Tout au long de l’été, la série « Stratégies » étudie les formes de la guerre et des batailles à différentes époques, de Cannes à Bakhmout, en passant par Azincourt et Austerlitz. Après le cas Machiavel, nous restons en Italie pour l’épisode 2 avec une plongée « au cœur de la mêlée » des premières grandes batailles de l’ère moderne : celles des Guerres d’Italie.
Quelles sont les sources de l’historien militaire des guerres d’Italie ?
Didier Le Fur
Elles sont nombreuses, mais très difficiles à manier. Dès le règne de Charles VIII, nous disposons d’un immense matériel de propagande imprimé. Alors que le développement de l’imprimerie en France avait été quelque peu ralenti par le pouvoir, par crainte du potentiel danger qu’elle pourrait créer dans l’opinion publique, Charles VIII a rapidement saisi l’usage qu’il pourrait en faire lorsqu’il décide, à 24 ans, de faire valoir ses droits sur la couronne de Naples. C’était une manière de mettre en valeur ce qu’il y avait d’exceptionnel dans la campagne qu’il était en train de préparer : pour la première fois depuis Saint Louis, un roi de France allait faire la guerre loin de son territoire.
Il fallait rassurer sur ce voyage lointain, rassurer aussi sur les capacités de la France à être victorieuse, enfin, légitimer une telle entreprise par des motifs autres que ceux liés au droit ; les rois de France avaient une mission aider au retour du Christ sur terre et ce voyage de Naples fut présenté comme la première étape d’une croisade qui devait conduire Charles VIII à Jérusalem où, selon les prophéties réécrites pour ce souverain, il entrerait dans les dernier jours de sa vie, après avoir pacifié le monde ; mà, sur le mont des Oliviers, il déposerait toutes ses couronnes aux pieds d’un Christ revenu vivre parmi les hommes, pour célébrer la paix sur le monde ; conquérir Naples, c’était donc participer à la victoire du christianisme sur le monde et aider à l’établissement de la paix universelle.
La propagande écrite permet de construire une nouvelle image royale, tandis que d’autres supports, notamment les miniatures, les gravures racontent, elles, les événements, même de façon très simplifiée. Une production poétique très abondante, qui n’avait pas pour objet de faire état des violence, ou seulement lorsque celles-ci étaient jugées nécessaires pour montrer la vaillance du souverain ou de ses armées. Pour cette raison, et parce que le roi de France était officiellement dans son droit, jamais on ne parla dans ces textes de « guerre », mais plutôt de « voyage », de « reconquête », d’« expédition ».
Selon leurs publicistes, les rois de France faisaient la guerre seulement contre leurs rivaux ou ceux qui cherchaient à entraver leur projet. Ces récits sont évidemment une manière de détourner l’attention de la question principale : le roi de France menait une guerre en vue d’asseoir sa souveraineté sur un territoire au nom d’une certaine lecture du principe dynastique. En tant qu’historiens, nous sommes donc constamment confrontés à la construction d’une idéologie qui vise à justifier la conquête. Une idéologie qu’il est par ailleurs utile d’étudier, sinon, nous passons entièrement à côté de tout l’imaginaire messianique et impériale qui caractérisa si fortement ces guerres d’Italie.
Lorsque la campagne militaire se passe bien, les récits qui en sont donnés sont épiques, auréolant le roi et ses compagnons de gloire. Ces poèmes, ces chansons, ces processions construisent une dimension du roi de France autrement supérieur à tous ses rivaux qui ont eux aussi des droits sur les mêmes territoires et qu’ils cherchent également à revendiquer. Louis XII développe massivement ce discours, qui est porté par ses réussites militaires brillantes. Les récits de défaite sont beaucoup plus elliptiques, forcément, et souvent déconnectés du grand récit des guerres d’Italie : on se concentre sur la bataille pour mieux l’évacuer. Il est alors nécessaire de se tourner vers les sources espagnoles, impériales ou italiennes pour en avoir une vision plus complète.
