Dans la plupart des États européens, ce sont d’abord les élections législatives, ou plus rarement présidentielles, qui structurent le temps politique. Dans l’Union, si le parlement élu pour cinq ans au suffrage universel doit bien élire le président ou la présidente de la Commission, les cinq ans de la mandature européenne ne sont pas la seule temporalité qui compte. En effet, les États membres ont chacun leur calendrier politique qui influe sur la prise de décision européenne au rythme des réunions du Conseil. Quant à l’action de la Commission, elle s’organise volontiers sur une plus longue période : sept ans pour le cadre budgétaire et parfois jusqu’à plusieurs décennies pour les négociations d’adhésion des nouveaux membres. À ces temporalités entremêlées du Parlement, des États membres et de la Commission, il faut encore ajouter que le système européen n’est pas fondé sur une logique traditionnelle majorité-opposition, mais sur un système de consensus et de coalition dossier par dossier.
Peut-on, au croisement de ces différents calendriers, identifier ce qu’il conviendrait d’appeler un « cycle politique européen » ? Si oui, quelles sont ses caractéristiques ? Dans cet épisode de « Décoder 2024 », nous échangeons avec Amandine Crespy, professeure de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles et professeure invitée au Collège d’Europe, et Klaus Welle, ancien secrétaire général du Parlement européen et président du conseil académique du Centre Wilfried Martens pour les études européennes, la fondation politique du Parti populaire européen.
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Les élections européennes sont-elles réellement à même de structurer les cycles politiques dans l’Union, ou ceux-ci sont-ils essentiellement subordonnés aux calendriers politiques nationaux ?
Amandine Crespy
Les élections européennes structurent le cycle politique de l’Union d’abord parce qu’elles déterminent la formation d’un collège de commissaires, et donc un leadership européen. On n’imagine pas un ou une présidente de la Commission européenne qui n’émanerait pas du groupe politique vainqueur de l’élection au Parlement européen. Par ailleurs, l’élection définit bien évidemment la composition du Parlement, qui est co-législateur et va devoir approuver les textes proposés par la Commission européenne.
Cela étant dit, l’élection du président ou de la présidente de la Commission européenne est en grande partie, dans les faits, la résultante d’un processus de cooptation du Conseil européen. En 2019, on a vu la procédure des têtes de liste — les Spitzenkandidaten — être un peu détricotée, puisque Ursula von der Leyen n’était pas la tête de liste du Parti populaire européen — une position qu’occupait à l’époque Manfred Weber. On voit ici que la logique électorale n’est pas complète puisque le Conseil européen, les chefs d’État et de gouvernement, et singulièrement l’Allemagne et la France, continuent d’exercer une influence considérable sur la nomination de la Commission.
Klaus Welle, est-il exagéré de considérer, comme on le lit parfois dans la presse, que c’est le tandem franco-allemand qui détermine, pour une large part, la présidence de la Commission ?
Klaus Welle
Ces temps sont largement derrière nous. Le système des Spitzenkandidaten a été mis en place en 2014, année où ce système a été un succès, parce qu’un certain nombre de préconditions informelles étaient respectées. Ces préconditions requièrent que si un candidat du centre-droit veut être élu, il doit aussi être acceptable au centre-gauche. Et que si un candidat du centre-gauche veut être élu, il doit aussi être acceptable au centre-droit. C’était le cas, en 2014, de Jean-Claude Juncker, qui se considère comme un démocrate-chrétien social, et donc très acceptable pour la social-démocratie. Jean-Claude Juncker faisait du reste partie du Conseil européen depuis trente ans. N’oublions pas non plus qu’en 2019, la tête de liste arrivée en seconde position, Frans Timmermans, avait été nommé numéro 2 de la Commission. L’une des têtes de liste des libéraux, Margrethe Vestager, avait pris la troisième place. Les trois plus grands partis européens avaient chacun pris la tête d’une des trois plus grandes institutions. La logique politique reste donc très forte, et cette logique politique est orientée à un large degré par les élections pour le Parlement européen.
