Dans la Russie d’en bas qui meurt en Ukraine, « le peuple n’a rien à perdre »

En promettant de les sortir de la misère pour quelques milliers de roubles, le régime russe arrive à aligner une génération de Russes pour mourir au front. Dans une chronique au cœur de cette classe invisible devenue chair à canon du Kremlin, Sergej Černyšov livre une clef qui va à l’opposé d’un discours dominant. Il nous aide à comprendre comment Poutine continue à mobiliser des masses.

Auteur
Guillaume Lancereau
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Une campagne de conscription en novembre 2022. © Sergei Malgavko/TASS/Sipa USA

L’opinion publique occidentale est en grande partie polarisée par deux visions radicalement opposées des effets de la guerre sur la population russe. D’un côté, le corps social russe est perçu comme un bloc politique uniformément réactionnaire, prompt à s’écraser sous l’autoritarisme et à saisir dans la guerre en Ukraine une double opportunité de développement économique et de restauration impériale. De l’autre, le peuple russe dans son entier apparaît comme l’otage d’un tyran isolé, un peuple ployant sous les sanctions étrangères, tâchant de se frayer une voie dans les fissures de la dictature, tandis que s’accumulent les cercueils de retour du front. Dans cette tribune parue dans la section de Radio Liberty consacrée à la Sibérie, et dont nous proposons ici la traduction intégrale, Sergej Černyšov discute de cette question fondamentale : qu’a réellement gagné et perdu le peuple russe dans la guerre en Ukraine ?

L’auteur, pour sa part, y a assurément perdu quelque chose : docteur en histoire, directeur d’un établissement d’enseignement supérieur d’inspiration libérale à Novosibirsk (le Novosibirskij gorodskoj otkrytyj kolledž), Sergej Černyšov a été contraint de quitter ses fonctions après avoir reçu le statut d’« agent de l’étranger ». Ce texte est donc celui d’un citoyen sibérien, qui présente au public un « peuple russe » bien différent de celui que l’on voit visiter Deauville et Florence en dépit de toutes les sanctions existantes, de celui que l’on rencontre dans les milieux de l’émigration libérale en Europe ou en Amérique du Nord, mais aussi de celui qui réside à Moscou, s’inquiète de son avenir, de ses possibilités de déplacement ou d’investissement à l’étranger, des perspectives de ses enfants dans la Russie qui vient. Sergej Černyšov nous parle d’une autre Russie : celle des maisons construites par les habitants eux-mêmes aux abords des grandes villes, celle des bains à l’extérieur de l’habitat, où l’arrivée du gaz s’est faite récemment, où les routes ne connaissent pas l’asphalte — celle qui se moque des appartements étriqués des Moscovites, qui parle « des Internets » et lit la Komsomol’skaja Pravda, qui vote Poutine en toute sincérité et n’a jamais entendu parler des cas médiatisés de répression politique.

Le fossé incommensurable qui sépare les élites de Moscou et de Pétersbourg du reste du pays s’est d’ailleurs manifesté il y a quelques jours encore, et de la manière la plus criante qui soit, lorsque Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today et à ce titre l’une des principales propagandistes du régime, a suggéré d’expérimenter un black-out technologique — pour débarrasser au premier chef la Russie des téléphones portables qui corrompent la jeunesse, et revenir à la supposée béatitude du siècle dernier — en faisant exploser une bombe thermonucléaire quelque part au-dessus de la Sibérie.

On pourrait assurément reprocher à l’auteur de combattre le schématisme, l’essentialisation, la généralisation par des gestes quelque peu similaires : ne cède-t-il pas lui-même à quelque fossilisation du « peuple russe » dans sa description de ces « deux tiers » de la population du pays — travers bien connu de quiconque prétend faire parler ou incarner le « vrai peuple » pour dénoncer à juste titre des illusions ou des représentations tronquées ? On pourra également s’interroger : le seul avenir possible pour la Russie d’après-guerre est-il celui d’une politique de « repentance », c’est-à-dire de ressentiment, à destination des petits-enfants (à venir) de ceux qui, aujourd’hui, massacrent en Ukraine ?

Quoi qu’il en soit, ce regard neuf sur la périphérie de la Russie périphérique — non pas celle des grandes villes de province, mais celle de leurs excroissances péri-urbaines improvisées — rappelle à quel point il est difficile, pour les soutiens de l’Ukraine, de s’imaginer mener une guerre « aux tyrans, à leurs satellites et à leurs esclaves », comme pouvaient le prétendre les troupes de la République française de 1792. L’auteur rappelle opportunément comment s’articulent les bénéfices économiques du service militaire et le sentiment de participer à une cause sainte pour jeter dans les bras de Mars non pas quelques poignées d’otages idéologiques, de réticents mobilisés de force ou de détraqués sanguinaires, mais bien des masses motivées, n’ayant que peu à perdre.