Bien évidemment, ces récits contemporains ne sont pas les seules sources disponibles. Il existe une importante correspondance — privée ou diplomatique — entre les différents protagonistes des campagnes d’Italie. Dans cette masse, les rapports d’ambassadeurs sont piégeux. Au premier abord, ils ressortent parce qu’ils sont souvent très différents des textes qui émanent des auteurs à la solde du pouvoir. En réalité, cela tient moins à la qualité de leurs réseaux de renseignement qu’à une pratique curiale très répandue : en temps de guerre, les ambassadeurs sont éloignés du prince pour qu’ils n’aient pas accès à une information de trop bonne qualité. Ils ont par ailleurs tendance à se partager les nouvelles et les rumeurs qu’ils entendent : la concordance qui peut exister entre des rapports émanant d’ambassadeurs différents n’est pas un signe de la véracité du propos sur telle ou telle bataille ou tel ou tel évènement, mais le témoignage qu’il existe un réseau bien constitué d’ambassadeurs.
Pour les historiens militaires, il n’est pas évident de naviguer dans ces récits hachés. En les croisant, on retrouve, certes, quelque chose de ces batailles, mais, bien souvent, on reste dans l’expectative, l’esquisse, voire l’hypothèse.
Quelles sont les formes de l’engagement militaire pendant les guerres d’Italie ? Avec quelles armes se bat-on ?
Depuis la Guerre de Cent Ans — et notamment depuis le désastre d’Azincourt — la cavalerie était moins exploitée. Cette tendance se renforce pendant les guerres d’Italie principalement en raison du relief. Les chemins escarpés sont moins aisés à pratiquer pour un cavalier que pour un piéton ; toutefois elle demeure présente car il est toujours nécessaire d’intégrer la noblesse à ces campagnes. Pour autant, son coût financier considérable provoque sa réduction progressive.
À partir du règne de Charles VII coexistent deux types de troupes différentes : d’un côté, une armée professionnelle ; de l’autre, des mercenaires — notamment des Suisses — qui sont de plus en plus régulièrement intégrés au reste de la troupe. Ils acquièrent une position dominante dans l’infanterie, qui est leur arme de prédilection. Ils sont considérés comme fiables en raison de leur rémunération : s’il y a un manquement contractuel, les Suisses quittent les rangs et rentrent chez eux, même s’ils savent qu’ils seront punis dans leurs cantons. Dès la fin du XVe siècle, la Suisse est devenue pour les Français un supermarché humain dans lequel ils peuvent recruter de bons soldats qui ont une qualité essentielle : ils acceptent de mourir. Au sein de cette infanterie, on remarque également le remplacement progressif des archers par des soldats dotés d’armes en feu, dont la précision laisse encore à désirer.
Par ailleurs, dès le règne de Charles VIII, l’infanterie est renforcée par une artillerie qu’il ne faut pas trop surestimer, tout de même. La couronne de France est riche et l’artillerie a un parfum de nouveauté : lors de la campagne de Naples de Charles VIII ce sont des pièces impressionnantes, mais peu maniables, qui ne seront finalement guère utiles. On parle de bouches à feux si lourdes qu’elles doivent être tractées par une vingtaine de bêtes de somme. Ces pièces d’artillerie passent très mal la route des Alpes et, arrivées en Italie, sont très vite abandonnées par l’absence de pièces de substitution. Cependant, à mesure que les guerres se succèdent, et notamment dès le règne de François Ier, les Français se dotent d’une artillerie plus mobile, moins lourde, qui pouvait être employée autant pour la bataille en ligne que pour la guerre de siège.
Au cœur de la mêlée, comment se comprend-on puisque l’une des caractéristiques de cette « guerre européenne » est que les soldats viennent de partout sur le continent ? Y a-t-il une lingua franca militaire dans la mosaïque du champ de bataille ?
