Quelles étaient vos impressions après la marche du 1er octobre 1 ?
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
Au début, j’ai pensé que la mobilisation après la marche pourrait être faible, car elle m’a semblé quelque peu morose. Cependant, plus tard, lorsque la foule s’est arrêtée et que les discours finaux ont commencé au Rond-point de Radosław, il y avait une grande ferveur là où je me tenais. Les gens chantaient avec ferveur l’hymne national puis la chanson « Liberté ». On pouvait même voir certains essuyer leurs larmes. Il y avait une certaine émotion.
Andrzej Stankiewicz
Tusk a eu l’idée de la marche d’octobre juste après la marche de juin, qui avait remporté un grand succès 2. L’objectif était de trouver une idée qui permettrait de provoquer une mobilisation importante dans les derniers jours avant les élections. Mais si la marche du 4 juin a été un succès, appelons qu’elle a été organisée dans une atmosphère très particulière.
Andrzej Stankiewicz
Depuis lors, la célèbre Lex Tusk n’existe plus 3, d’où les inquiétudes quant à la suffisance de la mobilisation. C’était cependant un gros risque : si cette marche avait eu une faible affluence, elle aurait été un coup fatal pour la campagne de la Coalition civique. Seule une participation massive de plusieurs centaines de milliers de personnes aurait pu renforcer la campagne lors de sa phase finale.
Et Tusk a clairement atteint cet objectif. Il n’y avait rien de nouveau en termes de discours ou de promesses électorales. C’était simplement une marche rappelant les émotions du 4 juin et donnant aux électeurs de l’opposition l’espoir qu’ils pourraient évincer Kaczyński du pouvoir, un espoir qu’ils avaient quelque peu perdu ces dernières semaines. Dans ce sens, la marche a été un succès.
Au même moment, le PiS organisait un grand rassemblement à Katowice.
Andrzej Stankiewicz
Ils ont tenté de faire de l’ombre à la marche, ce qui était une erreur. Ce n’était pas un grand rassemblement, car le Spodek (le stade multisports ndlr) de Katowice ne peut accueillir que 12 à 13 000 personnes. De plus, les images étaient complètement différentes : il n’y avait aucune idée claire et ils ne parlaient que de Tusk. Je m’attendais à ce que Kaczyński, qui voulait clairement un affrontement iconographique avec Tusk, rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes pour une marche — ce qui aurait été un gros problème pour lui — ou, à défaut, qu’il propose un nouveau récit, qu’il présente des idées ou qu’il fasse une promesse spectaculaire.
Il s’est complètement emmêlé les pinceaux au point de confondre le parti communiste polonais (le KPP) et un club de handball (le KPR) ! Beaucoup de choses qu’il dit sont complètement incompréhensibles pour ceux qui ne font pas partie de sa génération ou qui ne partagent pas ses références culturelles ou politiques. Il n’a répondu à aucune question actuelle : plus que jamais ce jour-là, on pouvait voir à quel point Kaczyński était déconnecté des problèmes réels des Polonais. Depuis un an et demi, il utilise toujours les mêmes arguments pour construire ses discours. Mais ce qui était atypique le 1er octobre, c’est le point auquel il ne maîtrisait pas ses propres éléments de langage.
Si le parti Droit et Justice (PiS) est si ennuyeux, pourquoi continue-t-il de prospérer ?
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
D’une part, les électeurs du PiS croient fermement qu’ils vont gagner, alors ils n’ont rien contre quoi protester. D’autre part, Kaczyński ne cesse de parler de Tusk non pas parce qu’il est à court d’idées, mais parce qu’il souhaite dissuader les électeurs de l’opposition. Les études de la Fondation Batory montrent que les électeurs indécis sont souvent de potentiels électeurs de l’opposition, mais ils sont fatigués des disputes. Parler constamment de Tusk est une manière de les démoraliser.
Andrzej Stankiewicz
Kaczyński s’efforce de consolider sa base électorale. Cela montre qu’il n’est pas certain que ses partisans iront voter. Prenons par exemple la façon dont le PiS a manipulé des documents montrant les plans d’action en cas d’attaque russe contre la Pologne durant le gouvernement précédent. Ils veulent convaincre leur base que Tusk avait permis qu’une invasion brutale de la Pologne soit possible. Cependant, il est clair que la base du PiS n’est pas aussi mobilisée à cause de certaines erreurs politiques, comme l’importation de céréales ukrainiennes sans contrôle.
