Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la participation des troupes de la société militaire privée Wagner à l’offensive russe a été documentée par les médias internationaux comme par la littérature académique. Même si les troupes Wagner et leur dirigeant Evgueni Prigojine avaient déjà, depuis plusieurs années, suscité l’intérêt de certains experts et des médias 1, il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils soient de nouveau au centre de toutes les attentions. C’est ainsi que le qualificatif de « condottière » 2 a souvent été mobilisé pour désigner Evgueni Prigojine, quand ce dernier n’était pas affublé du peu glorieux titre de « vendeur de hot dog », ou de « cuisinier de Poutine », en souvenir de ses premières activités lucratives dans la restauration — on notera que ses activités à la tête de l’usine à troll responsable du scandale de l’ingérence russe aux États-Unis en 2016 ou de l’agence de presse, RIA FAN, n’ont pas donné lieu à des sobriquets particuliers. Après la journée du 24 juin 2023 et ce que les spécialistes peinent à définir autrement que comme la mutinerie ratée de Wagner, l’attribut « condottière » a fleuri de nouveau. C’est cet usage que nous souhaitons interroger aujourd’hui : que dit ce mot « condottière » associé à l’homme de guerre russe ? Nous est-il nécessaire pour décrire ce que nous observons et aide-t-il à comprendre la situation internationale présente et les évolutions récentes des manières de faire la guerre ? Ces questions nous conduisent à réfléchir à la fois au métier de condottière pendant la période de la construction des États et à interroger l’évolution des usages de ce mot.
Mais d’abord : de quoi le condottière est-il le nom dès lors qu’il se trouve accolé à celui de Prigojine ? Quelques exemples, non exhaustifs : « une sorte de condottière russe, chef de bande mercenaire au service d’un pouvoir qu’il trahit finalement » (Ouest-France, 25 juin 2023) ; « Les mercenaires n’ont qu’un seul pays : l’argent. Celui des mines africaines, du trafic de pétrole, des mafias, bref, toutes ces pompes à dollars qui ont transformé un ancien condamné de droit commun en ‘condottière’ mégalomane à la tête d’une armée de forçats » (L’Est républicain, 25 juin 2023) ; « his trajectory from restaurateur to troll-farm manager and mercenary condottiere » (The Spectator, 1er juillet 2023) ; « un chef de bande — ‘un condottière’ disait-on au XVe siècle en Italie » (Le Point, 2 juillet 2023) ; « Prigozhin became the condottiere of his own private army, funded by the state » (Time online edition, 24 août 2023).
Dès lors qu’il sert à décrire Prigojine et dès lors qu’il s’appuie sur une supposée culture historique commune, le terme de condottière désignerait donc celui qui dirige une bande d’hommes de guerre motivés par la rétribution qu’ils peuvent tirer de cette activité. Accessoirement, ce serait aussi un homme dont il conviendrait de douter de la loyauté.
À défaut de la régler, soulevons tout de suite une autre question : que faire de ce choc des époques, de cette confrontation des temps ? Car il ne s’agit pas seulement, pour le dire naïvement, de comparer Prigojine à un condottière ou de lire Prigojine à la lumière de la culture guerrière des XIVe-XVIe siècles. Tout historien qui travaille sur cet objet et cette période a pu en faire l’expérience ces derniers mois : immanquablement, il ou elle est interrogé (par des étudiants, des collègues, des journalistes ou par des proches) sur la proximité de la figure du condottière de la Renaissance avec celle de Prigojine, mais c’est alors bien souvent ce dernier qui sert (ou servirait) d’étalon pour comprendre le condottière des temps passés. Bref, ce sont à des allers-retours entre le condottière de la fin du Moyen-Âge et Evgueni Prigojine que nous sommes invités.
