Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive — tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Ce dimanche, nous poursuivons notre série hebdomadaire «  Violences impériales  », co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous.

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, le 24 février 2022, le Kremlin mène une guerre d’agression et de conquête qui, par sa brutalité et ses finalités, rappelle les guerres coloniales conduites au XIXe siècle par les puissances impériales, occidentales et russe, pour affirmer leur puissance et étendre leur territoire. En parallèle, il n’a de cesse d’accuser de « néocolonialisme » les pays occidentaux qui s’opposent à ses desseins conquérants en apportant un soutien militaire et financier à l’Ukraine. L’inversion des responsabilités est une constante du récit russe contemporain. Accuser son adversaire de ses propres méfaits est un procédé courant pour qui veut dissimuler sa faute et détourner l’attention. Force est toutefois de constater que ce subterfuge fonctionne bien et convainc. Dévoiler la supercherie de l’inversion accusatoire est tâche malaisée tant la dénonciation de l’impérialisme occidental rencontre un écho favorable dans de nombreuses parties du monde, en particulier dans les anciens pays colonisés. 

Le 2 mars 2022, une semaine après le déclenchement de l’offensive russe, l’Assemblée générale de l’ONU s’est prononcée sur la résolution ES-11/1 condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Sur 193 pays, 141 l’ont approuvée, cinq l’ont rejetée (Russie, Belarus, Syrie, Corée du Nord, Erythrée) et 35 se sont abstenus. Parmi ces derniers se trouvaient de nombreux pays ayant connu un régime (ou une guérilla) marxiste et entretenu des liens d’amitié avec l’Union soviétique, comme Cuba, le Nicaragua et le Salvador ou l’Angola, le Mozambique et le Zimbabwe. La liste des abstentionnistes comprenait également huit anciens pays colonisés par la France  : le Vietnam, le Laos, Madagascar, l’Algérie, le Mali, le Sénégal, la République centrafricaine et la République du Congo. Tous ces pays, sauf le Sénégal, ont connu un régime marxiste ou ont eu des sympathies soviétiques à un moment de leur histoire, en particulier après l’indépendance1. Qu’ils l’aient suscitée ou non, leur position n’a pas échappé aux diplomates russes. Dès l’été 2022, la Russie a repris le flambeau de la lutte contre « l’impérialisme occidental ».

Dévoiler la supercherie de l’inversion accusatoire est tâche malaisée tant la dénonciation de l’impérialisme occidental rencontre un écho favorable dans de nombreuses parties du monde.

Céline Marangé

Moscou convoque l’héritage soviétique pour se présenter en gardien de l’anti-impérialisme et, ce faisant, se dédouaner des accusations — justifiées — de néo-impérialisme en Ukraine. Comme à l’époque de la Guerre froide, il fustige « l’impérialisme américain » et dénonce la duplicité et la dépravation des pays occidentaux. On peut attribuer le succès de son récit à la sophistication des méthodes russes de désinformation et à l’efficacité des relais de l’influence russe en Afrique2. Sans négliger ce facteur décisif, ni minimiser la défiance que suscitent parfois les pays occidentaux, gageons qu’il a aussi pu prospérer pour une raison subjective. Il s’agit du souvenir gardé dans ces pays de l’engagement précoce de l’Union soviétique en faveur de la cause anticoloniale et de l’assistance massive apportée par l’URSS dans les premières années de l’indépendance. 

L’histoire du colonialisme européen et celle de l’impérialisme russe, revisitée par les historiens ces dernières années, restent passablement oubliées, voire méconnues, du grand public, ce qui n’est pas sans effet sur notre compréhension du présent. En Europe, on ignore le plus souvent la mémoire que les sociétés anciennement colonisées conservent de ce soutien, alors qu’elle constitue une ressource politique de premier ordre pour Moscou. Dans ces pays, cette mémoire tend à être idéalisée, alors que l’ouverture des archives soviétiques, après 1991, a montré le caractère instrumental de l’engagement anticolonial de Moscou : celui-ci visait en premier lieu, non pas à « libérer les peuples opprimés », mais à affaiblir les ennemis déclarés de l’Union soviétique. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que ce soutien ne s’appliquait qu’aux peuples colonisés par des puissances capitalistes et que, de manière concomitante, les peuples conquis par l’Empire russe, qui étaient devenus soviétiques subirent pour beaucoup des répressions sur critère ethnique.

