En Pologne, la parution d’Une athée polonaise contre un catholique polonais (Fundacja Kultura Liberalna, 2022) a eu un important écho. Ce livre est constitué d’une série de conversations entre Karolina Wigura, une intellectuelle libérale, et Tomasz Terlikowski, une figure de la droite catholique, dans lesquels ils débattent des nombreuses questions qui déchirent la société polonaise. Parmi elles, l’avortement est devenu un point de clivage d’autant plus déchirant que le PiS a récemment passé l’une des législations les plus strictes au monde sur la question. Les conséquences ont été dramatiques : depuis le vote de la nouvelle loi, plusieurs jeunes femmes sont mortes parce qu’on leur avait refusé un avortement — tandis que d’autres ont été humiliées par la police pour avoir pris des pilules abortives. Lire cette conversation permet de mesurer l’ampleur des divisions qui traversent la Pologne contemporaine.
Karolina Wigura
Un compromis sur l’avortement est-il possible en Pologne ?
Tomasz Terlikowski
Non. Il n’est pas possible de parvenir à un consensus juridique ou moral satisfaisant pour les deux parties.
Karolina Wigura
Pourquoi ?
Tomasz Terlikowski
Toute décision juridique, quelle que soit la manière dont elle modifiera la loi, provoquera une controverse, un sentiment de préjudice et d’incompréhension de la part de la partie dont les aspirations et les points de vue les plus profonds auront été violés. Cela se voit également dans le débat extrêmement dynamique qui se déroule actuellement aux États-Unis, où la Cour suprême a annulé la décision Roe versus Wade et rétabli celle sur l’admissibilité de l’avortement par les différents États.
Les émotions y sont tout aussi vives et le sentiment d’injustice du côté des opposants à cette décision est tout aussi profond. Cependant, lorsque le débat sur l’avortement est vif, il est impossible de légiférer sans provoquer des réactions émotionnelles chez ceux qui pensent différemment.
C’est inhérent à des questions qui divisent autant. Elles peuvent moi-même m’affecter profondément. J’ai été à plusieurs reprises très durement attaqué pour mes opinions sur cette question, et par des militants des deux camps. Pour certains, j’étais un fondamentaliste religieux et pour d’autres, un naïf qui ne voyait pas l’importance de la modification de la loi. C’était à l’époque où, après 2020, j’appelais surtout à une législation renforcée en faveur des parents de personnes handicapées et où je soulignais une erreur stratégique : confier cette décision à un Tribunal constitutionnel dont la légitimité juridique est remise en question.
Karolina Wigura
Comme vous le dites, le statu quo actuel concernant l’avortement dans notre pays a été façonné à l’automne 2020 par l’arrêt du Tribunal constitutionnel. À l’époque, vous avez toutefois écrit sur Facebook que vous étiez heureux parce que cet arrêt constituait un pas dans la bonne direction. Je vous avais alors demandé ce qui se passerait si, dans quelques années, un autre camp politique l’emportait et s’employait à libéraliser l’avortement de la même manière que vous — en humiliant, en excluant et en manquant de respect à des personnes qui avaient les mêmes opinions que vous.
Tomasz Terlikowski
Ce fut une satisfaction amère. Je n’ai jamais caché que je pensais que les formations précédentes du Tribunal constitutionnel auraient passé une décision identique. J’ai moi-même plaidé en faveur d’une telle solution. J’ai écrit à ce sujet pendant de nombreuses années et je l’ai défendue. L’amertume tenait donc à la manière dont cela a été fait, à l’instigation d’une formation politique dont l’intégrité est facilement mise en question. Je n’ai pas non plus été surpris par les protestations. Il y avait déjà eu des manifestations de masse contre des lois anti-avortement plus strictes en 2016, alors comment aurait-il pu en être autrement quatre ans plus tard ? L’attitude des hommes politiques qui ont poussé pour que le Tribunal constitutionnel prenne sa décision est très préoccupante. Après tout, ils devaient savoir qu’une telle décision susciterait de l’opposition. Ils ont sciemment jeté une grenade dans le feu et ils ont agi comme s’ils ne savaient pas qu’elle allait exploser. Si vous prenez une telle décision au sérieux, vous devez en connaître les conséquences.
Karolina Wigura
Vous avez dit tout à l’heure que vous appeliez à de meilleures solutions juridiques. Comment aurait-on pu faire mieux ?
