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Dans les sociétés occidentales, les gens ont tendance à penser qu’être libre signifie ne pas être empêché de faire ce que l’on veut et ne pas être forcé de faire ce que l’on ne veut pas. En un mot, la liberté serait l’absence d’ingérence dans les choix de chacun. Trouvez-vous cette définition satisfaisante ?
Non. Isaiah Berlin soutenait que pour jouir de la liberté dans un quelconque choix, chaque option doit être une porte ouverte que l’agent peut choisir d’emprunter ou non, selon ses propres souhaits ; en ce sens, l’individu doit jouir de l’absence totale d’ingérence. J’ajoute une condition supplémentaire : en m’appuyant sur la métaphore de Berlin, non seulement chaque porte doit être ouverte, mais aussi, personne ne doit être en mesure de les fermer à la place de l’agent. Il ne doit pas y avoir de portier dont l’individu dépende pour obtenir l’autorisation de choisir la porte qu’il préfère. En d’autres termes, personne ne doit avoir le pouvoir d’un maître ou d’un dominus sur la manière dont le choix est exercé. Pour être libre dans ce choix, non seulement personne ne doit interférer dans son exercice, mais personne ne doit même en avoir le pouvoir. L’individu doit pouvoir jouir de l’absence de domination, que celle-ci conduise ou non à une ingérence.
Prenons un cas particulier : pour jouir de la liberté d’expression dans une société, il ne suffit pas que certaines personnes ayant le pouvoir d’interférer et de vous empêcher de parler comme vous le souhaitez — par exemple de la politique du gouvernement — choisissent de ne pas le faire. Si un employeur, un créancier ou un fonctionnaire dispose de ce pouvoir d’ingérence, vous ne pourrez vous exprimer comme vous le souhaitez que grâce à leur indulgence : uniquement grâce à leur permission ; c’est leur volonté qui, en fin de compte, commande. Vous n’aurez pas le statut d’indépendant et de non dominé qui vous donnerait une véritable liberté d’expression. Vous aurez de bonnes raisons de surveiller vos paroles et d’éviter de contrarier les personnes puissantes dans votre vie.
Vous avez évoqué deux notions de liberté — libérale et républicaniste 1. La renaissance de cette dernière est un phénomène assez récent : pourriez-vous nous en faire l’historique ? Quand et pourquoi a-t-elle été supplantée par la conception libérale de la liberté ?
La conception de la liberté comme non-domination remonte à la Rome classique, où l’on reconnaissait que l’esclave, qui avait la chance de ne pas subir une grande ingérence de la part de son maître, n’était pas libre pour autant. Selon ce point de vue, le simple fait d’avoir un maître — même un maître qui n’interfère pas — obligeait l’esclave à subir la dominatio ou la sujétion, que les Romains considéraient comme l’antonyme de la liberté. L’idée défendue par les républicains romains était que, contrairement à l’esclave, le citoyen est protégé par la loi contre la domination dans les choix essentiels de la vie humaine et qu’il est donc considéré comme une personne libre. Cet idéal du citoyen libre et non dominé est plus tard devenu la pièce maîtresse de la pensée dans les villes du nord de l’Italie médiévale et dans les républiques hollandaise et anglaise du XVIIe siècle. Adoptée par des personnalités aussi différentes que Machiavel et Locke, Montesquieu et Rousseau, cette notion de liberté a joué un rôle central dans les révolutions américaine et française. Il existe aujourd’hui une riche histoire de la pensée républicaniste sur cette longue période, qui a émergé sous l’impulsion de John Pocock et, en particulier, de Quentin Skinner — un proche collaborateur et ami.
La vision républicaniste de la liberté a été explicitement écartée en faveur de la conception libérale par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle — bien que Hobbes ait préfiguré cette évolution. Bentham a établi une distinction entre la liberté et la sécurité, et a assimilé la liberté à l’absence d’ingérence, même si cette absence pouvait être source d’insécurité. Il était lui-même un réformateur, mais sa notion de liberté a rapidement été reprise par les libéraux classiques, qui l’ont utilisée pour plaider contre un État expansionniste et en faveur, au contraire, d’un marché expansif.
