Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections est dirigé par Giuliano da Empoli et Timothy Garton Ash y signe un texte majeur sur l’Ukraine. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent
Contrairement aux humains, les pays peuvent être en même temps jeunes et vieux. Il y a plus de 1900 ans, Tacite parlait d’un pays qu’il appelait Germania. Dans sa Germania du XVe siècle, Aeneas Silvius Piccolomini, plus connu sous le nom de pape Pie II, faisait l’éloge des villes allemandes comme étant « les plus propres et les plus agréables à regarder » de toute l’Europe. Mais l’État que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’Allemagne, la République fédérale d’Allemagne, n’a eu que 75 ans ce 23 mai. Sa forme territoriale actuelle remonte à moins de 34 ans — à l’unification de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Allemagne de l’Est le 3 octobre 1990, qui a suivi la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.
Pourtant, l’ère post-chute du mur est déjà terminée. Et tout le monde, y compris les Allemands, se demande ce que l’Allemagne va devenir. Non pas seulement ce qu’elle fera — mais ce qu’elle sera. Dans son excellent nouveau livre intitulé Germany : A Nation in Its Time, l’historien germano-américain Helmut Walser Smith nous rappelle combien de « Germanies » différentes il y a eu au cours des cinq siècles qui se sont écoulés depuis la première impression de la Germania de Piccolomini en 1496. Non seulement les frontières des États et les régimes politiques ont changé à plusieurs reprises, mais les caractéristiques principales de la nation allemande ont muté.
Parfois, l’accord dominant était culturel : le pays des Dichter et des Denker (poètes et penseurs) ; la « patrie de la pensée » décrite par Madame de Stäel dans son De l’Allemagne, publié en 1813 ; l’Allemagne qui, selon la grande romancière anglaise du XIXe siècle George Eliot,
a mené le plus dur combat pour la liberté de pensée, a produit les plus grandes inventions, a apporté de magnifiques contributions à la science, nous a donné quelques-uns des poèmes les plus divins — et la musique la plus divine — du monde.
Au lendemain des deux guerres mondiales, nombreux sont ceux qui ont naturellement identifié l’Allemagne au militarisme. Smith montre cependant que les dépenses militaires de la Prusse, puis de l’Allemagne, sont en réalité en dents de scie depuis trois siècles, leurs hauts et leurs bas précipités résultant de causes tant internes qu’externes.
Très souvent, cependant, la nation allemande a été identifiée au développement et aux prouesses économiques. Ce point a été souligné avec force dans un livre intitulé A German Identity, publié en 1989 par l’historien de Princeton Harold James. Selon James, on peut considérer que l’Allemagne, depuis 1770, a traversé des cycles d’identité culturelle, économique et politico-militaire. De manière prémonitoire, il écrivait que Clio, la déesse de l’histoire, « devrait nous mettre en garde contre une trop grande confiance en Mercure — le dieu de l’économie ».
Gagner la fin de l’histoire
L’Allemagne post-1989 fait confiance à Mercure.
Après que l’Allemagne de l’Ouest, dirigée par le chancelier Helmut Kohl, a atteint de manière inattendue son objectif d’unification aux conditions occidentales, l’ancienne — et nouvelle — République fédérale a déplacé sa capitale de Bonn à Berlin et s’est contentée d’être une puissance satisfaite du statu quo. Dans l’esprit de l’époque, c’est la dimension économique de la puissance qui a prévalu.
L’historien James Sheehan a qualifié cette situation particulière de Primat der Wirtschaftspolitik — primauté de la politique économique — mais il s’agissait aussi, plus spécifiquement, d’un Primat der Wirtschaft — primauté des affaires. Une fameuse formule, attribuée à tort à l’ancien président américain Calvin Coolidge, dit que : « L’Amérique, ce sont les affaires ». Si l’on disait de la république de Berlin de l’après-1989 que « les affaires de l’Allemagne, ce sont les affaires », on ne se tromperait pas de beaucoup. Cet état de fait impliquait l’influence très directe des entreprises allemandes existantes sur les gouvernements allemands, renforcée par le système ouest-allemand distinctif de relations industrielles coopératives connu sous le nom de Mitbestimmung. Si ce n’étaient pas les patrons des grandes entreprises automobiles ou chimiques qui téléphonaient directement à la Chancellerie, c’étaient les dirigeants des syndicats, qui insistaient tous pour conclure un accord commercial lucratif. Les patrons et les dirigeants syndicaux pouvaient ensuite se disputer pour savoir comment partager le gâteau qui en résultait.
Les Allemands tirent une grande fierté nationale de leurs succès dans deux domaines : le football et les exportations. Dans les deux cas, ils pouvaient se féliciter d’être des Weltmeister. En 2021, 47,5 % du PIB du pays provenaient des exportations de biens et de services. La croissance la plus importante est venue du commerce avec la Chine, dont l’Allemagne est devenue beaucoup plus dépendante que n’importe quel autre pays européen. Alors que l’Allemagne s’identifie comme une puissance civile, elle exporte désormais beaucoup d’armes, dont quelque 400 missiles Taurus à destination de la Corée du Sud — qui fait face à un conflit non résolu avec un voisin imprévisible doté de l’arme nucléaire. Au cours des années 2019 à 2023, l’Allemagne a détenu une part de 5,6 % des exportations mondiales d’armes, devant la Grande-Bretagne, mais toujours derrière la France. Mars s’est mis au service de Mercure.
