En réponse à l’agression russe de l’Ukraine, le chancelier allemand Olaf Scholz a annoncé une Zeitenwende, un changement d’époque, devant le Bundestag dans les jours qui ont suivi. Ces propos faisaient écho à un choc majeur qui a ébranlé l’ensemble de l’Europe  : le retour de la guerre entre États sur le sol européen. Cette perspective semblait bien théorique jusqu’en février 2022, comme une lointaine menace dans toutes les acceptions possibles. Les décideurs publics ont pourtant été confrontés à cette réalité bien plus rapidement qu’ils ne l’envisageaient. 

Bien entendu, les dirigeants européens n’ignoraient pas la persistance de guerres et de conflits depuis 1990. Toutefois, ces conflits se déroulaient loin du sol européen ou concernaient surtout des États faillis ou voyous dans des crises essentiellement internes, comme le montrent les statistiques du département Peace and Conflict Research de l’Université d’Uppsala1. La guerre clausewitzienne semblait appartenir au passé, incitant donc les dirigeants européens à récolter les dividendes de la paix en réduisant fortement leurs efforts de défense.

Après trois décennies de faible investissement dans la défense, les pays européens se trouvent saisis d’effroi et cherchent, dans l’urgence, à restaurer un outil de défense en peau de chagrin. Néanmoins, la panique n’est jamais bonne conseillère, surtout dans le domaine de la sécurité internationale. Elle conduit souvent à poser les mauvaises questions et donc à apporter des réponses inappropriées. Pourtant, l’anticipation est nécessaire dans le domaine industriel si l’on veut garantir que les entreprises d’armement seront en mesure d’accompagner les armées dans leurs missions et engagements.

Quel doit être alors le changement d’époque dans ce domaine  ? Sommes-nous entrés en « économie de guerre » pour reprendre la formule employée naguère par Emmanuel Macron2  ? Faut-il faire porter le blâme sur les entreprises pour l’absence d’augmentation rapide et massive de la fabrication de matériels militaires  ? Ou est-il nécessaire de repenser le partenariat État-industrie afin de garantir aux soldats qu’ils disposeront de la base arrière industrielle indispensable pour soutenir une guerre majeure dans la durée  ?

L’économie de guerre, un slogan aux implications réelles

En juin 2022 au salon d’armement terrestre Eurosatory, le Président français a provoqué l’émoi en annonçant que la France devait entrer en « économie de guerre ». Quelque temps plus tard, le ministre des Armées a annoncé un doublement des dépenses militaires d’ici 2030, afin de répondre au niveau croissant de menaces internationales. Ainsi qu’Emmanuel Macron l’a souligné dans ses vœux aux Armées en janvier, « il n’y a plus de dividendes de la paix du fait de l’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine ».

Sommes-nous entrés en « économie de guerre » ? 

Renaud Bellais

Les transformations dans l’environnement international ont fait prendre conscience qu’en dépit des efforts militaires conséquents ces dernières années (notamment en comparaison de la plupart des pays européens), la France avait jusqu’à présent réduit a minima sa capacité à réagir aux enjeux internationaux actuels. Pour y remédier, une nouvelle Loi de programmation militaire (LPM) a été préparée pour la période 2024-2030 alors que la précédente LPM aurait dû s’achever en 2025.

Le changement d’échelle est notable. La nouvelle LPM dispose d’une enveloppe globale de 400 milliards d’euros sur sept ans. Ce montant concerne le cœur de la sécurité internationale de la France, la « mission défense » du budget de l’État3, dont le budget devrait s’accroître progressivement pour atteindre 67 milliards d’euros en 2030. L’accroissement du budget est d’autant plus impressionnant que les armées disposent de 44 milliards seulement cette année, ce qui est déjà une progression notable par rapport aux 36 milliards qui leur étaient alloués en 2019.

Il y a donc bien un doublement du budget sur une décennie, comme l’annonçait le ministre des Armées. Toutefois, il convient de replacer cette évolution dans une analyse économique, car il s’agit de budgets en euros courants. Or le pouvoir d’achat des armées subit notamment l’impact de l’inflation. Comme le reconnaissait Sébastien Lecornu, l’impact de l’inflation sur cette enveloppe globale représentera à lui seul quelque trente milliards. Par ailleurs, cet accroissement des dépenses ne constitue pas réellement une réponse à la guerre en Ukraine : pour une très large part, il était déjà programmé bien avant février 2022 afin de répondre aux renouvellement des capacités des armées, la dissuasion nucléaire en tête, afin de réaliser le « Modèle d’Armée 2030 ».