Tomasz Terlikowski
La position du Tribunal constitutionnel ne faisait aucun doute. Elle était jouée d’avance et, à mon avis, elle aurait été identique si la composition du tribunal avait été différente, et plus légitime. Par ailleurs, le jour où la décision a été publiée, un ensemble de lois réglementant l’assistance aux familles souffrant des conséquences de cet arrêt aurait dû être présenté. Il existe de nombreux modèles de lois de ce type. Les pays scandinaves, par exemple, ont des solutions très sensées. L’aide y est multiforme et comprend, par exemple, le placement en famille d’accueil, des congés de répit pour les aidants et des centres spécialisés. Un modèle d’assistance aurait dû être élaboré — mais cela n’a pas été le cas. Certes, il a été annoncé qu’une proposition pour un tel paquet serait présentée « dans un mois ». Depuis, des années se sont écoulées et rien n’a été fait. C’est plus qu’une erreur ; c’est un crime.
Karolina Wigura
Nous nous sommes habitués à ce que les positions du Tribunal sous Julia Przyłębska soient jouées d’avance, comme vous le dites ; et pourtant, c’est comme dire que le verdict d’un tribunal dans une affaire ou une autre est joué d’avance. Qu’est-ce qui vous a surpris pendant la mobilisation de 2020 ?
Tomasz Terlikowski
La nervosité du pouvoir. Tout d’abord, la publication du verdict a été retardée, sans que l’on sache exactement pour quelles raisons. Le président de la République, Andrzej Duda, a présenté une proposition de loi imprécise censée clarifier la décision du Tribunal. Elle tranchait avec ses prises de position antérieures, qui étaient sans équivoque. Une exception a alors été indiquée aux politiciens et aux tribunaux, qui remplacerait la prémisse eugénique ou embryopathologique — selon la terminologie utilisée. En indiquant que l’avortement pouvait être justifié par « la santé de la femme », qui inclue la santé mentale, le gouvernement ouvrait les conditions d’avortement beaucoup plus largement que cela n’était le cas auparavant. D’après mes conversations avec des juristes — même conservateurs — il semblerait que la santé mentale et la santé physique ne soient pas différenciées dans la législation polonaise. Ainsi, la dépression, le stress post-traumatique peuvent être des motifs d’avortement.
Karolina Wigura
Mais plutôt qu’une extension, c’est bien un effet de gel qu’a provoqué la décision du Tribunal constitutionnel, comme l’illustre l’histoire d’Izabela. Avec le recul, pensez-vous vraiment que la Pologne a fait un pas dans la bonne direction ?
Tomasz Terlikowski
Je ne pense pas que ce cas prouverait qu’il y ait eu un effet de gel. D’une part, nous savons encore très peu de choses sur cette affaire, et selon certaines sources médicales, elle prouve plutôt les risques inhérents à la pratique de la médecine. D’autre part, le ministère public accuse trois médecins de négligence et de manquement à leurs devoirs. Bref, nous ne savons pas si la décision du Tribunal a pesé. Cela aurait-il pu être le cas ? C’est possible, mais rien ne prouve que ce soit le cas. Il ne fait par ailleurs aucun doute dans mon esprit que les tensions ont été attisées en 2020, alors que la protection des droits des enfants à naître n’a pas du tout été améliorée. Les familles ayant des enfants handicapés, souvent atteints de malformations très graves, ont été laissées sans le soutien nécessaire. C’est cela que je critique.
Karolina Wigura
Parce que la protection de la vie des enfants à naître n’était pas non plus l’objectif de cette décision. Les solutions dont vous avez parlé plus tôt — congés de répit, prestations financières, soutien aux parents de personnes souffrant de handicaps profonds — nécessitent du temps et des changements structurels. Le PiS en est incapable. Ce qui leur reste, c’est la polarisation ; diviser pour régner.
Tomasz Terlikowski
Ceci, ou l’intrigue. Jaroslaw Kaczynski a trop compliqué les choses sur la question de l’avortement. D’un côté, il voulait obtenir d’autres choses du Tribunal constitutionnel et plusieurs juges lui avaient clairement dit qu’ils ne lui passeraient rien d’autre tant que les dispositions sur l’avortement n’auraient pas été durcies : le tribunal ne lui répondait pas autant qu’il l’aurait souhaité. De l’autre, il avait besoin du soutien des catholiques conservateurs, dans l’éventualité d’une élection. Il a joué avec la question de l’avortement, et il en a trop fait.
Karolina Wigura
La politique utilise parfois la formule machiavélienne selon laquelle la fin justifierait les moyens. Cette situation n’est-elle pas la preuve que les moyens peuvent mettre la fin en question ? Pour vous, qui avez consacré une bonne partie de votre vie à défendre la vie des enfants à naître, quel est le plus important : faire changer la législation à tout prix ou, au contraire, ne pas embraser votre communauté ?
