Le parti Droit et Justice (PiS) va devenir le principal parti d’’opposition, et il y a de fortes chances que l’opposition actuelle parvienne à former un gouvernement. Mais, le PiS a laissé un véritable champ de mines juridique à tel point que leurs successeurs potentiels devront être très prudents s’ils veulent rétablir l’État de droit. Par quoi doivent-ils commencer ? 

Marcin Matczak

Marcin Matczak est spécialiste de la théorie et de la philosophie du droit. Il est professeur à la Faculté de Droit et d’Administration de l’Université de Varsovie.

Il y a plusieurs options à considérer. On pourrait commencer par réparer l’État là où le PiS a commencé à le détériorer, c’est-à-dire au niveau du Tribunal constitutionnel. Le PiS savait qu’en démocratie le Tribunal était un instrument presque aussi puissant que le Parlement. Voulant une liberté totale, il a commencé par y placer ses juges. Cependant, ce n’est pas à mon avis une bonne idée de commencer immédiatement par le Tribunal. 

Pourquoi ?

Marcin Matczak

Les mandats des juges du Tribunal constitutionnel sont protégés par la Constitution. Si se réalisait le scénario de renverser le Tribunal par une résolution lors de la première session du Sejm j’ai du mal à imaginer, en tant qu’avocat, les termes qui seraient utilisés dans la résolution. Peut-être que certains déboucheraient le champagne pour célébrer le rétablissement de la démocratie, mais, à titre personnel, je porterais le deuil de la démocratie : alors qu’en 2015, le PiS avait annulé l’élection de trois juges au Tribunal constitutionnel, l’opposition annulerait celle de quinze juges ! Et, à l’avenir, un autre vainqueur des élections aurait un excellent précédent constitutionnel pour annuler l’intégralité des décisions de ses prédécesseurs. À ce jeu là, le Tribunal constitutionnel serait en passe d’être complètement soumis aux alternances électorales. Nous ne pouvons pas nous permettre cela. 

Le PiS savait qu’en démocratie le Tribunal constitutionnel était un instrument presque aussi puissant que le Parlement.

Marcin Matczak

Il va donc falloir serrer les dents. Nous avons patiemment attendu le 15 octobre pour renvoyer le PiS, et il va nous falloir continuer à attendre. Les juges du Tribunal constitutionnel légitimement élus ne peuvent être écartés autrement que par une procédure disciplinaire ou à la fin de leur mandat. On peut retirer les trois doublons, dont la nomination est la plus contestable. Mais il faut faire attention à ce que nous faisons : le procureur général n’est pas un organe constitutionnel ; il est moins protégé. Et puis il existe d’autres organes importants à défendre pour garantir la démocratie et l’État de droit, comme l’indépendance des médias. 

Pourtant, si les doublons restent au Tribunal, le PiS n’aura qu’à utiliser son droit à réunir cinquante députés pour demander au Tribunal d’examiner la constitutionnalité de toute loi parlementaire de la majorité. Par ailleurs, le président du Tribunal pourrait aussi contribuer à torpiller tout projet de réforme d’ampleur. Le risque politique de ne pas toucher à cet héritage du PiS n’est-il pas trop élevé ? 

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin est journaliste pour Kultura Liberalna où elle couvre spécifiquement les évolutions politiques de la Pologne contemporaine.

Avant tout, il faut s’employer à débloquer les fonds du Plan National de Reconstruction, actuellement gelés par la Commission Européenne à cause des manquements de la Pologne en matière d’État de droit. Il s’agit notamment des différentes réformes judiciaires menées par le PiS. Sur ces sujets, des décisions judiciaires existent déjà, comme la résolution de 2017 des chambres unifiées de la Cour Suprême, qui déclare que le Conseil national de la magistrature  n’est pas l’organe constitutionnel qu’il prétend être en raison d’un processus de nomination inapproprié. En l’espèce, nous pourrions commencer par ces questions, qui ne nécessitent pas de manœuvres compliquées, car les jugements ont déjà été prononcés, mais n’ont tout simplement pas été appliqués.