Selon les libéraux, même lorsque l’État parvient à limiter l’ingérence privée de certains dans la vie d’autres, il le fait en imposant une ingérence publique et doit être limité autant que possible dans son rôle. En revanche, ils font valoir que même si les travailleurs ou les consommateurs s’en sortent mal sur le marché, ils le font dans le cadre de contrats qu’ils ont acceptés, de sorte qu’il n’y ait pas d’ingérence. Ainsi, ils ont pu utiliser l’idéal de la liberté comme non-interférence pour soutenir un État minimal et un marché maximal — non réglementé.
Le libéralisme classique correspond assez bien à ce qu’on appelle aujourd’hui le néolibéralisme. Mais le libéralisme de centre gauche — le libéralisme (liberalism) au sens américain — a un caractère très différent : s’il assimile généralement la liberté à l’absence d’intervention, contrairement au néolibéralisme il ne fait pas de cette liberté le principal idéal en politique et considère que l’une ou l’autre version de l’égalité distributive est tout aussi importante. C’est pourquoi le libéralisme de centre-gauche défend souvent des politiques similaires à celles que le républicanisme soutiendrait, et s’oppose presque aussi nettement au néolibéralisme.
Est-il juste d’attribuer la liberté comme non-ingérence aux libéraux et la liberté comme non-domination aux républicanistes, étant donné que la correspondance entre ces idéaux et ces traditions n’est pas parfaite ? Je pense que oui. L’idée de la liberté comme non-ingérence est plus ou moins bien acceptée par les libéraux de tous bords, de sorte qu’elle compte comme une caractéristique d’identification naturelle. Et bien que l’idée de la liberté comme non-domination ait pu être approuvée par de nombreux penseurs non républicains jusqu’au XVIIIe siècle, c’est toujours la conception qui a mobilisé tous les mouvements et révolutions républicains importants dans l’histoire.
Pourriez-vous nous donner un ou deux exemples contemporains de domination et nous expliquer en quoi les réponses libérales et républicanistes à vos exemples diffèrent ?
Un bon exemple de rapport de domination — qui dérangerait un républicaniste mais pas un néolibéral — nous ramène au lieu de travail. Les républicanistes se plaindraient certainement si la relation professionnelle donnait un certain pouvoir aux gestionnaires leur permettant de traiter un travailleur de diverses manières indésirables sans que l’employé ne puisse s’y opposer. Le travailleur ne peut pas avoir ce pouvoir parce qu’il n’y a pas de syndicat pour soutenir une plainte, parce que la loi n’offre aucun recours contre l’employeur, parce que quitter volontairement son emploi serait dangereux, ou pour tout autre raison. Mais là où les républicanistes diraient que la liberté du travailleur est restreinte dans cette situation, les libéraux soutiendraient probablement qu’il n’y a pas d’interférence avec quelqu’un qui consent, et que si les gestionnaires se voient accorder ce type de pouvoir, que nous venons d’illustrer, par le contrat de travail, alors rien de ce qu’ils font dans l’exercice de ce pouvoir ne compromet la liberté du travailleur. Les républicanistes nieraient que les contrats puissent opérer ce genre de différence, soulignant que dans la mesure où un contrat permet la domination, il réduira la liberté de la partie dominée. Il n’est donc pas surprenant que même les républicains romains aient condamné le contrat d’esclavage — contrat par lequel les étrangers persuadaient parfois les élites romaines de les emmener avec eux à Rome en échange de leur consentement à les servir en tant qu’esclave.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Vos réponses suggèrent que la théorie libérale, contrairement à la pensée républicaniste, est largement indifférente aux asymétries de pouvoir. Comment expliquez-vous cela ?
Lorsqu’il distingue la liberté comme non-interférence de la liberté comme sécurité, et qu’il rejette du même coup l’idée républicaniste selon laquelle la liberté nécessiterait une absence d’ingérence qui serait garantie par la non-domination, je soupçonne Bentham d’être surtout animé par un désir d’exactitude. Mais il est frappant de constater que la plupart de ceux qui ont adopté sa conception de la liberté comme non-ingérence avaient de fait intérêt à justifier les asymétries de pouvoir, en les présentant comme compatibles avec la liberté. C’était le cas des libéraux classiques, qui souhaitaient justifier l’asymétrie de pouvoir dans la relation employeurs-employés tout en plaçant la réglementation de cette relation hors de portée de la loi. Mais ce n’est pas la seule façon dont cette nouvelle manière de penser pouvait être utilisée pour justifier une asymétrie de pouvoir. Du vivant même de Bentham — et initialement sans aucune objection de sa part — elle a été invoquée pour défendre le pouvoir colonial britannique en Amérique. Selon ses défenseurs, les Américains n’avaient pas à se plaindre de l’imposition de lois par Westminster puisque les Britanniques étaient également soumis aux lois de Westminster ; de ce point de vue, les deux peuples subissaient des ingérences communes et aucun n’était plus mal loti que l’autre. Les penseurs républicanistes de l’époque se sont empressés de souligner que, si les Américains étaient soumis aux lois d’une puissance étrangère, les Britanniques, eux, étaient soumis à leurs propres lois — ou du moins à des lois élaborées par leur propre gouvernement. En d’autres termes, les Américains étaient soumis à un dominus étranger et n’étaient pas libres au sens républicaniste du terme, alors que les Britanniques ne subissaient pas une forme de domination similaire.