Il est vrai cependant que l’Union ne fonctionne pas selon un simple système parlementaire. Elle voit cohabiter deux logiques, deux légitimités : la légitimité des États et celle des peuples. Le peuple est représenté au Parlement européen et les États au Conseil des ministres et au Conseil européen. Des décisions ne peuvent être prises que lorsque les deux légitimités peuvent trouver un accord. Il me semble que le système des Spitzenkandidaten est encore bien vivant et qu’il va revenir en force en 2024.
Amandine Crespy
Ce serait évidemment une exagération que de dire que la présidente de la Commission européenne est choisie par le tandem franco-allemand. La dynamique est beaucoup plus complexe. Pour autant, il me semble important de souligner que la procédure de Spitzenkandidaten qui avait été inaugurée en 2014 avec Jean-Claude Juncker, et qui tentait d’insuffler une véritable logique parlementaire à l’intérieur du système politique européen, n’a pas pu être maintenue en 2019.
Ursula von der Leyen n’était pas la tête de liste du Parti populaire européen en 2019. Et les événements qui ont marqué le début de la dernière législature ont bien montré que, dans les faits, le compromis que doit construire le candidat ou la candidate à la présidence doit à la fois refléter le résultat des élections européennes et être acceptable pour les chefs d’État et de gouvernement. Cela dépasse le seul cadre du système des Spitzenkandidaten.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Dans l’Union, la planification budgétaire s’organise sur des périodes plus longues que les législatures parlementaires — et décalées par rapport à celles-ci. Le cadre financier pluriannuel actuel s’échelonne de 2021 à 2027. Comment les députés et les groupes européens gèrent-ils ce décalage entre cycles budgétaires et cycles législatifs ?
Klaus Welle
C’est assez simple : le Parlement décide s’il va traiter un dossier ou non. Certes, la Commission dispose de l’initiative. Mais le Parlement a toute latitude pour se saisir ou non du sujet, contrairement aux parlements nationaux, qui sont dans une logique de majorité et de minorité. Il peut attendre un an, deux ans, trois ans pour traiter un sujet s’il se souhaite ― même si ce n’est pas le cas le plus fréquent.
Ce système de séparation des pouvoirs est nécessaire pour organiser un continent qui compte 440 millions de citoyens avec des histoires très différentes, des cultures religieuses très différentes, des structures politiques très différentes, des nécessités économiques et sociales très différentes. On ne peut pas organiser un tel espace avec un simple système de majorité de 51 contre 49.
Cette situation est-elle comparable avec celle des États européens organisés sur un mode fédéral, comme la Belgique ou l’Allemagne ?
Amandine Crespy
Vous avez mentionné les questions budgétaires. Dans ce domaine, la spécificité de l’Union est d’avoir un cadre financier pluriannuel sur sept ans. C’est un instrument qui n’existe pas dans les États nationaux. Mais l’Union a, bien sûr, un budget annuel qui est adopté avec le concours du Parlement européen. Une autre spécificité concerne les questions géopolitiques.
Typiquement, les questions budgétaires et les questions géopolitiques sont celles dont on sait qu’au niveau national, elles présentent le plus d’éléments de continuité, avec peu de revirements brusques lors des alternances politiques. C’est un peu la même chose au niveau européen. Dans ce contexte, la désynchronisation entre le cycle parlementaire et les cycles budgétaires n’a jamais posé particulièrement de problème.
L’Union connaît peu de divisions majorité-opposition claires. Dans un tel système, les élections ne provoquent généralement pas des ruptures nettes. En contrepartie, on peut observer des évolutions subtiles dans les stratégies d’alliance ou dans les configurations gagnantes au Parlement au cours d’une même législature. Quelles sont les grandes tendances observées depuis 2019 ? À quels déplacements faut-il s’attendre après le scrutin du 9 juin ?
Klaus Welle
S’il n’y a pas de coalition fixe au Parlement européen, des accords plus structurés sont nécessaires pour les grandes décisions à la majorité qualifiée —comme par exemple l’élection d’une présidente de la Commission européenne. Pour le reste, les alliances s’organisent de manière dynamique, notamment dans les commissions parlementaires, sans être nécessairement claires a priori. En conséquence, le Parlement a vu émerger une culture de coopération où aucun parti n’est exclu d’entrée de jeu parce qu’il fait partie de l’opposition et où aucun parti n’a automatiquement raison parce qu’il fait partie de la majorité.