De même, en ce qui concerne le Tribunal Constitutionnel actuel, en matière de « doublons », il suffirait d’appliquer la décision du Tribunal précédent, qui avaient statué qu’ils avaient été inconstitutionnellement nommés — une décision elle aussi restée sans suite.

Marcin Matczak

Cette approche me plaît, car elle respecte la logique de séparation des pouvoirs et son intégrité. Ce qui m’inquiète, c’est l’idée que le pouvoir exécutif ou législatif puisse rectifier le judiciaire sans un fondement juridique solide. Selon l’article dix de la Constitution, dans de telles situations, l’exécutif ou le législatif ne peut intervenir dans le fonctionnement du judiciaire qu’avec un « laissez-passer » de ce dernier, c’est-à-dire un jugement du Tribunal Constitutionnel (avant que le PiS ne nomme la totalité des juges du Tribunal), de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ou de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

De même, en ce qui concerne le Tribunal Constitutionnel actuel, en matière de « doublons », il suffirait d’appliquer la décision du Tribunal précédent, qui avaient statué qu’ils avaient été inconstitutionnellement nommés.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

À l’inverse, l’idée de complètement renouveler le Tribunal Constitutionnel, qui circule actuellement, va encore plus loin. Elle repose sur l’hypothèse que la simple présence des « doublons » et leurs décisions ont contaminé toute l’institution. Mais cela n’a pas de base juridique solide. Le PiS a gouverné notre pays pendant huit ans, en nommant la plupart des juges au Tribunal conformément à notre constitution.

De fait, à l’exception de ces trois « doublons », les autres nominations ont été faites légalement.

Marcin Matczak

Et même si le Parlement actuel remplace les « doublons », il restera douze juges nommés par le Parlement sortant au Tribunal. Vont-ils bloquer les nouvelles lois ? L’histoire offre des précédents. Aux États-Unis, dans les années 1930, Franklin Roosevelt, après avoir gagné les élections et alors qu’il voulait mettre en place le New Deal, se heurtait aux « quatre cavaliers conservateurs » de la Cour Suprême qui bloquaient ses réformes. Roosevelt, malgré son mandat démocratique, était dans une impasse. Quelle fut sa solution ? Proposer d’élargir la Cour Suprême de neuf à seize juges. Bien que cela n’eût pas violé formellement la Constitution, cela a soulevé une grande indignation, qui a finalement mené à un compromis où chaque partie a cédé.

Il faut aussi souligner un point important : cette année, le Tribunal Constitutionnel a voté de justesse, 7 contre 6, pour empêcher de lever l’immunité de Krystyna Pawłowicz 1, qui avait publiquement insulté le député Krzysztof Brejza (membre de la Plateforme civique). C’était avant les élections. Avec le changement politique actuel, l’issue de ce vote serait incertaine. 

Vous pensez en somme que le Tribunal Constitutionnel pourrait se « décongeler » de lui-même à la suite du résultat des élections ? 

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Cela est plausible, notamment parce que les mandats de certains juges se terminent bientôt, ouvrant la voie à de nouvelles nominations. En outre, il y a des conflits internes qui ont déjà empêché l’examen d’une loi cruciale pour le PiS, qui aurait permis de débloquer les fonds pour le Plan National de Reconstruction. Le Tribunal n’est plus le bloc monolithique qu’il était au début du mandat du PiS. Il commence à évoluer, sous l’effet conjugué du droit et de la politique.

Marcin Matczak

Certains faucons pensent qu’il faut taper du poing sur la table, mais je déconseille fortement cette approche. À la Fondation Batorego, nous avons longuement travaillé pour convaincre les partis démocratiques d’adopter une méthode différente. Notre proposition n’est pas dénuée de force. Par exemple, elle inclut l’annulation des décisions prises par les « doublons » du Tribunal Constitutionnel, y compris celle sur l’avortement. L’important est de ne pas reproduire ce que le PiS a fait, qui s’est cru tout puissant. Ce n’est pas parce qu’on est élu qu’on peut tout faire.

N’est ce pas un peu optimiste. Comme on le disait, le PiS avec ses 50 députés peut toujours proposer de nouvelles lois au Tribunal Constitutionnel, pouvant ainsi renverser d’importantes réformes législatives.

