Quelles sont les implications juridiques de la qualification des actions de la Russie en Ukraine en tant que crimes de guerre ? Assistons-nous à un génocide en Ukraine ? Sommes-nous en présence de crimes contre l’humanité ?
Je pense qu’en principe, tous ces termes sont appropriés. Si l’on considère l’aspect idéologique de cette guerre d’agression de la Russie, Poutine n’a jamais caché que, selon lui, l’État ukrainien ne devrait pas exister et que les Ukrainiens, en tant que nationalité – en tant que peuple – ne devraient pas être une entité indépendante. Il s’agit purement et simplement de rhétorique génocidaire.
Regardons les actions et ce qui se passe sur le terrain. Je pense que le massacre de Boutcha a été révélateur. Avant et depuis, des civils innocents ont été tués chaque jour. Lorsqu’ils ont commencé à attaquer les infrastructures, des citoyens pacifiques et des zones résidentielles – en particulier l’hiver dernier – les Russes ont tenté de briser la colonne vertébrale de l’Ukraine de la manière la plus choquante qui soit. Un an plus tard, les attaques contre des cibles purement civiles sont monnaie courante. Pour la Russie, c’est devenu la norme et elle n’essaie même pas de le justifier.
Tous ces éléments montrent que nous avons affaire à une agression qui correspond probablement aux pires qualifications juridiques. Dans une Europe prétendument moderne, un continent qui a connu les deux guerres les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité au siècle dernier, on aurait pu penser que cette leçon aurait été retenue et que cela ne se reproduirait plus.
Il faut que les coupables du crime d’agression, qui est au cœur de cette affaire, soient traduits en justice. Sans lui, aucune de ces atrocités n’aurait été commise en Ukraine. Cependant, il n’existe actuellement aucune instance appropriée pour en juger. Il est donc de notre responsabilité de créer un tribunal spécial, et c’est précisément ce que nous faisons pour veiller à ce que les responsables du déclenchement de cette guerre soient jugés.
Il est essentiel de traduire les dirigeants russes en justice : c’est notre définition de l’ordre mondial fondé sur le droit international, qui est en jeu. Nous devons envoyer un message très fort, en insistant sur la notion de responsabilité, afin que des crimes de cette ampleur ne restent pas impunis. Ce message a déjà été entendu lorsque la Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant, à la suite du déplacement forcé d’enfants, un épisode qui illustre parfaitement le type de guerre que la Russie mène contre l’Ukraine.
Que faudrait-il exactement pour créer un tribunal spécial ?
Un certain nombre de facteurs freinent sa création. Tout d’abord, les puissances occidentales et d’autres pays partageant les mêmes principes débattent toujours de la forme concrète qu’il devrait prendre, ce qui est problématique car cette cour doit jouir de la plus grande légitimité internationale possible. D’un côté, il y a un groupe de pays, dont l’Estonie, d’autres pays baltes, le Liechtenstein, la Pologne, la Belgique et le Luxembourg, et de l’autre, il y a les pays du G7 qui sont moins ouverts à l’idée d’un tribunal spécial international doté d’un mandat aussi large que possible.
Pour remédier à cet obstacle, nous espérons que les Nations unies pourront jouer un rôle actif dans la mise en place de cette juridiction. Des initiatives similaires, soutenues par un mandat du Conseil de sécurité, ont déjà été mises en œuvre par le passé. Le problème est qu’il ne fait aucun doute que la Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour que cette initiative n’aboutisse pas – en utilisant son droit de veto – bloquant ainsi toute chance de créer un tribunal international pour juger le crime d’agression russe au sein du Conseil de sécurité. Nous devrions donc passer par l’Assemblée générale des Nations unies.
Un autre scénario, qui consisterait à créer une sorte de tribunal hybride, basé sur la législation ukrainienne, ne serait pas du tout satisfaisant dans la mesure où il ne serait pas en mesure de poursuivre les plus hauts niveaux du Kremlin. Le président Poutine et les hauts dirigeants jouiraient de d’une immunité totale devant une juridiction de ce type.
Dans cette situation, la justice ne serait pas rendue, car si l’on laisse la personne responsable du déclenchement de l’agression en dehors de la juridiction du tribunal, celui-ci manque son objectif. Pour faire un parallèle grossier : si Hitler avait survécu à la guerre, pourriez-vous imaginer qu’il n’eût pas été jugé à Nuremberg ? C’est inconcevable.
Mais Nuremberg a eu lieu en partie parce que l’Allemagne avait été militairement vaincue et envahie. Il est très improbable que la Russie connaisse un tel sort. Dans ce cas, tous les dirigeants russes seraient jugés par contumace. Y a-t-il un véritable intérêt à organiser un tel procès ?
