Commençons par l’actualité brûlante, le putsch qui se déroule au Gabon peut-il être compris en écho aux coups d’État qui, depuis 2021, touchent le Sahel ?
Il convient d’emblée de préciser que le contexte géopolitique et les systèmes de gouvernance dans ces régions sont distincts. Une comparaison directe serait donc inappropriée. Cependant, un point de convergence frappant réside dans la conviction croissante parmi les officiers militaires en Afrique que la prise du pouvoir par la force est non seulement réalisable, mais également susceptible de recevoir une réaction modérée, voire un soutien tacite de la part des acteurs internationaux.
Prenez l’exemple du Mali. Le pays a été le théâtre d’un coup d’État suivi d’un autre, avec une accélération notable dans la cadence de ces événements. Au Burkina Faso, la situation s’est déroulée de manière similaire, avec deux coups d’État en succession rapide. Le Niger a connu une prise de pouvoir encore plus expéditive, signalant que ce mode d’accession au pouvoir semble devenir de plus en plus efficient et donc, tentant. Il est intéressant de noter que dans ces cas, la rhétorique de « l’émancipation » contre les anciennes puissances coloniales et leurs interventions récentes sert souvent à mobiliser la population. Cela devient presque un programme politique en soi. Ce fut notamment le cas au Mali, et cela a également été souligné lors de récentes déclarations du capitaine Traoré à Saint-Pétersbourg, au sommet Russie-Afrique.
Le Niger offre un autre angle d’analyse particulièrement intrigant, étant donné que c’était un allié important de la France dans la région. La présence d’une importante base militaire française n’a pas empêché la réalisation du coup d’État. Ce laisser-faire volontaire envoie le message que, même avec une présence militaire occidentale conséquente, tout semble désormais possible en termes de changements de régime.
En résumé, alors que les dynamiques et les motivations à la base de ces coups d’État diffèrent significativement d’un pays à l’autre, ils partagent un air de famille dans la perception croissante qu’une prise de pouvoir militaire peut réussir sans déclencher une intervention armée substantielle. C’est dans ce sens que le putsch au Gabon s’inscrit dans une tendance régionale plus large, alimentant l’audace de ceux qui pourraient être tentés de suivre cet exemple.
Un peu plus d’un mois après le putsch au Niger, quelle est la situation aujourd’hui ?
La situation dans le pays demeure figée, mais pas sans dynamique. Les acteurs locaux et internationaux campent sur leurs positions, créant une tension palpable qui dépasse les frontières nigériennes.
D’un côté, les putschistes consolident leur emprise, exploitant adroitement les dissonances entre les deux puissances occidentales majeures impliquées dans la région : la France et les États-Unis. Paris, cherchant à maintenir une ligne dure, reconnaît que cette approche n’a pas suffi à résoudre la crise. Les États-Unis, quant à eux, se trouvent dans une situation délicate. Leur réticence à qualifier l’événement de « coup d’État » est motivée par une raison pragmatique : une telle déclaration les contraindrait légalement à mettre fin à leur coopération avec le Niger et compromettrait le fonctionnement de leur base de drones à Agadez, un investissement de 100 millions de dollars.
Les Américains semblent croire qu’un arrangement avec la junte militaire au pouvoir est non seulement possible, mais également préférable à une rupture. Ce pragmatisme s’inscrit dans une stratégie plus large visant à contenir l’influence russe dans la région. Pourtant, cette posture s’avère risquée. Il suffit de se rappeler les échecs français au Mali et au Burkina Faso, où une stratégie similaire a finalement abouti à des expulsions françaises et à l’arrivée de forces russes. Les régimes militaires, une fois confortablement installés, ont tendance à suivre leur propre agenda, indépendamment des promesses antérieures faites aux puissances occidentales.
Dans ce grand jeu géopolitique, la junte nigérienne semble avoir le vent en poupe. Ils capitalisent sur cette dichotomie entre la vision française et américaine, espérant manœuvrer entre les deux pour consolider leur pouvoir. Leur principal levier réside dans la menace latente de mettre fin à des accords avec les puissances étrangères, une épée de Damoclès suspendue au-dessus de Washington.