Mes parents ont passé les vingt dernières années dans le « secteur d’auto-construction » [častnyj sektor] d’une grande ville [de Sibérie]. Avant d’écrire cette chronique, j’ai réfléchi pendant plusieurs jours à la manière de traduire cette expression dans une autre langue — y compris dans la langue de Moscou —, avant de comprendre que c’était impossible. Cela n’a rien à voir avec la « construction individuelle de logements » comme le définit la page Wikipédia en russe. Il s’agit plutôt d’une sorte d’excroissance de la vie rurale dans le tissu des grandes villes.

Ici, il n’y a ni routes asphaltées, ni système d’égouts — bien que presque toutes les habitations aient des sanitaires. Le téléphone est apparu il y a quinze ans, en même temps que le gaz. L’irruption du gaz voulait dire que, pendant l’hiver, il n’y avait plus besoin de transporter du charbon dans des seaux depuis la grande ville pour alimenter le poêle deux ou trois fois par jour. Rien à dire donc sur le gaz, qui n’est pas encore disponible partout. Il y a une dizaine d’années, des voitures étrangères ont fait leur apparition devant les clôtures. Au cours de ces cinq dernières années, absolument rien n’a changé.

Cet été, je suis allé récupérer mon fils chez mes parents à la fin du week-end. Ma mère m’a prévenu que je devais passer avant dix heures du matin. De fait, je suis arrivé à dix heures pile. À onze heures, un enterrement était prévu dans la rue voisine du quartier. À onze heures, on a fait passer par la rue de mes parents le neveu de « l’aîné » de la rue voisine. « L’aîné » est une personne respectée, un peu comme un délégué de classe, mais à l’échelle de la rue. Par conséquent, son neveu, décédé en tant que « participant à l’opération militaire spéciale », méritait des adieux dignes, qu’on vienne le voir, qu’on honore sa mémoire. Il avait été mobilisé au printemps, avait combattu pendant six mois, était revenu chez lui en permission, puis reparti au front où il avait essuyé des tirs dès le premier jour. La deuxième fois qu’il est revenu, c’était dans un cercueil en zinc, avec une petite vitre scellée. C’est donc pour ça qu’il fallait que j’aille récupérer mon fils à dix heures : ma mère savait que j’aurais désapprouvé sa participation à la commémoration.

Ici, il n’y a ni routes asphaltées, ni système d’égouts — bien que presque toutes les habitations aient des sanitaires. Le téléphone est apparu il y a quinze ans, en même temps que le gaz.

Sergej Černyšov

Dans leur rue vit aussi — chez ses parents — un « héros de la guerre », à la fois ancien de Wagner et ancien voleur récidiviste. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, il a toujours passé tout son temps en prison pour des petits larcins ou des faits de vandalisme. Il en sortait pour un mois ou deux, se saoulait, volait quelque chose, puis retournait en prison. Si quelque chose disparaissait du jardin ou de la maison de quelqu’un pendant ces mois-là, on le soupçonnait d’office. Aujourd’hui, il est décoré d’une médaille et conduit une voiture neuve. Il a emmené ses parents au bord de la mer — on dit qu’ils ont pleuré tellement ils étaient fiers de leur fils.

Une campagne de conscription en novembre 2022. © Sergei Malgavko/TASS/Sipa USA

Juste de l’autre côté de la route vit une voisine de mes parents. Elle a été conductrice de tramway, c’est peut-être pour ça qu’elle a pour habitude de jurer bruyamment. Depuis un an et demi, dit-elle, son gendre parle de plus en plus souvent de partir au front comme volontaire. Il faut dire que les crédits ne se remboursent pas tout seuls. Et, de fait, ils ne se remboursent pas : deux maisons plus loin, un autre voisin a sombré dans l’alcool à cause de ses dettes. Son cœur n’a pas tenu et, au printemps dernier, toute la rue l’a enterré lui aussi.

J’ai vécu dans cette rue pendant dix ans. Mes parents y habitent toujours, parce qu’ils ont là leur bain (banja), leur garage et leur potager — pas comme « dans vos appartements, là, où on est tous les uns sur les autres ». Quant aux vétérans de Wagner qui viennent du coin, où ne sont-ils pas, désormais ?

