La doctrine Oppenheimer

Oppenheimer : écrits choisis | Épisode 6

« Les Américains sont des nomades »

1957. Au MIT, Oppenheimer réfléchit à la position intellectuelle et stratégique de son pays dans le monde de la Guerre froide : pourquoi une société si hégémonique peut-elle se retrouver en crise ? Le problème le plus profond dans la confrontation avec l’Union soviétique est « cognitif » — et Washington n’a pas de doctrine pour y répondre.

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Le Grand Continent
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© AP Photo/John Rooney, File

En juillet 1957, plusieurs scientifiques du monde entier se réunissent, sous la direction de Bertrand Russel, dans la ville canadienne de Pugwash, pour mettre en garde contre la possibilité réelle d’une « catastrophe insupportable » engendrée par une guerre nucléaire. Le physicien J. Robert Oppenheimer n’assiste pas à la conférence, lui qui a également refusé de signer le manifeste Russell-Einstein de 1955 — ’est un épisode de plus dans la relation complexe qu’il entretient avec le scientifique d’origine allemande, analysée dans le prochain épisode de cette série d’été, à paraître demain.

Pourtant, près d’un mois plus tôt, du 23 au 27 mai, Oppenheimer participait à une conférence d’une toute autre nature, organisée par le Centre d’études internationales du MIT. Point de contact crucial entre le monde universitaire et l’administration de la Guerre froide, le Centre est un véritable moteur de la technocratie de guerre. Sociologues, scientifiques, historiens et économistes y élaborent des nouvelles façons de penser le pouvoir américain en s’interrogeant sur quel type de modernité les États-Unis seraient prêts à proposer, à l’intérieur et à l’étranger, dans un monde où la suprématie militaire ne serait plus suffisante. Nombre de chercheurs et d’analystes brillants y formulèrent des théories extrêmement influentes, qui furent accueillies avec enthousiasme par le département d’État et la Maison Blanche, notamment pendant l’administration Kennedy.

Aux côtés de Walter Rostow, père de la théorie de la modernisation et modèle parfait du savant mobilisé et attentivement écouté, Oppenheimer prend la parole. Si le contexte du discours témoigne clairement de la profonde et persistante intégration du physicien dans l’appareil de sécurité américain, malgré les accusations portées contre lui quelques années plus tôt, le texte démontre pourtant sa tentative persistante de dépasser le cadre étroit de la Guerre froide et de la politique de puissance, pour atteindre des thèmes plus vastes et enquêter sur « les signes d’une crise culturelle assez profonde ». La confrontation avec l’Union Soviétique, sur le plan militaire et scientifique, offre donc à Oppenheimer la possibilité de présenter son « inward look » — titre qu’il donne à la version publiée du discours pour Foreign Affairs — et de questionner des piliers de la société et de la culture américaine.

Tout au long de sa démonstration, il examine les lignes de fractures qui traversent une démocratie prospère arrivée au comble de sa puissance : le problème de l’éducation ; la « vision chancelante de l’avenir » ; et la difficulté « à formuler des politiques ». Pour répondre à ces questions, Oppenheimer lance un appel vibrant aux autorités, aux citoyens américains et à ses collègues : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vigueur et d’une discipline intellectuelles beaucoup plus grandes, d’une ouverture d’esprit plus commune et plus répandue, et d’une sorte d’infatigabilité, qui n’est pas incompatible avec la fatigue, mais qui est incompatible avec la capitulation ».

La vigueur intellectuelle que Oppenheimer demande à son pays est celle dont il fait preuve lui-même dans ce texte inspiré. Il se livre ainsi à des analyses philosophiques de la pensée occidentale, à des comparaisons historiques entre l’Amérique des années 1950 et les civilisations du passé, de l’Inde classique à l’Angleterre victorienne ; il examine l’anthropologie américaine de la frontière, son sens particulier de l’individualisme et du pragmatisme, ses avantages et ses limites dans un monde en mutation. Par l’ampleur de son analyse, Oppenheimer rappelle également que la Guerre froide est bien réelle et, et qu’elle est partout, mais aussi qu’elle ne peut être le seul filtre de compréhension du monde pour l’élite américaine. 

Le « problème cognitif » est à la fois plus profond et plus étendu : il touche aux fondements de la société américaine mais il concerne aussi des peuples pour lesquels la guerre froide n’est qu’une toile de fond alors qu’ils ont engagé un grand effort « de parvenir à l’éducation, à l’apprentissage, à la technologie et à une nouvelle richesse ». Pour que les États-Unis conservent à la fois leur modèle démocratique à l’intérieur et leur prééminence dans un monde qui évolue, Oppenheimer exhorte à prendre au sérieux l’organisation du savoir et de la connaissance dans nos sociétés.