La plupart des personnes qui chérissent la liberté et la démocratie les considèrent comme inextricablement liées. Pourriez-vous comparer la manière dont la théorie libérale et la théorie républicaniste abordent cette question ?
Les néolibéraux parlent peu de la démocratie, se concentrant sur les arguments en faveur d’un État minimal et ignorant la question de savoir si l’État doit ou non donner au peuple démocrate le contrôle de ce que le gouvernement fait en son nom. Cela n’est pas surprenant puisque, comme Berlin l’admet lui-même, la liberté en tant que non-ingérence pourrait être davantage appréciée par les sujets d’un despote bienveillant et modéré, voire d’une puissance coloniale, que par les citoyens d’un régime démocratique. Le despote pourrait — après tout — être plus efficace pour réduire le niveau d’interférence privée et pourrait imposer des lois qui interféreraient moins avec les sujets que les lois d’un pouvoir démocratique. Berlin lui-même était un partisan de la démocratie, bien sûr, mais il ne l’était pas par souci de promouvoir sa vision de la liberté ; d’autres valeurs étaient nécessaires pour faire ce travail.
Lorsque la liberté est assimilée à la non-domination, comme c’est le cas pour le républicanisme, les choses sont très différentes. Les personnes ne pourront jouir de la non-domination par rapport à d’autres parties et organismes privés que s’il existe un régime juridique approprié qui identifie les choix importants dans la vie humaine et fournit la protection et les ressources — la sécurité — nécessaires pour permettre aux personnes d’exercer ces choix de manière égale, sans être dominées par des parties privées, qu’il s’agisse d’individus ou d’entreprises. Quel est le niveau de sécurité nécessaire contre le pouvoir d’ingérence de ces parties ? Et dans quelle mesure cette sécurité doit-elle être égale ? En s’inspirant de la figure républicaniste du citoyen libre, on pourrait dire que la sécurité doit être suffisamment importante et également répartie pour permettre à chacun de regarder les autres dans les yeux — même ceux qui sont plus riches et plus influents que lui — sans raison d’avoir peur ou de faire preuve de déférence.
Supposons donc que nous soyons d’accord sur le fait que la liberté privée en tant que non-domination n’est possible que sous le pouvoir public de la loi. Cela soulève alors une question cruciale pour les républicanistes : comment protéger les citoyens ordinaires — ou tel ou tel groupe au sein du peuple — de la domination des autorités gouvernementales qui administrent ce pouvoir public ? Comment s’assurer que ce pouvoir n’est pas utilisé pour imposer aux citoyens la volonté dominatrice d’un autocrate ou d’une élite qu’il sert ? La réponse dans la tradition républicaniste est : en établissant un système de contrôle populaire, accessible de manière égale à tous les citoyens, qui force l’État à gouverner selon les termes dictés par le peuple, et non à sa propre discrétion ; en d’autres termes, en établissant l’État dans le cadre d’une constitution largement démocratique.
Dans l’un de vos livres, On the People’s Terms, vous exposez les implications institutionnelles de la vision républicaniste de la démocratie. L’une de vos suggestions est qu’une démocratie satisfaisante a besoin d’une « citoyenneté contestataire ». Pourriez-vous expliquer cette idée ? Comment pourrait-elle aider nos démocraties représentatives à surmonter la perception largement répandue selon laquelle les politiques publiques ne répondent souvent pas aux besoins et aux aspirations de la société, et que les élites politiques n’ont souvent pas de comptes à rendre ?