Nous parlons d’un principe fondamental : la création d’un tribunal qui enverra un signal à la communauté mondiale qu’il n’y a pas d’impunité pour de tels crimes. C’est l’une des conditions pour qu’un tribunal soit pleinement compétent.
Pensez-vous que la création d’un tribunal spécial soit redoutée par les dirigeants russes ?
Je suis convaincu que oui. Elle enverrait un signal dissuasif très clair à la communauté internationale et à ceux qui voudraient répéter cette expérience, y compris la Russie.
Si un tel tribunal devait être mis en place, quelle serait, selon vous, la réponse de la Russie ?
L’arsenal de propagande russe est très puissant. Poutine et ses acolytes ne manquent pas d’imagination. Je suppose qu’ils présenteront leurs arguments habituels, à savoir qu’il s’agit d’une conspiration de l’Occident, comme ils le font d’habitude. Mais qui sait ? Il est très difficile de savoir ce que les gens ont réellement à l’esprit. D’un autre côté, nous pouvons juger leurs actions et la manière dont ils jouent avec la machine de propagande habituelle. Leur modus operandi consiste à blâmer, à dénoncer une grande conspiration et à prétendre qu’ils sont innocents et que leur pays est le plus pacifique du monde.
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En ce qui concerne la politique intérieure russe, pensez-vous que la création d’un tel tribunal et l’éventuelle poursuite et condamnation de dirigeants russes pourraient entraîner une sorte de déséquilibre dans la politique russe ?
C’est possible, mais il est difficile de dire si une telle initiative créerait des turbulences au sein de l’élite russe. Il y a beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte, notamment l’état de l’économie russe, la façon dont elle a résisté aux sanctions, les contraintes qui pèsent sur les élites dans l’utilisation de leurs ressources et de leur argent, etc. Mais je reste convaincu que cela enverrait un signal fort au peuple russe, en lui montrant à la fois le genre d’atrocités qu’ils ont commises et l’isolement international de Vladimir Poutine.
Pensez-vous que la création d’un tel tribunal pourrait réactiver l’accusation de « deux poids, deux mesures » souvent brandie contre l’Occident ? Pensez-vous que la création d’un tribunal spécial pourrait se retourner contre vous en termes de communication mondiale ?
Le paysage médiatique mondial est saturé d’allégations et d’accusations. Dans ce contexte, il est donc difficile de prédire quelle position certaines puissances et forces soutiendront. Mais nous devons garder à l’esprit que l’Assemblée générale des Nations unies a condamné l’agression de la Russie par plusieurs résolutions soutenues par plus de 140 États. L’agression n’est pas un problème régional isolé, c’est une menace pour la paix et la sécurité mondiales.
Certaines des régions où les Russes ont commis les pires crimes sont aujourd’hui occupées ou en proie à d’intenses combats. Pensez-vous que l’accusation devrait attendre la fin de la guerre pour rassembler autant de preuves que possible et en dire le plus possible, ou pensez-vous qu’il y a suffisamment de preuves maintenant ?
Les Ukrainiens enquêtent déjà sur plus de 100 000 cas de crimes de guerre. Beaucoup de travail a été fait, mais il reste encore beaucoup à faire. Des enquêteurs ont été envoyés pour recueillir des preuves, également par la CPI. Le procureur de la CPI a ouvert une enquête sur la situation en Ukraine en mars 2022. La France, par exemple, a été très active en envoyant des experts. Dans le cadre d’Eurojust, un centre a été mis en place pour aider le bureau du procureur avec tous les aspects techniques de l’enquête, notamment en ce qui concerne la collecte des preuves.
Je pense qu’il ne faut pas attendre la fin de la guerre. Ce qui se passe sous nos yeux est suffisamment clair pour aller de l’avant et mettre en place ce tribunal. Il pourrait être pleinement opérationnel alors même que les combats se poursuivent. Toutefois, il s’agit là d’un point de vue idéaliste. Il est évident que la mise en place d’un tribunal chargé de juger le crime d’agression russe prendra probablement beaucoup de temps.
Outre le tribunal spécial, quelles autres mesures diplomatiques, politiques, économiques et juridiques devraient ou pourraient être prises aujourd’hui pour rendre la Russie plus responsable de ses actes ?
Nous utilisons largement les sanctions pour augmenter le coût de l’agression en Ukraine. Mais nous sommes désormais confrontés au problème du contournement des sanctions. Par exemple, nous devons nous assurer que les matériaux utilisés dans l’effort de guerre de la Russie ne finissent pas dans les pays tiers qui les exportent en fait vers la Russie. C’est une question très sérieuse à l’ordre du jour.