Le pouvoir d’achat des armées subit l’impact de l’inflation.

Renaud Bellais

Le paradoxe de l’« économie de guerre » est que les ressources de la LPM 2024-2030 seront insuffisantes pour répondre à cette phase haute du cycle d’équipement des armées. Le rapport annexé à la loi annonce en effet un étalement des livraisons, notamment sur le programme Scorpion qui est central à la modernisation pour l’Armée de Terre, ou le décalage de programmes pourtant jugés essentiels par les armées. Comment peut-on alors acquérir les moyens de faire face à une guerre interétatique majeure ? Dans les faits, le Modèle d’Armée ne sera atteignable qu’en 2035, ce qui constitue un paradoxe quand les discours soulignent la dégradation des relations internationales et le durcissement des menaces.

Cela ne concerne d’ailleurs pas que les matériels. Les effectifs militaires ne vont pas s’envoler non plus, alors que les pertes russes et ukrainiennes (morts et blessés cumulés) en un an et demi représentent l’équivalent de l’ensemble des effectifs militaires de la France. N’y aurait-il pas ici une dissonance cognitive ? En réalité, la nouvelle loi de programmation militaire s’inscrit toujours dans une logique de réparation de l’outil de défense et non de réarmement comme ce fut le cas de la France ou du Royaume-Uni à la fin des années 1930. C’est ce qui explique que le chef d’État-major des Armées, le général Thierry Burkhard, ait aujourd’hui axé son discours sur la cohérence de l’outil de défense plutôt que sur la masse ou la complétude des moyens.

Base de lancement de missiles stratégiques de Pervomaisk, Pervomaysk, Mykolaiv oblast, Ukraine, 2015 © Snapshot/Future Image/B Raddatz/Shutterstock

Un an après le discours d’Eurosatory, les propos d’Emmanuel Macron prennent une signification plus nuancée. Le ministère des Armées attend de son industrie de défense qu’elle puisse accroître rapidement les cadences tout en réduisant les temps de fabrication si les armées devaient augmenter leurs matériels ou les régénérer rapidement. Or l’État s’est-il donné les moyens d’avoir une base industrielle capable d’accompagner les armées dans un conflit majeur ?

Dans le reste de l’Europe, la seule caractéristique d’une économie de guerre est l’achat « sur étagère » de matériels non-européens4. Au cours des derniers mois, les commandes se sont multipliées auprès des États-Unis mais aussi d’Israël et de la Corée du Sud. Le général Eberhard Zorn, chef d’État-major allemand, a d’ailleurs bien résumé la position allemande en la matière par des propos sans ambiguïté : « Je veux des matériels qui volent, qui roulent et qui sont disponibles sur le marché. Pas de développement de solutions européennes qui, au final, ne marchent pas.5 »

Cependant, cette réponse d’urgence conduit souvent à des choix précipités et souvent non pérennes pour une réelle autonomie stratégique. Le bouclier anti-missiles proposé par l’Allemagne en est un bon exemple : l’ESSI ou European Sky Shield Initiative repose sur des missiles israéliens (Arrow 3) et américains (Patriot). Non seulement leur livraison prendra du temps, mais cela revient à accorder une confiance très importante dans la capacité et la volonté de ces pays à réapprovisionner les pays membres de l’ESSI en cas de besoin — surtout si les pays fournisseurs sont confrontées aux mêmes menaces et privilégient l’équipement de leurs propres armées…

La réponse d’urgence en matière d’armements conduit souvent à des choix précipités et souvent non pérennes pour une réelle autonomie stratégique.

