« La société existe », une conversation avec Giorgia Serughetti
Margaret Thatcher avait tort. La société existe et ces dernières années l’ont démontré. C’est la thèse de la philosophe Giorgia Serughetti dans un essai important. Face à la crise du modèle néolibéral, elle cherche à définir une alternative à la victoire des populistes de droite. Une lecture clef, à moins de six mois des élections européennes.
Prenant le contre-pied de la célèbre phrase de Margaret Thatcher, vous avez intitulé votre livre « La société existe ». Quels sont les signes révélateurs que personne aujourd’hui, même ceux qui étaient d’accord avec la phrase de Thatcher à l’époque, ne peut plus ignorer ?
Il est temps de regarder ce qui bouge sous les décombres d’un ordre social que l’on a appelé le néolibéralisme et qui présente des signes évidents de crise. L’idée m’est venue d’une citation de Boris Johnson : le Premier ministre britannique, isolé pour Covid, déclarait : « Je pense que COVID nous a appris une chose : la société existe ». Il s’agit d’un véritable revirement de la part du plus improbable des critiques de Margaret Thatcher, puisque Boris Johnson était l’un de ses épigones, à savoir un dirigeant conservateur au libéralisme assumé en matière de politique économique et sociale.
Mon objectif était d’observer comment les termes du débat sur l’ordre le plus approprié pour gouverner les sociétés actuelles s’articulent dans le discours public. Nous constatons que le consensus qui a soutenu pendant des décennies l’hypothèse selon laquelle le marché était le meilleur régulateur des relations entre les individus, entre les États et les citoyens, et même entre les États et les puissances économiques, est pour le moins en train de se fissurer, de même que l’ordre politique qui en a découlé. Cela se ressent non seulement dans la contestation, mais aussi dans les lieux de débat, de connaissance et de décision. Chez les économistes, même ceux qui se sont engagés à défendre le capitalisme du XXIe siècle, on ressent le besoin de repenser la relation entre l’État et le marché. Quelqu’un, comme Paolo Gerbaudo, a parlé d’un « retour de l’État », d’un changement, d’une nouvelle ère idéologique dans laquelle l’hégémonie du discours néolibéral arrive à sa phase finale, ou du moins commence à vaciller de manière très visible.
Il existe des jalons qui permettent de dater l’émergence de ce consensus, entre les chocs pétroliers et l’élection de Thatcher et Reagan. Mais la temporalité de son délitement n’est pas évidente. Dans quelle phase nous trouvons-nous aujourd’hui ? Quelles sont les étapes critiques que nous avons traversées ?
Il ne fait aucun doute que 2008 a marqué le début d’une nouvelle phase d’un point de vue politique, avec le fort impact de la croissance de ce que l’on appelle les « populismes », qui, en Europe, ont principalement pris un visage de droite. Le populisme victorieux, celui qui a réussi à obtenir suffisamment de soutien pour accéder au pouvoir et gouverner dans certains pays, a certainement été celui de la droite radicale qui, entre victoires et défaites, continue d’être très forte, comme nous le rappellent les Pays-Bas.
Quelle a été la nature de ce mouvement populiste ? Il s’agissait certainement d’une réponse identitaire de la droite au fort mécontentement de populations entières à l’égard de recettes économiques vendues, au cours des décennies précédentes, comme apportant la prospérité à tous. Ce qui s’est passé au lieu de cela, c’est que les inégalités se sont creusées, un phénomène qui a engendré un sentiment de frustration, de ressentiment, mais aussi, très concrètement, une perte de pouvoir social et économique pour de larges couches de la population.
Le populisme a été une réponse, peut-être un raccourci, pour exprimer une demande de changement, mais pas nécessairement une demande de justice, parce que très souvent la solution proposée par ces forces politiques a été une solution d’exclusion, destinée à un peuple, défini en termes essentiellement ethniques. Il ne s’agissait pas d’une réponse universaliste, mais d’une réponse exclusiviste.