L’ouverture des archives soviétiques, après 1991, a montré le caractère instrumental de l’engagement anticolonial de Moscou : celui-ci visait en premier lieu à affaiblir les ennemis déclarés de l’Union soviétique.

Céline Marangé

Le cas du Vietnam illustre l’importance et l’ambiguïté de ce soutien, sur le plan historique comme aujourd’hui. Les premiers militants communistes vietnamiens qui, dans l’entre-deux-guerres, cherchaient les moyens de combattre la domination coloniale française bénéficièrent des méthodes et des moyens de Moscou. Ils durent cependant apprendre à leur dépens que leur cause était secondaire par rapport aux intérêts de l’Union soviétique et aux jeux de pouvoir entre « grandes puissances ». De nos jours, ces aléas sont oubliés. À chaque rencontre avec leurs homologues russes, les dirigeants vietnamiens expriment leur gratitude pour le soutien passé. Dans le conflit ukrainien, ils ont choisi la « neutralité », par fidélité à la posture d’indépendance et d’équidistance qui caractérise la politique étrangère vietnamienne3.  

Un engagement anticolonial résolu

Les Bolcheviks russes réfléchirent très tôt aux questions nationales et coloniales. À la veille de la Première Guerre mondiale, Lénine comparait l’empire russe à une « prison des peuples ». En 1916, il écrivit L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. La révolution de Février abolit les privilèges dont jouissaient les Russes et les Orthodoxes au sein de l’Empire russe. Juste après l’abdication du tsar, le Gouvernement provisoire établit, en effet, par le décret du 20 mars 1917, l’égalité juridique de tous les citoyens4. En s’emparant du pouvoir à la suite de la révolution d’Octobre, les Bolcheviks allèrent d’emblée plus loin en cherchant à la fois à combattre « l’esprit grand-russien » et à coopter des élites nationales. Il s’agissait d’édifier par la force une société nouvelle, égalitaire, et de faire de ces élites, longtemps opprimées, des relais d’influence du pouvoir communiste et des alliés de l’armée Rouge dans la guerre civile.

Les révolutionnaires russes n’eurent pas pour seule ambition de diffuser le communisme jusqu’aux confins de l’empire russe ; ils entendirent aussi très vite contribuer à l’émergence et à la maturation des luttes anticoloniales dans le monde. Dans les deux cas, ils agirent à la fois par conviction idéologique et par calcul tactique. Au départ, ils comptaient sur une extension rapide de la révolution en Europe occidentale, notamment en Allemagne, sortie exsangue de la Première Guerre mondiale. L’espoir d’une contagion révolutionnaire dans ce pays s’étant éteint en janvier 1919, Lénine imagina un nouveau modèle d’exportation de la révolution, non plus vers l’Occident, mais vers l’Orient. Revenant sur l’idée marxiste d’un même développement historique pour tous les pays, il affirma la possibilité pour les pays coloniaux et « semi-colonisés » d’omettre le « stade du développement capitaliste ».

À une époque où la colonisation était un fait accepté, y compris dans les milieux socialistes et républicains, l’exigence anticoloniale du Komintern était proprement révolutionnaire.