Grâce à Nicole Loraux, on connaît depuis longtemps l’intérêt d’un anachronisme contrôlé — celui qui consiste à « aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé » 3. On oublie cependant souvent que, immédiatement après cette proposition, l’helléniste invitait les historiens à ne pas omettre de se défaire de « l’illusion purement culturelle d’une familiarité » entre eux et leurs objets. Cette illusion de la familiarité peut poser problème dans la mesure où elle fonde une pensée analogique qui nous conduit à pratiquer ce que nous appellerons le « c’est comme » (ici : Prigojine, c’est comme les condottières ; ou Jean des Bandes Noires — ou un autre —, c’est comme Prigojine), bien pratique dans certaines situations pédagogiques (et, à ce titre, il faut donc mesurer son intérêt et la critiquer avec modération) mais souvent productrice de confusion. À force de cultiver le « c’est comme », on prend le risque d’oublier que l’histoire a pour objet aussi bien le passé que le temps qui passe, donc qu’elle travaille d’abord et avant tout l’altérité temporelle, comme l’anthropologie analyse l’altérité spatiale.
L’ère des condottières
Ces réserves épistémologiques énoncées, examinons ce que fut le condottière. Et d’abord la période chronologique et l’espace géographique qui ont permis son épanouissement. L’âge d’or des condottières s’est tenu entre le XIVe et le XVIe siècle et a partie liée avec la construction des structures étatiques. À mesure que les communes italiennes se transformaient en États territoriaux mus par une politique expansionniste, les anciennes milices civiques montraient leurs limites et la nécessité de les remplacer par des troupes militaires plus nombreuses et plus efficaces. Ainsi, alors qu’un rapide calcul d’intérêt démontrait que le risque de rébellion des condottières était moindre que celui des milices, les États se tournèrent vers le mercenariat qui permettait de lever rapidement des compagnies militaires. La pratique s’est progressivement éteinte après le XVIe siècle, quand les principales mutations des armées européennes — effectifs plus nombreux, développement de l’artillerie et de l’infanterie, relégation de la cavalerie lourde — achevèrent de transformer les troupes combattantes et ne justifièrent plus la contractualisation de leurs chefs. Le condottière est aussi associé à la péninsule italienne, mais on s’accorde pour considérer qu’Albrecht von Wallenstein était un mercenaire au service du Saint Empire Romain Germanique pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Pour autant, tous les condottières n’étaient pas italiens comme en témoigne l’anglais John Hawkwood (1323-1394) qui combattit… en Italie. La raison pour laquelle l’Italie fut le berceau des condottières n’est pas claire. Parce qu’elle connut des guerres à répétitions ? Certes, mais d’autres régions d’Europe affrontèrent la même situation au même moment. On évoque souvent le morcellement ou la division de la péninsule mais il faut renoncer à cette idée selon laquelle l’Italie était faible parce que morcelée en plusieurs États. Ces derniers, appuyés sur des ensembles territoriaux solides, avaient développé des institutions et des techniques administratives qui, au contraire, les ancraient dans la réalité politique de leur temps. Toutefois, l’étroitesse de leurs structures sociales et leur population peu nombreuse expliquent sans doute la nécessité de faire appel à des forces militaires extérieures. Le modèle du condottière italien de la Renaissance fut donc dominant sans être unique : d’autres condottières peuvent être identifiés au-delà des frontières chronologiques et spatiales de la péninsule des XIVe-XVIe siècles, dans une Europe qui peine encore à construire ses armées nationales.