À propos de la langue, nous sommes obligés de faire des suppositions. Tout d’abord, cette question n’est jamais soulevée dans les sources parce qu’il était parfaitement normal de ne pas se comprendre au XVIe siècle. À l’époque, les Français étaient encore très fiers de compter vingt-trois dialectes sur leur territoire. On trouve notamment des textes dans lesquels les Anglais sont moqués pour n’en avoir que quatre ou cinq. Cela dit, le français était utilisé par tous les capitaines et autres officiers d’importance ; reste qu’il fallait pouvoir commander les hommes sur le terrain et le mystère reste entier quant à la pratique de la langue française chez certains Gascons ou mercenaires suisses des provinces alémaniques. Pour autant, l’organisation de l’armée en lances, en compagnies et ensuite en régiments, permit sans doute une meilleure cohésion à l’intérieur des groupes. Ces petites unités, généralement homogènes linguistiquement, restaient toujours entre elles. Par ailleurs, sur le champ de bataille comme dans les périodes de marche, les différentes nationalités ne se mélangent pas : les Suisses restent avec les Suisses ; les Normands avec les Normands ; les Gascons avec les Gascons, etc. On trouve même des traces de rivalités régionales assez importantes : lorsque l’armée française est victorieuse, certaines régions s’en approprient la gloire en mettant en avant leurs exploits tout en se moquant des autres.
Et comment se bat-on ?
Il faut comprendre qu’au XVIe siècle, les batailles se déroulent sur plusieurs hectares. Un peu après les guerres d’Italie, pendant les guerres civiles et religieuses, sous le règne de Charles IX, une « petite » bataille comme celle de Saint-Denis en 1568 se déroule tout de même sur un périmètre qui s’étend de Pontoise à Saint-Denis jusqu’à Aubervilliers. À Pavie, en 1525, c’est toute la périphérie d’une ville et une partie de la campagne qui sert de champ de bataille.
Il faut donc une logistique soigneusement élaborée pour faire marcher ensemble des armées hétérogènes et étendues sur un très vaste territoire. Au sein des ensembles multirégionaux — voire multinationaux — que sont les armées de l’époque règne donc une sorte d’entente. Au sommet, les chefs des différents régiments parlent tous la langue de l’état-major : par exemple, les officiers suisses sont souvent francophones. Cela permet de faire circuler l’information relativement bien. Reste que celle-ci, comme ce fut le cas à Pavie, peut être lente à venir, voire même arrivée déformée, la rumeur étant une arme aussi destructrice que les canons les plus efficaces.
L’organisation elle-même est encore assez archaïque : l’armée est décomposée en trois groupes — l’avant-garde, la bataille et l’arrière-garde — dans lesquels on retrouve à chaque fois de l’artillerie, des fantassins et des cavaliers. Cette structure a l’avantage d’être assez lâche, ce qui permet une forme d’adaptation lorsque le succès tarde à se dessiner : c’est le cas à Marignan où le côté monolithique des Suisses poussent les Français à renforcer l’engagement de leur artillerie.
Pourquoi certaines batailles sont-elles plus sanglantes que d’autres ?
Il y a d’abord la durée du conflit. En général, une bataille dure sept à huit heures et, la moyenne est d’environ mille morts à l’heure dans les batailles de ce début du XVIe siècle. Mais des exceptions peuvent exister. Ainsi à Marignan, la bataille qui débuta en fin d’après-midi, le 13 septembre, se prolongea jusqu’à la nuit noire, et reprit le lendemain 14, dès l’aube. Elle ne s’acheva réellement qu’après midi. Le bilan fut proportionnel à la longue des échanges, près de quinze mille morts, et sans parler des blessés qui décédèrent de leurs blessures dans les semaines qui suivirent. Par ailleurs, le corps-à-corps est un élément constant des batailles de cette époque. Reste que les batailles les plus sanglantes se sont toujours passées dans des territoires accidentés. Le relief peut être particulièrement létal. C’est par exemple le cas à la bataille de la Bicoque (Bicocca) en 1522 où les Império-Espagnols ont pris une position haute, dans une villa protégée de murs d’où les Français pensaient pouvoir les déloger en les prenant à revers. Mais les hommes de Charles Quint avaient anticipé cette tactique et leur puissance de feu était bien structurée : le résultat fut une véritable catastrophe pour l’armée royale. La bataille n’a duré qu’une heure et demie à peine, mais fit plus de cinq mille morts, dont l’essentiel furent des mercenaires suisses qui, téméraires avaient cru, par leur nombre, vaincre l’artillerie de leurs ennemis. Ils furent laminés.