Céline Marangé

Dès lors, les pays coloniaux devinrent une cible de choix du pouvoir bolchevique. Ils étaient considérés comme les « maillons faibles » des puissances impériales occidentales, de sorte que leur déstabilisation pouvait contribuer au renversement du système capitaliste5. Le 6 mars 1919, l’Internationale communiste – le Komintern, suivant l’acronyme en russe – fut fondée à Moscou, avec pour mission de propager la révolution bolchevique dans le monde et de créer un mouvement communiste mondial dont les Bolcheviks russes auraient le contrôle exclusif. La sélection politique s’opéra dès le départ par la soumission idéologique et l’exclusion des plus modérés. Lors du IIe congrès du Komintern qui se tint en juillet 1920, Lénine imposa aux partis socialistes désireux d’y adhérer de souscrire aux vingt-et-une conditions qu’il avaient édictées et d’adopter ainsi l’intégralité du corpus idéologique bolchevique. 

La huitième des vingt-et-une conditions commandait de « dévoiler impitoyablement les prouesses de ‘ses’ impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles, mais en faits, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays [colonisateur] des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux »6. À une époque où la colonisation était, en France, un fait social accepté, y compris dans les milieux socialistes et républicains, et où les élites politiques croyaient au bien-fondé de l’entreprise coloniale et au mythe de la colonisation émancipatrice, cette exigence était proprement révolutionnaire. Cependant, comme le montre le cas français, cette incitation à l’action anticoloniale n’était pas bien connue des partisans des trois motions qui s’affrontaient au moment où la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) se réunit en congrès à Tours pour décider de son avenir et où allait naître par scission ce qui deviendrait le Parti communiste français (PCF)7.

Les pays coloniaux étaient considérés comme les « maillons faibles » des puissances impériales occidentales, de sorte que leur déstabilisation pouvait contribuer au renversement du système capitaliste.

Céline Marangé

Une promesse d’action inespérée 

La proposition bolchevique apparut comme une opportunité inattendue à certains militants de l’indépendance. En butte à la répression dans les colonies, ils cherchaient en métropole les moyens de combattre la colonisation. Pour porter le fer contre une puissance coloniale dotée de moyens militaires et d’instruments répressifs, ils étaient dépourvus de tout. En découvrant les Thèses de Lénine sur les questions nationales et coloniales dans l’Humanité en juillet 1920, Hồ Chí Minh fut saisi d’une vive émotion. Celui qui ne s’appelait pas encore « Hồ à la volonté éclairé », ni même encore « Nguyễn épris de sa patrie » (Nguyễn Ái Quốc), tirait le diable par la queue à Paris. Il fréquentait les cercles socialistes tout en cherchant à attirer l’attention sur la situation de son pays. Prenant au mot le président Wilson, il avait distribué, en juin 1919, avec Phan Châu Trinh, un intellectuel partisan d’une réforme progressive du système colonial, des tracts sur le « droit à l’autodétermination du peuple de l’ancien empire d’Annam » devant le château de Versailles où étaient réunis les vainqueurs de la Première guerre mondiale. 

Tout à coup la radicalité bolchevique fit irruption dans le paysage politique de ces militants. Dès le congrès de Tours, en décembre 1920, Hồ Chí Minh se rallia au Komintern. Comme il l’expliqua depuis la tribune, il y voyait « la promesse formelle de donner enfin aux questions coloniales l’importance qu’elles méritaient ». Dans les années qui suivirent, il se jeta à corps perdu dans l’action militante dans le sillage du PCF. Il rédigea Le procès de la colonisation française et rassembla les premiers activistes communistes issus de l’empire français autour d’un journal, Le Paria, pour informer sur l’iniquité du système colonial. 

>En découvrant les Thèses de Lénine sur les questions nationales et coloniales dans l’Humanité en juillet 1920, Hồ Chí Minh fut saisi d’une vive émotion. 