I

Le conflit avec le pouvoir communiste jette de temps à autre une lumière crue sur notre propre société. Alors que ce conflit se poursuit et que son obstination, sa portée et son caractère mortel deviennent de plus en plus manifestes, nous commençons à voir apparaître dans la société américaine des traits dont nous étions à peine conscients et qui, dans ce contexte, apparaissent comme de graves déficiences. Le premier qui s’impose est peut-être notre incapacité à rendre compte de nos objectifs, de nos intentions et de nos espoirs nationaux d’une manière qui soit à la fois honnête et inspirante. Il y a longtemps que personne n’a parlé, au nom de ce pays, de notre avenir ou de l’avenir du monde d’une manière qui suggère une intégrité totale, une certaine jeunesse d’esprit et une touche de vraisemblance.

Deux autres traits nationaux ont récemment suscité de vives inquiétudes. Comme le conflit avec le pouvoir communiste se déroule parallèlement à une accélération extrême de la révolution technologique, et en particulier parce que ces dernières années ont marqué la pleine maturité des aspects militaires de l’ère atomique, l’attention du public a été attirée sur l’efficacité relative du système soviétique et du nôtre en matière de formation et de recrutement de scientifiques et de techniciens. Cette comparaison a révélé que, dans un domaine où nous étions autrefois meilleurs que les Russes, nous pourrions bientôt devenir inférieurs à eux. Le système soviétique, en combinant de rares et remarquables incitations au succès dans la science et la technologie avec une recherche massive de talents et avec des standards rigoureux et élevés dans l’éducation initiale, semble sur le point d’attirer vers le travail scientifique une fraction plus importante de sa population que nous ne le ferons.

Le système soviétique, en combinant de rares et remarquables incitations au succès dans la science et la technologie avec une recherche massive de talents et avec des standards rigoureux et élevés dans l’éducation initiale, semble sur le point d’attirer vers le travail scientifique une fraction plus importante de sa population que nous ne le ferons.

J. Robert Oppenheimer

Lorsque nous avons appris cela, il était naturel de s’intéresser à ses causes. Certaines d’entre elles résident dans l’estime relativement faible accordée à l’apprentissage dans ce pays et, surtout, dans notre indifférence à l’égard de la profession d’enseignant, en particulier de l’enseignement dans les écoles, une estime faible qui est à la fois manifeste et causée par le fait que nous payons très mal nos enseignants et pas beaucoup nos scientifiques. La vie pénible des pays soviétiques fait qu’il est facile de transformer le prestige en luxe et en privilèges. Nous ne voulons pas qu’il en soit ainsi ici. Pourtant, en y réfléchissant de plus près, nous avons constaté que, dans nos propres écoles, le niveau d’enseignement est beaucoup moins élevé pour les langues, les mathématiques et les sciences que dans leurs équivalents soviétiques. Nous avons appris que beaucoup de nos enseignants ne sont pas vraiment versés dans les matières qu’ils sont chargés d’enseigner et que, dans de nombreux cas, leur manque de connaissances se double d’un manque d’affection ou d’intérêt. En bref, nous nous sommes heurtés à un problème d’une extrême gravité pour la vie de notre peuple en nous mesurant à un antagoniste lointain et détesté.

Il semble que le même phénomène se produise dans un tout autre domaine. Il s’agit de la capacité de notre gouvernement — en fait, de la capacité de nos institutions et de notre peuple, par l’intermédiaire de notre gouvernement — à déterminer la politique nationale dans les domaines liés aux affaires étrangères et à la stratégie, militaire et politique. Pour citer Walter W. Rostow dans un discours prononcé au Naval War College à la fin de l’année 1956 :

« Je ne crois pas qu’en tant que nation, nous ayons encore créé une politique militaire et une politique étrangère civile conçues pour atteindre [nos objectifs] et pour exploiter les possibilités de changement social et politique favorables à nos intérêts au sein du bloc communiste. […] Historiquement, les États-Unis n’ont consacré leur énergie à la résolution de problèmes militaires et de politique étrangère que lorsqu’ils étaient confrontés à des dangers concrets et évidents ».

Ou encore, Henry Kissinger, qui a écrit dans le numéro d’avril 1957 de Foreign Affairs :

« En établissant un modèle de réponse avant les situations de crise, la doctrine stratégique permet à une puissance d’agir avec raison face aux défis. En l’absence d’une telle doctrine, une puissance sera constamment surprise par les événements. Une doctrine stratégique adéquate est donc l’exigence fondamentale de la sécurité américaine ».