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Au cours de la législature qui s’achève, il y a certes eu des évolutions thématiques spécifiques qui ont pu porter des coalitions ad hoc, par exemple concernant la guerre en Ukraine et la nécessité de commencer à organiser aussi une coopération dans la défense européenne. Mais pour le reste, sur les très grandes questions, la principale alliance reste celle qui réunit le Parti populaire européen (PPE), les sociaux-démocrates (S&D) et les libéraux du groupe Renew. Jusqu’à maintenant, ces trois groupes ont fourni les majorités qualifiées quand c’était nécessaire. Les derniers présidents de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, Jean-Claude Juncker et José Manuel Barroso, étaient principalement élus par cette alliance-là. Les Verts n’ont pas voté en faveur de ces trois candidats à la présidence. Le rôle des trois groupes de la coalition historique reste important, dans les moments décisifs, pour la stabilité du système politique européen.
Amandine Crespy
Traditionnellement, les alliances politiques, en particulier au Parlement, oscillent entre deux grandes logiques en fonction des textes et des sujets qui sont sur la table. On peut voir parfois une logique gauche-droite à l’œuvre avec les libéraux en force pivot. Sur d’autres sujets, on observe une opposition entre un mainstream pro-européen des grands groupes du centre ― conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux ― et les partis périphériques à l’extrême gauche et à l’extrême droite de l’Assemblée. Si, lors des prochaines élections, on voyait les groupes de la droite radicale gagner un nombre considérable de sièges, on pourrait imaginer un glissement à droite et un renforcement de la logique gauche-droite.
Dans la plupart des systèmes politiques nationaux, l’élection générale est suivie d’une phase d’information puis de formation gouvernementale qui mène à la construction d’un exécutif. Si la Commission européenne est bien responsable devant le Parlement, le processus est un petit peu différent dans le cas de l’Union. Quels seront les grands moments à suivre au lendemain de l’élection ?
Klaus Welle
D’abord le nouveau parlement doit se constituer, ce qui aura lieu au début du mois de juillet. Commencera alors une phase d’une durée de quelques mois ― jusqu’en septembre selon le calendrier actuellement proposé ― durant laquelle la future commission sera mise en place. Le candidat proposé par le Conseil pour occuper la présidence de la Commission lors de la prochaine législature devra se présenter au Parlement européen et y obtenir une majorité de 361 voix. Cela nécessitera nécessairement un processus de négociation, puisque, initialement, ce candidat ne sera soutenu que par sa propre famille politique, soit 25 % au maximum du Parlement européen.
La négociation portera sur trois aspects principaux : le programme, les personnes et les relations interinstitutionnelles. Sur le programme, on voit déjà que les libéraux ont beaucoup insisté sur la compétitivité. Les sociaux-démocrates ont quant à eux proposé un candidat, Nicolas Schmit, avec un profil social très fort. Quant au PPE, il a misé sur les questions de compétitivité, mais aussi de défense, d’agriculture, et de migration.
À mon avis, la majorité qui approuvera la future Commission sera composée, comme la majorité actuelle, par les trois grands groupes PPE, S&D et Renew — mais aussi par les députés qui sont liés à un premier ministre qui aura voté cette nomination au Conseil européen. Cela inclut les députés de Giorgia Meloni en Italie et ceux de l’ODS tchèque, auquel appartient le premier ministre Petr Fiala. Ces partis formeront la base de cette future alliance. On peut espérer aussi que les Verts soutiendront cette candidature, spécifiquement si c’est Ursula von der Leyen, porteuse du Pacte vert, qui s’impose. Je crois qu’un tel scénario est possible, et pourrait même être assez important pour créer une majorité solide et fiable pour la future présidence de la Commission.
Dans un deuxième temps auront lieu les hearings des futurs commissaires en commission parlementaire. Le parlement européen a toujours refusé un ou deux candidats pour des raisons de qualification ou pour des raisons politiques.
Enfin, le parlement votera sur l’ensemble de la Commission, ce qui a normalement lieu au mois d’octobre. À ce stade, cependant, la Commission n’est généralement plus contestée, parce que ses membres ont déjà passé un certain nombre d’obstacles qui garantit que la Commission représente très largement les différentes forces du centre-droite et du centre-gauche européens.