Marcin Matczak

L’épisode dont je parlais avec Roosevelt était également tendu. L’Amérique venait de traverser la crise de 1929. Le peuple attendait du changement, et voilà un président dynamique, porteur de réformes, contrarié par quatre juges réfractaires. Laissons les choses un peu suivre leur cours. 

Par ailleurs, les enquêtes judiciaires, notamment sur une possible influence sur les décisions du Tribunal Constitutionnel, peuvent s’avérer cruciales. L’histoire juridique montre qu’une bonne procédure pénale peut ébranler un monolithe. Si des enquêtes révèlent l’ingérence de politiques dans le Tribunal, cela divisera les juges entre ceux impliqués et les autres. Muszyński, un des « doublons », a déjà commencé à divulguer des informations, prétendant tenir un registre de tout ce qu’il s’était passé. Même si des obstacles surgissent, mieux vaut patienter que de détruire une institution en créant un dangereux précédent. 

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Concernant la justice, la tentation sera grande d’utiliser ce que nous avons tant critiqué. Sous le premier mandat du PiS, le ministre de la Justice, en devenant aussi procureur général, a rendu la justice politiquement dépendante. Aujourd’hui, cette fusion pourrait se révéler utile pour rétablir l’État de droit

Marcin Matczak

Il est possible que le nouveau gouvernement tire parti de cette fragilité institutionnelle. Bien que la double fonction de ministre de la Justice et de procureur général ne soit pas anticonstitutionnelle, il faut éviter de répéter des méthodes de procédure pénale abusives. Je parle de ces raids matinaux, arrestations et fouilles, où l’on déclare une personne coupable avant même de chercher des preuves. J’espère que le nouveau gouvernement se rendra compte qu’il y a plus de dix millions de personnes qui percevraient cela comme de la vengeance pure et simple.

L’histoire juridique montre qu’une bonne procédure pénale peut ébranler un monolithe.

Marcin Matczak

Je préfère exposer les tort qui ont été commis, par exemple au Tribunal Constitutionnel. Si nous pouvons démontrer l’absurdité d’une situation qui permet qu’un jugement apparaisse quand Kaczyński en a besoin et disparaisse quand il ne le souhaite pas, alors les réformes seront mieux acceptées. Il est donc crucial de d’abord révéler le mal, puis de punir. Peut-être une commission d’enquête serait-elle appropriée ? Pour ceux qui ont défendu l’État de droit, les agissements passés sont clairement néfastes, mais ce n’est pas le cas pour tous. Beaucoup de Polonais croient que le PiS avait de bonnes intentions. Si nous parvenons à leur montrer le contraire, alors seulement une véritable renaissance pourra avoir lieu.

J’entends certains éditorialistes affirmer qu’une sorte de revanche médiatique est nécessaire, qu’il faut faire un coup d’éclat, avec des perquisitions matinales chez les plus importants dirigeants du PiS, pour ne pas répéter la politique trop conciliante qui aurait été menée en 2007 lorsque le PiS a perdu le pouvoir pour la première fois. 

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

De nombreux juristes que j’ai interrogées mettent en garde contre cette tentation. Comment, après avoir défendu les tribunaux et l’État de droit, peut-on souhaiter y porter atteinte ? Si nous cédons à l’instant de vengeance maintenant, nous nous privons du droit de protester lorsque l’État de droit sera à nouveau menacé, perdant ainsi toute crédibilité. Cela ne ferait que renforcer l’argument selon lequel aucun camp n’est meilleur que l’autre.

Existe-t-il des limites à cette revanche ?

Marcin Matczak

Absolument. Il est essentiel de différencier « revanche », « vengeance » et « rectification ». On peut rectifier sans se venger. Regardez Trump. Après sa défaite électorale, des procédures, y compris pénales, ont été engagées qui respectent parfaitement les normes. Malgré tout, des images de Trump au tribunal circulent, et, loin de lui nuire, elles renforcent son image de martyr auprès de ses partisans.

On parle d’un maître dans l’art de la mise en scène.