Céline Marangé

De son côté, le Komintern à Moscou imposa, dès le début des années 1920, aux dirigeants des partis communistes occidentaux de mener des activités anticoloniales — souvent à leur corps défendant. Il exigea la mise en place de structures chargées de recruter et d’organiser de jeunes révolutionnaires originaires des colonies. En France, ces militants venus des Antilles, du Maghreb et d’Indochine ne tardèrent pas à exprimer leur déception à l’égard du PCF. Ils trouvaient les « camarades français » de la « Commission coloniale centrale » trop mous, trop obtus ou bien un brin paternalistes et condescendants. Certains, comme Hồ Chí Minh ou Gothon Lunion, envoyèrent des lettres de récrimination au Komintern afin de demander qu’il soit mis fin à l’inaction des Français et que leurs préjugés soient sanctionnés8

À la demande de Moscou, certains jeunes responsables du PCF menèrent une action anticoloniale résolue, conduisant une campagne virulente et mobilisatrice contre la guerre du Rif, s’attaquant, dès le milieu des années 1920, au statut de l’indigénat en Algérie et plaidant même en faveur de son indépendance. Toutefois, ils se heurtèrent à leur hiérarchie et aux militants français issus de l’empire, notamment en Algérie9. Dans l’entre-deux-guerres, l’action anticoloniale du PCF fut menée sur ordre de Moscou et sur l’insistance de « camarades coloniaux ». En attestent les archives du Komintern conservées au RGASPI à Moscou, en particulier le fonds 517 qui concerne l’activité du PCF et qui contient des dizaines de dossiers de plusieurs centaines de pages chacun sur les questions coloniales. 

Parmi les premiers communistes indochinois, certains firent leurs armes en Chine, tandis que quelques dizaines, au nombre des plus téméraires, se rendirent en Union soviétique10. Dans les deux écoles du Komintern, ils y apprirent à « démasquer l’ennemi » et à devenir des « révolutionnaires professionnels », en acquérant les méthodes bolcheviques de subversion, de conspiration et de propagande11. De retour en Indochine, les « camarades moscoutaires » — pour reprendre l’expression utilisée dans les rapports de la Sûreté, la police politique française en Indochine — étaient pourchassés par les autorités coloniales. Beaucoup périrent dans les bagnes coloniaux, non sans avoir eu le temps d’y propager l’idéologie communiste12

En 1945, le Vietminh pouvait compter sur l’aide des services secrets américains et sur le soutien des communistes chinois, mais il n’avait plus de contact avec l’Union soviétique.

Céline Marangé

Certains « retours de Russie » prirent une part active dans la constitution d’un front uni, le Vietminh, puis dans la « révolution d’août 1945 », au lendemain de la capitulation japonaise. C’est le premier d’entre eux, Hồ Chí Minh, qui proclama la réunification et l’indépendance du Vietnam à Hanoi devant une foule extatique estimée à un demi-million de personnes, le 2 septembre – jour qui reste la date de la fête nationale vietnamienne jusqu’à aujourd’hui. En 1945, le Vietminh pouvait compter sur l’aide des services secrets américains et sur le soutien des communistes chinois, mais il n’avait plus de contact avec l’Union soviétique, ni avec le Komintern, dissous en mai 1943. Pourtant, comme Hồ Chí Minh s’en expliqua dans une lettre à Charles Fenn, un officier américain du renseignement, l’Union soviétique les avait armés du cadre nécessaire  : « On gagne l’indépendance en s’organisant, en faisant de la propagande, en se formant et en se disciplinant. On a aussi besoin d’une foi, d’un évangile, d’une analyse pratique, on peut même parler d’une bible. La marxisme-léninisme m’a fourni cette panoplie »13

La primauté des intérêts soviétiques 

L’engagement anticolonial de l’Union soviétique eut des effets incontestables dans l’entre-deux-guerres, mais presque à son insu. Pendant toute la durée de son existence, la ligne politique du Komintern oscilla souvent entre des positions radicales et des positions conciliatrices. De même, la politique d’alliance avec les mouvements dits « nationalistes-bourgeois » différa fréquemment. Imposés d’en haut, ces changements répondaient aux intérêts de l’Union soviétique, tels que Staline les percevait, sans aucune considération du contexte local, ni de la sécurité des militants communistes sur place. Les tribulations du communisme vietnamien illustrent bien cet opportunisme politique, à la limite du cynisme. 