En somme, bien que la lutte contre le terrorisme puisse toujours figurer en bonne place dans les discours des juntes et des puissances occidentales, l’élan semble avoir basculé vers « l’après-guerre contre le terrorisme ». Aujourd’hui, l’objectif principal n’est plus simplement de combattre le terrorisme, mais de naviguer dans ce nouvel échiquier géopolitique complexe où la survie politique interne des régimes en place est devenue le véritable enjeu. Dans ce climat, les putschistes nigériens, tout comme leurs homologues dans d’autres pays africains, semblent de moins en moins enclins à être des pions dociles dans les mains des puissances étrangères. Leurs actions sur le terrain le prouvent, rendant la situation au Niger non seulement tendue, mais aussi emblématique des défis géopolitiques qui se dessinent sur le continent.
[Lire plus : le dernier entretien de Mohamed Bazoum avant le coup d’État au Niger»]
Vous évoquez la guerre contre le terrorisme. La guerre du Sahel, jusqu’ici présentée comme une opération antiterroriste de grande ampleur, peut-elle évoluer en conflit interétatique ? Autrement dit, une intervention militaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est-elle envisageable ?
Dans un environnement géopolitique aussi complexe que le Sahel, la question d’un conflit interétatique est une interrogation légitime, mais difficile à résoudre. Le coup d’État récent au Gabon injecte une nouvelle dose d’incertitude, faisant potentiellement reculer la probabilité d’une intervention militaire coordonnée de la CEDEAO. Si les putschistes s’installent durablement au pouvoir tant au Gabon qu’au Niger, cela pourrait entraîner un effet domino de réticences internationales. Personne ne souhaite intervenir militairement en deux lieux en même temps. Il semblerait que chaque nouveau putsch solidifie l’emprise des juntas militaires à travers la région, leur objectif étant manifestement de se maintenir au pouvoir, et non de lutter contre le terrorisme ou de démocratiser leur pays.
En effet, les acteurs locaux et les puissances occidentales semblent engagés dans des conflits distincts. Les premiers s’attellent à une guerre d’influence, alors que les seconds persistent dans une vision antiterroriste, adossée à un agenda démocratique. Ce hiatus rappelle étrangement les tensions de la Guerre froide, même si la situation géopolitique me paraît aujourd’hui très différente. Les adversaires des pays occidentaux n’hésitent plus à utiliser des méthodes que l’Occident se refuse à employer, comme soutenir ou provoquer des coups d’État : les règles du jeu ont bel et bien changé.
Concernant la possibilité d’une guerre interétatique, il faut se poser une question cruciale : entre quelles armées ? Aucun des pays concernés, que ce soit le Mali, le Burkina Faso ou le Niger, n’a la capacité de mener une guerre conventionnelle actuellement : leurs armées sont peu importantes et ils ne maîtrisent pas la totalité de leurs territoires, loin de là. Les groupes djihadistes opérant dans ces pays sont davantage intéressés par l’extension de leur influence respective.
Le dilemme pour les États-Unis et la France, les principaux intervenants occidentaux, est particulièrement épineux. D’une part, leur volonté de conserver des bases militaires pour des opérations antiterroristes est sapée par le manque de partenaires locaux fiables. D’autre part, l’inaction ou l’insuffisance d’intervention militaire peut être perçue comme une faiblesse ou même une trahison par leurs alliés sur place, les poussant éventuellement à chercher des soutiens ailleurs.
En résumé, alors que le Sahel est en proie à une instabilité croissante et que les coups d’État semblent se multiplier, l’évolution vers un conflit interétatique me paraît improbable, mais elle n’est bien sûr pas impossible. Les acteurs en place sont moins préoccupés par la guerre contre le terrorisme que par le maintien ou l’acquisition du pouvoir. Dans ce contexte complexe et en rapide mutation, à défaut de retirer leurs troupes, les puissances occidentales doivent soit s’adapter aux nouvelles règles du jeu, soit reconsidérer radicalement leur engagement dans la région.
Le Nigeria ne pourrait-il être tenté de mener une intervention ? Il a été très impliqué dans la crise nigérienne et il est doté de la plus importante armée de la région.