Pour prendre un peu de recul par rapport à cette question, il faut revenir sur le modèle républicaniste traditionnel et la manière dont, selon ce modèle, les citoyens ordinaires devraient exercer un contrôle sur la gouvernance. Issu de Rome et réaffirmé par les représentants du républicanisme du Moyen Âge, de la Renaissance et du début des temps modernes, ce modèle considère que le meilleur, voire le seul moyen de contrôler les détenteurs du pouvoir et de se prémunir contre leur domination sur les gouvernés est d’avoir plusieurs centres de pouvoir qui se contrôlent et s’équilibrent mutuellement : il s’agit d’un système de gouvernement polycentrique. La constitution doit être mixte — comme le soutenait Polybe lorsqu’il citait Rome comme paradigme. Dans la Rome qu’il a célébrée, seule une élite sénatoriale pouvait se présenter aux élections, mais tous les citoyens les élisaient ; seul un membre de cette élite pouvait proposer des lois, mais tous les citoyens votaient les lois proposées ; des fonctionnaires indépendants à chaque niveau de l’administration devaient entrer en concurrence les uns avec les autres pour décider des mesures à prendre ; les tribunaux fonctionnaient indépendamment des autres organes ; et le peuple était toujours en mesure de protester, souvent avec succès, contre les agissements des autorités. Il existe bien sûr de nombreuses versions de la constitution mixte ou polycentrique — peu d’entre nous souhaiteraient voir le système romain adopté — mais l’idée présente dans toutes ces versions est que si le pouvoir doit être suffisamment discipliné pour soutenir un système juridique cohérent, il doit être partagé entre de nombreuses mains, potentiellement concurrentes, y compris, de manière cruciale, entre les mains des citoyens ordinaires, faute de quoi il risque d’être utilisé à des fins de domination.
Je pense que nous commettons une grave erreur en considérant que la démocratie, telle que la conçoivent les néo-populistes, se concentrerait exclusivement sur les institutions électorales. Les élections sont essentielles pour garantir que le peuple joue un rôle actif dans le contrôle de l’action du gouvernement. Mais, comme à Rome, ce n’est qu’une des nombreuses institutions qui peuvent contribuer à faire progresser le contrôle populaire. Parmi les autres canaux de contrôle populaire et polycentrique, on peut citer la responsabilité assurée par des organismes publics conçus pour se contrôler mutuellement, l’indépendance des tribunaux par rapport aux autres branches du gouvernement et l’imposition de contraintes constitutionnelles aux détenteurs du pouvoir. Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, les citoyens ont la possibilité, à titre individuel, dans le cadre de mouvements sociaux ou d’organisations non gouvernementales, d’influer sur les propositions et les actions du gouvernement et de les contester publiquement — que ce soit devant les tribunaux, dans les médias ou dans la rue. C’est parce que je m’identifie largement à la tradition de la constitution mixte et du système polycentrique que j’ai mis l’accent sur cette façon contestataire dont le peuple peut contribuer à garder le gouvernement sous contrôle.
Je ne peux pas passer sous silence le fait que Jean-Jacques Rousseau a introduit un modèle différent, monocentrique, de la façon dont le contrôle populaire devrait être mis en œuvre. Il a ainsi certes embrassé l’idéal républicaniste de la liberté en tant que non-domination — comme l’a montré Jean-Fabien Spitz — mais tout en considérant que l’idée d’un gouvernement dans le cadre d’une constitution mixte était irréalisable, reflétant la critique développée au cours des siècles précédents par des absolutistes comme Jean Bodin et Thomas Hobbes. Il a donc introduit l’idée d’une volonté générale ou populaire et a soutenu, comme on le sait, qu’elle se matérialiserait idéalement dans une assemblée convenablement organisée de l’ensemble des citoyens. Je pense que l’idée d’une assemblée de citoyens est irréalisable et qu’en tout état de cause, elle ne refléterait pas nécessairement une volonté populaire unique. Et je crains que la proposition rousseauiste ne soit utilisée à des fins néo-populistes qu’il aurait décriées. Selon les néo-populistes, le peuple ne s’exprime que par son vote ; ceux qu’il élit — et souvent le chef du parti élu — incarnent la volonté populaire ; et les autorités élues devraient être autorisées à gouverner sans les contraintes autorisées par la Constitution qui pourraient être imposées, par exemple, par un pouvoir judiciaire indépendant ou par un peuple contestataire.