L’engagement anticolonial de l’Union soviétique eut des effets incontestables dans l’entre-deux-guerres, mais presque à son insu.

Céline Marangé

Au début des années 1920, le Komintern estimait que les communistes devaient chercher à faire alliance avec les partis nationalistes dans les pays coloniaux, à condition de les noyauter. Cette politique ouverte permit à Hồ Chí Minh de s’installer à Canton où dominait le Guomindang, le parti nationaliste chinois, d’y fonder une organisation de façade et un journal éponyme, le Thanh Niên (Jeunesse), auxquels étaient adjoint un noyau secret, et d’y former jusqu’à deux cents jeunes gens venus clandestinement d’Indochine. En 1928, après l’écrasement de la révolution chinoise par le Guomindang et la fin du bras de fer entre Staline et Trotski, le Komintern opéra un revirement brutal, optant pour une politique de confrontation avec les « nationalistes » et un processus de « prolétarisation » des partis.

Cette décision eut des implications immédiates en Indochine. Pour ne donner qu’un exemple parlant, en février 1930, Hồ Chí Minh réussit, de haute lutte, à unifier trois groupuscules communistes afin de fonder le « Parti communiste vietnamien ». Le Komintern lui fit de vives remontrances pour avoir choisi le mot « Vietnam » et non « Indochine ». Son but ultime étant d’affaiblir la France, il voulait imposer l’Indochine comme horizon de lutte. Hồ Chí Minh entendait pour sa part libérer sa patrie, qui, dans son esprit, comprenait le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine, mais non le Laos et le Cambodge. Sur ordre du Komintern, le parti fut rebaptisé « Parti communiste indochinois » en octobre 1930. Ses rênes furent confiées à Trần Phú, un jeune staliniste rentré de Moscou qui supplanta Hồ Chí Minh avant de mourir en prison.  

La cause des communistes vietnamiens qui combattaient les Français sous la bannière du Vietminh n’intéressait pas Staline qui voyait en Hồ Chí Minh un nationaliste. 

Céline Marangé

En 1935, face à la montée des périls, l’heure fut à la mise en place de fronts populaires avec les socialistes contre la menace nazie et japonaise. Le Komintern abandonna la « ligne ultragauche » de 1928 au profit d’une « ligne antifasciste », ce qui eut des répercussions en France comme en Indochine. Quatre ans plus tard, la priorité revint soudain au combat anti-impérialiste, contre les puissances impériales occidentales. En août 1939, la signature du pacte germano-soviétique entraina un nouveau tournant radical dans la politique du Komintern et des partis affiliés. En 1940, des soulèvements, préparés à la hâte et exécutés par obéissance, conduisirent à la décapitation du parti en Cochinchine. À chaque fois, ces changements d’orientation furent dictés à Moscou, en fonction des intérêts de l’Union soviétique, plutôt que des objectifs de « la révolution mondiale » dont le Komintern se réclamait. 

Après le déclenchement de la guerre d’Indochine, en décembre 1946, puis le début de la guerre froide, à l’été 1947, Staline se fixa pour objectif premier de placer l’Europe de l’Est sous sa férule, ce qui fut perçu dans ces pays comme une domination impériale. Moscou, puissance dominante, non seulement choisissait des dirigeants affidés, mais leur imposa une idéologie, un modèle politique, un système d’alliance, ainsi que la culture et l’esthétique du réalisme socialiste. Le Kremlin tarda, à cette époque, à prendre la mesure des bouleversements qui naissaient dans les pays colonisés. La cause des communistes vietnamiens qui combattaient les Français sous la bannière du Vietminh n’intéressait pas Staline qui voyait en Hồ Chí Minh un nationaliste. Sa méfiance s’était aiguisée après que Hồ Chí Minh, par souci de dissimulation, avait dissout le parti communiste indochinois, le 11 novembre 1945, sans lui demander l’autorisation, ni même lui en référer. 