Le PiS a toujours eu une rhétorique anti-ukrainienne. Le pivot radical qu’ils ont pris récemment se serait de toute façon produit après la guerre. En soutenant l’Ukraine, ils ont renforcé Confédération, mais le PiS est revenu à sa rhétorique habituelle. Ils croient que leur base solide leur garantira la victoire. Cependant, ils évitent certains sujets controversés. Je suis surpris que l’opposition semble jouer selon les règles du PiS.
N’est-ce pas parce que le PiS est capable d’imposer ses sujets qu’il dispose de ressources aussi considérables ? Il se pourrait que l’opposition, même si elle le voulait, ne soit parfois pas en mesure de mener une campagne similaire. C’est pour cette raison que la marche est si importante : le succès de la première marche fut une véritable surprise. On sait qu’il est toujours difficile de réitérer ce type de réussite. Ce fut le cas le 1er octobre, même sans l’élément de surprise.
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
Jusqu’à récemment, et alors même qu’elle tentait de le faire, l’opposition ne parvenait pas réellement à s’emparer du concept de nation — et ce alors même que nous évoluons à l’ère de la souveraineté post-traumatique. Mais, j’ai remarqué quelque chose lors de cette marche : j’ai l’impression que le concept de nation commence enfin à se clarifier du côté de l’opposition. Il y avait tellement de drapeaux blancs et rouges, le mot « nation » était si souvent prononcé par les organisateurs, même par les représentants de la gauche… Autrefois, c’était un mot que nous évitions, mais aujourd’hui c’est quelque chose dont nous sommes fiers : nous, le peuple ! Pour la première fois, l’opposition a réussi à se saisir de ce thème. Du reste, la déconnexion entre ce monde et celui de Kaczyński était flagrante lorsqu’un groupe avec une grande bannière « Targowica » s’est tenu le long de la marche 4. Kaczyński ne cesse de jouer le même refrain à ses électeurs.
Mais alors, comment est-il possible qu’il soit en position de remporter les élections pour la troisième fois ?
Andrzej Stankiewicz
Il a construit une véritable nomenklatura, ce qui a toujours été son rêve. Dans les années 1990, il pensait que le succès de la gauche post-communiste de l’époque, qui était forte, venait du fait qu’elle avait intégré les accords informels qui existaient à l’époque communiste dans le monde des affaires, des médias et de la politique — et qu’elle avait su placer ses partisans à des postes clés, ceux-ci lui conférant un véritable avantage. En réalité, il avait tort puisque cette gauche a complètement disparu. Mais la satisfaction que ressent Kaczyński aujourd’hui tient largement au fait qu’il est le premier à avoir réussi à construire une nomenklatura en Pologne.
Il s’agit d’un système dans lequel le parti — la loyauté, la hiérarchie et le contrôle qu’il induit — est beaucoup plus important que l’appareil d’État. Le bien-être du parti est primordial. Autrement dit, l’État est subordonné au parti et la structure du parti est supérieure à celle de l’État. Les personnes nommées à des postes publics agissent loyalement envers le parti ; ils exécutent les ordres du parti dans leurs domaines respectifs ; et ils reversent de l’argent au parti. Ils constituent tous une nomenklatura dans le sens où le succès du parti est leur succès, et les problèmes du parti sont leurs problèmes. Il ne fait aucun doute que lorsque le PiS perdra le pouvoir, tous disparaîtront. Une énorme proportion d’entre eux tombera littéralement dans l’oubli, surtout en ce qui concerne leurs salaires, qui pour certains atteignent des millions de zlotys.
En luttant pour le parti, ils luttent en réalité pour eux-mêmes. Au fil des années, Kaczyński a sélectionné cette équipe, éliminant les éléments faibles – ceux qu’il soupçonnait de déloyauté ; ceux qui ne voulaient pas payer ; ou encore ceux qui essayaient de jouer leurs propres jeux, refusant d’écouter, par exemple, que les prix devaient être dictés par le parti. S’ils refusaient d’écouter, il les renvoyait. Il a même renvoyé son ami de longue date, Wojciech Jasiński d’Orlen 5 car il s’entourait de personnes ayant une approche qu’il jugeait trop axée sur le marché, alors même que cet ancien membre du Parti ouvrier unifié polonais (entre 1980 et 1982) était un camarade d’études. À sa place, il a mis Daniel Obajtek, qui fera tout ce que le parti demande. C’est un exemple parfait de la nomenklatura, où l’intérêt de l’individu coïncide avec l’intérêt du parti.