Quand et comment gagne-t-on une bataille dans l’Europe du premier XVIe siècle ?
Il y a essentiellement deux manières de gagner une bataille. Soit l’adversaire abandonne le terrain — c’est l’exemple de Marignan —, soit le commandant-en-chef est pris — c’est le cas à Pavie.
Marignan est l’illustration de l’évolution des Suisses pendant les guerres d’Italie puisqu’en deux décennies, ils passent du mercenariat à l’action autonome. Comment l’expliquer ? Un parallèle avec le groupe Wagner est-il possible ?
C’est toujours le même problème avec les mercenaires. Sur le plan intérieur, la plupart des cantons de la confédération suisse ont une structure démocratique, et déjà un sentiment national bien structuré, mais l’extrême pauvreté des paysans les oblige à vendre une partie de leurs forces vives. Sur le terrain, les Suisses se battent pour gagner leur salaire, avec un armement parfois rudimentaire. Ils tuent, ne font pas de prisonniers. Leur présence dans toutes les expéditions françaises depuis celle de Charles VIII à Naples jusqu’à la bataille d’Agnadel provoquée par Louis XII pour détruire les Vénitiens en 1509, leur a donné une aura unique à travers l’Europe. Mais si la confédération suisse était déjà une vraie démocratie, elle n’en a pas moins, comme tous les États qui l’environne, des ambitions expansionnistes réelles. C’est au fur et mesure des combats, et des négociations, qu’ils prennent peu à peu conscience des gains territoriaux qu’ils peuvent réaliser, notamment dans la péninsule, en choisissant non plus la France mais la Papauté ou Milan pour principaux commanditaires ; les avantages économiques et commerciaux étant les conséquences de ces nouvelles alliances. Progressivement, ils imitent, donc, les princes qu’ils servent en poussant leurs prétentions vers la plaine du Pô. Pendant un bref moment, la confédération suisse est devenue une puissance politique et diplomatique à part entière.
Marignan est l’aboutissement de ce processus ?
Il s’esquisse vers 1510, lorsque commence à se préciser l’affrontement entre Louis XII et la papauté. Prenant conscience de leur pouvoir d’arbitrage, les Suisses finissent par choisir le pape contre le roi de France, mais avec contrepartie. Ils participent largement à mettre les Français hors de la péninsule, contre différents droits et privilèges commerciaux dans le Milanais et l’occupation d’une partie du duché, le long du Tessin. Cette dynamique n’est pas brisée à Marignan, mais elle est incontestablement très ralentie.
Quelles évolutions tactiques et stratégiques doit-on aux guerres d’Italie ?
Du point de vue de la configuration de l’affrontement, le champ de bataille demeure absolument structurant. Cependant, l’artillerie va y jouer un rôle de plus en plus important, même si celui-ci reste encore assez marginal : une pièce de canon met quatre minutes à recharger un coup. Elle a surtout pour fonction d’intimider l’adversaire lors de la bataille. Elle est nettement plus efficace lors des guerres de siège. Celles-ci évoluent considérablement. Les murs classiques résistent de moins en moins bien à l’artillerie et pour les remonter, il est souvent nécessaire de détruire tout le mur meurtri. Cela prend trop de temps, devient trop cher. En France notamment, le long de la frontière franco-impériale commence à se multiplier les remblais, conglomérats de matériaux divers et variés, moins résistants certes, mais plus aisés à remonter et particulièrement efficaces lors d’un conflit pour conserver la ville en danger. Dans les dispositifs défensifs frontaliers, la stratégie change également. Il ne s’agit plus de défendre une ligne continue, mais plutôt d’organiser efficacement la fortification de quelques cités qui pourront former les bases de la défense du territoire.
Quel est le rôle de l’honneur dans ces guerres ?
Il joue une fonction essentielle, alors même qu’il est très difficile d’en donner une définition exacte. À chaque fois que l’honneur est discuté, il est associé au droit : agir honorablement, c’est faire respecter son droit ou agir selon le droit. En creux, c’est l’idée de la guerre juste qui est omniprésente dans la réflexion que les contemporains mènent sur la guerre.