Le « Tiers-Monde » et les pays non-alignés ne devinrent une priorité pour Moscou qu’après la rupture des relations sino-soviétiques et les indépendances des pays africains.

Céline Marangé

Après la victoire des communistes chinois en octobre 1949 et la visite de Mao à Moscou, la guerre d’Indochine s’internationalisa et Staline s’y intéressa davantage, apportant un soutien en armes14. Toutefois, le Kremlin chercha toujours à ménager la France pour obtenir l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) qui visait à créer une armée européenne, y compris après la mort de Staline, pendant les négociations de Genève qui conduisirent, à l’été 1954, à la partition du Vietnam.  Le « Tiers-Monde » et les pays non-alignés ne devinrent une priorité pour Moscou qu’après la rupture des relations sino-soviétiques et les indépendances des pays africains au cours d’un processus qui dura du milieu des années 1950 aux années 197015. Ils constituèrent, pour des raisons de prestige, un terrain de rivalité privilégié entre l’Union soviétique, le bloc socialiste et Cuba, d’un côté, les États-Unis, la France et les pays occidentaux, de l’autre, et la Chine maoïste par ailleurs.  

Le deuil impossible du messianisme 

Le messianisme révolutionnaire de l’Union soviétique s’inscrivit toujours dans des stratégies de puissance et d’influence. À l’époque cependant, il se traduisit par des dons généreux et des aides conséquentes, ainsi que par des échanges humains nombreux et des séjours formateurs en Union soviétique. Revenant à une rhétorique de guerre froide, le Kremlin cherche, depuis l’invasion de l’Ukraine, à se placer à l’avant-garde de la lutte contre l’impérialisme, sans que la générosité ne soit plus au rendez-vous, en dépit de quelques initiatives médiatiques. Les investissements russes en Afrique sont dérisoires et les sociétés militaires privées russes qui y opèrent servent de gardes prétoriennes à des potentats locaux en échange d’avantages financiers et de concessions dans des mines d’or ou de diamant. 

Pour dissimuler cette réalité bien documentée, les canaux de propagande russes utilisent là encore le procédé de l’inversion accusatoire. Un mois après la découverte des exactions commises par l’armée russe à Boutcha en Ukraine et niées par les autorités russes, des mercenaires Wagner ont mis en scène un faux charnier à Gossi au Mali pour tenter d’accuser l’armée française de crimes de guerre. Au-delà de cet exemple édifiant, dûment filmé par un drone, trois accusations sont portées de manière récurrente dans les médias officiels russes et jusqu’au sommet de l’État contre ce qu’ils appellent « l’Occident collectif » : ce dernier souhaiterait perpétuer et ranimer des schémas de domination et de prédation en Afrique ; imposer des évolutions sociétales jugées néfastes et destructrices ; asseoir une hégémonie politique et imposer des « doubles standards », notamment au Moyen Orient.

Le Kremlin n’a plus d’idéologie bien constituée à exporter, au-delà de vagues idées sur un ordre international à redéfinir — sans perdre les prérogatives acquises à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU.

Céline Marangé

Des personnalités russes proches du Kremlin expliquent avec emphase que la Russie est engagée dans un « combat existentiel contre l’Occident décadent » ; elles appellent les pays du « Sud Global » à s’affranchir de « cinq siècles de joug occidental », tout en prônant sans vergogne le recours préventif à l’arme atomique16. Leurs excès verbaux montrent bien qu’elles ne se soucient ni de l’avenir de ces pays ni de la sécurité du monde. Ce qui leur importe est d’assigner à la Russie un rôle de guide car ce rôle confère à ces personnalités la même certitude d’exceptionnalisme et le même sentiment d’une supériorité morale qu’à l’époque où l’Union soviétique se voulait le phare du monde.

La reprise du discours anti-impérialiste est une façon de redonner à la Russie une mission pour le monde. Le Kremlin n’a plus d’idéologie bien constituée à exporter, au-delà de vagues idées sur un ordre international à redéfinir — sans perdre les prérogatives acquises à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier son siège permanent avec droit de véto au Conseil de Sécurité de l’ONU. Il n’a cependant pas renoncé au messianisme d’antan, considéré comme un attribut imparable de la grandeur et un signe infaillible de supériorité. 