Ce processus ne vise pas seulement à élire des individus. Il fixe également les priorités politiques de la future Commission. Le Conseil européen publiera d’abord un document stratégique qui, du fait du caractère de cette institution, sera assez général. Puis, les différents groupes politiques au Parlement européen formuleront leurs demandes, qui devront être confirmées par le candidat à la présidence de la Commission dans le discours qu’il tiendra juste avant le vote en plénière. Les groupes se retireront alors pour décider s’ils souhaitent voter la confiance. Les préférences et les convictions personnelles de la candidate ou du candidat elle-même influent également sur les priorités. La Commission prendra ensuite un à deux ans à élaborer la législation en détail et s’efforcera de la faire adopter jusqu’à la fin de la législature.
En 2019, le la présidente von der Leyen n’avait été confirmée qu’avec 7 voix d’avance lors du vote devant le Parlement européen. Sa candidature à une réélection est aujourd’hui contestée par certains — y compris jusque dans son propre camp. Peut-on imaginer un scénario où le processus d’élection puis d’approbation du nouvel exécutif s’étendrait sur une durée plus longue, éventuellement avec des blocages et des échecs répétés ?
Amandine Crespy
Tout est possible. Ce qu’on peut souligner d’ores et déjà, c’est que la configuration sera sans doute plus compliquée cette année qu’elle ne l’était pour Ursula von der Leyen il y a cinq ans. Elle était alors la candidate du PPE, mais soutenue par une coalition résolument centriste. Cette fois, il pourrait être plus compliqué de réunir sur un même programme politique un arc de forces et de partis qui aille des Verts à Fratelli d’Italia.
La question de l’avenir du Pacte vert lors de la prochaine législature devrait être assez centrale dans ce processus. Certaines forces politiques veulent clairement mettre en pause cet agenda de transformation économique et sociale, alors que d’autres voudraient non seulement tenir les engagements passés, mais même accélérer le mouvement. Par conséquent, on peut prévoir que la manière dont Ursula von der Leyen proposera d’approcher l’avenir du Pacte vert sera décisive dans le calibrage de la majorité politique qui l’élira et qui la soutiendra dans les années qui viennent.
Tenter de forger une majorité qui allie à la fois les Verts et Fratelli d’Italia semble un pari pour le moins osé…
Klaus Welle
Il me semble que Fratelli d’Italia peuvent voter en faveur d’Ursula von der Leyen sur la base des expériences qu’ils ont faites ces dernières années sur le dossier des migrations, qui pour l’Italie est particulièrement important. Évidemment, un accord formel incluant à la fois les Verts et Fratelli d’Italia semble hors d’atteinte. Mais cela n’exclut pas que les députés de Fratelli d’Italia soutiennent Ursula von der Leyen au parlement si Giorgia Meloni la soutient au Conseil.
Tant les questions de migration que le Pacte vert vont jouer un rôle important dans ce processus. Concernant le Pacte vert, les objectifs ont été fixés et sont largement acceptés. L’enjeu consistera surtout à trouver un accord sur la mise en œuvre des politiques dans ce domaine, qui constitueront le principal sujet dans la séquence qui s’ouvre. S’agissant de la mise en œuvre, de nombreuses questions restent ouvertes. En particulier, il faudra savoir doubler la transformation écologique d’une sensibilité sociale. Si on n’y parvient pas, on renforcera sans doute l’extrême droite. On aurait pu prévoir ce type de difficultés en Allemagne avec la loi sur le chauffage 1, dont l’adoption s’est accompagné d’un doublement des scores de l’AfD.
Hasard de calendrier, la Hongrie aura la présidence du Conseil de l’Union européenne de juillet à décembre 2024. La présidence hongroise est-elle susceptible d’utiliser cette situation pour influencer la formation de la coalition et des majorités à venir ?
Amandine Crespy
Je ne le pense pas. Il ne faut pas surestimer le rôle de la présidence tournante du Conseil de l’Union. C’est un rôle essentiellement d’intendance et de suivi de l’agenda législatif. Or cet agenda est en grande partie hérité de la présidence précédente et sera ensuite transmis à la présidence suivante. Dans les faits, les présidences du Conseil de l’Union travaillent en trio, et à ce titre, ce n’est pas Viktor Orbán qui du jour au lendemain va décider de ce que fait le Conseil de l’Union.