Pour de nombreux Allemands, dont les millions qui ont quitté une Allemagne de l’Est de plus en plus dépeuplée pour s’installer dans les régions occidentales du pays, ces années ont été très fastes.
Avec l’élargissement de l’Union et de l’OTAN vers l’Est, l’Allemagne ne connaissait plus l’insécurité d’un État de la ligne de front. Comme l’a dit l’ancien président de l’Allemagne de l’Ouest Richard von Weizsäcker, l’Allemagne s’est ainsi libérée de sa funeste position intermédiaire entre l’Est et l’Ouest, puisqu’elle est désormais entourée par les autres membres de l’Ouest géopolitique. En conséquence, les dépenses du pays pour sa propre défense n’atteindront que 1,1 % du PIB en 2005. Cette Allemagne, jeune et vieille à la fois, disposait également d’un grand pouvoir d’attraction. Selon un sondage international réalisé par la BBC en 2013, l’Allemagne était le pays le mieux perçu au monde. Des étrangers bienveillants ont d’ailleurs écrit des livres à ce sujet, comme Why the Germans Do It Better du journaliste britannique John Kampfner — même s’il est vrai que faire mieux que la Grande-Bretagne après le Brexit n’était pas placer la barre très haut. Cet attrait contribue à expliquer pourquoi tant de réfugiés et de migrants voulaient — et veulent toujours — venir en Allemagne.
Lors des tensions entre le nord et le sud de l’Europe pendant la crise de la zone euro, les Allemands ont eu tendance à attribuer leur réussite économique à leurs propres compétences, à leur travail acharné et à leur vertu. Après tout, ils n’avaient pas accumulé de dettes comme les Européens du Sud. L’industrie allemande possède en effet des atouts extraordinaires, comme le savent tous ceux qui conduisent une voiture BMW, font leur lessive dans un lave-linge Miele, cuisinent leur repas dans un four Bosch ou portent des chaussettes Falke. Au début des années 2000, face aux coûts énormes de l’unification allemande, le gouvernement de Gerhard Schröder a collaboré avec les chefs d’entreprise et les dirigeants syndicaux pour faire adopter une série de réformes douloureuses qui ont permis de maintenir les coûts unitaires de main-d’œuvre allemands à un niveau bas, alors qu’ils grimpaient en flèche dans le sud de l’Europe.
Mais ce succès économique a également été le résultat d’un ensemble de circonstances extérieures exceptionnellement favorables. La monnaie unique européenne — que de nombreux Allemands considéraient d’abord comme un douloureux sacrifice de leur précieux Deutsche Mark — a apporté un avantage économique considérable aux entreprises allemandes qui pouvaient exporter vers le reste de la zone euro sans risque de fluctuation monétaire et vers le reste du monde à un taux de change plus compétitif que celui dont aurait bénéficié le puissant Mark. Parallèlement, l’élargissement de l’Union vers l’Est a permis aux fabricants allemands de délocaliser leurs installations de production afin d’utiliser une main-d’œuvre qualifiée et bon marché dans des pays comme la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie, tout en exportant librement dans l’ensemble du marché unique de l’Union. D’une certaine manière, il s’agit là de la concrétisation de la vision de Friedrich Naumann formulée en 1915, qui voyait dans la Mitteleuropa une zone économique commune dirigée par l’Allemagne. À la différence près que cela s’est fait de manière tout à fait pacifique, pour l’essentiel à l’avantage des deux parties, et dans le cadre juridique et politique plus large de l’Union.
Les conditions extérieures à l’Europe sont encore plus importantes. Constanze Stelzenmüller, commentatrice allemande basée à Washington, a résumé cela dans une formule efficace : « L’Allemagne d’après 1989, écrit-elle, a externalisé ses besoins de sécurité vers les États-Unis, ses besoins énergétiques vers la Russie et ses besoins de croissance économique vers la Chine. »
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Les pays changent, mais manifestent aussi de profondes continuités. Les Français aspirent à l’universalisme, les Britanniques s’accrochent à l’empirisme. Les Allemands excellent déjà dans la production au XVe siècle — la presse à imprimer à caractères mobiles de l’entrepreneur de Mayence Johannes Gutenberg, par exemple — et c’est toujours le cas. Une autre de ces continuités allemandes profondes est ce que le penseur germano-britannique Ralf Dahrendorf a identifié comme une aspiration allemande à la synthèse. — « Le vrai est le tout », écrivait Hegel. Dans les premières années qui ont suivi la chute du Mur, le politologue Hans-Peter Schwarz parlait du « besoin d’harmonisation » de ses compatriotes.
Avec ces dépendances externes croissantes, la synthèse est devenue non seulement une préférence idéologique, mais aussi un impératif politique. Tout doit être non seulement lié mais aussi compatible avec tout le reste. Les intérêts allemands doivent également être ceux de l’Europe. Au-delà de l’Europe, l’Allemagne peut être l’amie des États-Unis, mais aussi de la Russie et de la Chine — tout à la fois. Et il est important que le modèle commercial du pays, basé sur les exportations, soit également en harmonie avec son modèle politique basé sur les valeurs. Selon cette logique, les Allemands pourraient tout réussir en étant bons.
Dans le cas de la République fédérale, être bon a une signification particulière.