Historiquement, le messianisme russe s’est forgé en opposition frontale au monde occidental. Les défenseurs de l’orthodoxie russe qui considéraient Moscou comme la « Troisième Rome » et les Bolcheviks russes qui fondèrent la « Troisième Internationale » avaient des visions diamétralement opposées des finalités de l’existence humaine, mais ils se retrouvaient sur un point majeur : l’idée selon laquelle la Russie ne pouvait réaliser sa destinée historique sans porter un message pour le monde, sans apporter la délivrance au monde. 

Historiquement, le messianisme russe s’est forgé en opposition frontale au monde occidental.

Céline Marangé

La dénonciation de « l’impérialisme des valeurs occidentales », qui est le pendant de gauche du discours sur « la défense des valeurs traditionnelles », répond aussi à d’autres visées. C’est un moyen d’attiser les dissensions entre les pays du Sud et du Nord, mais aussi d’éroder la cohésion nationale au sein même des pays occidentaux, en incitant à la rébellion les personnes qui, par leur histoire familiale ou leur origine, gardent la mémoire de la domination coloniale. C’est aussi un moyen de contester l’universalité des principes qui fondent l’ordre international libéral, en particulier le principe de l’intégrité territoriale, violé par l’annexion de la Crimée et par l’agression continue de l’Ukraine, et celui de l’égalité souveraine des États. 

Inscrit à l’article 2 de la Charte des Nations Unies, ce principe fondamental postule que tous les États jouissent d’une pleine égalité juridique, sans considération de taille, de puissance et de richesse (ni d’ancienneté). La reconnaissance de ce principe implique la possibilité pour tout pays de choisir son régime politique et son système d’alliance – autant de droits déniés par le Kremlin à l’Ukraine. Après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, le 21 août 1968, et l’écrasement du printemps de Prague, Léonid Brejnev, alors principal dirigeant de l’Union soviétique, avait échafaudé la théorie de la « souveraineté limitée » pour légitimer l’intervention armée et formaliser l’interdiction pour les pays membres du pacte de déroger à la doxa soviétique et d’échapper à la domination soviétique17.

Sous des dehors progressistes, l’approche russe revient, ni plus ni moins, à établir une hiérarchie des cultures – certaines se voyant reconnaître le statut de civilisation, d’autres non.

Céline Marangé

Depuis la promulgation du dernier Concept de politique étrangère russe en mars 2023, Moscou plaide officiellement pour un ordre international alternatif qui prendrait la forme d’un « monde multipolaire » s’ordonnant autour d’« États-civilisations ». Sous des dehors progressistes, cette approche revient, ni plus ni moins, à établir une hiérarchie des cultures — certaines se voyant reconnaître le statut de civilisation, d’autres non — et à contester la pleine et entière souveraineté des États situés autour desdits « États-civilisations ». Sur ce motif, le Kremlin s’adjugerait des prérogatives sur tous les peuples et pays appartenant selon lui, de près ou de loin, au « monde russe ». Il tend déjà à utiliser les minorités non slaves de Russie comme chair à canon, comme l’atteste l’origine géographique des soldats mobilisés18. Englobante et surplombante, cette notion de « monde russe » conduit in fine à affirmer une nouvelle identité impériale et à justifier un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom.