Il est aujourd’hui largement reconnu que, malgré l’organisation du pouvoir exécutif pour traiter précisément des problèmes à long terme, de la politique étrangère et de la stratégie militaire, malgré le rôle assigné aux chefs d’état-major interarmées, au Conseil de sécurité nationale et à l’équipe de planification de la politique du Département d’État, malgré la disponibilité pour ces organisations du talent technique et intellectuel de l’ensemble de ce pays et, dans une mesure plus limitée, de l’ensemble du monde libre — malgré tout cela, les États-Unis n’ont pas développé une compréhension de leurs objectifs, de leurs intérêts, de leurs alternatives et de leurs plans pour l’avenir qui soit à la hauteur de la gravité des problèmes auxquels le pays est confronté. L’impression générale est que nous évoluons d’étonnement en surprise, et de surprise en étonnement, jamais suffisamment avertis ou prévenus, et que nous choisissons le plus souvent entre des maux, alors que la prévoyance et la planification auraient pu nous offrir des alternatives plus heureuses. Pourquoi cet état de choses devrait-il exister dans un pays où abondent les richesses et les loisirs, qui se consacre à l’éducation, où une plus grande partie de la population est impliquée dans l’éducation que dans n’importe quel autre pays à n’importe quelle époque, où il y a plus de collèges, d’universités, d’instituts et de centres qu’on ne veut en compter, et à une époque où un pouvoir sans précédent dans les mains d’un État déterminé et hostile nous menace plus gravement que jamais depuis les premiers jours de la République ?

Les États-Unis n’ont pas développé une compréhension de leurs objectifs, de leurs intérêts, de leurs alternatives et de leurs plans pour l’avenir qui soit à la hauteur de la gravité des problèmes auxquels le pays est confronté.

J. Robert Oppenheimer

Il y a, bien sûr, d’autres traits nationaux dont nous ne pouvons pas être fiers et sur lesquels ni l’ère atomique ni le conflit avec le communisme n’ont mis l’accent. Nous pouvons penser, par exemple, à notre grande imprudence avec les ressources de notre pays ; nous pouvons penser à la rareté des occasions où un souci pour la beauté et l’harmonie publique aurait rendu l’environnement physique dans lequel nous vivons confortable pour l’esprit — un confort que la beauté de notre terre et notre grande richesse pourraient bien rendre possible.

En effet, tous les traits sur lesquels nous nous jugeons sévèrement auraient pu être dessinés par des historiens nous comparant aux cultures passées, ou par des observateurs de la scène actuelle nous comparant aux contemporaines. Nous aurions alors pu constater qu’aucun peuple n’a jamais résolu le problème de l’éducation que nous nous sommes posé, et qu’aucun gouvernement, dans un monde où peu de gouvernements réussissent très longtemps tout court, n’a jamais réussi à résoudre un problème de l’ampleur et de la difficulté de celui auquel nous sommes confrontés. En effet, nous pourrions reconnaître les traits de faiblesse de notre société en termes de norme ou d’idéal, et en entendre parler par le philosophe ou le prophète. Je crois, en fait, que ces voies sont les plus constructives, parce que je crois, comme cela apparaîtra plus clairement dans ce qui suit, que les traits qui nous dérangent sont les signes d’une crise culturelle assez profonde, irréductible et sans précédent, et qu’ils finiront par céder, non pas à une thérapie symptomatique, mais à des changements dans notre vie, des changements dans ce que nous croyons, dans ce que nous faisons et dans ce que nous valorisons.

En effet, les problèmes de notre pays et de notre époque n’ont pratiquement jamais été posés sous leur forme actuelle au cours de l’histoire et n’ont certainement jamais été résolus. Si notre adversaire semble les avoir résolus mieux que nous, il peut être sain que nous en prenions acte ; mais il ne peut guère être sain que nous adoptions ses moyens. Il sait ce qu’il veut, parce qu’il a une théorie fort simple du sens de la vie humaine et de la place qu’il y occupe. Fort de cette confiance, il dispose d’un gouvernement prêt à prendre, au prix d’énormes dépenses humaines, toutes les mesures nécessaires pour aboutir à ses buts. Que sa théorie n’ait qu’une faible teinte de vérité, fragmentaire et largement obsolète, qu’elle exclue la plus grande partie de la vérité, et la plus profonde, devrait nous conforter dans l’idée qu’il ne réussira pas. Que son échec puisse toutefois être accompagné d’une participation humaine vaste, sinon universelle, et d’une dévastation et d’une horreur sans pareilles, devrait tempérer notre plaisir à cette perspective et nous ramener à la solution de nos problèmes selon nos propres termes, à notre manière, en notre temps.