La théorie libérale contemporaine semble avoir du mal à se distancer des « extrêmes » du néolibéralisme, en particulier dans le domaine de la politique économique, et à lutter contre les inégalités. Partagez-vous le constat selon lequel cette réalité se vérifierait aussi bien aux États-Unis qu’en Europe ? Comment la théorie républicaniste de la liberté pourrait-elle aider les sociétés européennes à trouver un équilibre politico-économique plus juste ?
Dès lors que la liberté est assimilée à la non-ingérence, il est naturel de penser que l’intervention de l’État doit être réduite au minimum nécessaire à l’ordre public. Et dès lors que l’on suppose que les actions permises par un contrat préalable ne constituent pas une ingérence — aussi déséquilibré que soit ce contrat — il est naturel de considérer que le marché est parfaitement conforme à l’idéal de non-ingérence ; de considérer qu’on ne peut pas se plaindre, par exemple, des actions entreprises sur la base de contrats entre employeurs et employés, producteurs et consommateurs, entreprises et communautés. Par conséquent, l’idéal de liberté comme non-ingérence s’accorde bien avec la politique néolibérale d’un État minimal et d’un marché maximal. Autrement dit, le libéralisme n’adopte un profil de centre-gauche que si un idéal d’égalité distributive est considéré comme modérant la liberté au sens libéral.
L’idéal républicaniste de la liberté comme non-domination va dans une direction très différente. Il soutient l’intervention de l’État lorsqu’il s’agit d’une forme d’ingérence non dominante — c’est-à-dire lorsqu’elle est effectivement contrôlée dans le cadre d’une démocratie polycentrique. Elle soutient les relations contractuelles et de marché lorsqu’elles sont réglementées par la loi afin de réduire la domination des plus faibles par les plus forts, et lorsque la loi permet aux plus faibles de traiter d’égal à égal avec les plus forts.
Si l’on transpose ces observations à un niveau plus concret, la différence entre le néolibéralisme et le néo-républicanisme apparaît dans leur vision des luttes entre les entreprises et les États — les titans de la vie sociale et politique contemporaine. Le républicanisme soutient volontiers les droits des entreprises, mais seulement lorsqu’elles sont contraintes par la loi de traiter correctement avec les communautés où elles opèrent, de respecter les droits des employés à se syndiquer et à exercer le pouvoir syndical, de satisfaire les directives de transparence et de sécurité dans leurs relations avec les consommateurs, de répondre aux besoins de l’environnement naturel et d’accepter pleinement leur obligation légale de payer l’impôt.
Jusqu’à présent, notre discussion a porté sur la théorie de la justice que vous, et d’autres néo-républicanistes, tirez de la conception de la liberté en tant que non-domination. Mais votre dernier livre, The State, expose une théorie nettement plus réaliste de l’État « fonctionnel » — et non de l’État « juste ». Quel est son rapport avec votre projet républicaniste ?
La philosophie politique cesse de jouer le rôle qu’elle devrait avoir dans la vie politique lorsqu’elle invoque des idéaux qui ne trouvent pas d’écho dans les sentiments humains ou lorsqu’elle recherche des institutions d’un autre monde, qui ont peu de chances de se réaliser. Je pense que le néo-républicanisme est réaliste sur le premier point, car chacun sait ce que c’est que d’être dominé, ce que c’est que de vivre sous le pouvoir d’un autre. Mais j’en suis venu à penser qu’avant d’explorer les exigences de la liberté en tant que non-domination — ou en fait les exigences de tout idéal similaire — nous devrions examiner ce que les institutions de l’État — les institutions nécessaires à la promotion de tout idéal politique — exigent en elles-mêmes, si elles doivent remplir leur fonction de manière efficace. C’est ce que j’essaie de faire dans The State.
J’y affirme que la fonction de tout régime qui mérite d’être nommé État — tout régime, aussi injuste soit-il, qui n’est pas seulement un règne de terreur — est d’instaurer un système législatif accordant certains droits, aussi limités soient-ils, à ceux qui sont considérés comme des citoyens à part entière, aussi restreint que puisse être ce groupe. J’y soutiens que s’il doit y avoir un souverain dans un État fonctionnel, il pourrait être une population organisée de manière polycentrique ; que pour être fonctionnel, l’État devrait établir un État de droit, en contrôlant les organismes malhonnêtes ; et que, tout en étant fonctionnel, il n’a pas besoin de se cantonner à un rôle passif de veilleur de nuit ou à d’autres contraintes incapacitantes similaires. Il est prévu de donner suite à ce livre sur les exigences fonctionnelles de l’État avec un volume complémentaire identifiant la forme que les institutions de l’État devraient prendre dans une république vouée à la promotion de la liberté et de la non-domination pour tous.