Ce qui fait d’abord et avant tout le condottière, c’est la condotta : ce contrat que le chef militaire signe avec le pouvoir qui l’emploie — qu’il s’agisse d’une principauté ou d’une république — et qui précise les termes exacts de l’association qu’il formalise. Ainsi sont définis la durée de cette dernière, les missions confiées à l’homme d’armes, la quantité d’hommes qu’il devra lever, la solde qu’il recevra, celle qu’il devra verser à sa compagnie. Il s’agissait donc bien d’une sorte de contractualisation de l’activité militaire. Mais, d’une part, cette contractualisation ne s’exerçait pas au dépend de la continuité. À Milan, à la fin du XVe siècle, on comptait différentes sortes de condottières : certains, qui avaient signé des contrats de longue durée, nourrissaient des compagnies y compris en temps de paix tandis que d’autres étaient sollicités ad discretionem lorsqu’il fallait augmenter considérablement le nombre de soldats. Les Vénitiens pratiquaient de fait une sorte de pérennisation du condottière, dont a bénéficié Bartolomeo Colleoni, à leur service de 1455 à 1475. Après avoir signé plusieurs condotte avec le pape, la famille Orsini (contre le pape), et Ferdinand d’Aragon, Bartolomeo d’Alviano entre au service de la république vénitienne en 1507 pour ne plus la quitter, jusqu’à sa mort en 1515, y compris malgré son rôle avéré dans la défaite vénitienne à Agnadel en 1509 et sa longue captivité en France. D’autre part, la politique militaire des États ne se limitait pas à cette contractualisation et n’empêchait pas la construction, déjà au XVe siècle, d’armées permanentes : le duc de Milan tenait une armée permanente de 20 000 hommes, qui pouvait doubler en cas de nécessité ; la république de Venise pouvait faire moitié moins, mais c’était déjà des effectifs non négligeables. Pour pérenniser les condottières, les États allaient même parfois jusqu’à leur assurer une pension au-delà de leur période de service.
On connaît la critique acerbe portée par Machiavel contre le recours aux armées mercenaires dont il écrivait qu’elles étaient « des armes désunies, ambitieuses, indisciplinées, infidèles, gaillardes parmi les amis, lâches parmi les ennemis, sans crainte de Dieu, sans loyauté envers les hommes » (Le Prince, chap. XII). Mais il faut inscrire cette critique dans le projet politique machiavélien qui dépasse largement la question militaire et que Jean-Claude Zancarini a résumé ainsi : « l’idée du citoyen (ou du sujet) devenant soldat non par amour de la guerre ou par profession mais par nécessité et par amour de sa patrie (et de celui ou ceux qui la gouvernent) » 4. Aussi, et quoi qu’il s’en défende, le refus des armes mercenaires par Machiavel repose peut-être moins sur l’analyse concrète des conditions d’exercice des condottières que sur la défense des « armes propres » comme symptôme d’un nouveau rapport du sujet à l’État, raison pour laquelle il convient de conserver une certaine distance critique avec le discours de Machiavel et de ne pas prendre pour argent comptant ses mordantes descriptions de condottières nuisibles.
Dans le sillage des remarques de Machiavel, on évoque souvent le manque de loyauté des condottières envers les pouvoirs qui les employaient, voire on les suspecte d’avoir voulu renverser ces derniers pour prendre leur place. Mais sont-ils si nombreux les condottières qui sont devenus seigneurs d’un État qu’ils servaient d’abord militairement ? On rappelle souvent le même exemple pour illustrer cette supposée dérive : celui de Francesco Sforza (1401-1466) recruté en 1425 comme condottière par le duc de Milan, Filippo Maria Visconti. On oublie cependant deux données indispensables pour comprendre ce qui fut réellement en jeu. D’abord, la politique de fidélisation du condottière, conduite délibérément par le duc et qui s’inscrivait, on vient de le voir, dans une tendance générale à la pérennisation des condottières : les bénéfices dont a pu jouir Sforza participaient de cette logique, y compris son mariage avec la fille du duc, Bianca Maria. Ensuite, la mort sans héritier du duc en 1447 a dans un premier temps laissé la place à une expérience politique originale, la république ambrosienne. En réalité, Francesco Sforza est venu mettre un terme à une république qui n’avait eu de cesse de se radicaliser pour effacer un passé seigneurial 5 : d’abord à son service, s’il se retourne contre elle en s’alliant avec Venise, c’est bien pour restaurer l’ordre seigneurial.