Dans la crise complexe du Sahel, le Nigeria possède sans aucun doute l’armée la plus robuste de la région. Cette force militaire, cependant, ne garantit pas une intervention unilatérale, d’autant que le Nigeria a fort à faire sur son propre territoire, puisqu’il affronte Boko Haram et l’État islamique d’Afrique de l’Ouest dans le Nord-Est du pays. Les autres armées régionales, comme celles de la Côte d’Ivoire ou du Sénégal, n’offrent pas une alternative réaliste en termes de projection de force. Une telle décision nécessiterait donc le soutien militaire des puissances occidentales, principalement les États-Unis et la France. Mais au-delà des considérations militaires, une intervention du Nigeria aurait un coût politique élevé. Pour Bola Tinubu, il serait risqué de s’engager sur un autre théâtre d’opérations tout en négligeant des problématiques internes. Cela amène à une question cruciale : les alliés occidentaux viendraient-ils au secours du Nigeria si la situation tournait mal à cause de cette intervention ? La chute de Bazoum vient rappeler les risques qu’il y a à trop afficher sa proximité avec les Occidentaux, et particulièrement les Français. Cette incertitude pourrait sérieusement décourager toute initiative militaire.
De plus, le Sahel est aujourd’hui une zone où coexistent des régimes instables, des juntes militaires et des groupes djihadistes. La question prédominante pour les dirigeants, qu’ils soient en place suite à des élections ou des coups d’État, reste leur maintien au pouvoir. On le voit avec les cas récents du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée, du Niger et maintenant du Gabon. Si le Nigeria choisissait d’intervenir, il devrait également envisager la réaction à un éventuel soulèvement interne. À nouveau, la question de la confiance envers les alliés occidentaux n’est pas à négliger, quelle que soit la nature du régime en place.
En résumé, l’incertitude et les coûts politiques associés rendent improbable une intervention militaire du Nigeria dans le Sahel, malgré sa supériorité militaire. Le calcul des risques semble pour l’instant dissuader toute action significative de la part d’Abuja dans ce contexte.
Vous avez beaucoup travaillé sur les groupes islamistes, savez-vous comment ils évaluent l’évolution de la situation ?
Contrairement aux acteurs étatiques, les djihadistes ne basent pas leur stratégie sur les aléas de la situation politique. Leur agenda demeure clair et inébranlable, se nourrissant surtout des failles et opportunités créées par les acteurs extérieurs.
Prenons l’exemple du retrait militaire de la France au Mali. Bien avant la finalisation de ce retrait en 2022, des groupes comme l’État islamique ont immédiatement capitalisé sur cette évolution. Ils ont intensifié leurs opérations, étendu leur zone de contrôle et accru leur influence. Pourquoi ? Ils savaient qu’avec le départ des forces françaises, l’ascendant aérien et les forces spéciales qui les contenaient jusque-là disparaîtraient, leur laissant le champ libre pour imposer une nouvelle réalité sur le terrain. Dans cette optique, la région est devenue un terrain ouvert pour les djihadistes, d’autant plus que les ressources naturelles — notamment l’eau — et les voies de passage stratégiques ajoutaient à son attrait.
L’adaptabilité est aussi un point fort de ces groupes. Dans le contexte nigérien, par exemple, le nombre d’opérations menées par Al-Qaïda a surpassé celles de l’État islamique. Ceci est en grande partie dû au fait que les canaux de communication que le gouvernement entretenait avec ces groupes ont été interrompus, libérant ainsi la voie à une compétition accrue entre factions rivales pour imposer leur contrôle territorial.
En ce qui concerne le recrutement, des facteurs externes tels que les actions des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) au Burkina Faso (une milice apparue en 2019), ou même l’impact du groupe Wagner au Mali, ont également joué en leur faveur. Ces acteurs, par leurs actions violentes, ont indirectement renforcé le message des djihadistes, qui se présentent alors comme des protecteurs des communautés locales.
Et puis, il y a la question de l’instabilité politique interne. Souvent, ce sont les unités d’élite des armées nationales, formées pour combattre le terrorisme, qui se retrouvent impliquées dans des coups d’État. Ce faisant, elles laissent un vide sécuritaire que les groupes djihadistes sont trop heureux de combler.
