, « ni droite, ni gauche », dont la tâche principale était de remplacer les élites politiques usées de l’ère Berlusconi. C’est le parti de l’anti-caste, des Vaffa Days, qui attaque férocement Berlusconi mais aussi la gauche traditionnelle et modérée — et que Grillo appelle la « gauche frou frou ». Lors des élections de février 2013, le Mouvement avait littéralement siphonné le Parti démocrate (PD), jusqu’à un mois avant le vote destiné à la victoire, et ce résultat avait contraint l’aile droite de Berlusconi à s’allier avec les opposants de gauche pour créer un gouvernement de compromis, dirigé par Enrico Letta. Un accord avait bien été recherché entre le PD et le M5S, mais l’intransigeance de Grillo n’avait pas permis de le finaliser malgré les tentatives d’officialiser une alliance, y compris par la persuasion morale exercée par le président de la République de l’époque, Giorgio Napolitano. Ce fut le début d’une transformation — difficilement gérable pour les institutions — de la politique italienne.
D’un côté, le Mouvement 5 étoiles. De l’autre, la nouvelle droite de Giorgia Meloni et Matteo Salvini. Au milieu de cette tenaille, les partis modérés de gauche et de droite — qui allaient payer leur enracinement par une hémorragie électorale.
Le Mouvement, qui croyait à l’époque à la démocratie directe, aux référendums de grande ampleur et choisissait les candidats parlementaires en votant sur sa plateforme en ligne, avait fait entrer dans les institutions des personnes totalement nouvelles, venues de l’extérieur du monde politique. Les amateurs connaissent leur heure de gloire. Si la plupart de ces élus disparaîtront au bout d’un ou deux mandats, certains d’entre eux parviendront à intégrer la classe politique professionnelle. Parmi eux, un très jeune Napolitain de 26 ans se distingue. Pas de diplôme ni de véritable expérience professionnelle, mais une disposition naturelle à porter la cravate avec élégance et à incarner la gravitas institutionnelle. Rapide, intuitif, doué pour comprendre les dynamiques politiques, il réussit à se faire choisir par Grillo et Casaleggio comme vice-président de la Chambre des députés.
Son nom, vous l’avez deviné : Luigi Di Maio.
Contre le PD et avec la Lega : le deal de Matterrella et la première transformation
Di Maio est considéré comme l’interlocuteur clef : c’est une personne à qui on peut faire confiance, l’une des seules personnalités du Mouvement 5 étoiles dans la législature 2013-2018 à pouvoir interagir avec les élites administratives et économiques. C’est lui qu’on invite dans les ambassades. C’est lui qu’on met face aux lobbyistes ou aux fonds d’investissement étrangers. C’est lui, enfin, dont on pense qu’il serait le plus à même de devenir le leader politique du M5S. En attendant, pour gérer des centaines de parlementaires inexpérimentés, les fondateurs du Mouvement ont imposé un directoire dont font partie les partisans de Beppe Grillo (« grillini ») les plus compétents ou les plus médiatiques. Luigi Di Maio est de ceux-là.
C’est ce jeune vice-président de la Chambre des députés qui deviendra très vite la tête de gondole du M5S pendant la campagne électorale de 2018 — celle de la promesse du revenu de citoyenneté et de la victoire écrasante des 5 étoiles avec plus de 32 % des suffrages. On connaît la suite : la montée du Mouvement et de la Ligue dans les sondages ouvre la voie au premier exécutif populiste d’un grand pays européen — le gouvernement dit jaune-vert — après l’échec de la seconde tentative du chef de l’État Sergio Mattarella d’institutionnaliser le Mouvement par une alliance avec le PD. À l’époque, c’est Luigi Di Maio qui porte publiquement le « non » du Mouvement pendant les négociations : il considère qu’un accord programmatique de gouvernement avec Salvini — leader d’une nouvelle Lega eurosceptique et nationaliste — sera plus facile et touchera plus facilement la partie de son électorat tentée par la promesse populiste de renverser la table.
Ce que nous avons appelé le grand moment « technopopuliste » de la politique italienne est alors en train d’éclore et de se composer : le gouvernement M5S—Lega peut naître, mais seulement sous les auspices et aux conditions de la présidence de la République.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Au Palazzo Chigi — siège la présidence du Conseil des ministres — un professeur de droit civil peu connu du public et membre du Mouvement depuis quelques mois seulement dirigerait le gouvernement : Giuseppe Conte. À l’économie, on enverrait le technicien Giovanni Tria. Lors des négociations entre les forces politiques et le Président Mattarella, Di Maio alla jusqu’à menacer le chef de l’État de destitution après que ce dernier eut mis son veto à des noms proposés pour devenir ministres — comme celui de Paolo Savona à l’Économie — jugés trop eurosceptiques. Dans ce bras de fer, Di Maio lui-même, considéré comme trop jeune et non qualifié pour devenir premier ministre, dut se contenter d’un « super-ministère » du Travail et du Développement économique et du poste de Vice-premier ministre. À la tête du gouvernement, Conte apparaît comme la figure donnant le plus de gages de stabilité : compétent, fort d’un CV solide, il est catholique et intégré dans l’establishment romain et du Vatican par le biais d’un prestigieux cabinet d’avocats ; il est aussi perçu comme modéré et étranger aux excès de la genèse du Mouvement.