En prenant le contrôle du Tribunal constitutionnel, Kaczyński a en réalité suspendu l’application de la constitution pour instaurer un système de direction directe.
Dans ce sens, Kaczyński peut raconter toutes sortes d’histoires, car il y a une équipe de personnes prêtes à tout pour que le PiS conserve le pouvoir : la télévision publique fera de lui un homme d’État ; Obajtek baissera les prix du carburant ; et toutes les institutions engageront leurs fonds dans la campagne électorale. Il est très difficile de battre Kaczyński parce qu’il est soutenu par un système. Il cherchait ce système, mais c’est lui-même qui a construit les institutions de l’État pour qu’elles agissent en sa faveur.
Mais les succès du PiS sont la preuve que ce système convient à une partie des Polonais. Le mécanisme est assez simple : dire aux gens ce qu’ils veulent entendre ; leur fournir ce qu’ils veulent acheter sans que ce soit trop cher ; ne pas leur demander de se serrer la ceinture. Il faut non seulement leur dire qu’ils sont géniaux mais aussi qu’ils peuvent en profiter financièrement. Pour arriver à ce résultat, Kaczyński a accumulé beaucoup d’expérience : il est impossible de comprendre son succès sans tenir compte de ses années de pouvoir de 2005 à 2007. Pendant ces deux années, il a étudié le système juridique et politique de la IIIe République de Pologne de l’intérieur et il a conclu qu’il pouvait le pirater.
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Par exemple, ce que fait Orlen avec le carburant — en baissant artificiellement les prix pour renforcer l’adhésion au PiS — est pour moi la démonstration que le système PiS est un château de cartes qui ne peut durer. Le régime communiste fonctionnait sur la même base clientéliste. On l’a également vu avec le Tribunal constitutionnel qui est aujourd’hui incapable de fonctionner alors qu’il avait été conçu pour assurer la domination du PiS. Cela a abouti à un système de factions, incapable de se rassembler sur une question cruciale, jusqu’au moment où plus rien ne fonctionne.
Je suis mal à l’aise avec cette comparaison avec la Pologne populaire, car elle n’est pas tombée après huit ans, mais après quarante ans. Tant qu’un mouvement dispose de ressources, il peut certes subir des revers, mais il est aussi capable de continuer à s’opposer au pouvoir.
Andrzej Stankiewicz
Assurément. C’est d’ailleurs pourquoi Morawiecki a déclaré lors d’une réunion récente : « Coupez tous les médias et demandez-vous si vous vivez mieux maintenant ou pas ». Et certains Polonais vivent effectivement mieux, en partie grâce à la croissance économique et aux aides sociales. L’opposition ne capitalise pas sur ce point, refusant de jouer la carte de la cherté de la vie. Rappelez-vous que l’inflation de ces quatre dernières années a atteint 50 %. C’est colossal.
J’ai régulièrement interviewé Kaczyński après leur perte du pouvoir en 2007. La dernière fois que j’ai échangé avec lui, c’était en 2017, et à l’époque il ne s’adressait pas uniquement aux médias financés ou dépendants du PiS. J’ai donc discuté avec lui assez régulièrement pendant près d’une décennie, et je savais ce qu’il allait faire. J’en ai la preuve, car je me souviens avoir déclaré dans une émission télévisée juste avant les élections 2015 qu’il s’attaquerait d’abord au Tribunal constitutionnel. C’était une évidence tant ce tribunal était un thème récurrent de chacun de nos entretiens.
En prenant le contrôle du Tribunal, il a en réalité suspendu l’application de la constitution pour instaurer un système de direction directe. C’est lui qui décidait ce qui était constitutionnel. Il a bien évidemment rempli le Tribunal de personnes comme Julia Przyłębska, qu’il a propulsées à des postes supérieurs 6. On ne dit pas non à Kaczyński. Ils n’ont jamais appris à le faire, on ne discute pas avec lui de cette manière. Kaczyński excelle dans les manœuvres interpersonnelles simples, malgré les erreurs évidentes qu’il a commises au Tribunal constitutionnel. Ceci dit, bien qu’il y ait eu une révolte, elle était relativement inoffensive car il a su reprendre le contrôle, en corrompre certains et récompenser les autres.