Certains auteurs voient en 2008 le début d’un interrègne. D’autres, comme Gerbaudo, soutiennent que nous sommes entrés dans un nouveau moment et qu’il convient d’abandonner cette catégorie, qui indique une transition sans fin. Je ne serais pas aussi radicale, je suis beaucoup plus hésitante : où en sommes-nous ? Sommes-nous encore dans l’interrègne ou dans une nouvelle phase ? Je pense que nous sommes encore dans une période de conflit entre des ordres de discours, où l’opération de la critique sociale et politique est de pointer les éléments de fracture dans un ordre qui n’est certes plus incontesté, sans pourtant avoir cédé la place à un nouvel ordre.
Comme vous le notez à juste titre, aujourd’hui, même les défenseurs de l’ordre capitaliste et libéral se rendent compte de la nécessité de sa réforme, de sa remise en ordre. Cela semble s’être moins produit entre 2008 et 2020. Comment l’élite politique et économique a-t-elle réagi à cette phase de turbulences au cours de ces presque douze années ?
Comme vous le notez à juste titre, aujourd’hui, même les défenseurs de l’ordre capitaliste et libéral se rendent compte de la nécessité de sa réforme, de sa remise en ordre. Cela semble s’être moins produit entre 2008 et 2020. Comment l’élite politique et économique a-t-elle réagi à cette phase de turbulences au cours de ces presque douze années ?
L’élite économique et politique a réagi à la crise de 2008 de manière aveugle et sourde, en insistant sur l’infaillibilité de recettes qui s’étaient déjà révélées faillibles, et en essayant de panser les plaies d’un ordre qui démontrait clairement son insoutenabilité. Celle-ci a été au contraire saisie à l’avance par les forces « populistes ». Elles ont réagi en qualifiant de « populistes » toutes les demandes de changement, ce qui a eu pour seul résultat de renforcer ces mêmes forces, qui n’ont pas été intimidées par ce type d’accusation, pour ne pas dire de dénigrement, en particulier de la part des médias grand public. Cette situation a également empêché la croissance d’alternatives politiques qui avaient une tendance populiste, mais pas les mêmes caractéristiques politiques. Pensez à Podemos : il a été défini comme un mouvement populiste, mais il a délivré un message politique qui était fortement et clairement différent et alternatif à celui de la droite.
Au lieu de cela, l’étiquette de populiste a fini par agréger et dénigrer dans une seule critique toutes les forces qui combattent les élites, tout cela dans le but de mener une opération de sauvetage impossible de ces politiques d’austérité dont nous savons qu’elles ont eu, en vérité, pour effet d’amplifier l’attrait des alternatives critiques à l’establishment, en particulier européen.
Il est certain qu’une politique jugée trop timorée face aux défis des inégalités sociales et des nombreuses crises qui affectent la vie quotidienne des gens, exacerbant leur anxiété et leur besoin de protection, a perdu en crédibilité. Toutefois, c’est aussi, et peut-être avant tout, un échec pour la gauche, qui aurait pu saisir cette même aspiration au changement en offrant des solutions innovantes et transformatrices.
Selon vous, la pandémie a été l’apogée et le point culminant des contradictions du modèle socio-économique néolibéral. Mais elle a aussi montré de manière plastique que la société existait, et qu’elle avait besoin de filets de sécurité que l’État peut activer et réactiver. Pensez-vous que cette vague s’est atténuée depuis 2020 ?
Oui, il y a eu un reflux. Je pense qu’il était surtout lié à une envie et à une émotion, de reprendre le fil de la vie, et de revenir à la soi-disant normalité. C’était un besoin naturel de ne pas rester dans le deuil que représente la pandémie, par rapport à laquelle il y a eu une absence totale de traitement collectif.
Je pense ensuite que cette phase pendant laquelle la réflexion, y compris politique, était possible, et qui avait été ouverte par la pandémie, a été fermée par la guerre. Il y a eu une remobilisation des ressources collectives dans un sens complètement opposé, dans le contexte de l’agression russe, autour des drapeaux nationaux ou de celui de l’Union européenne, qui se présentait comme l’avant-poste des valeurs occidentales.