Pour terminer, je voudrais parler de politique. Le parti socialiste espagnol (PSOE) a remporté deux élections, en 2004 et en 2008, avec des manifestes explicitement inspirés par la théorie républicaniste — et par vos écrits en particulier. À quelles conditions pensez-vous que le républicanisme pourrait jouer un rôle plus important dans le débat public, notamment en Europe ?
Le président Zapatero a adopté les principes républicanistes comme lignes directrices de son gouvernement et a utilisé les idéaux de la tradition de manière très efficace au cours de la période 2004-2008 ; ensuite, la grande crise financière a eu tendance à dominer les prises de décisions politiques. Il m’avait invité à donner une conférence à Madrid en 2004, après son élection, et avait répondu à mon commentaire selon lequel il lui serait difficile — sous la pression politique — de rester fidèle à ses idéaux en m’invitant publiquement à évaluer la qualité de son gouvernement avant les prochaines élections. J’ai accepté, avec une certaine réticence, et, après trois années de travail intense, j’ai présenté mon rapport lors d’une conférence publique à Madrid à la fin de l’année 2007.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
J’ai été profondément impressionné par ce que Zapatero a réalisé, toujours sous le slogan « No Dominacion ». Pour ne citer qu’une poignée de changements, son gouvernement a persuadé le parlement de légaliser le mariage homosexuel, a promulgué une série de lois destinées à améliorer la position des femmes, a régularisé plus d’un demi-million de migrants, a rendu la radio nationale indépendante de l’exécutif, a veillé à ce que l’Espagne ne puisse pas entrer en guerre sans discussion et accord parlementaire, et a ouvert de nouveaux canaux de transparence dans la gouvernance. Dans toutes ces initiatives, il a convaincu son parti et le peuple espagnol avec des idées ; il ne supportait pas de prendre des décisions politiques dictées par les sondages. J’ai appris à le connaître un peu au cours de ces années et je suis devenu un grand admirateur de son engagement en faveur de la démocratie. Josep Lluis Marti et moi-même avons collaboré à un livre sous-titré « Civic Republicanism In Zapatero’s Spain » (« Le républicanisme civique dans l’Espagne de Zapatero »), publié par Princeton University Press en 2010.
Dans la même veine, il est quelque peu regrettable que la théorie républicaniste partage cet auguste adjectif avec le parti politique qui a, aux États-Unis, accouché de Donald Trump. Cela pourrait constituer un obstacle à toute tentative de diffusion plus large de cette théorie : comment le surmonter ?
J’ai écrit mon premier livre sur le républicanisme en Australie en 1997, avant d’avoir commencé à enseigner aux États-Unis. Je crois que la révolution américaine a été directement inspirée par les idées républicanistes — mais je suis consterné par les politiques adoptées par le Parti républicain aux États-Unis aujourd’hui. Et bien sûr, je dois souvent expliquer dans des contextes non académiques aux États-Unis que le républicanisme au sens où j’ai essayé de présenter la tradition est très éloigné des politiques générales de ce parti, et encore plus éloigné des politiques avec lesquelles Trump a choisi de s’identifier. Mais bien sûr, le même type de problème se pose avec un terme comme « libéralisme », nous l’avons vu, ou avec tout autre terme qui figure simultanément dans la théorie et la pratique politiques.
La meilleure façon d’éviter ce problème d’étiquetage est peut-être d’utiliser le préfixe « néo ». Le terme « néolibéralisme » est utilisé pour identifier la version du libéralisme qui privilégie la liberté comme seule non-ingérence, en ignorant d’autres valeurs comme l’égalité. Et le terme « néo-populisme » est utilisé — en tout cas je l’utilise — pour identifier le point de vue selon lequel la démocratie exige de donner le pouvoir ultime à l’autocrate élu, en rendant ce pouvoir indépendant des autres contraintes constitutionnelles. Je pense que le terme « néo-républicanisme » peut également servir à identifier la version du républicanisme qui considère l’idéal de liberté en tant que non-domination comme la valeur politique suprême — et qui considère qu’une forme de démocratie polycentrique plutôt que monocentrique est nécessaire pour promouvoir cette valeur au niveau institutionnel.