Après tout, qui ose le défier ? Les professeurs, évidemment. Il est méfiant vis-à-vis de la collaboration avec les universitaires car ils peuvent avoir leur propre opinion, et il n’a pas besoin de tels individus. Obajtek est le meilleur à ses yeux, ayant récemment obtenu un diplôme d’une université quelque peu obscure. Ainsi, il excelle dans ces tactiques – s’emparer d’institutions ; changer rapidement les lois en une nuit ; distribuer de l’argent aux gens. Et avec ces méthodes simples, il atteint son public. Mais lorsqu’une situation nécessite une coopération plus complexe entre de nombreuses institutions et individus, comme pour la construction de logements, c’est un désastre.
Comment peut-on s’opposer à une machine aussi puissante ? On sait que les comparaisons avec l’époque communiste ne trouvent pas vraiment d’écho auprès de certains électeurs. Ils ne voient pas de lien. Le monde est complexe et pourtant ils attendent des réponses simples — encore plus simples à vrai dire que celles que propose « Droit et Justice ». Imaginez qu’un homme soit présenté comme le mal incarné. Le discours est très simple : s’il ne gouverne pas, tout ira bien pour vous.
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
Je crains que l’opposition ne parvienne pas à toucher ces électeurs et peut-être même qu’elle n’essaie plus. Elle aurait une chance si elle prenait le pouvoir, mais pas maintenant. Son unique option serait de mobiliser les indécis, surtout ceux qui sont plutôt enclins à soutenir l’opposition. Elle joue donc sur deux tableaux. D’un côté, Tusk exploite la polarisation car cela lui est favorable, sachant que son électorat est fermement ancré de son côté. Mais de l’autre, il est obligé de séduire ceux qui sont indécis et qui en ont marre de cette polarisation. Il doit à la fois polariser et apaiser, c’est un véritable défi.
Où en sommes-nous avec le scandale des visas ? Il devait enterrer le PiS, mais j’ai l’impression que nous sommes pris dans un tourbillon où le sujet principal change tous les deux jours et où les messages les plus simplistes l’emportent.
Andrzej Stankiewicz
Nous n’avons pas encore pris toute la mesure de ce scandale. Je comprends l’intérêt de l’opposition à présenter chaque visa accordé à des immigrants ou des travailleurs d’Asie ou d’Afrique comme suspect. C’est politiquement porteur pour eux. Ils peuvent avancer le chiffre de 250 000, car qui va les contredire ? Surtout que le PiS, de son côté, affirme que seuls 260 visas sont en cause.
Et à votre avis, combien ?
Andrzej Stankiewicz
Il m’est difficile de donner un chiffre précis, mais pour donner un ordre de grandeur : l’an dernier, nous avons délivré 700 000 premiers visas pour ceux venant pour la première fois dans l’espace Schengen ou spécifiquement en Pologne. La majorité concerne des Ukrainiens et des Biélorusses. Sur ce nombre, 150 000 proviennent de demandes d’Afrique et d’Asie.
Il est probable que la majorité de ces visas soient suspects pour diverses raisons. Tout d’abord, car le Ministère des Affaires Étrangères a exercé des pressions pour la venue de ces personnes sans aucun contrôle. Le processus est manifestement entaché de corruption. Un collaborateur du ministre Wawrzyk a été arrêté. J’ai des preuves que des listes étaient envoyées à certains consulats avec les noms des personnes à qui il fallait délivrer des visas Schengen multiples sans les faire attendre.
Il y a aussi d’autres mécanismes en jeu, comme l’achat de places dans les files d’attente pour accéder aux consulats.
Existe-t-il des preuves ?
Andrzej Stankiewicz
Oui, il y a des documents et de très nombreuses preuves. Lorsque vous entendez parler de ces fameux kiosques à visas en Afrique ou en Asie, c’est exactement cela qu’elles démontrent. Le PiS a perfectionné un système ancien. Des entreprises tierces mettaient des créneaux horaires à disposition sur le marché, mais seuls des robots logiciels pouvaient réserver ces places : ces créneaux pour obtenir des visas polonais étaient ensuite revendus sur le marché noir. Ces visas sont-ils suspects ? Ce n’est pas comme si ces gens avaient obtenu leurs visas de manière transparente. Si je devais estimer, je dirais que si l’on prend les 150 000 visas accordés rien que l’an dernier, il est probable que chaque titulaire a été obligé de donner quelque chose à quelqu’un.