Pendant la pandémie, nous avons assisté à la reconstruction d’un lien social de confiance entre les citoyens et les institutions, ce que les sondages d’opinion ont également révélé. Cela fut même le cas dans un pays comme l’Italie où la méfiance s’est pourtant accrue depuis de nombreuses années à l’égard de toutes les institutions, à quelques exceptions près — le pape, le président de la République et les forces de l’ordre. Cela s’est produit parce que l’État s’est occupé de la vie des gens — certes, parfois avec des traits paternalistes, mais certainement avec la capacité de démontrer la pertinence, la nécessité de l’intervention publique là où le marché ne peut pas opérer.
Le marché n’est pas capable de faire face à ce type de menace pour la santé publique. Et pendant un moment, on aurait pu penser que cette même logique, une fois mise en évidence par la pandémie, pourrait s’appliquer à toutes les crises majeures — et même à des situations plus pérennes — où l’intervention publique serait nécessaire pour combler les lacunes et les inégalités existantes. Cette intervention répond effectivement aux besoins de survie des populations, qui ne sont jamais seulement liés à la santé, mais aussi, bien sûr, aux revenus, à l’accès à des services de qualité et à l’éducation.
Toutes ces questions, qui étaient vraiment à l’ordre du jour pendant la pandémie, sont sorties de l’arène discursive et ont perdu de leur pertinence. Dans presque tous mes écrits après 2020, au risque d’être obsessionnel, je reviens sur ce moment. Je crois que continuer à insister sur cette expérience unique que nous avons tous vécue (pas de la même manière bien sûr, mais en même temps) nous permet de garder l’espace ouvert pour ce sens des possibles — en somme, pour ce que des décennies de « Il n’y a pas d’alternative » nous ont empêchés de voir.
Revenons à la phrase de Margaret Thatcher. On rappelle souvent la première partie : « il n’y a pas de société, il y a des individus ». Mais Thatcher poursuit en disant qu’il y a « des individus et des familles », indiquant que certaines formes d’agrégation identitaire pouvaient être mobilisées : la famille au sens étroit, mais aussi la patrie entendue comme une famille élargie. Quelle est l’importance de cette deuxième partie de la phrase ?
Considérer la famille comme une unité sociale supérieure à l’individu, et la patrie comme une grande famille, qui ne serait rien de plus qu’un rassemblement de familles et d’individus liés par des affinités, est une perspective propre à la droite nationale conservatrice, qui prend une importance accrue actuellement. Elle s’est renforcée face au déni de la notion de société. Par « déni de la société », on n’entend pas le refus d’admettre que les individus entretiennent des relations entre eux — une telle conception de la société était en réalité tout à fait en phase avec l’idée du marché régulant les interactions humaines et citoyennes. Le « déni de la société » renvoie plutôt au rejet de l’idée d’une responsabilité collective face aux maux sociaux et aux injustices. Il s’agit d’une responsabilité basée sur un réseau d’interdépendances personnelles, plus significatif que de simples interactions, et plus contraignant que de simples associations contractuelles sur le marché. Je fais allusion à une forme d’interdépendance qui échappe même au contrôle total des individus. Chacun se construit au sein de la société, naissant dans un système de relations, d’interdépendances et de dépendances des individus vis-à-vis des infrastructures sociales qui accompagnent et soutiennent la vie.
Nier une responsabilité collective fondée sur cette conscience est une étape argumentative fondamentale du néolibéralisme. L’autre consiste à nier le fait qu’il existe des relations de pouvoir au sein des structures qui traversent la société, qui ne sont pas seulement celles du pouvoir gouvernemental exercé du haut vers le bas, mais qui sont des héritages du patriarcat, du racisme et, bien sûr, des divisions de classe. Proposer, à la place de cette vision articulée de la société, qui est aussi un lieu de conflit et de coopération, celle de la nation comme famille élargie, c’est suggérer fondamentalement une relation de parenté entre égaux — égaux par les liens biologiques de descendance — au sein de laquelle les conflits, par exemple entre le haut et le bas, et entre les classes, n’auraient plus de pertinence, ou, en tout cas, plus de légitimité.