Renaud Bellais

Il est d’ailleurs notable que la Pologne ait conscience d’un tel risque. Bien qu’elle ait acheté massivement des matériels américains, israéliens et sud-coréens, son objectif reste de développer une base industrielle nationale afin de maîtriser pleinement à terme ses sources d’approvisionnement. Ainsi, le contrat géant de chars et d’obusiers sud-coréens repose sur un transfert progressif de la production en Pologne. Le choix de ce pays est intéressant parce qu’il combine une réponse appropriée à court terme (accroître les flottes et les stocks) et à moyen/long terme (acquérir le contrôle sur la production d’équipements). Ce qui amène à s’interroger sur la question des capacités de l’industrie nationale et européenne dans l’armement et sur la politique publique qui va de pair.

Une difficile remontée en puissance industrielle

En France comme en Europe, la base industrielle semble incapable de monter rapidement en cadences et de livrer des quantités beaucoup plus élevées de munitions et d’équipements militaires. Certains ne manquent pas d’y voir la preuve d’une inefficacité des entreprises. Mais cet argument est insuffisant pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. Un outil industriel requiert une planification sur le temps long et ses capacités à un instant t reflètent les conséquences des choix qui ont été faits (ou non) par le passé.

Une première dimension importante est de se souvenir que la taille actuelle de l’industrie de défense correspond aux attentes exprimées par les États depuis trois décennies afin de maîtriser le coût de la défense. En effet, au sortir de la guerre froide, les pays européens tout comme les États-Unis disposaient d’une importante industrie de défense capable de répondre très rapidement à un embrasement des relations Est-Ouest par une production massive de matériels militaires. Une fois l’Union soviétique disparue, cet outil industriel est apparu surdimensionné. Pour éviter de devoir payer pour continuer à le maintenir en activité, les gouvernements ont fortement réduit leurs commandes et ils ont incité les entreprises à se consolider.

En France comme en Europe, la base industrielle semble incapable de monter rapidement en cadences et de livrer des quantités beaucoup plus élevées de munitions et d’équipements militaires. 

Renaud Bellais

Aux États-Unis, cette impulsion en faveur de fusions et acquisitions a pris la forme de ce que l’on a plus tard appelé The Last Supper6. Le Secrétaire à la Défense Les Aspin a réuni les dirigeants des trente principales entreprises d’armement et les a incités à se regrouper pour réduire la base industrielle tout en préservant les compétences nécessaires pour les armées : les méga-fusions qui en ont résulté ont réduit le nombre d’acteurs de premier rang de 26 à 4 entre 1993 et 1996. Un mouvement de consolidation similaire s’est produit en France et au Royaume-Uni à la fin des années 1990.

Ces fusions-acquisitions ont certes permis de créer de grands groupes, mais elles ont surtout facilité une réduction des capacités industrielles sans mettre en péril la capacité de l’industrie de défense à répondre aux attentes des armées. La logique était similaire dans tous les pays producteurs d’armement : réduire la contrainte budgétaire tout en sauvegardant un noyau de compétences et de capacités industrielles dont les armées pourraient avoir besoin en cas de nouvelles tensions internationales. Toutefois, ce nouveau périmètre correspondait à un monde en paix — ou, à tout le moins, à une Europe en paix — ce qui a conduit à minimiser tant que faire se peut cette base industrielle dont la production est devenue échantillonnaire.

Le corollaire de cette stratégie a été un sous-investissement dans les moyens humains et industriels  ; c’est la deuxième dimension dont il faut tenir compte pour comprendre la situation de la base industrielle de défense. Comme les commandes publiques visaient en grande partie à maintenir en vie cette industrie pendant les 25 années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, ses capacités ont été ajustées à de petits volumes de commandes, qui plus est étalés dans le temps pour éviter une rupture d’activité, à peine compensés par des commandes à l’exportation7. De ce fait, l’industrie ne dispose plus de ressources manufacturières et humaines inusitées qui permettraient une augmentation rapide et massive de la production. 

Comme le soulignait récemment William LaPlante, sous-secrétaire à la défense des États-Unis en charge des acquisitions : « La base industrielle [américaine] est en fait plutôt bonne. Cependant, tout dépend de la manière dont nous la finançons au fil du temps. Elle peut fonctionner, et fonctionnera, et fonctionne très bien quand le gouvernement et l’industrie se concentrent sur l’accélération de la production. Mais vous obtenez la base industrielle que vous avez financée. C’est aussi simple que cela.8 »

L’industrie de défense européenne ne dispose plus de ressources manufacturières et humaines inusitées qui permettraient une augmentation rapide et massive de la production. 