Quand ce n’est pas leur loyauté aux pouvoirs qui est mise en cause, c’est leur attachement à leurs origines qui est questionné. On a pu soupçonner que, au motif qu’ils ne combattaient pas pour leur patrie, ils n’étaient mus que par l’argent. Pourtant, il ne suffit pas de relever la présence d’Italiens mercenaires dans les troupes françaises mobilisées en 1509 contre Venise pour en conclure que ces soldats n’étaient motivés que par l’appât du gain. Les Trivulziano, Caiazzo, Galeazzo di Sanseverino, Galeazzo Pallavicino, le marquis de Saluzzo et le duc du Monferrato tiennent tous une compagnie dans les troupes françaises parce que c’est au service de la monarchie française qu’ils peuvent reconstituer les bataillons des Sforza pour la défense de Milan (même occupée par les Français) contre l’ennemi de toujours, Venise. C’est donc bien un calcul et un attachement politiques qui guidaient en partie leurs choix. On a aussi beaucoup glosé sur les revirements de Jean de Médicis (1498-1526, plus connu sous son nom posthume de Jean des Bandes Noires) qui, à plusieurs reprises, est passé du camp impérial au camp français. Si certains contemporains ont avancé que le condottière était sensible aux gains financiers qu’il pouvait espérer lorsqu’il changeait d’employeur, il ne faut pas négliger le rôle de sa fidélité aux papes médicéens (Léon X puis Clément VII) qui guide les choix du condottière. Et si Pietro del Monte (1457-1509) s’engage pour des États aussi différents que Milan, Venise ou la papauté, c’est toujours pour se mettre au service d’une même politique : celle qui, selon les moments, sera la plus anti-française possible 6. Les fidélités peuvent être multiples, sans être contradictoires, et s’enchâsser : Ludovico II di Saluzzo attend l’accord du roi de France pour accepter la condotta qui lui est proposée par le duc de Milan Galeazzo Maria Sforza en 1468. 7 Et que dire de Federico Fregoso (1480-1541) ? D’abord condottière puis cardinal, non sans avoir compté parmi les grands réformateurs religieux de la péninsule italienne, ses choix n’ont jamais été mus par l’intérêt financier, non seulement parce qu’il était à l’abri du besoin, mais surtout parce que l’intérêt politique qui le guidait reposait d’abord sur la défense de Gênes 8. Par ailleurs, au cours du XVe siècle, la tendance est plutôt au choix de condottières « natifs » ou « naturalisés », comme le montrent les armées des États pontificaux, le plus souvent commandées par des barons du Latium, Napoleone Orsini, Braccio Baglioni, Giovanni Conti. On sait aussi que les barons napolitains avaient interdiction de se placer au service d’autres États, si bien qu’ils conduisaient les armées du royaume de Naples. La situation florentine était en revanche très différente, comme l’a relevé Machiavel, et les tentatives tardives, à la fin du XVe siècle, pour construire les instruments des armi proprie de Florence ne furent pas couronnées de succès.
Dans tous les États italiens, le recours aux condottières a conduit à la création d’une administration chargée de régler les recrutements (comme, par exemple, l’Ufficcio delle Condotte à Florence) : on tenait des registres, pour le paiement et pour les inspections dont il ne faut pas croire qu’elles furent une innovation du XVIIe siècle. Ainsi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, l’appel aux condottières a contribué au renforcement des activités administratives liées à la guerre et a participé à la professionnalisation militaire des États. D’ailleurs, les condottières étaient sous le contrôle des autorités de l’État : en 1468, plusieurs condottières de l’armée pontificale, parmi lesquels Giovanni Conti et Niccolò da Bologna furent soumis à l’amende pour avoir mal évalué leurs besoins en hommes 9.