Cela signifie avoir tiré les leçons du passé nazi et donc toujours défendre la paix, les droits de l’homme, le dialogue, la démocratie, le droit international et toutes les autres bonnes choses que nous associons à l’idéal de l’ordre international libéral. La manière dont l’Allemagne s’est comportée à cet égard fait l’objet d’un autre long livre remarquable, Out Of the Darkness : The Germans 1942-2022 de Frank Trentmann, une histoire morale approfondie dont le verdict est nettement mitigé.
Ces revendications de synthèse et d’harmonie s’inscrivaient dans le cadre d’une vision plus large — répandue dans la plupart des pays occidentaux dans les années qui ont suivi la chute du Mur, mais nulle part ailleurs autant qu’en Allemagne — de la façon dont l’histoire se déroulait. En d’autres termes, il s’agissait d’une erreur d’extrapolation. Thomas Bagger, le plus intellectuel des diplomates allemands, observe que ses compatriotes ont pris l’événement le plus non linéaire de l’histoire européenne moderne — la chute du mur de Berlin — pour le transformer en une projection parfaitement linéaire. En d’autres termes, ils ont pris l’histoire avec un petit h, l’histoire telle qu’elle se passe réellement — l’interaction entre la structure profonde et le processus d’une part et la contingence, la conjoncture, la volonté collective et le leadership individuel d’autre part — et l’ont transformée en histoire avec un grand H, un processus hégélien de l’expansion inévitable de la liberté. Bien sûr, en allemand, la distinction petit H/grand H ne s’applique pas, puisque tous les noms ont une lettre majuscule. La « fin de l’histoire » était peut-être une idée américaine, mais ce sont les Allemands qui ont vécu les yeux ouverts le rêve néo-hégélien.
L’histoire allait donc dans notre sens. L’Allemagne, l’Europe et l’Occident dans leur ensemble disposaient d’un modèle sur lequel d’autres allaient finir par converger. La mondialisation devait faciliter la démocratisation. Certes, la Russie et la Chine ne ressemblaient pas vraiment à des démocraties libérales. Mais à mesure qu’elles se moderniseraient, elles s’amélioreraient. Les investissements et le commerce occidentaux les aideraient à suivre la voie tracée par l’Histoire, tandis que l’interdépendance économique sous-tendrait une paix perpétuelle à la Kant.
Le pays dans lequel le mur de Berlin est tombé a connu les plus grands succès tout en nourrissant les plus grandes illusions de l’Europe de l’ère post-1989.
Les failles du modèle Merkel
Au cours des seize dernières années, le modèle allemand post-mur de Berlin s’est effondré de deux manières : « graduellement, puis soudainement » — en écho à la célèbre description d’Ernest Hemingway sur la manière dont on fait faillite. La phase progressive a coïncidé avec une crise générale de l’ordre européen post-1989 qui a débuté en 2008 avec deux événements quasi simultanés : l’éclatement de la crise financière mondiale et la prise de contrôle militaire par Vladimir Poutine de deux grandes régions de Géorgie. Mais le véritable coup de théâtre est survenu le 24 février 2022, avec l’invasion massive de l’Ukraine par Poutine.
Pendant la quasi-totalité de la première période — en fait de novembre 2005 à décembre 2021 — l’Allemagne a été dirigée par l’une des figures les plus remarquables de l’histoire allemande moderne : une ancienne scientifique est-allemande du nom d’Angela Merkel. Il faudra attendre la publication de ses Mémoires — prévue pour cet automne — pour évaluer pleinement son rôle personnel. Si de nombreux Allemands ont vécu ces années comme une période faste, la plupart des problèmes auxquels l’Allemagne est confrontée aujourd’hui se sont accumulés au cours de ces années.
La prépondérance directe des entreprises empêchait l’émergence d’une véritable primauté de la politique économique : l’effet était de privilégier les intérêts immédiats des entreprises allemandes existantes — telles que les industries automobile et chimique — par rapport aux industries de demain. En conséquence, l’Allemagne — comme le reste de l’Europe — se trouve loin derrière les États-Unis et la Chine en matière d’intelligence artificielle et d’autres technologies innovantes. Elle risque elle aussi d’être confrontée à la vague de voitures électriques en provenance de Chine — qui pourraient être à la fois moins chères et meilleures que les voitures allemandes.
Deux manifestations extrêmes de conservatisme budgétaire — le « frein à l’endettement » inscrit dans la loi fondamentale en 2009 et le « schwarze Null » (« zéro noir »), l’insistance pluriannuelle du ministère des finances à ne pas enregistrer de déficit budgétaire — ont laissé le pays avec des finances publiques exceptionnellement saines mais aussi un sous-investissement chronique dans les infrastructures. L’exemple le plus visible est celui des chemins de fer allemands — la Deutsche Bahn — à laquelle des coupes drastiques ont été infligées en prévision d’une privatisation qui n’a jamais eu lieu. D’après ma propre expérience, il n’est pas rare que les trains interurbains de la Deutsche Bahn soient en retard ou annulés.
Le choix panique d’abandonner toute énergie nucléaire civile après la catastrophe de Fukushima en 2011 a rendu encore plus difficile la transition vers l’énergie verte, requise d’urgence par la crise climatique, alors que le pays doit se sevrer des combustibles fossiles russes. La décision d’Angela Merkel d’accueillir un million de réfugiés en 2015 était admirablement humaine, et la plupart des nouveaux arrivants ont de fait été intégrés avec succès dans l’économie allemande en contribuant à améliorer sa pénurie aiguë de main-d’œuvre qualifiée. Mais la crainte que cette immigration illégale en provenance de pays lointains et souvent majoritairement musulmans soit « hors de contrôle » et transforme trop rapidement le pays sur le plan culturel a sérieusement accéléré la poussée de l’Alternative für Deutschland (AfD), un parti nationaliste de droite dure.