Depuis plus d’un an, les projections montrent un décalage probable vers la droite des équilibres au sein du Parlement, avec pour la première fois l’hypothèse arithmétiquement possible d’alliances majoritaires entre le centre-droit, la droite et l’extrême-droite. L’élaboration d’alliances de ce type pourrait-il ouvrir un nouveau cycle politique plus conflictuel et plus polarisé ? Si oui, quelles pourraient être ses caractéristiques ?
Klaus Welle
Je crois qu’il faut d’abord bien définir ce qu’est l’extrême-droite.
Dans un article publié par le Grand Continent, j’ai proposé une définition sur la base de trois critères : le rejet du projet européen et d’une participation constructive à son développement, le rejet de la coopération transatlantique qui a garanti la sécurité sur le continent depuis 70 ans, et la mise en danger de la démocratie en Europe et au niveau national. À partir de ces critères, on peut faire la différence entre une droite qui est extrême et avec laquelle on ne peut pas coopérer, et une droite qui n’est pas extrême et qui, comme la gauche, travaille dans le cadre démocratique établi au sein de l’Union.
Je ne parle pas ici au nom du PPE. Mais je voudrais insister sur le fait que le PPE a largement construit l’Union comme on la connaît aujourd’hui. Et il s’oppose clairement à l’extrême droite. Le PPE est pour la coopération transatlantique et il n’a rien à voir avec Marine Le Pen — qui est quand même très proche du système russe ou qui, du moins, a été à un certain moment très proche de Vladimir Poutine. Le PPE a construit la démocratie parlementaire que certains à l’extrême droite souhaiteraient mettre en question. Il n’y a pas de continuité entre les deux familles politiques. Au contraire, sur certaines questions économiques et sociales, l’extrême droite est assez proche de l’extrême gauche, comme on a pu le voir en France lors des débats sur les retraites.
Amandine Crespy
La question de l’adhésion au projet européen dépend en grande partie de ce qu’est le projet européen. Aujourd’hui, je pense que l’enjeu est plutôt de comprendre la manière dont les forces politiques de droite qu’on ne peut pas identifier à la démocratie chrétienne entendent changer de l’intérieur l’Union, sa nature, ses orientations politiques, puisque c’est bien là l’objectif des acteurs politiques comme Meloni, Orbán ou Le Pen. La question n’est plus du tout celle d’une sortie de l’Union, mais d’un agenda de transformation profonde, depuis l’intérieur, de ce qu’est l’Union. Le rejet du projet européen ne peut pas être à lui seul un critère, dans la mesure où le projet européen est lui-même une cible mouvante et évolutive.
Sur la question de la mise en danger de la démocratie, c’est là aussi un sujet très compliqué. On le voit bien avec la problématique de la défense de l’État de droit. L’Union européenne, malgré la panoplie d’outils politiques et juridiques dont elle dispose, a le plus grand mal à s’affirmer face à des acteurs politiques qui sont élus par une majorité de citoyens dans leurs pays. Mais cela ne veut pas dire que les acteurs en question ne soient pas un danger pour la démocratie ! C’est le cas par exemple concernant la liberté des médias. Il faut être extrêmement vigilants sur ces sujets.
La position de la CDU est clef dans le Parlement actuel ; elle le sera tout autant dans le nouveau, en quelque sorte à l’aile gauche du PPE. Sa culture politique intègre une démarcation très claire avec toutes les forces de droite nationaliste. On connaît le mot de Franz Josef Strauß : « il ne doit pas y avoir de parti démocratiquement légitime à droite de la CDU/CSU ». Or on a entendu dernièrement des signaux peu clairs à l’intérieur de l’Union CDU/CSU ces derniers mois, entre un Manfred Weber très intéressé par une coopération possible avec Giorgia Meloni et une direction fédérale qui, depuis Berlin, a envoyé des signaux contradictoires. Y a-t-il un consensus sur l’attitude à adopter au sein de la CDU/CSU ? En l’absence d’un tel consensus, quelles dynamiques pourraient faire pencher le parti d’un côté ou de l’autre sur cette possibilité d’une coopération plus structurée avec, par exemple, Fratelli d’Italia ?