Dans leur idéologie et leur littérature, l’affaiblissement des ennemis par des conflits internes est perçu comme une bénédiction divine. Pendant que les États se querellent pour des raisons souvent mercantiles, eux continuent à suivre le « sentier du jihad ». En somme, ils excellent dans l’art de capitaliser sur les complexités et les failles des situations politiques pour avancer leurs pions, toujours dans le but d’étendre leur influence et de marquer leur territoire.
Au cours de ces révolutions kaki, le sentiment antifrançais est systématiquement exploité par les putschistes. La France a-t-elle effectivement contribué à dégrader la situation au Sahel ?
Au cœur de cette problématique se trouve un dilemme stratégique que la France n’a jamais réussi à résoudre : comment combattre efficacement le djihadisme sans un partenaire local fiable, tout en naviguant dans un océan d’intérêts divergents ?
D’abord, la France a péché par excès de focalisation sur la lutte antiterroriste, au détriment d’une compréhension plus large des dynamiques locales. Dans un contexte comme celui du Mali, le retrait des forces françaises des zones de combat doit s’accompagner d’un retour de l’administration malienne, ce qui ne s’est pas toujours produit. Cette absence d’administration nationale a laissé un vide que même la meilleure des forces militaires ne saurait combler, surtout si elle est étrangère. Cette obsession française pour l’antiterrorisme ressemble aux erreurs commises par les Américains, qui ont souvent priorisé les questions de sécurité au détriment des considérations politiques et sociales.
Deuxièmement, la France a imposé des contraintes toujours plus lourdes à ses partenaires locaux en termes de démocratisation, de droits de l’homme, de protection des minorités et de gouvernance, sans pour autant leur offrir les garanties sécuritaires qu’offrait jadis la « Françafrique ». On ne peut ignorer que ces contraintes sont imposées dans des sociétés conservatrices, où les dirigeants ne se sentent pas nécessairement en phase avec l’agenda occidental. Le résultat est assez simple : les dirigeants locaux, se sentant pris en tenaille, cherchent d’autres options, y compris en fomentant des coups d’État.
Le message envoyé par la France est donc devenu flou, pour ne pas dire schizophrène. D’un côté, elle ne veut pas être perçue comme un acteur dominant, tout en maintenant une présence militaire significative. D’un autre côté, elle exige des réformes qui, bien que louables en théorie, ne correspondent pas toujours à la réalité socio-politique locale. Cette ambivalence est perçue, au mieux, comme une faiblesse et, au pire, comme une trahison par les opinions publiques locales.
Les révolutions kaki qui exploitent le sentiment antifrançais ne font que cristalliser cette complexité. Il y a cinquante ans, la France pouvait compter sur des partenariats basés sur un équilibre d’intérêts mutuels. Mais cette époque est révolue, et aujourd’hui la France se trouve à naviguer dans un environnement de plus en plus précaire.
Le résultat est un héritage complexe qui combine les échos négatifs de l’époque coloniale et de la Françafrique, sans en tirer les bénéfices sécuritaires et économiques d’antan. La France est ainsi coincée dans un rôle qu’elle ne sait plus comment jouer, en essayant de jongler entre ses propres intérêts et une myriade de défis locaux. La solution, si elle existe, exigera une refonte totale de la stratégie française avec une nouvelle définition de ses intérêts et de ses capacités à les défendre, qui tienne compte non seulement de la menace sécuritaire, mais aussi des dynamiques sociales, politiques et économiques qui alimentent l’instabilité au Sahel.
Dans un entretien au Grand Continent, Rémi Carayol soulignait la persistance au sein de l’armée française d’un cadre d’analyses issu de la conquête coloniale. Comment expliquez-vous la persistance de cette vision caricaturale ? Est-elle une des causes des erreurs stratégiques commises par la France ?
Avant d’embrasser pleinement cette idée, il convient de se demander si l’armée française définit réellement la totalité de la politique française dans cette région. Bien sûr, l’influence du passé dans l’armée française est indéniable et fait écho à une fierté historique partagée par nombre d’armées du monde : celle des victoires militaires passées. Cependant, je ne crois pas que cette fierté issue du passé coloniale ait vraiment pesé sur les décisions stratégiques qui ont été prises au Sahel.