Une fois qu’on entre en campagne, le sens de l’honneur est indissociable de la culture chevaleresque et aristocratique que partagent les princes. Tous prétendent agir pour défendre des valeurs immémoriales, insistant sur le fait qu’ils ne sont pas des tyrans, mais qu’ils agissent pour le bien. Dans ce cas de figure, l’honneur c’est donc accepter de combattre — voire de mourir — pour défendre une cause juste. Agir honorablement est aussi une manière d’exprimer sa confiance en Dieu.
François Ier parle de son honneur après Marignan puisque cette victoire lui a permis de restaurer sa souveraineté sur un territoire qu’il considérait être le sien et qui lui avait été usurpé. De même, dans les années qui suivent, il en va de son honneur de roi très chrétien de revendiquer la couronne impériale, quand bien même la majorité de ses conseillers lui aurait dit que c’était sans espoir. Enfin, après la déroute de Pavie, il écrit ces mots à sa mère : « Madame, pour vous avertir comment se porte le ressort de mon infortune, de toutes choses ne m’est demeuré que l’honneur et la vie qui est sauve. » Cette phrase, qui est devenue célèbre dans une forme très altérée et très archaïsante — « Tout est perdu, fors l’honneur » — a quelque chose de programmatique : s’il lui reste l’honneur, alors il pourra continuer à faire valoir ses droits ; surtout, il ne s’est pas montrer lâche et conserve ainsi toute sa dignité de prince.
Qu’est-ce que cela implique de se faire la guerre entre princes chrétiens ? Quelle place tient la religion dans ces batailles ?
La religion est omniprésente lors des batailles. D’abord, les religieux accompagnent toujours les soldats, la messe est célébrée et les prières collectives sont organisées quotidiennement. Lorsque l’affrontement commence, Dieu est appelé pour protéger le roi, le royaume et ses hommes. Outre les prières continuelles pendant toute la durée de la bataille, on scrute les manifestation divines car on considère que Dieu, maître de la bataille, intervient toujours dans le conflit par un miracle pour faire gagner son peuple préféré, celui qui gagnera-l’arrivée de la pluie, un vent contraire, l’éclat du soleil sont souvent regardés comme une intervention divine. Enfin, Dieu est remercié à la fin des combats. A l’arrière, des processions sont organisées pour protéger, le royaume, les armées et leurs chefs. La victoire annoncée, se sont d’autres processions et d’autres actions de grâce qui s’organisent à travers tout le royaume. Parfois, les miracles peuvent être spectaculaires. Ainsi, à Agnadel, le saint Esprit matérialisé par une colombe serait descendu du ciel et se serait posé sur le chef emplumé de Louis XII annonçant à tous ses hommes la fin de la bataille et la victoire du roi de France. Envisager que Dieu ne peut être présent lors de moments si importants pour l’avenir d’une politique, voire d’un royaume est encore inconcevable et le sera longtemps.
Pourquoi les batailles de Marignan et Pavie ont-elles particulièrement marqué la mémoire française ?
Pour Marignan, c’est assez simple à comprendre. C’est à la fois, la première bataille du règne de François Ier, sa première victoire et, en quelque sorte, la dernière.
Quant à Pavie, c’est un véritable désastre. Depuis Poitiers, aucun roi de la France n’a été fait prisonnier par l’ennemi lors d’une bataille. D’ailleurs, en France, longtemps, les sujets du roi ne surent rien ou presque du déroulement de la bataille, ils n’en connurent que le résultat. Si le récit de la bataille de Marignan fut proposé aux Français, dans sa version évidemment la plus glorieuse, et seulement en 1519, aucun auteur n’a raconté en France la bataille de Pavie. Les publicistes du roi, lorsqu’ils l’évoquent plus tard, l’entourent toujours de mystère, déclarant qu’il s’agit d’un événement trop douloureux pour être seulement rappelé. Mais ce roi vaincu, prisonnier, et libéré contre ses deux fils aînés, otages des futures négociations de paix, devait, libéré redonner confiance à un peuple qui put ne plus croire en lui, ni en ses capacités à le défendre ; aussi, les mêmes auteurs ont tenté de muer cette formidable défaite en un moment glorieux, malgré la déconfiture, un temps de bravoure, coloré par l’imaginaire chevaleresque. Sauver les apparences, dissimuler le fiasco, redonner confiance, et surtout laisser croire que ni l’homme ni le royaume n’était abandonné de Dieu. C’est d’ailleurs cette version, celle qui honore le prétendu esprit chevaleresque du roi qui restera dans les livres d’histoire, construisant peu à peu cette image de chevalier du souverain que tant d’écoliers de la Troisième république salueront. Reste que plus jamais depuis ce 24 février 1525, un roi de France ne s’est exposé à une bataille.