Klaus Welle
Pendant les cinq années qui viennent de s’écouler, tant les sociaux-démocrates que le PPE ont pris des décisions claires. Quand ils ont été confrontés en interne avec des partis politiques qui évoluaient vers une forme de social-nationalisme et d’ambiguïté vis-à-vis de Vladimir Poutine ― le Smer (ex-S&D) en Slovaquie, le Fidesz (ex-PPE) en Hongrie ―, ils les ont mis de côté. Je crois qu’il est absolument clair que cette distinction est respectée et que les mesures nécessaires sont prises.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Personnellement, il me semble que le cas de Giorgia Meloni se présente un peu différemment. Elle est bien acceptée au Conseil européen et le rôle de l’Italie est très fort actuellement. C’est quand même à deux Italiens qu’il a été demandé d’élaborer une stratégie pour l’avenir de la compétitivité. Giorgia Meloni est bien reçue chez le chancelier Scholz, elle est très bien reçue chez le président Macron en France. Pourquoi ? Parce qu’elle est constructive sur l’Europe et très claire dans la défense de l’Ukraine contre la Russie — et parce que la démocratie en Italie n’est pas mise en danger. Il faut faire la différence entre une droite qui respecte les règles et une droite qui veut bouleverser le système.
Même chose à gauche. Les positions de gauche sont complètement légitimes. Mais quand on voit Sahra Wagenknecht essayant d’établir un nouveau parti qu’on pourrait aussi décrire comme social-nationaliste, il faut prendre ses distances.
Amandine Crespy
Ce qui m’inquiète un petit peu, c’est de voir des personnages comme Viktor Orbán, comme Giorgia Meloni, être bien acceptées au sein du Conseil européen. Ces figures représentent des menaces pour la démocratie. En Italie, il y a des droits individuels fondamentaux, notamment les droits des personnes LGBTQ, qui ont été remis en cause par l’actuel gouvernement. C’est sans doute la logique de la légitimité électorale que ces leaders ont acquis dans leur propre pays, mais malgré tout, il faut rester vigilant vis-à-vis de la banalisation d’acteurs qui ont des idées régressives et dangereuses et qui deviennent peu à peu acceptables parce qu’ils ont une place à la table du Conseil européen et qu’il faut bien composer avec eux.
Si Giorgia Meloni est si constructive dans le cadre européen, c’est sans doute aussi parce que son pays bénéficie assez largement des fonds d’investissement et de relance. Cet aspect financier est également assez présent dans le cas de la Hongrie. Il ne faut pas se faire d’illusions : ce n’est pas par amour du club européen que ces dirigeants agissent. Les considérations matérielles jouent également un rôle clef.
Malgré les évolutions des équilibres au Parlement, le Conseil européen restera dominé, au lendemain de l’élection, par le PPE, Renew et les S&D. Le groupe CRE ne compte que deux chefs d’États ou de gouvernement, dont Petr Fiala, qui a une position assez modérée au sein de son groupe. Le groupe ID en comptera un tout au plus selon l’issue de la formation gouvernementale néerlandaise. Comme les futurs commissaires seront le plus souvent issus des majorités nationales, le processus qui suivra l’élection de juin ne pourrait-il pas, paradoxalement, confirmer la domination de la « grande coalition » centriste sur le système politique européen ?
Klaus Welle
Je pense en effet que lors de la prochaine législature, la coopération entre PPE, socialistes et libéraux restera au cœur du système politique. Cependant, ces trois groupes auront sans doute 30 députés de moins qu’actuellement, dans un parlement qui passera de 705 à 720 membres. Si on part de la majorité d’Ursula von der Leyen la dernière fois, elle commencera donc avec 30 voix de retard. Par conséquent, soit les Verts prennent, pour la première fois, la responsabilité de soutenir le nouvel exécutif, soit elle aura besoin d’autres majorités, en excluant bien sûr l’extrême droite.
Mais le système européen, par nécessité, restera organisé autour du centre-droit, du centre et du centre-gauche — auxquels s’associeront toutes les forces constructives.