L’armée peut effectivement avoir joué un rôle dans le maintien d’une présence au Mali, mais dans le tableau global, d’autres éléments sont à considérer. Par exemple, plusieurs bases militaires ont été fermées et les effectifs réduits. De plus, les militaires n’ont pas intervenu contre les diverses juntes au pouvoir, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre si cette vision coloniale était le moteur principal de leur action.
S’il est vrai que l’héritage colonial a sans doute pesé dans certaines décisions — comme l’entêtement à rester au Mali même lorsque la situation devenait irrationnelle —, il ne semble pas avoir dicté l’ensemble de la politique française au Sahel. Si tel était le cas, la France serait probablement moins encline à condamner les coups d’État et à imposer des principes éthiques dans ses relations avec les régimes locaux. Autrement dit, si la Françafrique était toujours la carte maîtresse de la politique française, pourquoi s’imposer tous ces obstacles ?
La question de savoir si l’armée française est guidée par une vision issue de la colonisation est donc plus nuancée qu’il n’y paraît. Certes, les ombres du passé planent, mais elles ne semblent pas être le seul facteur déterminant dans l’échiquier complexe du Sahel. Au lieu de cela, ce qui se dessine est une mosaïque de choix et de compromis, influencés mais non dictés par l’héritage colonial.
Aujourd’hui, la France semble être la seule à montrer des signes de soutien à une potentielle intervention de la CEDEAO au Niger. Comment expliquer cette posture ? En symétrique, comment expliquer le positionnement prudent des Américains, au Niger mais plus généralement face à cette vague de révolutions kaki ?
La posture de la France vis-à-vis d’une potentielle intervention de la CEDEAO au Niger est à la fois liée à son histoire récente et à une forme de réalisme stratégique. Paris avait joué à fond la carte de Mohamed Bazoum et, dans cette logique, une réponse ferme de la France était à la fois attendue et compréhensible. L’expérience française au Mali et au Burkina Faso ajoutait un voile de pragmatisme à cette position. Dans ces deux pays, une approche plus modérée vis-à-vis des juntes a eu des conséquences indésirables, rendant toute tentative de médiation future douteuse à l’égard de régimes militaires.
Le positionnement des États-Unis, en revanche, s’inscrit dans une prudence calculée. Washington semble croire que la stratégie adoptée en Égypte, notamment le choix de collaborer avec Abdel Fattah al-Sissi, pourrait être transposée au Niger. Toutefois, ce point de vue pourrait être myope. Les politiques occidentales sont encore largement façonnées par la lutte contre le djihadisme, une préoccupation qui, bien que légitime, est de plus en plus déphasée par rapport aux réalités en mutation du Sahel.
Le paradoxe est frappant : les fonds consacrés à l’antiterrorisme ont souvent eu pour effet pervers de corrompre plutôt que de fortifier, et de militariser les régimes au lieu de réduire la menace djihadiste. Les unités d’élite, formées par les forces françaises et américaines, ont parfois été détournées de leur mission initiale pour orchestrer des coups d’État, ajoutant une nouvelle couche de complexité au paysage géopolitique déjà convoluté.
Les États-Unis semblent croire que leur approche modérée pourrait contenir l’influence russe dans la région. Cependant, une telle stratégie comporte des risques éthiques. Veut-on vraiment que les États-Unis soient associés aux exactions commises par des régimes militaires, comme celles observées au Mali et potentiellement au Burkina Faso ?
L’exemple du Burkina Faso est instructif. Lorsque le nouveau Premier ministre civil a été nommé, une des premières requêtes à la France et aux États-Unis a été de former et d’armer des milices locales, malgré la probabilité élevée que cette demande serait rejetée. Cela met en lumière une nouvelle forme de realpolitik, où les régimes du Sahel cherchent à mettre les puissances occidentales devant le fait accompli : aidez-nous et fermez les yeux sur nos exactions ou nous chercherons de nouveaux alliés, notamment auprès des Russes.
En France, de nombreux observateurs imputent la montée du sentiment anti-Français à la propagande russe et à l’intervention des supplétifs de la Russie, comme le groupe Wagner. Cette analyse est-elle un moyen de se dédouaner d’une mauvaise lecture de la situation ? Et comment comprenez-vous la politique russe dans la région ?