Il est frappant de constater que l’AfD devance actuellement les sociaux-démocrates dans les sondages d’opinion à l’échelle nationale. Elle fait encore mieux dans les États fédéraux d’Allemagne de l’Est tels que la Saxe et la Thuringe, où elle semble en passe de remporter les élections régionales de cet automne aux côtés d’un nouveau groupe « conservateur de gauche » dirigé par la femme politique est-allemande Sahra Wagenknecht. Bien que l’Allemagne de l’Est ait bénéficié d’investissements massifs et d’une croissance économique significative, le fossé psychologique entre l’Est et l’Ouest s’est creusé au lieu de se réduire — alors même que la chancelière était elle-même originaire de l’Est. Et de nombreux Allemands de l’Est ont aujourd’hui la fâcheuse impression d’être traités comme des citoyens de seconde zone.
Le changement par le consensus a été l’une des clefs historiques du succès de la République fédérale — en politique comme dans les relations industrielles. Mais avec la fragmentation du paysage des partis, ressentie au niveau fédéral également au Bundesrat — la chambre haute qui représente les États fédéraux —, et les interventions significatives du puissant Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, il est devenu plus difficile de parvenir à un consensus ou à un changement.
Pendant ce temps, les autres pays qui étaient censés converger avec grâce vers l’idéal démocratique libéral ont pris la direction opposée, y compris dans le voisinage immédiat de l’Allemagne. Dès 2010, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a lancé une entreprise de démolition systématique de la démocratie dans un pays où l’industrie automobile allemande avait fortement investi. En Chine, le virage a été encore plus marqué, passant des grands espoirs de libéralisation progressive qui avaient accompagné les Jeux olympiques de Pékin en 2008 à l’autoritarisme dur du régime de Xi Jinping aujourd’hui.
Pourtant, les entreprises allemandes ont continué à faire d’importants investissements dans ces États, fermant souvent les yeux sur tout conflit ou contradiction avec les valeurs proclamées de leur propre pays. Encouragé par le régime chinois, Volkswagen, qui réalise aujourd’hui environ 40 % de ses ventes en Chine, a ouvert une usine au Xinjiang en 2013 — précisément là où la Chine a plus tard mis en œuvre des politiques qui ont été qualifiées de manière crédible de génocide et où un grand nombre de Ouïghours sont internés dans des camps de « rééducation ». En 2019, Herbert Diess, alors patron de Volkswagen, déclarait à la BBC qu’il n’était pas au courant de l’existence de ces camps. Plus récemment, lorsque j’ai fait remarquer au patron d’une autre grande entreprise automobile allemande que la Hongrie dans laquelle il venait d’annoncer un nouvel investissement colossal n’était plus une démocratie, il a balayé l’objection d’un revers de main. « Nos termes peuvent être différents », a-t-il déclaré selon mes notes. « Ce n’est pas grave. »
Mais l’erreur d’appréciation la plus spectaculaire concerne bien sûr la Russie.
En 2008, l’administration de George W. Bush propose de lancer un plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Son opposante principale, Angela Merkel, a un portrait de Catherine II — la souveraine russe d’extraction germanique — accroché dans son bureau de chancelière. Le compromis qui résulte de la mitigation des positions allemande et américaine produira le pire des deux mondes : il renforcera le sentiment de menace pour Poutine sans améliorer la sécurité de l’Ukraine.
On pourrait éventuellement soutenir que l’accord de Minsk II — que l’Allemagne a contribué à négocier en février 2015 — après l’annexion de la Crimée par Poutine et le début de la guerre dans l’est de l’Ukraine en 2014, était ce qu’il y avait de mieux à faire pour stabiliser la situation à un moment où les défenses ukrainiennes étaient en train de s’effondrer. Mais il est tout à fait indéfendable que la politique allemande n’ait pas changé après ce moment en réévaluant de manière réaliste la menace russe. La preuve la plus éloquente est que, loin de réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, l’Allemagne l’a de fait accrue. En 2020, 55 % de son gaz, 34 % de son pétrole et 57 % de son charbon provenaient de la Russie.
Pour compléter le trio des grandes dépendances extra-européennes, l’Allemagne dépendait plus que jamais des États-Unis pour sa sécurité.
Même le défi frontal lancé par Donald Trump aux partenaires européens de l’OTAN au cours de sa première présidence n’a produit qu’un ajustement lent et réticent à la hausse des dépenses de défense allemandes. Certes, Angela Merkel a prononcé un fameux discours sous le barnum d’une tente à bière de la banlieue de Munich, dans lequel elle déclarait que « l’époque où nous pouvions nous reposer entièrement sur les autres est dans une certaine mesure révolue ». Mais sans entraîner de changement fondamental de politique.
Si tout cela s’est passé sous Merkel, pendant douze de ces dix-huit années, les chrétiens-démocrates étaient en « grande coalition » avec les sociaux-démocrates. Les pires erreurs dans les relations avec la Russie sont largement imputables aux sociaux-démocrates, en particulier le gazoduc Nord Stream 2, négocié, approuvé et construit après le début de la guerre russo-ukrainienne en 2014. Tout au long du dernier mandat d’Angela Merkel, son ministre des finances et vice-chancelier était un ancien maire de Hambourg, Olaf Scholz, qui lui a succédé comme chancelier en décembre 2021, après une victoire électorale surprenante.