Y a-t-il réellement un scandale des visas ? Les affaires ont une durée de vie courte. Au sein du PiS, ils disent toujours qu’ils n’ont pas le soutien des médias. Pourtant, ils les dominent complètement. La télévision nationale reçoit plus de 2 milliards de zlotys chaque année. Ils ont la radio, ils possèdent les journaux du groupe Orlen, les médias liés aux SKOK (coopératives d’épargne et de crédit) et tous les autres journaux qu’ils financent. Ils sont puissants et ils sont capables de créer leur propre réalité. Dans un tel monde, il n’y a pas et il n’y aura jamais une seule affaire qui puisse les faire exploser. Il n’y a absolument pas une seule affaire qui pourrait atteindre ce monde et détruire leur soutien, car d’une part, ce monde ne permettra pas l’entrée de telles informations et d’autre part, il les déformera.
La vraie question est donc de savoir quelle importance auront les différents événements qui se sont produits ces dernières années – je ne parle pas ici du Tribunal constitutionnel, car les électeurs du PiS s’en fichent – comme le scandale céréalier, le scandale des visas, les salaires astronomiques dans les entreprises d’État, la pénurie de carburant pour les agriculteurs. Comment tout cela se traduira-t-il le jour des élections dans le choix des gens ? Diront-ils « on en a assez » ou au contraire « certaines choses ne vont pas, mais il y a des avantages à voter pour le PiS ».
Par contre, un seul scandale ne suffira pas à abattre la popularité du PiS.
Faut-il dire, dans cette situation, qu’ils continueront à gouverner tant qu’ils ne deviendront pas « ceux-là », pour reprendre la terminologie de l’époque communiste qui nous permettait de désigner les élites corrompues ?
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
À mon avis, il y a un autre facteur important dans le scandale des visas. Ce que tu dis à propos des « ceux-là », c’est fondamental. Les scandales perdent de leur valeur parce qu’il y en a trop : chaque nouvelle affaire semble avoir moins d’importance.
Mais regardons de quoi parle vraiment le scandale des visas. Il ne s’agit pas seulement de l’arrivée incontrôlée d’immigrants de pays que l’électeur moyen du PiS pourrait juger très suspects. C’est aussi un scandale qui montre que ces gens ne pouvaient pas obtenir un visa de manière honnête, ils devaient payer des pots-de-vin. Mais en vérité qui en Pologne s’en soucie vraiment ?
Andrzej Stankiewicz
Il y a beaucoup d’éléments qui pourraient potentiellement ternir l’image du PiS, notamment la question de la fortune de Morawiecki, car elle ne correspond pas à l’image d’un membre du PiS intègre. Il y a beaucoup d’opérations suspectes. Qui, en toute logique, vendrait des terrains à un prix quatre fois inférieur à leur valeur réelle à des connaissances ? Il y a beaucoup de questions sans réponse. Mais l’État ne s’en préoccupe pas.
J’ajouterais autre chose à propos du PiS. Kaczyński fait de grandes promesses concernant les tribunaux, les médias en disant qu’il s’occupera d’eux après les élections. À mon avis, même s’il conserve le pouvoir, il ne fera rien.
Pourquoi cela ?
Andrzej Stankiewicz
Kaczyński souhaite régner éternellement. Privé de pouvoir, il serait dépouillé de ce qui compte le plus pour lui : pour lui, le pouvoir est essentiel et il fera tout pour le conserver. Néanmoins, il peut se montrer virulent, mais il sait que l’économie centralisée n’est pas parfaitement fonctionnelle. De plus, il devra trouver un partenaire de coalition : il ne gouvernera pas seul, à moins d’une série de coïncidences absolument exceptionnelles. Même dans ce cas, sa majorité serait minuscule. Dans une telle configuration, il ne lancera aucune révolution majeure.
Mais l’essentiel est que si le PiS forme le gouvernement, il apportera à ce troisième mandat l’énorme quantité de conflits internes haineux qui ont animé la vie politique polonaise au cours des huit dernières années. Le PiS n’est pas uni.. La première guerre qui se déroule déjà est celle de savoir qui sera Premier ministre après les élections en cas de victoire. Et cette bataille est vraiment une question de vie ou de mort. C’était évident lors de la composition des listes électorales, car il est clair que celui qui est le plus influent sur la liste introduira davantage de ses partisans au Parlement et aura plus de chances de devenir Premier ministre.