Si la nation est perçue comme une grande famille, tous ceux qui la constituent sont symboliquement connectés, soit à la manière de frères et sœurs, soit à la manière de parents et enfants. En général, on ne conteste pas ses parents, on ne se révolte pas contre eux, car ce sont ceux qui nous aiment. Si c’est dans ce cadre que l’on envisage les relations entre les citoyens et l’État, ainsi qu’entre les citoyens eux-mêmes, il apparaît clairement que les possibilités de transformer l’ordre social sont limitées, car cet ordre est considéré comme naturel. C’est la principale conséquence d’un ordre social façonné sur le modèle familial.
Cela est crucial pour analyser et comprendre les propositions politiques de la droite, pour saisir pourquoi elle est conservatrice aussi bien dans les domaines économique et social, et pas seulement en matière de valeurs, contrairement à une idée reçue. Ces courants de droite défendent en effet fondamentalement les inégalités économiques et sociales, et pas seulement les inégalités de statut.
Face à la perspective d’un Parlement européen — et peut-être même d’une Commission — nettement plus à droite en 2024, pensez-vous que cette rhétorique puisse également affecter l’Union ? Assistons-nous à un tournant identitaire à l’échelle européenne ?
Il est important de comprendre quel type de défi ces forces lancent à la construction supranationale de l’Union européenne. Tout d’abord, elles nient sa naturalité, parce qu’elles sont attachées à une idée des nations comme organismes naturels : si l’Union n’a pas de naturalité, parce qu’elle n’est que l’artifice de la volonté de nations individuelles qui ont au contraire une identité propre, il est clair que la construction est affaiblie. Mais ce qui s’est passé, c’est que la peur de la force de ces alignements a poussé un monde politique plus modéré, comme celui du PPE, vers la droite, avec pour résultat l’absorption de son agenda, notamment sur la question des migrations et la timidité sur certains fronts, comme celui des droits. Alors qu’un conflit s’était ouvert avec Budapest et Varsovie, celui-ci a été promptement résolu en raison de la difficulté, surtout en période de guerre, de risquer une rupture avec ces pays.
Je dirais que sont également complices de l’affaiblissement du projet européen ceux qui auraient dû en être les avocats et les défenseurs. Les enfants des Pères fondateurs, si l’on veut rester dans les métaphores familières, à savoir les socialistes et les membres du Parti populaire européen, qui ont largement abdiqué sur certaines questions. Pas toujours, pas tous, pas de la même manière, mais la peur des nationalistes, comme cela s’est passé au niveau national, a déplacé l’axe politique des autres forces plus à droite au niveau européen.
Face à l’Europe, il y a aussi ce caractère ductile et changeant de ces forces, dont Salvini en Italie est un excellent représentant. Elles ont une forte capacité d’adaptation aux contextes, et une capacité à ménager la frontière entre le peuple et l’élite qui est suffisamment forte pour toujours se placer du côté de l’opposition aux pouvoirs établis, même quand ils ont le pouvoir.
Il est également possible de suivre la voie de Meloni, qui a opté pour la modération, en particulier dans la manière de s’exprimer, se distanciant des postures particulièrement anti-système de sa famille politique d’origine, afin de chercher à obtenir un certain soutien de l’establishment, ce qu’elle a pleinement réussi à faire. C’est un succès remarquable en termes de refonte de son image, qui ne me semble pas entièrement artificiel. Au sein de son parti, il y a sans doute des éléments vraiment extrémistes et radicaux, et même nostalgiques, en désaccord total avec son virage plus conservateur, mais je pense qu’elle est vraiment à l’aise avec ce discours.
C’est une voie possible, peut-être celle qui lui garantira une certaine durée au pouvoir. L’autre voie est celle de Salvini, qui consiste à déplacer constamment la frontière de l’antagonisme peuple/élite, en cherchant sans cesse à augmenter son soutien à travers ce type de conflit. En réalité, les deux stratégies semblent fonctionner.
Pour une raison ou une autre, si leur alliance tient, elles finissent même par augmenter le consensus pour les deux, un phénomène qui a caractérisé ces dernières années en Italie : ce champ politique n’a jamais perdu de pertinence, l’une ou l’autre faction prenant le dessus en fonction de leurs choix, entre populisme et techno-souverainisme, entre figures proches de l’establishment économique, politique et financier et celles qui accentuent un aspect anti-système. Mais elles ne se sépareront jamais. Le jeu de la droite est un jeu de vases communicants qui se maintiennent mutuellement en équilibre.