Scholz : le chancelier de l’interrègne
Puis, soudainement, le 24 février 2022, Poutine a lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine.
Le début de la plus grande guerre qu’ait connue l’Europe depuis 1945 a réduit les hypothèses fondamentales de l’Allemagne de l’après-1989 — politiques, économiques et militaires, mais aussi morales — à des décombres certes moins immédiatement visibles que ceux de la ville ukrainienne de Marioupol mais non moins réels. Dans les campagnes où, huit décennies plus tôt, les forces allemandes nazies avaient pulvérisé les villes et terrorisé les civils, la Russie de Poutine s’en prenait maintenant aux mêmes villes et villages, parfois même aux mêmes êtres humains — comme par exemple Boris Romanchenko qui, adolescent, avait survécu à quatre camps de concentration nazis, dont Buchenwald et Bergen-Belsen, et qui a été tué par un missile russe à Kharkiv.
Profondément ému par cette horreur, un groupe d’universitaires, d’hommes d’affaires, de politiciens et d’activistes de la société civile a signé en mars 2022 un appel demandant au gouvernement allemand de faire pression sur l’Union pour un boycott immédiat des combustibles fossiles en provenance de Russie. Le texte, rédigé par nos collègues allemands, reconnaît qu’il s’agirait d’un « énorme exploit » sur le plan économique. Mais il s’appuie sur des arguments historiques :
En se penchant sur son histoire, l’Allemagne a juré à plusieurs reprises qu’il ne devait PLUS JAMAIS y avoir de guerres de conquête et de crimes contre l’humanité. Aujourd’hui, l’heure est venue d’honorer ce vœu. Nous devons tout mettre en œuvre pour arrêter la machine de guerre de Poutine par nos moyens politiques et économiques.
Le gouvernement de coalition dirigé par Olaf Scholz a décidé de ne pas prendre cette mesure radicale.
La façon dont Scholz a présenté l’argument pour ne rien faire est révélatrice. L’Allemagne et l’Europe seraient plongées dans la récession : « Des centaines de milliers d’emplois seraient en danger, des secteurs industriels entiers au bord du gouffre. » Il pensait notamment aux grandes entreprises chimiques allemandes comme BASF, qui consomme à elle seule quelque 4 % de la consommation annuelle totale de gaz du pays par l’intermédiaire de son propre gazoduc. Puis Scholz a déclaré — car il ne faut pas oublier qu’en Allemage tout doit être en harmonie avec tout le reste — « cela ne sert personne si, les yeux grands ouverts, nous mettons notre modèle économique en danger » (c’est nous qui soulignons). Or si Poutine avait été soudainement privé d’une source principale de financement de sa machine de guerre, cela aurait bien servi quelqu’un : le peuple ukrainien.
Les hauts responsables gouvernementaux avec lesquels je me suis entretenu à l’époque ont fait valoir que les dommages économiques qui en auraient résulté auraient menacé le consensus social en Allemagne — y compris celui qui sous-tend le soutien à l’Ukraine.
Il valait mieux, disait-il, rallier lentement l’opinion publique allemande hésitante, car il s’agirait d’une guerre de longue haleine.
Certains experts ont rétorqué qu’en réalité, la baisse globale du PIB allemand due à l’arrêt des importations d’énergie aurait probablement été inférieure à 3 % — même si, bien sûr, BASF aurait été beaucoup plus durement touchée. Soit. Acceptons l’argument, avancé également par le ministre en charge de cette question — le Vert Robert Habeck — selon lequel le moindre mal était de sevrer l’Allemagne des combustibles fossiles russes aussi vite que possible sans subir ce grand choc économique. Il s’agit là, selon la célèbre distinction de Max Weber, d’une « éthique de la responsabilité » plutôt que d’une « éthique de la conviction ». Encore faut-il savoir quel a été le coût qui en a résulté et par qui il a été payé.
Selon l’évaluation indépendante la plus minutieuse, au cours de la première année de la guerre, l’Allemagne a payé à la Russie quelques 28,5 milliards d’euros pour du gaz, du pétrole et du charbon. Une partie de cette somme a été consacrée à la production et au transport de ces combustibles. Mais les prix du gaz et du pétrole ont grimpé en flèche à la suite de la guerre de Poutine, de sorte que l’Allemagne a payé plus qu’elle ne l’avait fait au cours des douze mois précédents pour moins de gaz, de pétrole et de charbon — à mesure que le sevrage se poursuivait à un rythme soutenu. Le secteur énergétique russe faisant partie intégrante de la machine poutinienne, il est raisonnable de conclure que ces paiements ont contribué de manière significative au financement de la guerre de terreur menée par la Russie en Ukraine. Pour donner un ordre de grandeur, le budget de la défense russe pour 2022 est estimé à environ 86 milliards d’euros.
Dans le même temps, et c’est tout à son honneur, l’Allemagne est devenue l’un des principaux soutiens de l’Ukraine.