Renaud Bellais

L’industrie peut accélérer ses productions pour passer d’un rythme de temps de paix à une cadence de temps de crise, mais cela ne peut se faire qu’avec l’outil industriel dont elle dispose à un instant donné. Pour changer d’échelle, il est nécessaire d’investir dans de nouvelles capacités ainsi que de recruter et former de nouveaux salariés.

Une troisième dimension à prendre en considération est la complexité de la fabrication des matériels militaires aujourd’hui. Les équipements dont les soldats ont besoin nécessitent la coordination de multiples partenaires industriels sur des chaînes de valeur comprenant un grand nombre d’étapes. Il faut garder en tête des ordres de grandeur importants : un missile comprend plus de 10 000 composants ; un hélicoptère plus de 30 000 ; un sous-marin plus d’un million. Plus les chaînes de valeur sont complexes, plus le temps nécessaire pour changer d’échelle est long. Cette loi n’est d’ailleurs pas propre à l’armement ; tous les secteurs industriels font face à la même contrainte.

Un accroissement de production doit donc se planifier pour que tous les maillons de la chaîne se mettent en ordre de bataille. Un cycle de fabrication d’un matériel complexe peut représenter plusieurs années, voire plusieurs décennies pour un porte-avions. Il est donc crucial d’anticiper l’accroissement de production pour que les pièces élémentaires soient fabriquées des mois avant l’assemblage final, avec de multiples étapes intermédiaires. Cela requiert une synchronisation des décisions sur l’ensemble des maillons de la chaîne et donc une chorégraphie fine.

[Découvrez notre série : Capitalismes politiques en guerre]

L’industrie peut accélérer ses productions pour passer d’un rythme de temps de paix à une cadence de temps de crise, mais cela ne peut donc se faire qu’avec anticipation mais aussi — et surtout — avec l’existence de commandes qui justifient de produire plus et plus vite. En effet, et c’est la quatrième dimension, l’industrie d’armement produit parce qu’elle a des commandes. Certains pourraient attendre qu’elle produise par anticipation en sachant que l’État achètera in fine ses matériels — ce n’est pas si simple. Car la production d’armement est interdite et, dans un régime d’interdiction, les entreprises ne peuvent produire qu’à la condition d’obtenir une autorisation de l’État. 

Cependant, produire sans commandes serait certainement suicidaire, car l’État peut changer de priorité entre le lancement de la fabrication et le moment envisagé de livraison. Ainsi, le programme du char Leclerc a été conçu initialement avec une cible d’acquisition de plus de 1500 véhicules dans les années 1980. Or du fait de la baisse des menaces et de la réduction des budgets dans la décennie suivante, la France n’en a acheté qu’environ 500. Il en est de même pour les frégates FREMM, pourtant conçue entre l’État et Naval Group comme un programme permettant d’avoir une production de série avec une frégate livrée tous les 18 mois. Au final, après beaucoup de changements d’orientations du côté étatique, la France n’en a commandé que 8 au lieu de 18… mais pour le même coût9.

Installation abandonnée à Pervomaysk, en Ukraine, en 2015. © Snapshot/Future Image/B Raddatz//SIPA

Or nous sommes loin d’une économie de guerre en Europe. Au-delà de certaines commandes emblématiques, les montants investis sont sans commune mesure avec ce que devrait être un effort de guerre. Même si les pays européens vont atteindre 2 % du PIB pour les dépenses militaires, cela n’a rien à voir avec les efforts consentis en guerre. À titre de comparaison, la France a dépensé plus de 20 % de son PIB au plus fort de la Première Guerre mondiale et les États-Unis jusqu’à 43 % de leur PIB lors de la Seconde Guerre mondiale. Nos pays fonctionnent toujours selon des modalités de temps de paix, que ce soit pour les efforts de défense ou la gestion des marchés publics de défense…

L’Allemagne est révélatrice de cette dissonance entre les discours et les décisions. En dépit d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros dédié au rééquipement des armées, la Bundeswehr a les plus grandes difficultés à dépenser ces ressources10

Nos pays fonctionnent toujours selon des modalités de temps de paix, que ce soit pour les efforts de défense ou la gestion des marchés publics de défense…

Renaud Bellais

Or la guerre arrive toujours trop tôt. Cela pourrait ressembler à un truisme, mais la réalité est que la dégradation des relations internationales se produit toujours à un rythme bien plus rapide que la préparation des armées. Si les militaires doivent entrer en guerre avec les moyens humains et matériels qu’ils ont et non ceux qu’ils aimeraient avoir, ceci est d’autant plus vrai concernant l’industrie de défense.