Marcin Matczak

Justement, personne n’est venu l’arrêter à l’aube  pourtant, personne ne vient l’arrêter à l’aube. Il adorerait ça, pour pouvoir dire : regardez ce qu’ils font à votre président. Si quelqu’un pense qu’arrêter Jarosław Kaczyński tôt le matin va affaiblir le PiS, il se trompe sur la nature des émotions humaines. Ça ne se passera pas ainsi. Avant d’arrêter Kaczyński, il faut montrer ses méfaits. Alors, et seulement alors, le public comprendra que ce n’est pas une vengeance, mais la justice en action.

Si quelqu’un pense qu’arrêter Jarosław Kaczyński tôt le matin va affaiblir le PiS, il se trompe sur la nature des émotions humaines.

Marcin Matczak

Et pour ceux qui nous ont aidés à traverser ces huit années difficiles, qui ont perdu leur emploi, subi des harcèlements ? Ils ne veulent pas d’un simple geste symbolique, mais d’une véritable reconnaissance.

Marcin Matczak

On pourrait recourir au Tribunal d’État 2 dans ce contexte, tout comme indemniser ceux qui ont été lésés. Ce n’est pas de la vengeance, mais de la justice. Réhabiliter ces personnes, leur rendre hommage et peut-être même les récompenser, c’est notre devoir en tant que communauté. C’est une démarche constructive, pas une dévalorisation.

[Lire plus : la Pologne après une élection historique]. 

Et que faire du président Andrzej Duda, issu du PiS, qui a signé tant de documents controversés après 2015 ? Certaines de ses décisions pourraient lui valoir d’être déféré devant le Tribunal d’État. Mais, il restera en place encore longtemps. C’est la preuve que la « dé-PiS-isation » de l’État ne sera ni simple ni rapide.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Il est important de distinguer entre « dé-PiS-isation » et restauration de l’État de droit.

Est-ce vraiment possible ?

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Certaines mesures peuvent être adoptées par des résolutions, sans nécessiter de législation formelle, ce qui évite la nécessité d’une signature présidentielle. De plus, avec le changement de paysage politique, il n’est pas certain que le président choisisse d’user de son veto. Ses intentions vis-à-vis des lois visant à restaurer l’État de droit ne sont pas connues. Il est important de noter que les projets de réforme des tribunaux et du parquet, élaborés récemment dans les milieux juridiques, visent non seulement à limiter l’influence du PiS dans les institutions, mais aussi à les réformer en profondeur. En effet, les tribunaux, en plus d’avoir été politisés, sont aujourd’hui bien moins efficaces qu’avant l’ère PiS.

Devrions-nous ignorer certains actes du président ?

Marcin Matczak

À mon avis, si c’est faisable, le président Duda devrait être déféré devant le Tribunal d’État. Ses actions, comme les serments nocturnes contraires aux décisions du Tribunal Constitutionnel ou les nominations controversées à la Cour Suprême, sont des affaires graves. Si les procédures le permettent et qu’il y a des motifs, elles devraient être mises en œuvre. En parlant de mes craintes vis-à-vis d’actions spectaculaires, je faisais surtout allusion à l’article 231 du code pénal sur la négligence ou l’abus de pouvoir des fonctionnaires. C’est un article assez vague.

Avec le changement de paysage politique, il n’est pas certain que le président Duda choisisse d’user de son veto.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

J’ai par exemple vu des accusations portées contre des directeurs d’entreprises publiques à l’époque des derniers gouvernements de la Plateforme civique, basées sur de simples erreurs de facturation. Je veux éviter de telles situations. Avec le Tribunal d’État, le public comprendra clairement les enjeux, tout comme avec une commission d’enquête. Aux États-Unis, les accusations contre Trump sont si nombreuses et variées que les Américains conservateurs pensent qu’il est injustement ciblé. Ils commencent même à le plaindre. Nous ne pouvons pas laisser cela se produire. S’il doit y avoir une sanction, le crime doit être clairement défini.

La Cour suprême de Pologne. © Omar Marques/SOPA Images

Mais quelle est la probabilité que le Tribunal d’État puisse agir ? Elle semble faible. Il faudrait d’abord obtenir une majorité à l’Assemblée Nationale.