Imputer la montée du sentiment anti-Français en Afrique à l’influence russe est à la fois fondé et simpliste : les tensions anti-Françaises sont le produit d’une série de malentendus, de frustrations et d’erreurs stratégiques qui sont bien plus profonds que la seule influence russe. Oui, la Russie, notamment à travers des acteurs comme le groupe Wagner, capitalise sur l’opinion publique africaine défavorable envers la France, mais l’antagonisme ne trouve pas son origine dans l’influence russe mais dans des problématiques plus complexes et propres à chaque pays. Le Kremlin joue le rôle d’amplificateur plutôt que de générateur de ces tensions.
Prenons l’exemple du Sahel où la « puissance militaire française », l’une des plus grandes du monde, n’a pas réussi à éradiquer le problème djihadiste. Cette perception fantasmée des capacités de l’armée française crée une dissonance cognitive tant pour les dirigeants que pour la population africaines. Les drones militaires, par exemple, sont perçus comme des « baguettes magiques » qui permettront de faire disparaître les djihadistes, alors que leur efficacité dépend largement de la qualité des renseignements et des choix tactiques. L’achat de drones turcs en témoigne : il est plus facile d’acheter du matériel militaire que de résoudre des problèmes géopolitiques complexes.
La croyance selon laquelle la puissance militaire occidentale peut tout résoudre est une illusion qui se retourne contre la France. L’idée que les Occidentaux — et spécifiquement les Français — soutiennent en sous-main les djihadistes est une rumeur persistante, née bien avant le Sahel, en Afghanistan et en Irak.
Mais entrons dans le dédale de la politique russe dans la région. Moscou exploite habilement ces errements français pour avancer ses pions, en utilisant toutes les méthodes à sa disposition, qu’elles soient « loyales » ou « déloyales ». La Russie offre une alternative séduisante aux pays africains frustrés par ce qu’ils perçoivent comme des entraves occidentales à leur lutte contre le djihadisme — entraves souvent liées aux préoccupations en matière de droits de l’homme. Les Russes arrivent en disant : « Vous voulez éliminer le djihadisme par tous les moyens nécessaires ? Très bien, nous vous aiderons sans poser de questions morales. Et en bonus, on vous aidera à consolider votre pouvoir ».
Cela crée une dynamique où la diplomatie russe semble être plus « efficace » ou, du moins, moins compliquée, renforçant le sentiment que les principes et les valeurs occidentales sont des obstacles plutôt que des atouts.
La mort de Prigojine va-t-elle changer la donne du côté russe ?
Je n’ai pas de boule de cristal, mais tout porte à croire que la Russie n’abandonnera pas un instrument aussi efficace et économique que le groupe Wagner. Il changera de nom et de chef, mais le « business model » restera.
À propos de ce groupe, ce qui est fascinant, c’est que la France a choisi de ne pas l’affronter dans le Sahel ou en République centrafricaine, malgré la menace qu’il représentait pour les intérêts français et les populations locales. À titre de comparaison, les États-Unis n’ont pas hésité à s’attaquer à Wagner lorsque celui-ci à commencer à s’attaquer à ses alliés en Syrie en 2018, tuant plus de cent mercenaires. Cette prudence française a été motivée par une mauvaise lecture des enjeux. Les autorités françaises semblent avoir amalgamé les mercenaires russes avec l’État russe lui-même, ce qui était une erreur. Il s’agit en effet d’une décision politique, car militairement, la France avait tout à fait la capacité d’affronter ces mercenaires.
Quant à Prigojine, il n’était finalement qu’un prestataire de services pour les États africains. Autour de Vladimir Poutine, il existe une multitude d’acteurs prêts à reprendre le flambeau. Le modèle d’affaires de Wagner est efficace et rentable pour la Russie, donc il y a peu de raisons pour que celle-ci l’abandonne. Imaginez : dans certaines opinions publiques, la Russie a réussi à faire reculer l’armée française avec une présence minime en Afrique. En somme, la France a perdu sur tous les tableaux, non pour des raisons militaires mais en raison de décisions politiques et d’une grille de lecture dépassée. Le jeu géopolitique en Afrique ne cesse d’évoluer, et il est temps pour la France de réévaluer son approche. Quant à la Russie, elle continuera probablement à capitaliser sur les erreurs des Occidentaux, utilisant tous les moyens à sa disposition pour avancer ses pions sur l’échiquier africain.