Il existe d’autres actions concrètes que nous pourrions lancer. Nous avons gelé des milliards d’actifs russes dans toute l’Europe et chez nos alliés occidentaux. Nous pensons que cet argent devrait être utilisé pour la reconstruction, car la Russie est tout simplement responsable de la destruction. Pourquoi les autres devraient-ils payer ? Dans cette perspective, nous mettons au point des mécanismes juridiques permettant d’utiliser ces avoirs d’État russes immobilisés ou ces avoirs privés gelés pour canaliser l’argent vers la reconstruction de l’Ukraine.
Parmi les autres moyens d’atteindre notre objectif de rendre la guerre aussi coûteuse et insoutenable que possible pour la Russie, le pétrole est un facteur clé. Il s’agit d’une énorme manne financière pour l’économie russe. Nous nous sommes efforcés de plafonner les prix du pétrole, mais il semble que la Russie soit actuellement en mesure de vendre son pétrole au-dessus de ce plafond, de sorte que ce mécanisme doit également être amélioré.
Nous devons faire face à un certain nombre de difficultés. Parmi elles, certains mécanismes internationaux permettent de contourner les mesures restrictives, mais cela ne doit pas nous empêcher d’essayer de couper la principale source d’approvisionnement et, en fin de compte, d’isoler la Russie sur le plan politique. Cela commence dans les organisations internationales, en particulier dans les organes qui s’occupent des droits de l’homme, de nos valeurs fondamentales. Compte tenu de l’ampleur des crimes commis par l’armée et l’État russes en Ukraine, le pays devrait être exclu ou, au moins, suspendu des organisations internationales dont elle est membre et de leurs sous-entités.
C’est une question de principe : comment sommes-nous censés, en tant que communauté mondiale, préserver la valeur de l’ordre international fondé sur des règles si la Russie est autorisée à rester totalement impunie ?
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Deux ans après le début de la guerre, le soutien à l’Ukraine semble s’affaiblir, en particulier en Europe occidentale et aux États-Unis, où les sondages d’opinion montrent un mécontentement croissant ou du moins une indifférence à l’égard de ce qui se passe en Ukraine. Pensez-vous que la création d’un tribunal spécial pourrait renforcer ou revitaliser l’opinion occidentale ?
Sur la question du soutien à l’Ukraine, nous avons collectivement fait beaucoup, mais les Européens de l’Ouest et de l’Est ne ressentent pas nécessairement la même urgence — il est clair que le fait d’être le voisin de la Russie ajoute à ce sentiment. Mais je pense que la création d’un tribunal serait un facteur de revitalisation de l’opinion publique. Une telle initiative permettrait de faire prendre conscience de ce qui se passe réellement, de la manière dont nous devons réagir et du fait que nous devons tout faire pour éviter que cela ne se reproduise. Voulons-nous pour nos enfants un avenir où la force fait le droit ou préférons-nous la paix et la prospérité ?
Comment évaluez-vous la réponse de la communauté internationale à l’agression de la Russie en Ukraine ? Le débat sur le Tribunal spécial est-il le signe que quelque chose manque dans la réponse globale à ce qui se passe ?
Si vous regardez les résolutions de l’ONU, la condamnation est écrasante et très forte. Nous pouvons être satisfaits de cette situation si elle perdure. Mais la Russie est très douée pour présenter un contre-récit. Certains pays du Sud ont des liens historiques avec Moscou qui peuvent désormais prendre la forme d’une coopération économique et militaire intense.
Tout cela pèse bien sûr lourdement sur l’équilibre politique de votre vote. Il n’est donc pas surprenant que certains pays ne s’expriment pas clairement. C’est là tout l’enjeu des relations internationales ! On ne peut pas s’attendre à ce que tous les coins de la planète aient la même opinion et la même perception que nous. Mais je pense que le tableau d’ensemble n’est pas si sombre. Il faut beaucoup d’efforts et un travail diplomatique constant pour expliquer ce qui se passe réellement en Ukraine et pour démonter la thèse de la Russie selon laquelle l’Occident est responsable des pénuries mondiales.
Nous devons faire preuve d’une vigilance constante et sensibiliser nos partenaires et, plus important encore, les autres pays.
Pourquoi pensez-vous que la Russie est si douée pour se présenter comme un phare de l’anti-impérialisme, ce qui est absurde lorsque l’on connaît son histoire ?
La plupart des pays qui ferment les yeux sur ce que fait la Russie n’ont pas de frontière commune avec elle et n’ont donc pas fait l’expérience directe de l’impérialisme russe. Il est donc plus facile pour la Russie de se présenter comme un opposant à l’impérialisme occidental et de diffuser son discours totalement erroné. De plus, si vous avez une relation sous-jacente avec la Russie qui vous rend dépendant d’elle, il est alors plus facile pour vous d’accepter ce récit et cela vous empêche d’être vraiment curieux et critique à ce sujet. Mais encore une fois, notre objectif est de contrer et de déconstruire le discours de Poutine et d’expliquer ce qui se passe réellement. C’est aussi l’une des principales fonctions de notre travail diplomatique.