Marcin Matczak

C’est pourquoi je crois que la stratégie sera différente. Le nouveau gouvernement dispose de moyens de pression politiques, et le président a probablement des ambitions pour l’avenir, notamment la succession Jarosław Kaczyński. J’ai confiance en la sagesse des politiciens de l’opposition pour évaluer la situation, mesurer leurs forces et conclure : si nous pouvions, nous le traduirions devant le Tribunal d’État, mais si ce n’est pas possible, il faut adopter une autre stratégie. C’est cela, la politique — il faut être pragmatique.

Donc on fait comme si rien ne s’était passé ?

Marcin Matczak

Peut-être que le président ne sera pas immédiatement visé, car il va falloir établir une forme de cohabitation. La perspective de sa responsabilité future pourrait devenir un élément de négociation. Laisser l’émotion guider nos actions, avec l’idée que « maintenant, ce serait notre tour », n’est pas la meilleure approche. J’espère que la nouvelle coalition évitera d’antagoniser émotionnellement le PiS et ses soutiens. Parler de l’État de droit, c’est une chose, mais envisager des actions comme déplacer le mémorial du président Kaczyński, cela touche profondément l’autre camp et risque seulement d’accentuer la division et de faciliter le retour des populistes.

Mais n’est-il pas plus facile de frapper l’imagination avec des symboles plutôt que de réformer, par exemple, le système de santé ?

Marcin Matczak

C’est pour cette raison que nous devons affirmer haut et fort que cette approche représente le pire type de populisme. Je crois que les gens qui ont patienté dans les files d’attente pour voter attendaient quelque chose de différent, pas une simple répétition du passé sous une autre couleur politique.

Et concernant la Cour Suprême ?

Marcin Matczak

Il y a les nominations des juges et les décisions judiciaires à prendre en compte.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Sans oublier les arrêts de la CJUE.

Marcin Matczak

En les respectant, les pouvoirs législatif et exécutif n’outrepassent pas leurs prérogatives. Ainsi, la question de la Cour Suprême est plus simple que celle du Tribunal Constitutionnel. Les problématiques autour des nouveaux juges sont juridiquement plus claires, et les propositions plus mesurées. Pourquoi parler de ces décisions ? Parce que si, dans quatre ou huit ans, des populistes reprennent le pouvoir, ils pourraient s’appuyer sur un précédent selon lequel le Parlement ou le gouvernement peut révoquer un juge sans décision de justice. Si cette coalition agit en respectant la règle qu’elle ne peut intervenir que sur la base d’un jugement, cela apaisera toute la situation.

Nous ne voulons pas créer de précédents néfastes. Mais depuis 2015, n’avons-nous pas assisté à une vague sans précédent de violations de toutes les règles ? Ne pas publier une décision du Tribunal Constitutionnel si elle est embarrassante, par exemple. Après ces huit années de non-respect des normes et de la constitution, si les populistes devaient revenir, ne vont-ils pas simplement ignorer cette période de redressement et revenir à leurs anciennes méthodes ?

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Aucune loi ne peut vous prémunir contre cela. Si les dirigeants ont de mauvaises intentions, même avec un système juridique et étatique parfaitement conçu, ils trouveront un moyen de les mettre en œuvre. Il n’existe pas de système infaillible.

Marcin Matczak

Quand nous discutons de l’État de droit, on en vient soudain à parler de polarisation. Certains pourraient dire : « Mais de quoi parlez-vous, l’État de droit est uniquement une question juridique ». Ce n’est pas le cas : si les gens perdent confiance dans les institutions ; s’ils pensent que le nouveau pouvoir peut faire ce qu’il veut, alors rien ne nous protégera d’un retour des populistes. Nous devons agir sur deux fronts. D’un côté, punir ceux qui ont mal agi. Et pour être clair, engager des poursuites contre l’ancienne Première ministre Beata Szydło pour non-publication des décisions du Tribunal Constitutionnel, conformément à l’article 231 du code pénal, me paraît une évidence.

Une évidence, vraiment ? Le mot est fort. 

Marcin Matczak

C’est évident, c’était un véritable coup d’État. Je ne dis pas qu’il faut ignorer ce qui s’est passé. Mais, si nous critiquons un politicien pour abus de pouvoir, nous ne devons pas tomber dans le même piège. Si la nouvelle autorité réussit à être ferme sur les violations manifestes tout en respectant la loi et sans polariser la société, alors nous pourrions voir le droit et la communauté fonctionner de concert, évitant ainsi de répéter les erreurs post-2015.