Selon l’organisme de suivi de l’aide le plus fiable, l’Allemagne s’est engagée à verser quelque 22,1 milliards d’euros d’aide militaire, économique et humanitaire à Kiev entre la fin janvier 2022 et la fin octobre 2023, soit le deuxième montant après les États-Unis. 10,5 milliards d’euros supplémentaires ont été promis, principalement sous la forme d’achats pour l’industrie de la défense au cours des quatre années suivantes. En 2024, la chancelier allemand se permettait même de faire la leçon aux autres pays européens sur la nécessité d’en faire plus pour l’Ukraine.
Pourtant, à chaque étape, Scholz a traîné les pieds pour envoyer des systèmes d’armes plus puissants — qu’il s’agisse des véhicules de combat d’infanterie Marder, des chars Leopard ou plus récemment des missiles Taurus avec lesquels l’Ukraine pourrait pourtant sérieusement menacer les lignes de ravitaillement russes vers la Crimée. De multiples arguments, souvent fluctuants, ont été avancés. Le fil conducteur demeure la crainte d’une escalade de la part d’une Russie dotée de l’arme nucléaire. Alors que Scholz a rejoint le président français Emmanuel Macron en parlant de « souveraineté européenne », son gouvernement, contrairement à ceux de la France et de la Grande-Bretagne, s’est agrippé à Washington, ne faisant rien en matière de soutien militaire à Kiev que l’administration américaine actuelle ne fasse aussi.
Pour expliquer la position de Scholz, il faut comprendre sa propre biographie et sa personnalité mais aussi la présence d’une tendance à l’apaisement avec la Russie au sein de son parti, représentée de la manière la plus visible par son chef parlementaire, Rolf Mützenich, qui a récemment appelé au « gel » de la guerre en Ukraine. Scholz peut aussi être considéré d’une certaine manière comme une figure représentative de l’Allemagne en cette période de transition — un Otto Normalscholz, déchiré entre d’anciennes certitudes qui ne sont plus valables et de nouvelles orientations qui doivent encore être établies.
Une désorientation similaire peut être observée dans d’autres domaines, tels que l’approche allemande vis-à-vis d’Israël dans la guerre à Gaza et son débat naissant sur la manière de répondre à un deuxième mandat de Trump.
L’Allemagne a tiré deux impératifs de sa responsabilité historique dans l’Holocauste : un engagement particulier envers Israël, résumé dans l’affirmation de Merkel en 2008 selon laquelle la sécurité d’Israël faisait partie du Staatsräson — intérêt national existentiel — de la République fédérale, et un engagement universel à défendre partout les droits de l’Homme et le droit international humanitaire. Au cours des dix dernières années, l’Allemagne a été responsable de 30 % des importations d’armes d’Israël, juste derrière les États-Unis, et elle a rapidement augmenté ses livraisons d’armes après l’horrible attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023. Mais la façon brutalement imprudente dont Benjamin Netanyahou a mené la guerre défensive d’Israël contre le Hamas, entraînant clairement des violations majeures du droit humanitaire international, a placé ces deux impératifs — le particulier et l’universel — en conflit douloureux.
Par ailleurs, la perspective de la réélection de Donald Trump le 5 novembre prochain — quatre jours avant le trente-cinquième anniversaire de la chute du mur de Berlin — remet en question l’engagement des États-Unis à respecter l’article 5 de l’OTAN — qui garantit la défense des États membres européens selon le principe du « tous pour un, un pour tous ». En février dernier, lors d’un meeting de campagne en Caroline du Sud, Donald Trump s’est vanté d’avoir dit aux dirigeants de l’OTAN qu’il « encouragerait » la Russie à faire « tout ce qu’elle voulait » aux pays européens qui ne paieraient pas davantage pour leur propre défense. Réaction en Allemagne ? Pendant plusieurs jours, les médias se sont livrés à des spéculations sur la manière de créer une force de dissuasion nucléaire européenne à même de couvrir le pays. Soudainement, un État qui venait d’achever sa sortie du nucléaire civil parlait de se doter d’armes nucléaires…
Comme l’ont bien observé les politologues Ivan Krastev et Stephen Holmes, la crise de l’ordre international libéral est devenue une crise de l’identité allemande. Les anciennes hypothèses se sont effondrées ; de nouvelles orientations doivent encore être trouvées
La grande Allemagne — et ensuite ?
Le dernier chapitre de l’excellente histoire globale de l’Allemagne entre 1500 et 2000 de David Blackbourn s’intitule « La réponse à la question allemande ». Il se termine en anticipant l’avènement, au cours du nouveau millénaire, d’une question allemande « d’un genre nouveau ». Nous y sommes. Qu’est-ce qui viendra après la « grande Allemagne » ?
Puisque cet article a critiqué le bilan de l’Allemagne, il est important de souligner que d’autres grandes démocraties occidentales méritent des critiques encore plus acerbes. L’Allemagne n’a commis aucun acte de folie nationale comparable au Brexit, qui nuit au Royaume-Uni et à l’Europe dans son ensemble. Personne ne peut rivaliser avec les Français lorsqu’il s’agit de confondre les intérêts nationaux et européens. Les versions italiennes de l’AfD dirigent de fait le pays, et la première ministre post-néofasciste de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, est considérée comme modérée par rapport à son partenaire de coalition, Matteo Salvini de la Lega. Si Donald Trump devait retourner dans la patrie de son grand-père, Friedrich Trumpf, il n’aurait aucune chance de remporter une élection nationale — alors qu’il a des chances alarmantes d’être réélu aux États-Unis.