Il ne faut néanmoins pas trop surestimer la trace que ces batailles ont laissé en France jusqu’au début du XIXe siècle, essentiellement parce que François Ier, dès le règne d’Henri IV fut considéré comme un mauvais roi. En outre, Marignan s’est largement effacée derrière sa date : si la majorité des gens, comme par réflexe, répondent aujourd’hui « Marignan » lorsqu’on leur dit « 1515 », ils ne savent pas ce que cette bataille a pu signifier. Plus généralement, les guerres d’Italie ont donné lieu à des critiques souvent violentes dès la fin du XVIe siècle, dans les livres d’histoire. Tant d’hommes morts, tant d’argent dépensé pour finalement aucun acquis. Un immense gâchis. Et si la Restauration de Louis XVIII et de Charles X, cette renaissance de la monarchie, remit à l’honneur ce temps de l’histoire de France, inventant peu à peu le concept de « Renaissance », il ne fut pas question de se souvenir des batailles sauf si elles étaient victorieuses. Louis Philippe n’agit pas différemment en créant sa galerie des bataille et en commémorant seulement la bataille de Marignan, sans pour autant aider le public à la recontextualiser. Les historiens se bornant le plus souvent, après Michelet, à ne voir dans ces conflits que les relents d’une société féodale finissante, une monarchie propriétaire, dont Louis XII aurait été le plus parfait exemple, mettant le souvenir de cet homme au purgatoire depuis un siècle et demi.
Quant à François Ier, ses échecs lui furent peu à peu pardonnés principalement parce qu’entre temps, il était devenu ce « prince de la Renaissance », l’incarnation d’un renouveau, d’une remise en question de l’homme qui au sortir de la nuit du Moyen Âge, empreinte de religion, renaissait à lui même et prenait conscience de son progrès pour réapprendre la liberté. C’est, en gros ce que les historiens voudront voir en lui jusqu’à la fin des années 1980, moment où d’autres historiens reviendront à l’histoire militaire, abandonnée depuis la fin du XIXe siècle, pour retravailler peu à peu sur les guerres d’Italie et modifier ainsi considérablement le souvenir de ce monarque.
Les guerres d’Italie sont marquées par la trajectoire du connétable Bourbon. Pourriez-vous revenir sur son histoire et la manière dont elle a informé la guerre au XVIe siècle ?
Avant tout, Charles de Bourbon est un jeune prince du sang, assez éloigné du trône. Grâce à son mariage avec sa cousine, Suzanne de Bourbon, et à l’affection que lui porte Louis XII, il reçoit titres, terres et honneurs considérables. C’est l’un des plus grands féodaux de son époque : les territoires qu’il contrôle sont immenses — l’équivalent de trois départements français en superficie. En 1507, âgé de 17 ans, il accompagne le roi à Gênes pour recouvrer la seigneurie qui s’était révoltée et alors que le roi pense toujours à reconquérir le royaume de Naples perdu en 1504. En 1509, il est à Agnadel et se bat aux côtés de son souverain. Lors de la guerre contre le pape Jules II, il participe tant en France qu’en Italie à plusieurs combats. À la mort de Louis XII, il a vingt-cinq ans et il est l’un des seigneurs les plus puissants de France. Il est à peine plus âgé que François Ier, qui est un jeune roi qui manque de soutiens à la Cour. Celui-ci ne peut se passer de lui et le fait, dès son avènement connétable de France, la plus haute charge militaire du royaume, donnée à vie ; Lors de la reconquête du Milanais, à l’été 1515, il conduit l’avant-garde et naturellement, il est présent à la bataille de Marignan où il se distingue.