Sources
  1.  Sur le cas particulier du Sénégal, voir Françoise Blum et Constantin Katsakioris, « Léopold Sédar Senghor et l’Union soviétique  : la confrontation, 1957-1966 », Cahiers d’études africaines, n°235, 2019, pp. 839-865.
  2. Maxime Audinet, « Le lion, l’ours et les hyènes. Acteurs, pratiques et récits de l’influence informationnelle russe en Afrique subsaharienne francophone », Étude de l’IRSEM, n°83, 2021 ; Marlène Laruelle et Kevin Limonier, « Russia’s African Toolkit  : Digital Influence and Entrepreneurs of Influence », ORBIS, 15 juin 2021.
  3. Ian Storey, « Vietnam and the Russia-Ukraine War : Hanoi’s ‘Bamboo Diplomacy’ Pays Off but Challenges Remain », ISEAS Yusof Ishak Institute, n°13, 16 février 2024.
  4. Laura Pettinaroli, « Dynamiques et recompositions chrétiennes face aux révolutions de 1917 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°135, juillet-septembre 2017, pp. 145-157, p. 147. Dans ce dossier « 1917, un moment révolutionnaire », dirigé par Sophie Cœuré et Sabine Dullin, voir également les articles sur les marges impériales : Étienne Peyrat sur le Caucase, Thomas Chopard sur l’Ukraine et Cloé Drieu sur le Turkestan.
  5. Céline Marangé, Le communisme vietnamien (1919-1991). La construction d’un État-nation entre Moscou et Pékin, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 45-46.
  6. Thèses, manifestes et résolutions adoptées par les Ier, IIe, IIIe et IVe congrès de l’Internationale communiste (1919-1923). Textes complets, Paris, Bibliothèque communiste, 1984, p. 39.
  7. Sur ce point, voir Céline Marangé, « De l’influence politique des acteurs coloniaux », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°131, juillet-septembre 2016, pp. 3-16, p. 11.
  8. Extraits des lettres cités dans Céline Marangé, « Le PCF, le Komintern et Ho Chi Minh, 1920-1926 », dans Stéphane Courtois (dir.), Communisme 2013, Paris, Éditions Vendémiaire, 2013, pp. 47-76, p. 55 et 56.
  9. Céline Marangé, « Le Komintern, le parti communiste français et la cause de l’indépendance algérienne, 1926-1930 », Vingtième siècle : revue d’histoire, n°131, juillet-septembre 2016, pp. 53-70 ; C. Marangé, « André Ferrat et la création du parti communiste algérien, 1931-1936 », Histoire@Politique, n°29, mai-août 2016, pp. 190-219.
  10. Sophie Quinn Judge, Ho Chi Minh. The Missing years, 1919-1941, Londres, Hurst, 2002 ; Anatoli A. Sokolov, Komintern i V’ietnam, Moscou, RAN, 1998, en russe.
  11. Le programme du « cours de conspiration » est cité presque intégralement dans Iosif Linder et Sergej Čurkin, Krasnaâ pautina. Tajny razvedki Kominterna, 1919-1943 [La toile d’araignée rouge. Les secrets des services de renseignement du Komintern], Moscou, Ripol, 2005, p. 460, en russe. 
  12. Peter Zinoman, The Colonial Bastille. A History of Imprisonment in Vietnam, 1862-1940, Berkeley, University of California Press, 2001.
  13. Lettre citée par William J. Duiker, Ho Chi Minh, New York, Hyperion, 2000, pp. 238-239.
  14. Christopher E. Goscha, Vietnam, un État né de la guerre, 1945-1954, Paris, Armand Colin, 2011 ; Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Paris, Odile Jacob, 2019.
  15. Collectif, Socialismes en Afrique, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2021.
  16. Sergueï Karaganov, « Tâžkoe, no neobhodimoe rešenie. Primenenie âdernogo oružiâ možet ubereč’ čelovečestvo ot global’noj katastrofy » [Une décision lourde, mais indispensable. Le recours à l’arme nucléaire peut sauver l’humanité d’une catastrophe globale], Rossiâ v global’noj politike, 16 juin 2023, en russe.
  17. La documentation française, « Que recouvrait la théorie de la souveraineté limitée  ? », 23 août 2019.
  18. Laura Solanko, « Where do Russia’s mobilized soldiers come from  ? Evidence from bank deposits », BOFIT Policy Brief, Bank of Finland Institute for Emerging Economies, 21 février 2024.