Tomasz Terlikowski
Même si l’on considère qu’il est plus important de défendre la vie que de préserver la paix sociale, allumer un feu n’a de sens que si les dommages causés à la société, à l’État et au débat public sont compensés par le bénéfice à long terme. Le débat est aujourd’hui moins radical ; les manifestations sous leur forme la plus aiguë sont terminées depuis longtemps. Cependant, après la décision de 2020, les jeunes se sont fortement mobilisés : ils ne sont peut-être plus dans la rue, mais leur voix se fera entendre lors des prochaines élections. Les jeunes femmes se sont également mobilisées. Le pouvoir l’a lourdement payé ; une partie de la responsabilité est aussi retombée sur l’Église. Je ne m’étendrai pas sur la question de savoir si c’est à tort ou à raison.
Karolina Wigura
Cela en valait-il la peine pour le pouvoir ?
Tomasz Terlikowski
Non. Le gouvernement paie le prix d’une mesure radicale sans rien en retirer. Il s’est aliéné les indécis, et les électeurs les plus libéraux du PiS. Contrairement à ce qu’ils pensaient, ils n’ont pas non plus gagné les catholiques conservateurs. Ces derniers ont été agacés par le comportement du président, qui s’est abstenu de publiciser la décision, et par la logique tordue de ses déclarations. Ils ont perdu sur toute la ligne — idéologiquement, politiquement et, semble-t-il, juridiquement.
À long terme, la protection de la vie n’a pas été renforcée, mais affaiblie. Si les gouvernants ont eux-mêmes indiqué, par la bouche de leurs hommes politiques les plus éminents, que l’état de santé d’une femme est une exception admissible, alors les avortements auront lieu. Il suffit de vérifier l’état de la législation et de ses interprétations en Espagne avant Zapatero pour voir à quel point une telle exception peut être largement interprétée de manière large. Nous devrons donc traiter un grand nombre d’affaires qui aboutiront probablement à des jugements de la Cour suprême et peut-être même de la Cour européenne des droits de l’homme, qui se répercuteront Pologne.
Karolina Wigura
Peut-être assisterons-nous donc à une libéralisation de la loi sur l’avortement à l’avenir ?
Tomasz Terlikowski
Il y aura certainement des suites de la réforme judiciaire de 2015. Si le PiS perd les élections en 2023, un nouveau Tribunal constitutionnel sera mis en place, en ligne avec les convictions des vainqueurs. L’affaire pourrait être à nouveau soumise à la Cour et faire l’objet d’une décision complètement différente. La question d’un référendum sur l’avortement est également revenue dans le débat public. Le PiS n’y consentira jamais, mais pour les autres partis, une telle initiative pourrait être intéressante en cas de victoire électorale. Nous ne pouvons pas prédire le résultat d’un tel vote, mais si l’on considère l’expérience irlandaise, il faut envisager la possibilité d’une libéralisation de l’avortement. À long terme, même si nous ne parvenons pas à une libéralisation totale, la question des malformations commencera à être interprétée beaucoup plus librement.
Karolina Wigura
D’après ce que vous dites, il semble que pour des personnes pour qui le durcissement de la législation sur l’avortement s’inscrivait dans une vision du monde — ce qui est votre cas —, cette question est politiquement perdue en Pologne.
Tomasz Terlikowski
Après ce qui s’est passé, oui. Nous devons complètement reconstruire notre crédibilité, à cause des décisions prises par les politiques, mais aussi à cause des discours de certaines figures clés du mouvement pro-vie polonais, comme Kaja Godek ou Mariusz Dzierżawski. Progressivement, ils ont pris un tour anti-Covid, anti-vaccination et radicalement anti-LGBTQ+. Cela n’est pas accepté par une grande partie de la jeune génération, même lorsqu’elle est catholique ; c’est comme s’ils avaient décidé de répéter toutes les erreurs des mouvements pro-vie américains des années 1970. C’est ainsi que se crée un mouvement de personnes âgées qui remet radicalement en question la modernité, sous toutes ses formes. Dzierżawski, dont les actions sont parfaitement irréfléchies, semble avoir été transplanté des États-Unis – par exemple avec les actions d’affichage ou les photos d’avortements tardifs.
Karolina Wigura
Et maintenant ?