François Ier continue à le couvrir d’honneur et après la reconquête du Milanais, il le fait lieutenant général du duché. Mais, la tentative ratée de Maximilien Ier à Milan sert de prétexte au roi de France pour éloigner peu à peu Bourbon du son premier cercle. Outre que le connétable est rappelé en France, il participe de moins au moins au conseil privé. Ainsi, dès 1517, s’il reste un acteur du cérémonial royal, il perd progressivement toute forme de pouvoir effectif à la Cour. Par ailleurs, il l’exprime trop vigoureusement contre la candidature de François Ier à la couronne impériale. Dans les mois qui suivent, ses relations avec François Ier continuent de se dégrader. En 1521, il perd sa femme, et l’héritage de celle-ci provoque des convoitises du côté de la couronne qui aboutissent à un procès dans lequel intervient directement la mère du roi, Louise de Savoie. Au même moment, la guerre reprend dans le Milanais et en Picardie. Alors même que Bourbon est théoriquement le personnage le plus puissant militairement de France, il est écarté de toute forme de commandement.
C’est à ce moment-là que Charles Quint décide de se mêler de l’affaire. Il lui fait une offre de mariage, lui proposant d’épouser l’une de ses sœurs ou l’une de ses nièces. Il semble également lui avoir suggéré de participer à la division du royaume de France déjà envisagée avec Henri VIII d’Angleterre : à Charles Quint, les anciennes terres des ducs de Bourgogne ; à l’Anglais, la façade occidentale et le titre de roi de France ; au Bourbon, la restitution de toutes ses terres plus la Provence, avec droit de constituer un royaume.
Finalement, au regard de la dégradation de sa situation en France, le connétable choisit de quitter le royaume en 1523 pour aller servir Charles Quint. Il est très probable que, ce faisant, il ait sauvé sa vie, mais en même temps il se condamne définitivement en France : il venait de commettre un crime de lèse-majesté. Il semblerait que François Ier ait été surpris par sa décision : alors qu’il devait accompagner l’armée, il décida de rester en France pour surveiller l’issue du procès des proches du connétable arrêtés après sa défection et qu’il avait souhaité exemplaire. Reste que la trahison de ces derniers se bornaient surtout à une fidélité sans borne au duc de Bourbon ; quant à ce dernier, il rejoignit l’armée impériale lors des combats de la Sesia, où mourut Bayard.
Les publicistes de la monarchie vont s’emparer de cette rencontre, fatale pour ce dernier, pour bâtir l’image du traître par excellence autour du souvenir de Bourbon. D’un côté, la loyauté absolue d’une capitaine à son souverain, capable de mourir pour lui et pour la France, de l’autre un prince du sang, exemple officiel de la fidélité à la monarchie, parce que susceptible de succéder et porteur d’un sang élu par Dieu pour protéger la France, mais qui s’abandonne à l’ennemi pour détruire ce même royaume. Ce manichéisme s’inscrit très bien dans la propagande qui entoure le récit des guerres d’Italie. En mai 1527, Bourbon, qui avait participé à la bataille de Pavie, côté impérial, assiège Rome mais meurt d’un coup d’arquebuse avant que la ville ne soit prise. Son procès ne s’achève qu’à l’été 1527 à Paris. Outre la confiscation de tous ses biens au profit de la couronne, l’homme est condamné à mort et symboliquement exécuté ; ordre fut également donné de faire effacer son nom, ses devises et portraits de toutes ses demeures et interdiction fut donner de citer son nom dans les histoires. Ce jugement oblige à une nouvelle écriture de la bataille de Marignan.
Il naît de cette affaire, une nouvelle figure du traître idéal dans l’imaginaire collectif, qui aide incontestablement à restaurer l’image fort dégradée de François Ier après son retour des prisons espagnoles.