Les critiques à l’encontre de l’industrie sont en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt. En effet, livrer des matériels n’est pas la seule réponse aux menaces sur la sécurité internationale de la France. Encore faut-il que les armées puissent recruter et former des effectifs plus importants et qu’elles ajustent leurs moyens logistiques pour être en mesure de projeter ces forces et d’assurer leur soutien. Ceci ne peut se faire qu’en ayant une politique industrielle de défense qui le permette.

Préparer l’industrie requise pour conduire la guerre

Une économie de guerre est une solution d’organisation autoritaire des moyens productifs au service de la continuité des opérations des armées lors d’un conflit majeur. Elle conduit nécessairement à une réquisition de l’outil industriel national et une planification étatique des efforts productifs afin de mettre une grande part de l’économie au service de la production d’armement.

La dégradation des relations internationales va toujours à un rythme bien plus rapide que la préparation des armées.

Renaud Bellais

Comme John Maynard Keynes ou Joan Robinson ont pu le souligner, nous sortons dans ce cas du cadre normal de l’économie de marché. Les prix ne résultent plus de la rencontre entre l’offre et la demande, mais d’une négociation de gré à gré entre l’État et ses fournisseurs, parfois a posteriori avec des marchés en régie par lesquels les industriels produisent et le calcul du prix se fait à partir des coûts présentés par les industriels auxquels s’ajoute une marge prédéfinie.

De même, la production de guerre se développe au détriment des productions civiles qui sont reportées à l’après-guerre, entraînant un effet d’éviction sur la demande civile, soit de manière dirigiste (ventes forcées) soit en raison d’une surenchère pour l’État ou ses fournisseurs lors de l’achat de matières premières ou de produits intermédiaires ainsi que pour le recrutement de salariés afin de sécuriser l’approvisionnement des armées. Cette production est aussi parfois financée en utilisant de manière autoritaire l’épargne des citoyens par le placement forcé de bons de guerre ou une politique de « planche à billets » qui réduit le pouvoir d’achat et le patrimoine de la population par l’inflation… 

L’année écoulée montre que nous sommes bien loin d’une économie de guerre. L’État n’a pas réquisitionné les usines Peugeot pour fabriquer des chars ou préempté les microprocesseurs destinés à fabriquer des consoles de jeu pour produire des missiles. La récente flambée des prix résulte d’une inflation importée du fait du coût des matières premières et non d’une inflation de guerre qui résulte d’un déséquilibre entre une demande insatiable et une offre sous tension.

Toutefois, s’il s’avère nécessaire, le passage en économie de guerre se fera d’autant plus efficacement et rapidement qu’il existera un socle industriel à partir duquel construire cette mobilisation de l’économie. Or nous vivons dans un monde d’instantanéité et d’apparente fluidité, en particulier en raison de la numérisation des économies et des vies personnelles, qui font perdre de vue une réalité incontournable : la fabrication industrielle, quelle qu’elle soit, repose sur de multiples étapes impliquant de nombreux acteurs dont les actions doivent se synchroniser.

Nous pourrions aussi critiquer le manque d’efficacité et de réactivité de l’industrie de défense, qui ferait pâle figure à côté de l’industrie civile, ce que n’ont pas manqué de faire les décideurs publics français ces derniers mois. Cependant, l’industrie civile donne un sentiment d’agilité qui résulte uniquement des immenses volumes traités. Les ajustements ne concernent en fait qu’une infime fraction de leur production. Que des inondations se produisent en Thaïlande et l’industrie automobile mondiale est paralysée faute de livraisons de certains composants. La crise du Covid-19 a aussi montré qu’une industrie pharmaceutique apparemment bien huilé peut rapidement se gripper quand les chaînes de valeur sont désorganisées et sous tension…