Beaucoup étaient nobles, rares furent ceux dont les origines sociales les rattachaient à la plèbe. Mais ce qui est presque plus surprenant, c’est que les grandes familles princières italiennes ne rechignaient pas à se faire condottières : la très ancienne famille féodale des Saluzzo, les Gonzaga de Mantoue, les Este de Ferrare. Si l’engagement de ces familles dans la fonction de condottière montre que cette dernière n’était pas dégradante, il témoigne aussi de son intérêt pour ceux qui voulaient consolider leur position dans la péninsule. Par les condotte de plusieurs de ses membres, et en particulier celle de Gian Paolo (1470-1520), la famille Baglioni parvint à éliminer la concurrence des autres familles pour la domination de Pérouse. Gian Paolo y gagna le titre de comte de Spello et Bettona.
Que conclure provisoirement ? D’abord que le condottière est un contractuel de la guerre. Si la formule est exacte, il faut cependant nous défaire des références contemporaines qu’elle charrie. La contractualisation des armées dans une société qui est fondée sur le contrat, où de nombreuses activités donnent lieu à contrat et dans laquelle s’engage une double dynamique de professionnalisation et d’étatisation des armées est sans rapport avec le processus de contractualisation qui peut être observé aujourd’hui alors que le modèle d’étatisation des armées s’est imposé pendant les longs siècles de ce qu’on a pu appeler la genèse de l’État moderne. Ensuite, on retiendra l’absence d’un archétype du condottière. Non seulement un condottière du XVIe siècle n’a rien à voir avec un condottière du XIVe siècle, mais à une même période, les expériences de deux condottières peuvent s’avérer radicalement différentes, comme en témoignent celle de Francesco Sforza et de Bartolomeo Colleoni. Bref, il y a condottières et condottières : les plus connus d’entre eux, ceux sur lesquels nous sommes bien documentés ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt des condottières ordinaires, véritables tâcherons de la guerre. Pour un Fregoso ou un del Monte, évoqués plus haut, tous deux initiateurs d’un « humanisme militaire 10 », combien de Francesco Cento Ossa — littéralement : « aux cent os », en référence à ses nombreuses victimes — qui, dans les années 1470, terrifiait les campagnes qu’il traversait, laissant derrière lui un champ de ruines 11 ? Encore ne faudrait-il pas oublier que les premiers n’étaient pas moins meurtriers que le second.
Le condottière dans tous ses états
De la même manière, les usages du terme « condottière » doivent être historicisés. S’il est difficile d’en suivre la trace entre XVIIIe et XIXe siècles, le XXe siècle voit fleurir les appropriations contemporaines du terme. Giuseppe Borghetti ouvrait la voie en 1916 avec son Condottieri della nostra guerra qui célébrait les valeurs guerrières et nationales en magnifiant quelques individus comme Luigi Cadorna, Carlo Porro ou Guglielmo Pecori-Giraldi. Le condottière de la Première Guerre mondiale est loin du contractuel de la Renaissance, qui n’est d’ailleurs jamais explicitement convoqué : c’est le général ou le capitaine de l’armée régulière du roi Victor-Emmanuel, prêt à tous les sacrifices pour défendre la nation. Ce sont ensuite les auteurs fascistes qui ont accaparé la figure du condottière de la Renaissance pour l’ériger en exemple de fougue et de témérité, sans pour autant interroger son statut social. On sait combien la figure de Jean des Bandes Noires a été instrumentalisée par le régime fasciste et les auteurs à sa solde 12, mais c’est en réalité tout une nébuleuse d’hommes de guerre qui, à la faveur de la relecture fasciste, furent identifiés comme des condottières. Les publications pleuvent 13, Garibaldi fut qualifié de condottière 14 pendant que les éditions Paravia créaient une collection intitulée « Collana di romanzi storici – I condottieri » dans laquelle des volumes étaient consacrés à des chefs de guerre très éloignés de la Renaissance italienne comme Luigi Cadorna, ou Scipion l’Africain. Dans le contexte fasciste, le condottière de la Renaissance est mobilisé pour réactiver les supposées valeurs chevaleresques qu’il a pu incarner et pour les transposer dans l’idéologie fasciste, sans beaucoup d’égard pour le fossé qui sépare la Renaissance du premier XXe siècle dès lors que sont en jeu les questions de nation et d’institutions militaires.