Mais notre sujet est l’Allemagne. Et l’Allemagne est la puissance centrale de l’Europe. Elle compte plus d’un sixième de la population de l’Union et produit plus d’un cinquième de son PIB. Son économie est deux fois plus importante que celle de la Russie. Cela en fait-il un hégémon ? Heinrich-August Winkler, le doyen des historiens allemands, a suggéré qu’à l’instar de l’Allemagne bismarckienne, la République fédérale occupe une « position semi-hégémonique » en Europe. Cette expression illustre le problème géopolitique classique de l’Allemagne moderne : sa taille intermédiaire — à la fois trop grande et trop petite.
Pourtant, la République fédérale est sans conteste le pays le plus puissant de l’Union européenne. Certes, Berlin n’obtient peut-être pas toujours ce qu’elle veut, mais il se passe très peu de choses sans qu’elle le veuille. Dans un ouvrage à paraître sur « la montée et les limites de l’hégémonie allemande dans l’intégration européenne », Herman van Rompuy, qui a été président du Conseil européen des dirigeants nationaux de l’Union entre 2010 et 2014, écrit sans détour : « Au cours des années de mon mandat, il n’y a eu qu’une seule fois où la position du Conseil européen n’a pas correspondu à la position de l’Allemagne ». Le choix de l’Allemagne importe donc plus à l’Europe que l’avenir de n’importe quel autre pays européen.
Au cours des 75 années d’existence de la République fédérale, l’Allemagne a connu trois grands moments de choix stratégique : la décision de son chancelier fondateur, Konrad Adenauer, de lier fermement la jeune République fédérale à l’Occident transatlantique dans les années 1950 — ce que l’on a appelé la « Westbindung » — ; « l’Ostpolitik » du chancelier Willy Brandt, la politique de détente de l’Allemagne de l’Ouest à l’égard du bloc soviétique mise en œuvre dans les années 1970 ; et l’engagement du chancelier Helmut Kohl d’intégrer l’unification allemande dans les étapes ultérieures de l’unification européenne, dans les années 1990.
À chacun de ces tournants, il y a eu des « chemins non empruntés », pour reprendre le titre d’une exposition éclairante au Musée historique allemand de Berlin. L’opinion publique allemande de l’époque n’était pas convaincue de la voie à suivre, et les décisions ont été vivement contestées.
Pour chacune d’entre elles, trois éléments ont été réunis : un dirigeant individuel, un débat national et un contexte international. Certes, « au commencement était Adenauer », pour citer la première phrase de l’ouvrage fondamental d’Arnulf Baring sur La démocratie-chancelière d’Adenauer — mais le choix du grand-père fondateur s’est fait dans le contexte international d’une division de l’Europe par la guerre froide qui s’aggravait rapidement. Certes, Brandt était un dirigeant inspirant — mais son Ostpolitik était aussi la version allemande des politiques de détente menées par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Certes, le rôle personnel de Kohl, tout comme sa stature physique, était immense — mais il a également agi à un moment où l’enthousiasme pour l’intégration européenne était à son comble et en réponse aux demandes pressantes des partenaires européens, en particulier de la France.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Le contexte international actuel exige un changement de cap stratégique. En ce qui concerne le leadership, Scholz semble être une figure de transition — mais quelqu’un d’autre pourrait émerger, au plus tard après les élections nationales prévues à l’automne 2025. Adenauer, Brandt et Kohl n’ont pas accédé à la fonction de chancelier comme grands hommes d’État européens : ils ont grandi au cours de leur mandat.
Reste le débat national, qui est déjà en cours. Presque tous les points que j’ai soulevés dans cet article ont été abordés — parfois même de manière plus tranchée — par des journalistes, des groupes de réflexion et des universitaires allemands, la controverse s’étendant aussi à un méta-débat nerveux sur ce que l’on peut ou ne peut pas dire à propos d’Israël et de Gaza. Les experts allemands de la Russie et de l’Europe de l’Est ont critiqué ouvertement l’échec de la politique russe de Berlin et son soutien timide à l’Ukraine. À bien des égards, cela rappelle l’effervescence intellectuelle des années 1960 qui a donné naissance à la nouvelle Ostpolitik.
Malheureusement, il y a moins de preuves que les hommes politiques et les chefs d’entreprise du pays sont à l’écoute. Pourtant, le corps politique allemand a aujourd’hui au moins autant besoin d’une pensée ouverte et critique qu’un homme d’âge moyen en surpoids a besoin d’exercice. Les questions individuelles qui constituent cette nouvelle question allemande sont très difficiles à résoudre.
Si l’ancien modèle économique et commercial basé sur les exportations est de plus en plus incompatible avec le modèle politique du pays basé sur les valeurs, où trouver un nouveau modèle ? Berlin va-t-elle, comme le prévoit l’acerbe commentateur économique Wolfgang Münchau, « revenir à sa vieille pratique consistant à conclure des accords avec les dictateurs eurasiens pour le bien de l’industrie allemande » ? De retour d’un récent voyage en Chine, le dirigeant bavarois Markus Söder a tweeté sa satisfaction d’avoir servi d’« escorte » politique aux entreprises allemandes en ajoutant : « Nous faisons de la Realpolitik plutôt que la Moralpolitik ». Comment le changement par le consensus peut-il être obtenu avec la fragmentation du paysage des partis et la multiplication des freins et contrepoids institutionnels ? Que faire face à des partis politiques extrêmes comme l’AfD qui bénéficient d’un très large soutien de l’opinion publique ?