Beata Szydło 7 s’est exprimée à ce sujet.
Andrzej Stankiewicz
Elle a dit que ça devrait être Kaczyński, ce qui en substance signifie qu’elle ne pense pas que cela devrait être Morawiecki. Mais c’était son seul point. Sasin veut devenir Premier ministre. Czarnek veut être Premier ministre. Ziobro, lui, serait ravi d’arrêter Morawiecki et toute sa famille 8. Ils introduisent une multitude de conflits internes au PiS qui les affaibliront dès le premier jour. Il n’y aura pas d’effet de surprise ou de renouveau car ils sont engloutis par ces guerres. Cela bloquera une grande partie des ambitions politiques de Kaczyński : la prise en main totale du système judiciaire, la mise au pas des médias indépendants. Je pense qu’il n’y parviendra pas.
Que va-t-il se passer le 15 octobre ?
Katarzyna Skrzydłowska-Kalukin
Nous ne le savons pas, nous ne pouvons vraiment pas le prédire. Pour moi, la pire chose qui puisse nous arriver serait des sondages de sortie des urnes mal réalisés, comme ce fut le cas récemment en Slovaquie. Car chez nous, les partis peuvent être au coude à coude, et cela pourrait tourner au chaos.
Andrzej Stankiewicz
Ma grande inquiétude, c’est que ces élections ne marqueront pas la fin de la campagne acharnée, mais plutôt un prélude. Il y a un autre élément qui distingue cette campagne : l’ampleur des attaques contre l’opposition, l’accusation directe qu’elle représente des intérêts étrangers, qu’elle voulait laisser le contrôle aux Russes pour qu’ils violent et tuent des Polonais. Cela ne ressemble plus à de la politique.
Et qu’est-ce que c’est alors ?
Andrzej Stankiewicz
C’est une propagande extrême fondée sur le mensonge. Le PiS lui-même n’y croit pas. Après tout, ils ont co-conçu divers plans de défense, ils savent donc que la vision de la défense de la Pologne était tout autre. Insister lourdement sur l’idée que Tusk est un Allemand, c’est dénier à quelqu’un son droit au patriotisme. Et cela s’étend à ses collaborateurs. Ce n’est plus de la politique. C’est de la diffamation extrême qui rend la campagne particulièrement brutale. Mais avec une telle rhétorique, et parce qu’il y a de plus en plus d’altercations et d’actes d’agression pendant la campagne, je crains que, après les élections, tout le monde n’accepte pas sereinement les résultats. Chacun ne fera qu’attendre le moment de prendre sa revanche lors de l’élection présidentielle de 2025.
Sources
- Environ un million de personnes ont défilé dans les rues de la capitale ce dimanche 1er octobre 2023, à partir de midi. Une manifestation monstre contre le gouvernement populiste-nationaliste, à l’appel de la Coalition civique, regroupant plusieurs partis de l’opposition.
- Le 4 juin, près de 500 000 Polonais avaient marché contre le gouvernement conservateur.
- Quelques jours avant la marche, le PiS a lancé une commission d’enquête sur les influences russes en Pologne, manifestement dirigée contre Donald Tusk.
- Targowica est une ville de l’est de la Pologne où de riches propriétaires terriens ont formé une confédération contre la Constitution polonaise de 1791 parce qu’elle restreignait leurs privilèges. Les rédacteurs de la constitution avaient transformé un État aristocratique dysfonctionnel en une démocratie, mais, craignant la contagion de la souveraineté populaire, les monarchies voisines de Prusse, de Russie et d’Autriche ont envahi la Pologne et l’ont rayée de la carte en 1795. Les « traîtres » de Targowica les aidèrent au cours de cette campagne militaire sanglante. Avec le temps, « Targowica » est devenu un synonyme de traîtrise en Pologne.
- Orlen est une société polonaise spécialisée dans le raffinage de pétrole.
- Élue juge au tribunal constitutionnel de Pologne en 2015 sur recommandation du PiS, Julia Przyłębska en est nommée présidente un an plus tard par Andrzej Duda.
- Première ministre (PiS) de 2015 à 2017.
- Jacek Sasin est le ministre des Actifs de l’État. Przemysław Czarnek est le ministre de l’Éducation. Zbigniew Ziobro est le ministre de la justice. Tous sont des poids lourds de la majorité gouvernementale — Ziobro faisant partie de Pologne souveraine, partenaire minoritaire du PiS dans Droite unie.