Vous parlez de Beata Szydło, mais qu’en est-il de Zbigniew Ziobro, le ministre de la Justice, auteur de nombreuses réformes contraires à l’État de droit ?

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Il serait probablement possible de démontrer ses abus en tant que procureur général dans un cadre pénal. Comme, par exemple, ses tentatives de manipulation des procédures. »

Ce sera difficile à prouver, non ?

Marcin Matczak

Je pense que cela peut se faire dans l’esprit que nous avons évoqué. De plus, il y a une affaire d’utilisation inappropriée des fonds publics. Nous avons également des enquêtes et des rapports de la Cour des comptes qui attestent de ces abus. Des irrégularités ont déjà été signalées. Si la nouvelle autorité prend le contrôle des services et du parquet, davantage sera révélé. Je suis convaincu que les réalités étaient bien pires que ce que nous savons. Il doit y avoir des traces. Des ordres ont dû être donnés, des signatures apposées. L’expérience juridique montre que si quelqu’un méprise la loi dans les questions fondamentales, il en va de même pour les autres, et cela finira par se savoir. Il est impossible de détruire toutes les preuves des abus du PiS. Cela a duré trop longtemps pour être complètement dissimulé.

Qu’en est-il de la réforme des médias publics ? Quels outils juridiques utiliser ?

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Le Conseil National des Médias, qui a facilité la mainmise du PiS, a été constitué de façon inconstitutionnelle, empiétant sur les prérogatives du Conseil National de la Radiodiffusion et de la Télévision, ce qui a été confirmé par le Tribunal Constitutionnel.

Le PiS ne parviendra jamais à faire disparaître toutes les preuves de ses abus.

Marcin Matczak

J’imagine avec quel calme Krzysztof Czabański (qui dirige le Conseil depuis 2016) écoutera cet argumentaire.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Ce sera sûrement un défi, car avant même d’avoir commencé à faire quoi que ce soit, nous lisons déjà des articles alarmistes sur la grande épuration des médias de droite par le nouveau pouvoir. Mais il existe une décision du Tribunal Constitutionnel : l’actuel Conseil National des Médias a été nommé inconstitutionnellement. La prochaine étape serait une réforme pour assurer l’indépendance des médias publics du pouvoir politique. Il existe des modèles internationaux pour cela. Cependant, c’est une étape secondaire dans la restauration de l’État de droit, car il y a des questions plus pressantes.

La réforme du parquet serait donc la priorité ?

Marcin Matczak

Il est vrai qu’il y a des sujets plus cruciaux que les médias, mais ils peuvent être abordés en parallèle, surtout vu l’impact de la propagande de ces huit dernières années sur les gens. Pouvoir dire la vérité est un aspect fondamental du rétablissement de l’État de droit. Si nous voulons montrer aux gens le mal qui a été fait, les médias publics doivent y contribuer.

Il y a aussi une question de respect des valeurs conservatrices, notamment en matière de religion et d’éducation des enfants. Concernant les médias et l’éducation, je me demande : doivent-ils appartenir à un camp ? Ou être apolitiques ? Si on les politise, on risque de faire basculer la situation et de mettre 10 millions de citoyens en état de guerre pour reprendre le contrôle. Est-ce vraiment nécessaire de changer de cap ?

Pouvoir dire la vérité est un aspect fondamental du rétablissement de l’État de droit.

Marcin Matczak

Bien sûr, dans les médias publics actuels, il n’y a pas de vrais journalistes, et il faudrait remplacer ces pseudo-journalistes. Cependant, il serait tout aussi problématique de les remplacer par des idéologues de l’autre bord. Chaque pouvoir a besoin de médias, mais si les leaders de la coalition — et j’espère que Donald Tusk est de ceux-là — pensent à long terme, ils devraient envisager de respecter les besoins de l’autre camp dans les nouveaux médias ou le nouveau système éducatif. Il est essentiel d’unir la nation, et pour cela, il faut laisser de l’espace à l’autre camp pour qu’il se sente inclus.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Donald Tusk va diriger un gouvernement diversifié idéologiquement, donc il n’y a probablement pas de risque de déséquilibre excessif. Władysław Kosiniak-Kamysz [l’un des leaders de Troisième Voie], interrogé sur la promesse de Donald Tusk de légaliser l’avortement jusqu’à 12 semaines, a rappelé que la Troisième Voie ne l’avait jamais promis. Ainsi, le risque d’exclure une partie de la société en raison de changements trop rapides semble limité.