Pour les traits de faiblesse de notre société, nous pouvons voir des motifs à la fois multiples, intelligibles et ironiques. Je pense que les trois faiblesses — dans notre éducation, dans notre vision chancelante de l’avenir et dans nos difficultés à formuler des politiques — ont des points communs ; mais elles ne sont pas les mêmes, et les suivre toutes n’est pas l’objectif de ce document. Il est certain que l’égalitarisme et la tolérance de la diversité qui nous est traditionnellement chère, diversité qui porte précisément sur les questions les plus fondamentales de la nature et du destin de l’homme, de son salut et de sa foi, certainement ces qualités, longtemps considérées comme des vertus, ont beaucoup à voir avec nos difficultés dans le domaine de l’éducation où elles définissent, pour ainsi dire, le problème insoluble ; elles ont beaucoup à voir avec les difficultés de la prophétie et de la politique, qui reposent traditionnellement sur le consensus, précisément dans les domaines où nous sommes attachés à la divergence. La bonne fortune du pays, en termes généraux et au fil des siècles, et l’optimisme et la confiance qui en découlent, ont quelque chose à voir avec nos problèmes. Nous ne changerions peut-être rien, mais nous devons prendre en compte ces problèmes lorsque nous nous comparons à Athènes, à l’Angleterre élisabéthaine ou victorienne ou à la France du dix-septième siècle.

La bonne fortune du pays, en termes généraux et au fil des siècles, et l’optimisme et la confiance qui en découlent, ont quelque chose à voir avec nos problèmes.

J. Robert Oppenheimer

Nos faiblesses, bien sûr, ont une pointe d’ironie. C’est notre confiance dans l’éducation, notre détermination à la rendre accessible à tous, notre conviction qu’elle permettra à l’homme de trouver la dignité et la liberté, qui ont joué un si grand rôle dans la réduction de notre système éducatif à la parodie à moitié vide qu’il est aujourd’hui. Lorsque, pour la première fois depuis des années de paix formelle, nous avons consacré des efforts, des études, des pensées et des ressources à la recherche de la sécurité militaire, nous avons engendré l’insécurité la plus effrayante que l’homme ait jamais connue dans ce que nous savons de son histoire.

II

On dit souvent que notre culture nationale privilégie la pratique sur la théorie, l’action sur la réflexion, l’invention sur la contemplation. Il y a une certaine vérité dans cette thèse. Mais il ne faut pas l’exagérer. D’une part, l’équilibre entre l’action et la réflexion doit toujours, partout, favoriser numériquement ceux qui agissent par rapport à ceux qui réfléchissent ; même à Athènes, il y avait trop de sophistes pour un Socrate ; et j’ai du mal à imaginer une société dans laquelle les travaux du monde n’occupent pas plus de gens, et plus souvent, que la compréhension du monde. D’autre part, l’équilibre entre ces aspects de la vie a été renforcé par les circonstances, dans la mesure où, dans notre pays, ceux qui agissent ont eu la chance de pouvoir marquer et célébrer leurs actes : la richesse du pays, son ampleur, sa grande liberté et, dans l’ensemble, l’optimisme qui y règne. Il faudrait des réalisations considérables en matière de théorie et de compréhension pour égaler l’éclat, souvent presque l’impudence, de nos créations matérielles.

Notre passé a toujours été marqué par quelques esprits originaux et profondément réfléchis dont les travaux, tout en s’inscrivant dans la tradition intellectuelle de l’Europe et du monde, ont néanmoins une empreinte nationale particulière, comme dans les quatre noms de Peirce, Gibbs, James et Veblen. Aujourd’hui, dans presque tous les domaines des sciences naturelles, et dans quelques autres également, notre pays est prééminent dans la théorie comme dans l’expérience, dans l’invention comme dans la pratique. Cela a entraîné un grand changement dans la scène éducative, en ce qui concerne l’enseignement supérieur, les écoles supérieures, le travail post-doctoral, les instituts et les universités. Il est vrai que cela est dû en partie aux malheurs de l’étranger : les deux guerres en Europe et les nazis, les premiers effets du pouvoir communiste en Russie, qui ont rendu très difficiles, au moins pendant un certain temps, les conditions d’une étude sérieuse. Elle a été provoquée en partie par l’arrivée dans ce pays de savants qui cherchaient à fuir leur régime, la tyrannie et les troubles à l’étranger. Il n’en reste pas moins vrai qu’aujourd’hui, un jeune homme souhaitant recevoir la meilleure formation en physique théorique ou en mathématiques, en chimie théorique ou en biologie, sera susceptible de venir dans ce pays, tandis qu’il serait allé dans les écoles d’Europe il y a trois décennies. Il était important, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il y avait un grand intérêt public pour les réussites dans les sciences appliquées, obtenues dans ce pays pendant les années de guerre, de combattre tout sentiment exagéré de supériorité américaine en soulignant les grandes contributions pour lesquelles nous étions redevables aux Européens et à d’autres pays ; mais répéter aujourd’hui ce qui n’était que partiellement vrai à l’époque, à savoir que les Américains excellent dans les entreprises pratiques mais sont faibles dans la théorie, c’est déformer la vérité. Il faut ajouter, bien sûr, que le nombre d’hommes engagés dans la science théorique est toujours faible et, même chez nous aujourd’hui, il est très faible. Leur travail et leur existence ne peuvent avoir que peu d’influence directe sur le caractère et le goût du pays.