Chaque fois que j’entends des « experts » raconter depuis leurs studios confortables, aux Pays-Bas ou en Israël, comment le peuple souffre sous le joug du régime de Poutine et comment ce peuple a tout perdu à cause de la guerre et des sanctions, je pense précisément à cette rue. J’y pense aussi à chaque fois que je regarde un énième débat sur Youtube entre un émigré « libéral » et un autre émigré « libéral », qui débattent du moment auquel le peuple russe va comprendre, sous le coup de l’oppression insupportable des sanctions, que le « régime de Poutine » lui a tout pris. Il va bien finir par comprendre et alors, espère-t-on, il se soulèvera. Ou bien non, il n’y aura pas de soulèvement, mais au moins il sabotera le régime. Ou quelque chose dans ce genre-là.

Il y a quelques temps, une psychologue de renom, Ljudmila Petranovskaja, a tenté de passer en revue dans un billet toutes les pertes subies par le peuple russe, pour nous démontrer que « tous les Russes ne profitent pas de cette guerre ». Sa liste comportait une série de points : l’effondrement de la monnaie nationale et la dévaluation de toutes les propriétés, la « fermeture du monde » aux touristes russes, l’épuisement des possibilités d’études à l’étranger, la réduction des droits civils et des libertés, la dégradation de l’enseignement et de la culture, la « séparation des familles en raison des départs », et ainsi de suite. En lisant cette énumération, j’ai une fois de plus remercié le destin de ne pas être né à Moscou et de ne pas avoir encore perdu tout contact avec la réalité.

La dernière fois que le peuple a tenu des dollars entre ses mains, c’était en 1997, et encore, comme une petite chose curieuse, rien de plus.

Sergej Černyšov

En réalité, si on définit « le peuple russe » comme les deux tiers environ de la population russe, alors ce « peuple russe » n’a rien perdu de tout cela, parce qu’il ne l’a jamais eu. La dernière fois que lui, le peuple, a tenu des dollars entre ses mains, c’était en 1997, et encore, comme une petite chose curieuse, rien de plus. Il n’est jamais allé au théâtre et n’a absolument pas remarqué que les meilleurs réalisateurs avaient quitté le pays en l’abandonnant du même coup, lui, le peuple russe. Ses enfants vont dans la même école que lui précédemment — parfois avec la même maîtresse qui a déjà plus de soixante-dix ans. Il ne sait même pas qu’on peut éduquer des enfants sans crier et qu’on peut marcher sur les pelouses de l’école. Enfin, s’il connaît des « séparations de familles », c’est seulement à cause de la prison, de la mobilisation et du service militaire sous contrat. Le peuple n’a personne de sa famille en Géorgie ou au Kazakhstan ; ses proches ne sont jamais allés plus loin que leur propre ville.

Les prix ont augmenté dans les magasins ? Ce peuple n’a jamais compté là-dessus : il a dans sa cave des provisions de pommes de terre et des bocaux de légumes en saumure pour tout l’hiver. On tiendra le coup, d’une manière ou d’une autre.

Ainsi, le peuple n’a rien perdu : il n’a rien de particulier à perdre.

Qu’a-t-il au contraire gagné ? Eh bien il a beaucoup gagné, considérablement, à commencer par de l’argent — beaucoup d’argent. Oui, des dizaines de milliers de soldats russes ne sont pas revenus chez eux vivants, mais des centaines de milliers sont bel et bien revenus : ils sont revenus avec des millions de roubles, des sommes dont ils ne seraient jamais permis de rêver auparavant. Dans la ville natale de ma femme — moins grande que la nôtre mais bien plus industrielle — un type est retourné chez lui avec trois millions de roubles que lui et ses amis ont dilapidés en dix jours. Une bande d’amis claquant 300 000 roubles par jour, y compris l’alcool illimité et les prostituées : c’est ça, la vraie vie ! Ceux qui ont une famille partent en vacances à la mer, achètent des appartements, renouvellent leurs voitures…

Ensuite vient le sentiment d’appartenance à quelque chose de grand. Tout comme nos grands-pères ont vaincu le fascisme, nous vaincrions aujourd’hui le nazisme — à moins qu’on l’appelle autrement maintenant — en Ukraine. En même temps, nous vaincrions les gays, les Juifs, l’Occident collectif, les francs-maçons — tout le monde, absolument tout le monde. Les plus âgés se réjouissent du retour des Pionniers, de la formation militaire dans les écoles primaires, des uniformes scolaires et de tous les autres attributs qui avaient marqué leur jeunesse. « Il était temps, les jeunes d’aujourd’hui devenaient fous ! » Et tout ça sans trop d’effort, le plus souvent sans même se lever du canapé.