Pourquoi cela est-il important ?

Marcin Matczak

Comme vous l’avez dit, nous avons une coalition variée et équilibrée, incluant la Troisième Voie plutôt conservatrice, la gauche progressiste et la Coalition Civique, qui a toujours mélangé des approches libérales, de gauche et conservatrices.

Avant même d’avoir commencé à faire quoi que ce soit, nous lisons déjà des articles alarmistes sur la grande épuration des médias de droite par le nouveau pouvoir.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Les études montrent que les débats sur l’éducation et l’éducation des enfants sont parmi les plus clivants socialement. Confier le ministère de l’Éducation au groupe le plus progressiste pourrait donner lieu à des accusations de sexualisation des enfants dans les écoles, augmentant la polarisation.

Il serait donc préférable que le ministre de l’Éducation soit issu de la Troisième Voie.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Je comprends votre perspective symbolique. Cependant, je me demande ce qui constituerait un déséquilibre et ce qui resterait neutre idéologiquement. L’introduction de l’éducation sexuelle dans les écoles, est-ce une question idéologique ou est-ce neutre ?

Marcin Matczak

L’éducation sexuelle est essentielle. Mais je me pose la question : comment montrer à l’autre camp que nous ne voulons pas d’une école orientée à gauche, mais d’une école qui reflète l’ensemble de la Pologne ? Dans le programme d’éducation sexuelle proposé par la gauche, y aura-t-il de la place pour valoriser des aspects tels que la maternité, le mariage, la fidélité conjugale ? Je ne retrouve pas ces valeurs dans le discours actuel de la gauche sur la sexualité, qui semble plutôt reléguer les traditions au passé, alors qu’elles restent importantes pour une grande partie de la population. L’émancipation des femmes est certes liée à une vision particulière du mariage et de la maternité. Si un ministre de gauche prend les rênes, j’ai l’impression qu’il insistera sur certains types de valeurs, en négligeant, voire en excluant, d’autres. Il est aussi crucial de traiter avec finesse la question de la religion à l’école – va-t-on l’éliminer du programme ou l’intégrer différemment ? Il est indispensable d’expliquer clairement pourquoi certaines décisions sont prises, pour ne pas donner l’impression d’attaquer les valeurs de l’autre camp.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Je ne pense pas que la gauche polonaise soit opposée au concept de mariage. Au contraire, elle milite pour le mariage homosexuel. »

Marcin Matczak

Mais ce n’est pas la forme de mariage que l’autre camp valorise.

Cette idée d’une défense générale du mariage rappelle l’argument que David Cameron avait utilisé au Royaume-Uni. 

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

En ce qui concerne la religion à l’école, il s’agit effectivement d’un sujet qui nécessiterait probablement une campagne explicative…

Marcin Matczak

Et beaucoup de tact.

Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin

Exactement, du tact. On peut être d’avis que la religion n’a pas sa place dans les écoles, mais il est impossible de la retirer sans froisser certains.

Marcin Matczak

Cela ne ferait que créer un nouveau champ de bataille, offrant ainsi un avantage aux populistes.

Sources
  1. Ancienne députée du PiS (2011-2019), Krystyna Pawłowicz est devenue juge au Tribunal constitutionnel en 2019.
  2. Le Tribunal d’État un organe constitutionnel du pouvoir judiciaire en Pologne, dont la tâche principale est de faire respecter la responsabilité des plus hauts organes et fonctionnaires de l’État pour violation de la Constitution ou de la loi en relation avec le poste occupé ou dans le cadre de leurs fonctions, et pour des délits communs et fiscaux dans le cas du Président de la République de Pologne.
Crédits
Cet entretien a été publié en partenariat avec la revue Kultura Liberalna.