Cela dit, il me semble qu’en comparaison avec d’autres civilisations — celle de l’Inde classique certainement, celle du continent européen, et probablement même celle de l’Angleterre, où la théorie est brillamment élaborée mais largement ignorée dans la pratique — notre civilisation met l’accent sur la pratique bien plus que sur la théorie, et sur l’action bien plus que sur la contemplation. Dans le difficile équilibre de l’enseignement, nous avons tendance à enseigner trop en termes d’utilité et pas assez en termes de beauté. Et si et quand nous faisons les choses par nous-mêmes (do it ourselves), il est improbable qu’il y ait de l’apprentissage et de la réflexion.

Dans le difficile équilibre de l’enseignement, nous avons tendance à enseigner trop en termes d’utilité et pas assez en termes de beauté.

J. Robert Oppenheimer

Pour comprendre la portée de ce trait, nous devons reconnaître une autre caractéristique du paysage américain : de manière importante, profonde et complexe, c’est un pays de diversité ; et il tolère, respecte et encourage la diversité sous la forme d’un véritable pluralisme. On fait beaucoup de théorie aux États-Unis : théorie cosmologique, théorie des processus génétiques, théorie sur la nature de l’immunité, théorie sur la nature de la matière, théorie sur l’apprentissage, sur les prix, sur la communication ; mais il n’y a pas de théorie unificatrice sur ce qu’est la vie humaine ; il n’y a pas de consensus sur la nature de la réalité ou sur le rôle que nous devons y jouer ; il n’y a pas de théorie du bien vivre et il n’y a pas beaucoup de théorie sur le rôle du gouvernement dans sa promotion. Les divers talents, compétences, croyances et expériences de notre peuple contribuent efficacement à la résolution d’un problème concret, à la réponse à une question bien définie, à la construction d’une machine, d’une structure ou d’un système d’armement ; et dans ces exercices concrets et limités, la diversité et l’étrangeté des participants sont harmonisées par la communauté de l’entreprise concrète. L’équipe d’experts, comprenant parfois des experts en sciences sociales, a été une invention extrêmement fructueuse pour la recherche en temps de guerre et continue à l’être dans de nombreuses formes d’entreprises techniques. Elle continue d’être inappropriée, et tend à s’étioler, dans les entreprises générales de la vie académique.

Le pluralisme américain peut sans doute être compris en partie en fonction de notre histoire et des caractéristiques qui nous différencient de la plupart des communautés d’Europe et d’une grande partie de l’Asie. Nous pouvons penser aux communautés relativement primitives des villages indiens du Sud-Ouest, dont certains d’entre nous se souviennent encore au début de ce siècle. La qualité de leur vie était relativement statique et très encadrée ; tous les éléments étaient cohérents et étaient rendus unifiés et significatifs par les rites et les doctrines religieuses. Le changement était lent et la communication adaptée à l’expérience limitée des villageois. De telles communautés représentent presque un idéal d’unité, de compréhension commune et de vision moniste du monde. La vie américaine a peu connu l’esprit de village. La frontière, l’ouverture du pays et, plus tard, l’immense rapidité des changements et le tumulte du mouvement et de la circulation nous ont donné une expérience nationale très différente. Pendant deux siècles, la Nouvelle-Angleterre a probablement connu la stabilité de la vie villageoise ; et je crois que nous voyons aujourd’hui, dans la cohérence, la fermeté et la compréhension mutuelle de ses survivants, l’un des éléments les plus stables et les plus unifiés de notre pays. Il est probable, bien que je le sache moins, que l’on puisse trouver une histoire similaire dans le Sud, bien que la fortune des cent dernières années l’ait durement touchée.

Même si nous tournons nos pensées vers l’Europe, où l’on trouve tant d’agitation, de désillusion et de variété qui caractérisent notre propre pays, nous constatons des différences considérables ; il y a un long passé de mobilité limitée, qui a culminé au XIIIe siècle avec la vision unifiée de toutes les matières essentielles pour l’homme, dans un univers déterminé par Dieu, et dans lequel Dieu est omniprésent, où la nature de toutes les choses finies est invariable, et la mort le but unique de toute vie humaine. Lorsque ce monde a commencé à se briser, il s’est brisé lentement, d’abord dans les esprits des philosophes et des scientifiques. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le passage de la contemplation à l’action peut être observé de manière complète ; longtemps après qu’il se soit produit, ses conséquences troublaient encore John Donne : « Tout est en pièces, toute cohérence a disparu ; tout est provisoire, tout est relatif ». La prise de conscience par l’homme de son pouvoir est arrivée lentement en Europe ; elle est arrivée chez des gens liés par une langue commune, une habitude commune et des traditions communes en matière de goût, de manières, d’arts et de pratiques.