La remontée en puissance doit s’envisager comme une stratégie inscrite dans la durée, comme le rappelait déjà il y a une décennie Guillaume Garnier  : « Une remontée en puissance, dans sa version fondamentale, vise à reconstituer une armée dans une amplitude temporelle que l’on peut estimer d’une à deux décennies. Dans une version d’urgence, autour de trois à cinq ans vraisemblablement, elle s’efforce de consolider un appareil militaire affaibli. On peut envisager un niveau intermédiaire (cinq à quinze ans) dont le but est d’aboutir à un renforcement structurel de plus grande ampleur.11 »

Réorganiser la base industrielle civile autour des besoins militaires est une tâche difficile. Encore faut-il qu’il existe des ressources à réquisitionner. Dans ses aspects de régulation, la LPM 2024-2030 inclut des articles donnant à l’État des pouvoirs — sous certaines conditions — pour réquisitionner des moyens industriels et imposer aux entreprises la constitution de stocks stratégiques. Cependant, cela suppose que l’industrie existe à la bonne échelle. Ceci requiert d’avoir une politique industrielle appropriée en termes de vision de long terme, de niveau d’effort et de constance dans l’action, ce que nous avons apparemment perdu en grande partie en France et en Europe, mais aussi aux États-Unis, au cours de trois décennies à récolter les dividendes de la paix12.

Force est de constater que nos armées disposent principalement de moyens de temps de paix qui ne sont pas suffisants pour faire face à un temps de crise, encore moins à un temps de guerre. 

Renaud Bellais

Le changement d’époque doit donc concerner la recréation d’une réelle stratégie de long terme pour garantir le bon dimensionnement de la base industrielle de défense et sa compétitivité en termes de coût et d’innovation. Comme le soulignait récemment Paul O’Neill du Royal United Services Institute13, construire un tel outil de défense est souvent perçu comme un coût mais il devrait aussi et surtout être considéré comme un investissement puisque la résilience de l’industrie d’armement participe de l’efficacité des armées. D’ailleurs, cette base industrielle contribue à dissuader un adversaire potentiel, puisqu’il saura que le pays est capable de tenir un effort militaire soutenu dans la durée en cas de conflit.

L’économie de guerre est un constat. La préparation de l’économie à une guerre, si ce n’est à la guerre, est un objectif de politique publique. Cette mission suppose une approche globale qui ne peut se résumer à une politique d’achats, car les objectifs de court terme (minimisation de la dépense publique) entrent en conflit avec les finalités de long terme, à savoir garantir à la nation que les armées seront capables d’affronter un adversaire quel qu’il soit dans les conditions appropriées. Cela suppose un soutien aux investissements industriels et certainement une meilleure approche transversale avec les industries civiles.

En effet, la base industrielle de défense constitue la première ligne d’approvisionnement des soldats. En cas de guerre, ce noyau ne sera pas suffisant pour répondre rapidement et massivement à une remontée en puissance des armées. Une deuxième ligne est indispensable  : elle doit permettre un basculement rapide de la production civile à une fabrication militaire. Un tel cas de figure doit se prévoir et s’anticiper par une action qui va au-delà du seul périmètre de compétences du ministère des Armées, qui ne peut pas assumer seul la gestion des différentes dimensions associées à la mission régalienne de sécurité internationale.

Une tête de missile à Pervomaisk, en Ukraine en 2015. © Snapshot/Future Image/B Raddatz//SIPA

Ceci pose la question d’une stratégie industrielle d’ensemble qui fait encore défaut alors qu’elle est devenu un enjeu stratégique majeur pour la Chine et les États-Unis depuis plusieurs années déjà14. Ce changement d’approche nécessite un partenariat élargi État-industrie dans les enjeux industriels qui reste à bâtir pour être capables de faire face à un monde plus dangereux en conservant une réelle autonomie stratégique.

Le changement d’époque n’est pas celui auquel nous nous attendions. Il ne s’agit pas d’un monde devenu soudainement dangereux auquel il faut s’adapter dans l’urgence. Il l’était déjà plusieurs années avant l’invasion russe de l’Ukraine, sans avoir ou devoir pour autant susciter un sentiment de panique. Les dirigeants français et européens n’en avaient pas conscience ou refusaient de le voir pour ne pas devoir en tirer les conséquences en termes d’efforts de défense.