Le peuple russe n’a rien perdu : il n’a rien de particulier à perdre.

Sergej Černyšov

Qu’est-ce que vous lui proposez, à ce peuple qui s’est enrichi par la guerre et se sent maintenant aussi grand qu’un roitelet [carëk : petit tsar] oriental ? Des films sur les palais des fonctionnaires corrompus ? Tout le monde sait depuis les années 1990 à quel point on se fait voler, rien de nouveau ici. Des discussions sur le fait que le peuple lui-même est coupable — puisqu’il est « resté » en Russie — des crimes du régime ? Des interviews sur la démocratie et les droits de l’Homme ? Des histoires tragiques sur l’emprisonnement de [Evgenija] Berkovič ou de [Grigorij] Mel’kon’janc ? Mais qui sont ces gens ? On n’a rien dit à leur propos à la télé ou sur les Internets (par exemple sur le site de la Komsomoll’skaja Pravda).

Une campagne de conscription en novembre 2022. © Sergei Malgavko/TASS/Sipa USA

C’est un cocktail explosif que ces arrivées massives d’argent — des sommes que les gens n’auraient jamais gagnées par leur travail — combinées avec un pareil sentiment d’appartenance. Si on ne tient pas compte de cette combinaison, on peut continuer indéfiniment à s’étonner du fait que, lors des dernières élections, les campagnes — et non les grandes villes — aient voté en priorité pour les gouverneurs nommés et le « parti au pouvoir », alors même que ce sont les villages en question qui ont subi la plupart des pertes liées à la mobilisation. C’est précisément ce mélange détonnant qui pousse les grands-mères à se rendre dans les bureaux de vote dans une robe achetée il y a vingt ans pour confirmer le pouvoir en place. C’est en toute sincérité qu’elles votent pour le pouvoir qui s’apprête à construire un grand pays, pour contrer ses ennemis, bien sûr. Et c’est ce même mélange qui crée une incompréhension totale entre la mince couche de ceux qui ont véritablement tout perdu avec la guerre et l’immense majorité de la population, qui n’y a rien perdu, mais au contraire tout gagné.

Dans nos conversations entre intellectuels espérant voir bientôt le bout de ce marasme, il y a une encore chose qu’on s’efforce de passer sous silence : les centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont déjà traversé la guerre actuelle et tous les processus de « reconstruction des nouveaux territoires » ont eux-mêmes des millions d’enfants. Or, ces millions d’enfants sont persuadés que leurs pères et leurs mères accomplissent en ce moment un acte héroïque. Ils croient sincèrement, parce que ce sont leurs parents et que leurs parents ne peuvent pas être des monstres. Ces millions d’enfants portent la cravate tricolore le 1er septembre, regardent les mêmes programmes à la télévision, écoutent les histoires de leurs pères sur les Ukropy [littéralement : l’«aneth», terme péjoratif pour désigner les Ukrainiens qui soutiennent le pouvoir en place depuis Maïdan ou qui sont partis combattre les séparatistes dans le Donbass] ; ils partent en vacances en Crimée — avec ou sans les pères — en traversant les ruines de Marioupol.

Les centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont déjà traversé la guerre actuelle et tous les processus de « reconstruction des nouveaux territoires » ont eux-mêmes des millions d’enfants, persuadés que leurs pères et leurs mères accomplissent en ce moment un acte héroïque.

Sergej Černyšov

Si nous voulons commencer une réflexion sur les repentances publiques d’après-guerre, il faudra attendre que ces enfants grandissent, aient leurs propres enfants et alors, seulement alors, on pourra expliquer à ces enfants — qui n’existent pas encore — que leurs grands-pères ont commis des actes indignes. Il est plus facile d’entendre parler des grands-pères que des pères. En Allemagne, la repentance intérieure, sincère, et non superficielle, a commencé dans les années 1970, c’est-à-dire précisément au moment où les enfants des enfants des nazis sont entrés dans l’âge adulte.

C’est donc à cette époque, vers la fin des années 2040, qu’il sera possible de parler au peuple des vraies pertes que la société russe a subies à cause de la guerre en cours. Du moins, à ce moment, une partie du peuple écoutera vraiment. Par ailleurs, d’ici-là, les enseignants dont la carrière a commencé sous Brejnev auront enfin cessé d’exercer dans les écoles.

En attendant, le peuple vit peut-être la meilleure période de sa vie. Bien sûr, certains de ses représentants reviennent périodiquement de la guerre dans des cercueils de zinc. Mais, au moins, toute la rue les enterre : que vous faut-il de plus comme renouvellement des valeurs traditionnelles ?

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