Et puis, il y a la puissance militaire. Si l’Allemagne dépensait systématiquement 2 % de son PIB, elle disposerait du troisième budget de défense au monde. On peut penser que si un président Trump 2.0 réduisait drastiquement la présence américaine, l’Allemagne deviendrait rapidement la première puissance militaire d’Europe. À quoi serviraient alors tous ces soldats et ces fusils allemands ? Où, comment et avec quelle éthique seraient-ils déployés ? Comment Mars coexisterait avec Mercure ?
Lors de la conférence de Munich sur la Sécurité de cette année, le contraste était frappant entre la rhétorique héroïque du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui parlait des « guerriers ukrainiens se dressant contre l’agresseur », et le langage incolore de comptable du chancelier allemand. D’après mon carnet de notes, Scholz déclare à un moment donné : « Nous sommes vraiment impressionnés par la manière dont les soldats ukrainiens conduisent leurs activités » (c’est nous qui soulignons). Vous voulez dire combattent ? En allemand, le langage de la guerre a été empoisonné par son association avec le nazisme. En 2020, le chef de l’armée allemande a provoqué une onde de choc en déclarant que les forces armées du pays devaient être « siegesfähig », c’est-à-dire capables de gagner. Les Allemands n’ont pas cette difficulté lorsqu’ils parlent de leur équipe de football. Le ministre de la défense affirme désormais que les forces armées doivent être « kriegstüchtig », aptes à la guerre. Il faudra faire preuve d’imagination et de discernement pour trouver un nouveau vocabulaire allemand approprié à la dure tâche qui consiste à être prêt à se battre et à mourir pour ne pas avoir à se battre et à mourir.
On a pu qualifier la société allemande de « post-héroïque ». Dans un récent sondage, seuls 38 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles seraient prêtes à prendre les armes pour défendre leur pays s’il était attaqué, tandis que 59 % ont déclaré qu’elles ne le feraient pas. Mais contrairement aux Polonais ou aux Estoniens — sans parler des Ukrainiens — la plupart des Allemands ne croient toujours pas qu’ils pourraient en avoir besoin.
Parler de l’Angst, la peur allemande, est un vieux cliché. Mais le mot Angst peut signifier aussi bien la peur que l’anxiété. Il s’agit de deux choses très différentes. La peur peut mobiliser — « fuir ou combattre ». L’anxiété, elle, paralyse. C’est de ce dernier type d’Angst, l’anxiété plutôt que la peur, que l’Allemagne souffre actuellement. Le défi pour les dirigeants politiques et intellectuels sera de porter cette opinion publique vers un cadre plus réaliste, moralement cohérent, géopolitiquement, économiquement et écologiquement durable — sans passer brusquement d’un extrême à l’autre.
Qu’en est-il de l’Europe ? Même si les Allemands parlent de l’Europe avec beaucoup de chaleur et de conviction — commente l’ancien président du Conseil européen Herman van Rompuy — l’Europe ne doit pas leur coûter trop cher. Les Allemands sont-ils prêts, dans leur propre intérêt éclairé à long terme, à laisser l’avenir de l’Europe leur coûter un peu plus cher ? Compte tenu de ses propres hésitations et de celles des autres Européens, historiquement fondées — pour ne pas dire plus — face à la réémergence de la puissance militaire allemande, il serait logique que l’Allemagne montre la voie vers une industrie de défense, une structure de forces et un commandement militaire européens plus intégrés. Mais cela reviendrait à mettre en commun la souveraineté dans un domaine encore plus vital et sensible qu’une monnaie nationale se dissolvant dans la zone euro. Ce sont là des défis pour tous les pays européens, qui se heurtent toujours à une tension structurelle entre des politiques qui doivent être européennes et des politiques qui restent nationales.
En attendant de trouver un terme plus accrocheur, je décrirais la stratégie dont l’Europe a besoin de la part de l’Allemagne comme une Gesamteuropapolitik, une politique paneuropéenne réunissant ce qui a été dans le passé les boîtes séparées de l’Europapolitik et de l’Ostpolitik. L’Allemagne peut-elle faire pencher la balance de l’Union vers un véritable engagement stratégique en faveur de l’Ukraine, de la Moldavie, des Balkans occidentaux et de la Géorgie ? Peut-elle apporter la réflexion audacieuse et innovante nécessaire pour qu’une Union réformée soit prête à la fois pour l’élargissement et pour faire face à un monde dangereux ? Peut-elle contribuer à l’élaboration d’une nouvelle politique européenne réaliste à l’égard de la Russie — pas pour les vingt prochains mois, mais pour les vingt prochaines années ? Enfin, comment l’Europe dans son ensemble — y compris des pays comme la Grande-Bretagne, qui se marginalise elle-même — peut-elle défendre ses propres valeurs et son mode de vie dans un monde où les grandes et moyennes puissances, souvent antioccidentales par réflexe, telles que la Chine, l’Inde, la Turquie et le Brésil, mènent de plus en plus la danse, tandis que l’intérêt des États-Unis pour l’Europe a diminué, diminue et continuera de diminuer ? L’Allemagne ne peut faire aucune de ces choses à elle seule, mais sans elle, aucune de ces choses ne se produira.
Tels sont les termes de la nouvelle question allemande. Et les seuls à pouvoir y répondre sont les Allemands eux-mêmes.