La prise de conscience par l’homme de son pouvoir est arrivée lentement en Europe ; elle est arrivée chez des gens liés par une langue commune, une habitude commune et des traditions communes en matière de goût, de manières, d’arts et de pratiques. Comparés à tout cela, les Américains sont des nomades. 

J. Robert Oppenheimer

Comparés à tout cela, les Américains sont des nomades. Il y a, bien sûr, beaucoup de choses en commun dans ce qui a amené les gens dans ce pays ; mais dans une mesure écrasante, ce qui était commun était soit négatif, soit personnel et pratique : le désir d’échapper à la répression, ou l’espoir de faire une nouvelle fortune. Dans les années de formation de notre histoire, le vide, le besoin et la récompense de l’improvisation, la variété et l’ouverture des frontières ont donné du poids et de la reconnaissance aux différences entre les hommes. Notre philosophie politique a entrepris de concilier les avantages pratiques de l’union avec la tolérance maximale de la diversité. À tout cela est venue s’ajouter, au cours du siècle dernier, et en complément de la fermeture de la frontière physique, une nouvelle source de changement, plus radicale et finalement plus universelle que celles qui l’ont précédée. Cela réside, d’une part, dans la croissance sans précédent de la connaissance, dont l’échelle de temps, estimée avec prudence à un demi-siècle il y a deux cents ans, pourrait mieux être évaluée aujourd’hui à une décennie ; et avec ceci, fondé en partie sur la connaissance, en partie sur la richesse accumulée, et en partie sur la tradition de liberté et de mobilité elle-même, on assiste à une explosion technologique et une économie comme le monde n’en a jamais vu.

Au début de ce siècle, William James a écrit :

« Le point que je vous invite maintenant à observer particulièrement est le rôle joué par les vérités plus anciennes… Leur influence est absolument déterminante. La loyauté à leur égard est le premier principe — dans la plupart des cas, c’est le seul principe ; car la façon la plus habituelle de traiter des phénomènes si nouveaux qu’ils entraîneraient un réarrangement sérieux de nos idées préconçues est de les ignorer complètement, ou de maltraiter ceux qui en témoignent ». 

À notre époque, l’équilibre entre les anciennes vérités et les nouvelles s’est rompu, et il n’est pas anormal que la plupart des hommes limitent, de la manière la plus sévère qui soit, le nombre et le type de nouvelles vérités auxquelles ils auront à faire face. C’est ce qui fait de la scène intellectuelle une scène de spécialistes, et c’est ce qui fait que nos concitoyens, malgré toutes les preuves superficielles de similitude, sont plus divers dans ses expérience, plus étrangers les uns aux autres dans les langues qu’ils utilisent pour parler de ce qui leur est proche, qu’à n’importe quelle époque ou lieu qui me vienne à l’esprit ; c’est ce qui limite le consensus à des déclarations si vagues qu’elles peuvent signifier presque n’importe quoi, ou à des situations si dures, si menaçantes et si immédiates qu’aucune structure théorique, aucune vision du monde, n’a besoin d’intervenir.

À notre époque, l’équilibre entre les anciennes vérités et les nouvelles s’est rompu, et il n’est pas anormal que la plupart des hommes limitent, de la manière la plus sévère qui soit, le nombre et le type de nouvelles vérités auxquelles ils auront à faire face. 

J. Robert Oppenheimer

La plus cohérente de toutes nos grandes structures théoriques est peut-être celle des sciences naturelles. Elle n’est guère pertinente pour de nombreuses questions de politique et de stratégie auxquelles notre gouvernement doit faire face, mais elle l’est pour certaines d’entre elles. Cette cohérence est cependant d’un type très particulier : elle consiste en général en une absence de contradiction entre les différentes parties et en une pertinence mutuelle omniprésente, souvent seulement potentielle. Elle ne consiste pas en une cohérence structurelle par laquelle l’ensemble peut être dérivé d’un simple résumé, d’une clé, d’un heureux moyen mnémotechnique. Il n’existe donc pas de principes fondamentaux de la science. Ses plus grandes vérités ne sont pas définissables en termes d’expérience commune ; elles n’impliquent pas non plus le reste. Notre connaissance de la nature n’est en aucun cas une connaissance commune ; elle est le trésor de nombreuses communautés spécialisées en plein essor, souvent coupées les unes des autres au cours de leur rapide croissance. Jamais notre connaissance commune n’a été une partie aussi fragile de ce qui est connu. Les sciences naturelles ne sont pas connues, et ne peuvent probablement pas l’être, par tout le monde ; de petites parties le sont ; et dans le monde de l’apprentissage, entre les régions éclairées, il y a une médiation dans la grande obscurité de l’ignorance. 