En novembre dernier, Pedro Sánchez s’exprimait ainsi lors de son discours d’investiture : « soit la démocratie répond en apportant la sécurité, soit le sentiment légitime d’insécurité sociale qu’éprouvent de nombreux citoyens à la suite des révolutions en cours se transformera en colère, et cette colère finira par alimenter des propositions politiques qui finiront par saper la démocratie elle-même. » Est-il souhaitable que la gauche se réapproprie l’idée de sécurité ?
C’est un bon exemple. Le discours sur la sécurité, qui semble avoir retrouvé un espace dans le paysage politique, est l’un des éléments qui permet de mesurer le tournant vers une option plus étatiste, plus soucieuse de justice sociale, et de lutte contre les inégalités.
Évidemment, cela n’a du sens que si l’on ajoute « sociale » à la suite de sécurité, car le mot sécurité a également dominé les dernières décennies, par le biais de l’obsession sécuritaire, du « law and order » et de la répression de la petite délinquance — sans même parler des politiques anti-migrants. Repensé et relancé comme mot-clé en lien avec l’adjectif « social », et donc en lien avec l’idée de société, avec l’idée d’un État-providence qui reviendrait à répondre aux besoins des gens, le réinvestissement du concept de « sécurité » peut vraiment ouvrir un nouvel horizon discursif.
Ce qui est également très intéressant dans le discours de Sánchez, c’est l’extension de la réflexion des questions purement économico-sociales au défi de la transition écologique. La transition écologique est indissociable d’un engagement en faveur de la sécurité sociale. Elle signifie réduire les émissions, transformer les styles de consommation et, pour les petites entreprises, transformer également les processus de production. Si tout cela n’est pas soutenu de manière adéquate par l’intervention de l’État, par des politiques publiques visant à garantir le bien-être des personnes en parallèle avec des politiques sociales et la dotation en ressources nécessaires pour faire face à ces changements, le changement climatique sera la nouvelle ligne de démarcation qui provoquera la polarisation : d’un côté les forces « pétronostalgiques » et de l’autre les partisans de la transition.
L’idée que la sécurité est un pilier de la démocratie n’est pas particulièrement nouvelle, c’est même un pilier du compromis social-démocrate, qui reposait aussi sur un rapport différent à l’environnement, à la production, à la répartition du travail domestique. Cela a-t-il un sens aujourd’hui de se référer à ce compromis avec une certaine nostalgie ?
La nécessité d’apporter des réponses à la perte de sécurité, au déclassement à l’échelle globale, à la perte de revenus et d’emplois, aux délocalisations sauvages, à l’allongement sans fin des chaînes de production et de distribution, aux dommages féroces et très graves causés à des territoires entiers par le biais de la politique industrielle et des politiques de réindustrialisation n’est pas du tout erronée, c’est même quelque chose qui semble vraiment faire défaut en Italie.
Il ne peut y avoir un type d’investissement nouveau et vigoureux sur ces fronts qui ne tienne pas compte des temps nouveaux dans lesquels nous nous trouvons. C’est certainement le cas de la nécessité de développer des politiques du travail en conjonction avec des politiques environnementales. Plus généralement, il faut vraiment repenser la justice sociale, y compris par rapport au compromis social-démocrate du passé. Celui-ci reste précieux en tant que légitimation pour exiger une nouvelle intervention publique dans l’économie, qui a été délégitimée au cours des quarante dernières années. Il n’y a pas seulement la conjonction thématique du travail et de l’environnement, il y a aussi un nouveau besoin de repenser son objet de revendications et de politiques. Prenons, par exemple, la catégorie des « travailleurs ». Elle est traversée par de nombreuses fractures et différences qui nous amènent à reconnaître de nouveaux modèles d’organisation familiale et sociale.
Comment définissez-vous et interprétez-vous la notion d’intersectionnalité ?