Amandine Crespy
Il est sans doute un peu trop tôt pour spéculer, car les équilibres à venir dépendent bien sûr du résultat effectif des élections. Verra-t-on simplement une avancée des forces de droite et d’extrême-droite ou un tsunami ? On n’en sait encore rien. Je suis d’accord avec Klaus Welle, parce qu’en toute vraisemblance, il faut s’attendre plutôt à un glissement — même s’il sera assez tangible — vers la droite, qu’à un bouleversement total du système politique et de la gouvernance européenne. Cela entraînera nécessairement des compromis sur le programme de travail qui sera la feuille de route de la Commission pour les années à venir.
En ce qui concerne la Commission, dans la mesure où les commissaires seront nommés par leur gouvernement, il ne risque pas d’y avoir de bouleversement majeur des équilibres politiques au sein de la Commission européenne.
Les grandes phases de l’évolution de l’Union européenne ont généralement été scandées par des traités ou par des élargissements. En 2024, l’Union entamera sa troisième législature consécutive sans nouvelle adhésion ni nouveau traité. La législature qui vient peut-elle être celle de grands projets qui lanceront un tel changement de cycle ?
Klaus Welle
L’Union est aujourd’hui parvenue à un stade de maturité s’agissant de sa base juridique. Les traités de Maastricht et Lisbonne l’ont établie sur des bases fortes.
Par ailleurs, l’histoire a montré que les États-membres ne sont prêts à donner des compétences additionnelles à l’Union que lorsqu’ils sont le dos au mur. C’était l’expérience de 2009 : confrontés à la question de savoir si les banques rouvriront ou non le lendemain, les États étaient prêts à prendre les décisions nécessaires pour l’Union. Ce faisant, ils ont quelquefois établi des structures ad hoc, intergouvernementales, ce qui bien sûr n’est pas optimal. D’où cette question : quelle est aujourd’hui la grande problématique qui pourrait amener les chefs de gouvernement à accorder plus de compétences au niveau européen ?
Pour moi, c’est la politique de la défense européenne, la politique extérieure et de sécurité. Nous sommes confrontés à la tentative de la Russie de rétablir les règles de l’Empire sur notre continent. La possible réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis ― à ce stade, la probabilité d’un tel événement est de 50 % ― déterminera si cette relation demeure stable ou s’il elle entrera dans une période d’instabilité.
Il faut donc dès à présent investir dans une défense européenne, dans la sécurité et la politique étrangère commune. Pour y parvenir, il se peut qu’il soit nécessaire de changer les traités. Mais je ne suis pas tellement pour revisiter simplement les débats passés sur la réforme des traités ― car il y a des raisons pour lesquelles les États-membres n’étaient pas prêts à franchir le pas ces dernières années.
Amandine Crespy
Ce ne sont jamais les réformes institutionnelles à elles seules qui peuvent lancer des grands projets européens ou ouvrir de nouvelles séquences politiques. C’est plutôt l’inverse qui se produit : c’est parce qu’il y a un projet qu’on en fait un nouveau traité. C’était la logique derrière le traité de Rome, derrière l’Acte unique européen avec le marché unique, derrière le traité de Maastricht avec la monnaie unique. A contrario, on a vu qu’en 2000-2004, lorsqu’on a voulu faire un traité constitutionnel principalement fondé sur les questions institutionnelles et la constitutionnalisation, cela a été un échec total. Il me semble donc important de se focaliser sur les projets.
Quels sont-ils ? Vous avez mentionné les élargissements. L’élargissement aux Balkans est à l’agenda. La question de l’Ukraine, mais aussi de la Moldavie, du monde post-soviétique proche qui veut appartenir à l’Union européenne, sont également sur la table. Je rejoins Klaus Welle sur l’idée que la question de la sécurité collective des Européens est la candidate la plus plausible pour être à l’origine d’un nouveau projet qui pourrait nécessiter un nouveau traité, avec peut-être l’idée d’une défense plus intégrée d’un certain nombre de pays ― mais aussi éventuellement d’une seconde structure, avec d’autres pays inclus dans une alliance militaire qui ne seraient pas membres à part entière de l’Union. Si un élargissement pur et simple ne pouvait pas rallier une majorité, on voit qu’il y a des réticences ou en tout cas des tensions sur cette question-là qui entraîneront très probablement des débats assez intenses — en particulier si, comme cela a été évoqué, Donald Trump est élu aux États-Unis et décide de provoquer un effondrement du leadership américain au sein de l’OTAN.