En évaluant l’importance pratique des développements scientifiques, le gouvernement peut être confronté à un reflet de cette situation. Même dans un domaine aussi relativement limité que les dangers des radiations atomiques en temps de paix, il ne peut s’adresser à un expert pour obtenir une réponse. Il se tourne vers l’Académie nationale des sciences, qui réunit une série de comités, nombreux et très fréquentés ;  leur savoir collectif et leur reconnaissance collective de l’ignorance constituent, pour l’instant, notre meilleure réponse.

Dans d’autres aspects de la vie intellectuelle, plus pertinents pour la politique et la stratégie, nous trouvons une situation pas tout à fait différente, bien que moins formelle et moins clairement reconnue. Dans nos propres affaires intérieures, la connaissance par le gouvernement des situations réelles auxquelles il doit faire face est accompagnée d’une sensation de garantie traditionnelle à l’intérieur de nos institutions politiques. Si, en fait, les pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement se sont trompés dans leur évaluation des problèmes des bûcherons du Nord-Ouest, de la main-d’oeuvre maritime ou des recrues de la marine, ceux qui sont spécialistes de ces questions, parce que ce sont eux qui les vivent, ont la possibilité de se faire entendre ; et il existe une tolérance sous-jacente, parfois violée, parfois ignorée, qui donne pourtant à la voix de ceux qui sont le plus profondément concernés, et qui sont le plus intimement et immédiatement au courant, le poids sérieux de la doctrine de la majorité concordante (concurrent majority). Dans les affaires étrangères, dans les affaires qui concernent d’autres pays et d’autres peuples, une telle protection et un tel recours n’existent pas. Dans ce cas, le gouvernement doit s’appuyer très fortement sur ce qui est essentiellement de l’érudition : ce que l’historien, le linguiste, l’artiste et tous les autres qui, avec l’art lentement appris de l’historien de juger, d’évaluer et de comprendre, peuvent donner un aperçu intime de ce qui se passe dans des pays étrangers, souvent très étranges.

Face à tout cela, face à la complexité, à la variété et à la rapidité des changements qui caractérisent à la fois la scène intellectuelle et le monde lui-même, la tentation est grande de chercher une clef qui n’existe pas, le simple résumé dont tout le reste pourrait découler. C’est ce que nous avons eu tendance à faire au cours des guerres de ce siècle, avec, semble-t-il, les conséquences d’une grande difficulté lorsque nous sommes arrivés à la fin de la guerre. La situation était probablement mauvaise même pendant la Première Guerre mondiale, lorsque notre gouvernement disposait d’une théorie relativement élaborée et savante qui était largement acceptée par notre peuple, mais qui n’était pas tout à fait vraie. Elle était probablement mauvaise pendant la Seconde Guerre mondiale, où la théorie semblait très primitive et consistait à penser que le mal, bien que largement répandu dans le monde, était si exclusivement concentré dans les gouvernements des puissances hostiles que nous pouvions l’oublier ailleurs.

Un gouvernement peut, pour des raisons plus ou moins valables, parvenir à une conclusion sur ce qu’il doit faire, comme le fait le nôtre lorsqu’il déclare la guerre ou lorsqu’il adopte des politiques relativement bien définies comme la doctrine Truman. Ces décisions, qui reflètent la meilleure estimation des preuves disponibles au moment où elles sont prises, sont des actes de volonté ; il est évident que les preuves supplémentaires qui appuient les décisions renforcent la volonté, rendent plus probablement efficace la poursuite de la guerre ou l’exécution de la doctrine. La preuve que les décisions ont pu être erronées ou qu’elles ne sont plus opportunes a un effet contraire. L’attachement de l’homme à ses propres décisions, sa réticence à apprendre et à changer ne doivent pas être renforcés par une doctrine qui déprécie la vérité — et donc la valeur — de ce qui est incompatible avec les preuves et les jugements antérieurs. Le danger n’est pas tant que les preuves nouvelles et contradictoires soient évaluées et n’aient pas assez de poids, c’est qu’elles ne soient même pas vues, que nos organes d’intelligence et de perception soient codés, tout comme nos organes sensoriels, par notre dévouement, de sorte que nous ne soyons même pas conscients de l’incohérence et de la nouveauté.

Il est évident que les preuves supplémentaires qui appuient les décisions renforcent la volonté, rendent plus probablement efficace la poursuite de la guerre ou l’exécution de la doctrine.