Avec les discussions autour de l’élargissement, le débat sur l’échelle des démocraties — ou sur leur taille démographique optimale ou maximale — pourrait redevenir d’actualité. Quelles suggestions peut-on tirer de la théorie républicaniste sur l’échelle appropriée de la démocratie, et quelles orientations pour la structure institutionnelle d’une hypothétique union politique plus étroite en Europe ?
D’autres penseurs néo-républicanistes, comme Richard Bellamy et Cécile Laborde, ont des idées plus développées que les miennes sur les questions concernant ce domaine. Pour ma part, je pense qu’il faut voir l’Union européenne comme une union d’États et non comme une organisation qui pourrait devenir un jour un État fédéral comme les États-Unis. Les États membres se sont engagés à se défaire de leurs pouvoirs dans certains domaines. C’est non seulement démocratiquement légitime, mais aussi probablement démocratiquement productif. La formation de l’Union a donné à ces États un pouvoir collectif face aux multinationales, aux technologies numériques de communication et aux problèmes environnementaux dont aucun d’entre eux n’aurait bénéficié seul. Elle leur a permis de mieux servir leurs peuples par l’intermédiaire des institutions européennes qu’ils n’auraient jamais pu le faire en agissant seuls.
L’Union européenne est-elle une organisation raisonnablement démocratique ? Je dirais que oui, pour trois raisons.
Premièrement, les propositions de la Commission européenne — un organe non élu — doivent être soutenues par un Conseil où siègent des ministres tous représentatifs des démocraties nationales. Deuxièmement, ces propositions sont soumises à l’examen et à la surveillance d’un Parlement européen démocratiquement élu. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, les autorités qui agissent au nom de l’Union, qu’elles soient élues ou non, le font dans le cadre d’un traité formé démocratiquement et interprété par la Cour européenne de justice ; dans le cadre d’un régime de contrôle et d’équilibres qui les oblige à rendre des comptes à l’ensemble du système ; et dans le cadre d’une surveillance par les médias nationaux et internationaux, par les organisations gouvernementales et non gouvernementales, et par les citoyens européens dans leur ensemble.
J’ai dit précédemment qu’un bon test pour savoir si les gens jouissent d’une non-domination privée consiste à se demander si, en vertu de la loi, ils sont individuellement capables de regarder les autres dans les yeux sans raison d’avoir peur ou de faire preuve de déférence. Comment vérifier si les gens jouissent de la non-domination publique, c’est-à-dire de la liberté par rapport à ceux qui élaborent et imposent les lois ? Certainement pas en se référant au test néo-populiste insipide de la « volonté populaire ». Il faut plutôt se référer à ce que j’appelle le « test de la malchance ».
Ceux qui ne sont pas satisfaits d’une loi ou d’un règlement — comme il y en aura toujours — sont-ils en mesure de penser que c’est peut-être par malchance que la décision est allée à l’encontre de leurs goûts ou de leurs principes ? Ont-ils des raisons de penser que la mesure ne reflète pas le pouvoir et la volonté d’un groupe hostile à leurs intérêts ou à leurs opinions, mais qu’elle résulte plutôt du fonctionnement impartial de procédures démocratiquement soutenues ? Dans la mesure où ils ont des raisons de le penser, ils vivent sous un régime démocratiquement attrayant.
Ce critère est très rigoureux et il est peu probable qu’il soit pleinement satisfait au sein d’un État ou d’une organisation politique. Mais il faudrait réfléchir à la manière dont les décisions de l’Union se comparent aux décisions des gouvernements nationaux en appliquant ce « test de la malchance ». Bien que je sois citoyen irlandais, je ne vis pas actuellement en Irlande, ni dans aucun autre pays de l’Union. Je dois donc me contenter de terminer par une question pour vous, Andrea, et pour nos lecteurs, plutôt que par une déclaration en mon nom propre. Pensez-vous que l’Union fait moins bien que votre État-nation selon les critères de ce test de la malchance ? Je serais surpris si la réponse était généralement positive, mais je peux bien sûr me tromper.
Sources
- Pour éviter à la lecture toute confusion autour de l’adjectif polysémique « républicain », nous réhabilitons dans cet entretien l’adjectif peu usité « républicaniste » qui se rapporte spécifiquement au républicanisme — théorie dont cette conversation avec Philip Pettit est l’objet. Sur les problèmes d’usage posés par le terme, voir infra l’avant-dernière question.