Autour de cette figure, les deux partis nationaux-populistes acceptent un pacte institutionnel et cèdent au compromis de la construction d’un cordon sanitaire voulu par la Présidence de la République. Le deal obtenu par Mattarella est une garantie essentielle. À l’époque, ni le Mouvement ni la Ligue n’étaient ce qu’ils sont aujourd’hui : le premier avait prêché la nécessité d’un référendum sur l’euro jusqu’en 2017 et dénoncé l’austérité des autocrates quand le second qualifiait Bruxelles de « cage aux fous » et suggérait, à mots couverts, une sortie de l’euro. Du point de vue de l’establishment institutionnel, économique et financier, le Mouvement 5 étoiles — après la mort de son fondateur Gianroberto Casaleggio en 2016 et le retrait de Beppe Grillo — était le ventre mou sur lequel il fallait opérer pour éviter les embardées eurosceptiques. D’un autre côté, il semblait difficile de dire ce que pensaient réellement les dirigeants du Mouvement. En public, Di Maio déclare vouloir abolir la pauvreté avec le revenu de citoyenneté et envoyer un message fort de protestation à Bruxelles. Au-delà, sa vision reste vague et nébuleuse.
Von der Leyen, Gentiloni et le tournant 2019 : la deuxième transformation
En résumé, Di Maio est un communicant efficace et un habile tacticien, mais il se présente surtout comme le parfait représentant du populisme post-idéologique — à la fois prêt pour le succès électoral et très malléable au gouvernement. Ces éléments émergeront après un peu plus d’un an de gouvernement lorsque, à l’été 2019, malgré un résultat aux élections européennes peu enthousiasmant pour le Mouvement 5 étoiles et au contraire très important pour la Lega, Di Maio et Conte décident à la dernière minute de faire voter leur délégation au Parlement européen pour Ursula von der Leyen à la présidence — avec des voix qui s’avèrent de fait décisives pour son élection.
En contrepartie, le gouvernement italien obtiendra la nomination de Paolo Gentiloni — ancien président du Conseil en 2017-2018 avec le PD — comme commissaire à l’Économie de la nouvelle Commission. C’est un tournant dans l’histoire du Mouvement 5 étoiles : du fait des choix de Conte et Di Maio, il se rapproche de l’Union tout en s’éloignant de sa base populiste.
Mais, par symétrie, cette décision pèsera également sur l’image de la Lega, perçue comme le véritable parti eurosceptique de l’alliance et considérée comme un facteur de déstabilisation de la politique italienne par l’establishment. La décision « pro-européenne » et opportuniste du M5S ouvrira la voie à la crise du gouvernement Conte 1, à la demande de Salvini d’avoir les « pleins pouvoirs » et à la démarche de Matteo Renzi d’ouvrir l’hypothès d’un PD gouvernant avec le Mouvement, désormais pleinement institutionnalisé après avoir soutenu von der Leyen.
En quelques mois, le parti de Grillo et Casaleggio était devenu celui de Conte et Di Maio. Ce nouveau véhicule avait été jugé suffisamment fiable pour gouverner avec le centre-gauche et servir de digue, même momentanée, face à la droite nationaliste. Le Président de la République mettra la dernière touche à cette opération de transformisme : un accord PD-M5S pour une nouvelle majorité, et la possibilité pour Conte de rester Président du Conseil avec une majorité différente.
Dans le nouveau gouvernement, Di Maio est promu ministre des Affaires étrangères — un rôle habituellement réservé à des politiciens expérimentés considérés comme fiables par la classe dirigeante italienne et étrangère. Mais c’est peut-être le dernier épisode de cette époque qui marque le plus cette transformation. En pleine pandémie et après avoir obtenu un énorme financement de Bruxelles avec le Plan de relance, Matteo Renzi provoque la chute du gouvernement Conte 2, ouvrant une crise politique qui conduira Mario Draghi à la présidence du Conseil. Conte est battu. Mais Di Maio trouve les ressources nécessaires pour survivre à ce nouveau soubresaut. Au sein du gouvernement Draghi, il est confirmé au poste de ministre des affaires étrangères — devenant ainsi le metteur en scène de l’un des plus grands renversements de l’histoire de la politique européenne. Le jeune populiste, anti-politique, eurosceptique, défenseur de la démocratie directe se retrouve à la tête de la Farnesina, le Quai d’Orsay italien, avec l’homme du « whatever it takes », le technocrate le plus puissant et le plus respecté d’Europe.
Ce dernier Di Maio, celui qui a achevé sa transformation, est apprécié par les hautes sphères de la bureaucratie italienne et européenne. Les diplomates se disent ravis d’avoir un ministre aussi attentif aux préoccupations des structures techniques, aussi peu idéologique. Plus qu’une marque de confiance, c’est peut-être davantage un aveu de manque de compétence et de manque de capacité de programmation, mais l’astuce fonctionne. Elle donne à Di Maio une image institutionnelle. À l’approche des élections de 2022, le ministre des Affaires étrangères — qui a entre-temps quitté le Mouvement 5 étoiles en raison de désaccords avec Giuseppe Conte — crée sa propre liste. Et il s’allie au parti qu’il considérait autrefois comme le parangon de l’establishment et contre lequel il s’insurgeait : le PD.
Sur le plan électoral, la parabole Di Maio se terminera par une défaite désastreuse et l’impossibilité d’être réélu au Parlement. Mais le crédit politique qu’il a accumulé — auprès de Draghi et des hauts responsables de la Commission européenne grâce à sa malléabilité et à sa capacité à se convertir politiquement — lui ouvriront les portes d’un autre poste étonnant, qu’il occupe aujourd’hui : Représentant spécial de l’Union européenne pour le Golfe.