J. Robert Oppenheimer

Je crois que nous sommes aujourd’hui profondément blessés par les simplifications de cette époque. La Guerre froide est réelle, amère et mortelle. Mais ce n’est pas le seul problème dans le monde, et pour d’innombrables autres peuples et leurs gouvernements, ce n’est pas le problème qu’ils voient sous la lumière la plus brillante et la plus dure. Une telle vision globale tend à empêcher la réception de connaissances essentielles parce que, à la lumière de notre doctrine dominante, ces connaissances semblent peu pertinentes ou, d’une certaine manière, ne pas rentrer dans le cadre. Il me semble évident que ce danger est bien réel si l’on considère que le déroulement de l’histoire nous surprend toujours.

Deux caractéristiques de la situation que j’ai tenté d’esquisser appellent un commentaire particulier. Il me semble que la variété et le rythme des changements dans nos vies sont susceptibles d’augmenter, que nos connaissances continueront à se développer, peut-être à un rythme de plus en plus rapide, et que le changement lui-même aura tendance à s’accélérer. Dans la description de ce monde, il n’y aura probablement pas de synopsis pour nous épargner l’effort d’un apprentissage détaillé. Je ne pense pas que nous soyons dans une brève période de changement et de désordre apparent qui s’achèvera bientôt. Le problème cognitif me semble d’une ampleur sans précédent, un problème qui n’a été posé sous cette forme à aucune société antérieure et pour lequel seules les règles de comportement les plus générales peuvent être trouvées dans le passé.

Il me semble également que nous devons nous attendre à un monde dans lequel ce problème américain sera plus ou moins le problème de tout le monde. Les prémices de cette évolution sont peut-être aussi importantes dans l’état d’esprit actuel de l’Europe que l’histoire des deux guerres, du communisme, des nazis et de la perte de pouvoir politique, militaire et économique du continent. Ces problèmes semblent clairement impliqués dans la volonté des peuples d’Afrique et d’Asie, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, par des moyens non encore conçus et non encore compris, de parvenir à l’éducation, à l’apprentissage, à la technologie et à une nouvelle richesse. Ils font partie de l’agitation, nouvellement apparue chez les intellectuels du monde soviétique, peut-être surtout chez leurs scientifiques, et augmentent le caractère sombre de toute perspective de passage de la tyrannie à la liberté.

Il y a donc des raisons extérieures très contraignantes pour que nous, dans ce pays, soyons mieux à même de réfléchir et de mettre à disposition, pour les problèmes urgents de politique et de stratégie, les ressources intellectuelles qui font actuellement si cruellement défaut. Ces ressources sont nécessaires dans la lutte contre le communisme ; elles sont nécessaires si nous voulons avoir une certaine compréhension et une légère influence, dans le reste du monde, sur les grands changements qui l’attendent. La prise de conscience de cette nécessité nous fera du bien ; et je ne sous-estime pas la valeur de sa reconnaissance par la population de ce pays, ni de sa reconnaissance officielle par son gouvernement. Cela ne peut que contribuer à mettre de l’argent à la disposition de l’éducation et de l’enseignement ; cela ne peut que contribuer à faire en sorte que les savants aussi bien que les profanes soient les bienvenus dans les procédures d’élaboration de la politique gouvernementale. Mais bien que ces mesures soient amèrement nécessaires et qu’elles soient attendues depuis longtemps, je crains que le développement principal ne vienne pas seulement d’elles.

Nous devons nous attendre à un monde dans lequel ce problème américain sera plus ou moins le problème de tout le monde.

J. Robert Oppenheimer

Il peut y avoir des motifs valables de divergence d’opinion sur la question de savoir si la reconnaissance officielle d’un besoin, ou même la reconnaissance généralement admise d’un besoin par notre peuple, suscitera une réponse à ce besoin. Ce dont nous manquons, c’est d’une vigueur et d’une discipline intellectuelles beaucoup plus grandes, d’une ouverture d’esprit plus commune et plus répandue, et d’une sorte d’infatigabilité, qui n’est pas incompatible avec la fatigue, mais qui est incompatible avec la capitulation. Ce n’est pas que notre pays soit pauvre en curiosité, en véritable apprentissage, en habitude de détecter ses propres illusions, en dévouement et en recherche de l’ordre et de la loi parmi la nouveauté, la variété et la contingence. Il y a du respect pour l’apprentissage et l’expertise, et une juste reconnaissance du rôle de l’ignorance et de nos limites, à la fois en tant qu’homme et en tant qu’humanité ; mais il n’y a pas assez de tout cela, ni parmi nous, ni dans la valeur que nous y accordons, pour assurer que le gouvernement par le peuple ne disparaisse pas. 

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