Le changement d’époque n’est pas celui auquel nous nous attendions. 

Renaud Bellais

Le vrai changement d’époque est le nécessaire retour de l’anticipation dans toutes les dimensions de la politique de défense afin d’être prêts, le cas échéant, à affronter un adversaire majeur dans un conflit long. Or, force est de constater que nos armées disposent principalement de moyens de temps de paix qui ne sont pas suffisants pour faire face à un temps de crise, encore moins à un temps de guerre. Elles ne peuvent que composer avec les moyens humains, matériels et industriels qui existent le Jour J.

La vraie rupture consiste donc à prévoir et anticiper. Cet impératif s’applique avec force dans le domaine de l’industrie d’armement car la constitution de stocks, la formation des salariés et l’investissement productif doivent se planifier sur plusieurs années. Ceci n’est pas nouveau. L’entrée dans la première et la deuxième guerre mondiale s’est déroulée dans la souffrance. L’industrie était sous-dimensionnée à chaque fois. C’est pourquoi, pendant la guerre froide, les pays occidentaux ont entretenu une vaste base industrielle de défense de manière à pouvoir assurer un soutien approprié aux armées en guerre.

La fin de la guerre froide a conduit à abandonner cette mesure préventive, jugeant que son coût devenait insupportable pour un danger bien moindre. Nous réapprenons cette leçon tirée des guerres mondiale — la Zeitenwende est certainement, avec un peu de recul, le retour d’une politique structurelle dans l’armement, fondée sur l’anticipation, la planification et la constance.

Sources
  1. Shawn Davies, Thérèse Pettersson, Magnus Öberg, « Organized violence 1989–2022, and the return of conflict between states », Journal of Peace Research, 2023, 60(4), p. 961-708.
  2. Emmanuel Macron, Discours d’inauguration du salon Eurosatory, 13 juin 2022.
  3. Dans le budget de l’État, les dépenses ne sont plus organisées par ministères mais par missions. Pour le ministère des Armées, la « mission défense » constitue le cœur de ses ressources, mais elle n’inclut pas les pensions militaires ou le budget en faveur des anciens combattants et du lien armées-nation. Ainsi, pour le projet de loi de finance 2024, le ministère recevra 47,2 milliards d’euros pour la mission défense, 9,5 milliards pour les pensions et 1,8 milliards pour la troisième mission — soit un total de 58,5 milliards. Ce montant est à utiliser pour des comparaisons internationales de l’OTAN ou du SIPRI.
  4. Pour un panorama, voir Jean-Pierre Maulny, « The impact of Ukraine war on the European defense market », IRIS, Paris, septembre 2023.
  5. Propos tenus lors d’une conférence à la DGAP, Berlin, le 12 septembre 2022.
  6. Voir, par exemple, Jonathan Chang et Meghna Chakrabarti, « ‘The last supper’ : How a 1993 Pentagon dinner reshaped the defense industry », WBUR, 1er mars 2023.
  7. Renaud Bellais, « Les enjeux des exportations d’armement pour la France », DSI Défense Sécurité Internationale, n°155, septembre-octobre 2021, p. 28-30.
  8. William La Plante,« Virtual Fireside Chat », Center for a New American Security, 15 septembre 2023.
  9. Nicolas Maldera, « L’immense gâchis des frégates françaises », iFRAP, Paris, 2017.
  10.  Wolfgang Ischinger « Die Ukraine verschießt pro Tag so viel Munition, wie wir in einem halben Jahr produzieren », Die Welt, 18 janvier 2023.
  11. Guillaume Garnier, « Les chausse-trapes de la remontée en puissance. Défis et écueils du redressement militaire », IFRI, Paris, 2014, pages 7-8.
  12. Mark F. Cancian et Adam Saxton, « Industrial Mobilization, Assessing Surge Capabilities, Wartime Risk, and System Brittleness », CSIS, Washington, 2021.
  13. Paul O’Neill, « Rearmament plans : Piling up trouble ? », RUSI, Londres, 6 septembre 2023.
  14. Fondation Concorde, « Politique industrielle de défense  : une refondation s’impose », Paris, 2022.