Le féminisme joue un rôle crucial dans ce développement. Le 25 novembre à Rome, dans le cadre d’une mobilisation mondiale, s’est déroulée la plus grande manifestation des vingt dernières années, organisée par un mouvement, Non Una Di Meno, qui n’est pas structuré mais largement spontané, avec quelques groupes stables mais sans organisation étendue capable de mobiliser les masses comme le ferait un syndicat ou un parti politique. Ces chiffres, atteints grâce à la participation spontanée des gens, en particulier de la jeunesse, témoignent des urgences politiques actuelles.
Le féminisme replace la dimension matérielle au centre de la réflexion, en partant du thème de la reproduction plutôt que de la production. Cela nous force à ne pas négliger cet aspect quand on parle de travail et de justice.
Pour le féminisme, une opposition à surmonter est celle entre le travail productif et reproductif. Le travail reproductif englobe tout ce qui concerne la reproduction des corps — à commencer par la vie elle-même — mais il s’étend aussi à la prise en charge, la réponse aux besoins vitaux allant du logement à l’habillement, en passant par la nourriture et l’entretien de l’environnement de vie. Toutes ces activités, que l’on peut globalement qualifier de reproduction sociale, ont historiquement été considérées comme relevant des femmes ou, à la limite, des classes subalternes, et donc perçues comme extérieures et étrangères au domaine politique, qui a plutôt mis l’accent sur le travail productif, grâce à l’influence du mouvement ouvrier. L’enjeu est de reconnaître le travail reproductif comme tout aussi essentiel — c’est-à-dire comme condition de possibilité de l’économie de production et de consommation — que le travail productif.
C’est ce que la pandémie nous a fait voir de manière éclatante : lors de l’arrêt de toutes les activités, les emplois dits essentiels étaient souvent ceux liés à la sphère reproductive. Sans les activités reproductives effectuées gratuitement à domicile, ou rémunérées dans les maisons de soins ou les hôpitaux, et sans ces activités essentielles liées à la nutrition, l’habillement, le logement — en somme, à la satisfaction des besoins vitaux — il n’y aurait ni société, ni économie, rien que l’on puisse appeler un pays. Cette importance a toujours été claire et évidente pour le féminisme, car les femmes, ayant une connaissance intime des activités reproductives souvent non rémunérées, en ont toujours eu une compréhension particulièrement profonde.
La grève féministe mondiale est une grève des activités productives et reproductives, signifiant que ce jour-là, les femmes s’arrêtent également en refusant d’effectuer ce qui est perçu comme leur rôle « naturel » : s’occuper de la famille, des enfants, de la maison.
Envisager la politisation de ces types de besoins et de cette dimension, c’est affirmer que sans notre contribution, rien n’existe, que sans nous, tout s’arrête, que si nous faisons une pause, tout s’effondre. Politiser cette sphère à une époque où la question de la vie sous toutes ses formes, de la vie physique des individus à celle des êtres humains et non humains dans leurs interactions, est au cœur des enjeux actuels, est l’une des raisons de l’importance, de la capacité d’impact et de la pertinence de ce mouvement. Les gens dans les rues de Rome, de Paris et du monde entier se sont rassemblés non seulement pour dire non à la violence envers les femmes, mais on doit se demander pourquoi ce type de mobilisation a rencontré un tel succès.
D’une part, le mouvement a réussi à politiser cette question de manière innovante, en soulignant que la violence envers les femmes est un problème qui concerne toutes les sociétés, résultant du système global d’inégalités, et nécessitant donc de prêter attention à toutes ses dimensions. Mais son succès tient aussi au fait qu’il a su évoquer une transformation plus profonde que la simple réponse en termes de prévention de la violence, de protection des victimes et de condamnation des coupables. Il a fait naître la perspective d’une politique nouvelle dans ce domaine.
Comment élaborer une politique intersectionnelle ?
En effet, l’intersectionnalité est une loupe qui nous permet de voir comment les différents systèmes d’oppression et les différentes formes d’inégalité s’entremêlent. Idéalement, il s’agit d’une perspective qui pourrait être adoptée dans la conception et la planification de toute politique publique.