Plus récemment, un autre usage du mot « condottière » s’est répandu et a imposé une signification plus courante du terme : on le trouve ainsi associé par exemple aux créateurs de la cagoule, et en particulier à Eugène Deloncle 15, ou alors, plus récemment, à la faveur d’un événement qui a donné lieu à de longs commentaires médiatiques : la mort de Berlusconi. « Le condottière de la politique italienne » (La Croix, 13/06/23), « le plus populiste des condottières » (Le Télégramme, 14/06/23) avait déjà obtenu ses galons de condottière bien avant son décès : outre qu’il avait été qualifié il y a peu de « condottière lifté et sautillant » (Le Télégramme, 27/09/22), il est de notoriété publique que le roman Le Condottiere que l’écrivain populaire Max Gallo publia chez Fayard en 1994, prenait pour modèle Silvio Berlusconi lui-même 16. En réalité, et au-delà du seul cas Berlusconi, ce sont les grands patrons à la tête d’empires industriels et commerciaux qui se trouvent couronnés du titre de condottière, comme Marco Tronchetti Provera, patron de Pirelli, au moment où il fit main basse sur Olivetti et Telecom Italia (Libération, 14/080/01). L’usage de la métaphore guerrière dans le monde économique explique sans doute cette facilité de langage, puisque c’en est une. On a plus de difficulté à comprendre pourquoi le qualificatif est récemment accolé au nom du général Georgelin (« un condottière volontiers fort en gueule », Le Figaro, 21/08/23). Si l’audace économique et financière ne justifie guère qu’on transforme les patrons d’entreprises (fussent-ils d’une témérité hors du commun) en condottières, l’identité militaire ne suffit pas non plus à fabriquer le condottière d’aujourd’hui. Finalement, ce qui fait le condottière aujourd’hui, c’est l’homme de guerre ou de finance dont la réussite sociale (il est sortie de sa condition initiale) suscite chez ses contemporains une fascination qui mêle attraction et répulsion.
On l’a dit plus haut : faire appel au mercenariat dans le contexte de la consolidation des États entre XIVe et XVe siècle n’a rien à voir avec la libéralisation des activités militaires observée depuis quelques décennies dans le cadre soit d’une privatisation générale des pratiques de l’État (politique de Dick Cheney, secrétaire à la Défense, 1989-1993 17), soit d’une captation mafieuse de l’État (Poutine). De même, le rôle du mercenariat dans l’émergence d’un art de la guerre européen ne peut pas être comparé à la concurrence libérale à laquelle se livrent les entreprises mercenariales aujourd’hui, qui nécessitent d’ailleurs d’être distinguées entre mercenaires à proprement parler (qui sont des individus free lance) et contractors, qui relèvent des sociétés militaires privées. Mais l’histoire n’est pas la gardienne du temple. Comme d’autres vocables, le mot « condottière » appartient à tout le monde et chacun est libre de s’en emparer pour en faire ce qu’il souhaite. Qu’il ait d’abord désigné un contractuel de la guerre, puis un général d’une armée régulière et finalement un entrepreneur militaire, quand ce n’est pas un grand patron de l’industrie, ne doit pas nous surprendre et doit même nous intéresser. Il n’empêche : la conscience de la sédimentation sémantique qui a construit le mot « condottière » nous incite à la prudence, tout comme (voire : surtout) les difficultés que nous avons rencontrées à proposer une définition univoque du condottière. Finalement, ne serait-ce pas cette hésitation à qualifier le condottière qui permettrait de rapprocher des expériences combattantes séparées par plusieurs centaines d’années ? Car on retrouve bien ce tâtonnement dans la difficulté à définir Wagner comme une société militaire au même titre que d’autres (et elles sont nombreuses de Blackwater — désormais Academi — à Aegis Defence Services Ltd) ou comme une armée paraétatique 18 ; dans le malaise que suscite la mise au jour du substrat idéologique de Prigojine et de ses soldats — l’argent est-il le seul motif de leur engagement alors qu’un patriotisme russe mâtiné de suprémacisme blanc semble souder les troupes de Wagner, l’un n’empêchant évidemment pas l’autre ? — ; enfin dans l’élucidation plus générale des intérêts des États à faire appel à un mercenariat désormais sous le regard d’un groupe de travail de l’ONU. Une réalité demeure cependant, de siècles en siècles : avec ou sans mercenaires et condottières, la guerre, « c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair » (Jean-Luc Godard).