Tomasz Terlikowski
Nous devons commencer par le commencement : construire très patiemment un récit qui se préoccupe non seulement des enfants à naître, mais aussi des enfants déjà nés, des handicapés et de leurs familles. Il ne peut s’agir d’un récit uniquement basé sur leurs difficultés économiques. Nous devons parler des soins d’accueil nécessaires à ces familles, du soutien psychologique et émotionnel important dont elles ont besoin. Nous devons parler des femmes qui se retrouvent seules à cause des décisions de pères irresponsables qui abandonnent leurs enfants malades et leurs mères. Tels sont les défis auxquels nous sommes confrontés. Bref, la décision de 2020 était une victoire de court terme, et la situation politique est inquiétante.
Karolina Wigura
C’est une victoire à la Pyrrhus.
Tomasz Terlikowski
Le PiS a perdu et ne s’impliquera plus dans cette question. Les autres partis — même ceux qui étaient en faveur de l’ancien compromis sur l’avortement — ont commencé à prôner la libéralisation. La Plateforme civique a annoncé qu’elle était en faveur de cette réforme. Quant au mouvement de Szymon Holownia, il n’est pas encore une force politique significative, et il votera donc à la Diète en fonction des députés qu’il attirera à lui – mais il est en faveur d’un référendum.
Karolina Wigura
Vous dites qu’il faut repartir de zéro. Admettez-vous l’idée que vous ne vous y prenez pas de la bonne manière ? Au début de notre conversation, vous avez cité la Scandinavie comme un modèle — puisque l’on s’occupe des enfants « vulnérables » et de leurs familles. Mais la Scandinavie est aussi un exemple d’approche libérale de l’avortement. Ne serait-il pas préférable pour les enfants à naître de libéraliser les lois sur l’avortement, et en même temps, de fournir des soins spéciaux à ceux qui choisissent de donner naissance à des enfants malades ?
Tomasz Terlikowski
Non. C’est un peu comme si l’on se demandait si, au lieu d’interdire la violence domestique, il fallait mettre en place davantage d’actions visant à promouvoir la communication interpersonnelle et l’élaboration d’accords non violents. Ces actions sont nécessaires, mais elles ne remplacent pas une interdiction claire des actions qui violent la dignité de la personne humaine. Dans le cas de l’avortement — si l’on se place de mon point de vue — la situation est similaire. Si vous considérez l’avortement, et c’est mon cas, comme le meurtre d’un être humain innocent, il ne suffit pas de mettre en place un système d’aide, même si c’est nécessaire. Il faut également mettre en place des dispositions juridiques pour protéger cet être.
Karolina Wigura
Il y a une chose que nous avons fondamentalement en commun : nous pensons tous les deux qu’il devrait y avoir le moins d’avortements possible. Nous sommes également d’accord, je pense, pour dire que l’avortement est un événement dramatique. Je le souligne parce que beaucoup de gens au centre et à gauche pensent le contraire. Cependant, je suis loin de penser que l’avortement, pour faire référence à une couverture célèbre d’un magazine féminin, « est acceptable ». L’avortement n’est pas acceptable, dans le sens où il s’agit d’une décision d’une grande importance morale. Dire que c’est acceptable banalise cette décision. En même temps, je suis favorable à la libéralisation de la loi sur l’avortement afin qu’il soit possible d’y recourir jusqu’à la 12e semaine de grossesse. Vous, en revanche, êtes en faveur de l’interdiction de l’avortement aussi tôt que possible.
Tomasz Terlikowski
Il y a plus de similitudes que de différences.
Karolina Wigura
Oui, et pour de bonnes raisons. Les participants aux discussions sur l’avortement sont souvent divisés en deux camps opposés. D’un côté, il y a les soi-disant défenseurs de la vie qui parlent des « enfants à naître » et de leur « mise à mort ». De l’autre, les soi-disant défenseurs du libre choix, qui parlent de « fœtus » et d’« avortement ». Le lexique utilisé permet de savoir immédiatement de quel côté se situe l’argumentation. L’hostilité est généralement très forte entre les deux camps. Les « défenseurs de la vie » accusent les seconds de conduire à une situation où l’avortement serait aussi répandu que la pilule contraceptive. Les « défenseurs du libre choix » accusent les premiers de torturer et d’handicaper les femmes. Ils les accusent d’hypocrisie, parce que l’avortement ne peut de toute façon pas être éradiqué de la société : l’interdiction consisterait simplement à fermer les yeux sur cette réalité. Fondamentalement, ces deux camps ne s’écoutent pas. C’est pourquoi je refuse par avance d’entrer dans une discussion conceptuelle et de répéter rituellement les mêmes arguments.
Tomasz Terlikowski
Et quel serait votre premier argument ?