Une politique de lutte contre la violence à l’égard des femmes qui ne tient pas compte des différences entre les femmes n’est ni juste ni efficace. Prenons l’exemple le plus frappant, celui de la différence entre les femmes autochtones et les femmes migrantes. Une politique contre la violence ne peut fonctionner si l’on ne tient pas compte des femmes qui ont des difficultés avec leur permis de séjour, de l’accueil dans les centres d’hébergement des femmes qui vivent dans des espaces de promiscuité, des femmes qui n’ont pas de réelle possibilité de dénoncer parce que, si elles se rendent à la police, la première requête sera de montrer leurs papiers. Si nous ne prenons pas en compte toutes ces dimensions, nous ne menons pas réellement une politique contre la violence à l’égard des femmes, mais au mieux une politique contre la violence à l’égard de certaines femmes.
C’est l’un des exemples les plus flagrants de la manière dont cette approche peut être appliquée. Mais toutes les politiques nécessitent un regard intersectionnel. C’est le cas pour la mobilité. Qui utilise les transports en commun ? Pourquoi en ont-ils besoin ? Quelles sont les inégalités en termes d’accès à la mobilité dans une ville ? Quelles ressources devons-nous mobiliser ? Il est clair que les politiques ne peuvent être uniformes, car les inégalités sont multiples et s’entrecroisent. J’espère que cette perspective pourra être adoptée.
Actuellement, l’intersectionnalité est davantage abordée par les mouvements que par les partis politiques. En Italie, parmi les personnalités politiques en vue, Elly Schelin a utilisé le langage de l’intersectionnalité. Mais elle a souvent été moquée comme si ce concept était étranger, compliqué et un peu trop intellectuel, quand bien même il serait en circulation depuis des décennies. Hormis cette exception, l’intersectionnalité reste peu exploitée par les partis, du moins en Italie.
Ce sont les mouvements de société qui cherchent à l’imposer, en appliquant des procédés bien connus : ils cherchent à imposer certaines questions à l’agenda, à modifier le lexique, à déplacer le centre d’attention et à forcer les décideurs à se concentrer sur ces enjeux, souvent par le biais de d’activisme protestataire. Prenons l’exemple de l’activisme environnemental d’Extinction Rebellion, qui, en Italie et ailleurs, a recours à des manifestations telles que le lancement de peinture ou le blocage des rues. C’est un moyen d’exiger l’attention sur ces questions, sans avoir à formuler des propositions dans les termes et les langages plus adaptés aux décideurs politiques comme les partis ou les institutions.
Cela présente des avantages et des inconvénients : d’une part, cela préserve la radicalité de mouvements capables de proposer une plateforme politique large, exigeante et radicalement transformatrice, sans compromettre les possibilités actuelles et les capacités des acteurs politiques à les réaliser ; d’autre part, cela risque de maintenir une séparation entre la revendication et la prise de décision, même face à des acteurs politiques disposés à écouter et à intégrer ces propositions — l’image classique des représentants d’un mouvement assis à la table avec des politiciens pour expliquer leurs demandes.
Parfois, une collaboration se produit, peut-être à l’échelle locale, lorsqu’un comité de Fridays for Future ou un autre mouvement local formule des demandes spécifiques, entamant un dialogue avec une administration qui peut ajuster sa réponse et essayer de répondre à ces demandes. À l’échelle nationale ou supranationale, cependant, la relation est souvent conflictuelle plutôt que collaborative, avec les avantages et inconvénients que cela implique.
Il est remarquable que, dans le contexte de la reconstitution d’une nouvelle gauche émergeant d’un ordre néolibéral en crise, le seul acteur jamais mentionné est le parti politique, auquel nous n’avons fait référence que dans le cadre de la reconfiguration de la politique européenne. Les partis semblent en effet faibles dans leur capacité à offrir des visions convaincantes, alternatives et radicales face aux défis actuels.
Le cas de Sanchez, mentionné précédemment, montre cependant qu’une circulation d’idées et même une certaine ambition radicale existent et qu’avec un soutien électoral adéquat, cette vision peut être mise en œuvre. Il est même possible de démontrer que, si elle est mise en place, elle peut convaincre, être compétitive et vaincre les forces de droite.