Sources
- Par exemple : François Bonnet, « Comment le groupe Wagner occupe les arrière-cuisines du Kremlin », Mediapart, 15 mars 2021.
- Le terme est orthographié ici selon les recommandations de la réforme de l’orthographe de 1990, avec un accent grave.
- Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain, 17, 1993, p. 23-39. Repris dans Clio & Espaces Temps, 87-88, 2004, p. 127-139.
- Jean-Claude Zancarini, « ‘Se pourvoir d’armes propres’ : Machiavel, les ‘péchés des princes’ et comment les racheter », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, 6, 2009.
- Patrick Boucheron, La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècles), Paris, Seuil, 2019.
- Marie-Madeleine Fontaine, Le condottière Pietro del Monte. Philosophe et écrivain de la Renaissance (1457-1509), Genève, Slatkine, 1991.
- Rinaldo Comba (ed.), Ludovico di Saluzzo. Condottiere, uomo di Stato e mecenate (1475-1504), Cuneo, Sociétà per gli studi storici, archeologici ed artisti della Provincia di Cuneo, 2006.
- Guillaume Alonge, Condottiero, cardinale, eretico. Federico Fregoso nella crisi politica e religiosa del Cinquecento, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2017.
- Michael Mallett, Signori e mercenari. La guerra nell’Italia del Rinascimento, tr. it., Bologna, il Mulino, 1983, p. 137.
- Frédérique Verrier, Les armes de Minerve. L’Humanisme militaire dans l’Italie du XVIe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997.
- Franco Cardini, « Condottieri e uomini d’arme nell’Italia del Rinascimento », Condottieri e uomini d’arme nell’Italia del Rinascimento, Mario Del Treppo (ed.), Liguori Editore, Napoli, 2001, p. 4.
- Florence Alazard, Jean des Bandes Noires. Un condottière dans les guerres d’Italie, Paris, Passés Composés, 2023.
- Une liste non exhaustive : Vinicio Araldi, Generali dell’Impero. I condottieri della guerra in A. O., Napoli, Rispoli, 1940 ; Francesco Saverio Grazieli, I grandi condottieri romani, Roma, Istituto di studi romani, 1939 ; Giovanni Mestica, Diario eroico. Pioneri, primati, martiri, i grandi condottieri, le grandi date, eroismi ed eroi della patria e della religione, Città di Castello, Unione arti grafiche, 1937 ; Amedeo Tosti, Condottieri dei nostri tempi, Milano, Istituto per gli studi di politica internazionale, 1939.
- Pietro Gazzera, Garibaldi condottiero, Roma, 1932.
- Bertram M. Gordon, « The Condottieri of the Collaboration : Mouvement Social Révolutionnaire », Journal of Contemporary History, 10/2, 1975, p. 261-282.
- On fera un sort à part au Condottière de Georges Perec, premier roman publié à titre posthume et qui, à partir du tableau éponyme d’Antonello da Messina, propose une réflexion sur la falsification et la création.
- « Blackwater, saga d’une armée privée », Le Monde, 11/02/2016.
- François Bonnet, art. cit.