Karolina Wigura
Il y a un livre de Ronald Dworkin, un philosophe libéral américain, qui s’appelle Life’s Dominion : An Argument About Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom (Alfred A. Knopf, 1993). Il a eu une grande influence sur ma réflexion quant à l’avortement. La thèse centrale de Dworkin est la suivante : au lieu de se demander s’il s’agit de « fœtus » ou d’« enfants à naître », partons du principe qu’il s’agit de la vie humaine. De cette manière, nous supprimons la couche linguistique de l’argument où s’arrêtent la plupart des discussions. Quel que soit leur camp, la majorité des participants au débat serait d’accord avec cette analyse. Le raisonnement de Dworkin vous paraît-il correct ? Êtes-vous d’accord avec lui ?
Tomasz Terlikowski
Il s’agit d’une esquive verbale qui, malheureusement, ne résout pas le différend intellectuel essentiel. Le fait de convenir que nous discutons de la vie humaine ne remplace pas la question fondamentale de savoir comment nous la comprenons et quelles conclusions nous tirons du fait que nous discutons de la vie humaine. Et c’est là l’essence même de la question. Pour moi, du simple fait d’appartenir à l’espèce humaine (et c’est ainsi que je comprends l’expression « vie humaine ») découle un droit fondamental — ce qui ne veut pas dire suprême — à la vie pour cet être. Dworkin ne partage pas cette position. L’accord lexical ne nous conduit donc pas à un accord au niveau intellectuel.
Karolina Wigura
Cependant, nous ne sommes pas obligés d’être d’accord. Dworkin suppose un minimum de langage commun, pas un accord total. Si nous disons qu’il s’agit d’une discussion sur les limites de la vie humaine, alors nous pouvons voir que le conflit sur l’avortement est une sorte de conflit sur la question de savoir si, quand et dans quelles conditions nous sommes autorisés à mettre fin à une vie humaine.
Une mise en garde s’impose. La règle générale dans les sociétés humaines est qu’il n’est pas permis de mettre fin à une vie humaine. Mais même dans notre culture, des exceptions sont acceptées dans divers cas. Par exemple, en temps de guerre, les soldats sont autorisés à tuer un soldat d’un pays ennemi. Des exceptions sont également acceptées dans le cas de l’avortement. La plupart des défenseurs de l’avortement, même très conservateurs, ne nieraient pas qu’il est permis d’avorter lorsque la vie de la mère est en danger. Ce qui m’amène à mon argument clé. Le consentement à l’avortement au motif que la vie de la mère est en danger est tout aussi arbitraire que le consentement à l’avortement jusqu’à la 12e semaine de grossesse. Ces dispositions ne sont pas le résultat d’un ordre divin. C’est nous, les humains, qui les adoptons et qui les appliquons. Par conséquent, au lieu de s’engager dans des querelles morales en se référant aux règles imposées par la religion, il est préférable d’accepter avec humilité que cette question touche à un compromis fondamentalement humain. C’est la seule façon d’entamer une discussion fructueuse. J’accepte l’argument de Dworkin parce que c’est ainsi que commence une conversation sur le compromis qu’il faut trouver à propos de l’avortement, qui est préférable à la situation actuelle : l’imposition du point de vue d’une personne sur une autre.
Tomasz Terlikowski
Mon problème avec le raisonnement de Dworkin est que je n’accepte pas la plupart de ses hypothèses. « Ne pas tuer un être humain innocent » est un principe qui ne connaît pas d’exceptions : celles-ci ne sont pas — contrairement à ce que semble croire Dworkin — gravées dans le marbre. Cela s’applique aussi bien à l’avortement qu’à la guerre. Commençons par la guerre. « Tu ne tueras point » s’y applique également, mais comme la vie humaine n’est pas la valeur suprême, mais une valeur fondamentale, lorsque se pose la question de la défense de la vie de nos proches, de notre patrie ou de notre vie — la mienne et celle d’autrui—, nous choisissons de les défendre. D’autre part, la responsabilité morale — conformément au concept walzérien de guerre juste — de chaque mort en temps de guerre incombe à celui qui a injustement déclaré la guerre, c’est-à-dire à l’agresseur. La mort en temps de guerre reste donc quelque chose de moralement mauvais, et nous n’y consentons qu’au nom d’autres valeurs plus élevées, telles que l’autodéfense ou la défense de nos proches, d’une communauté, d’une nation ou d’un État.
Je me réfère maintenant directement à l’avortement. Je ne suis pas un bon destinataire du raisonnement de Dworkin, car je reconnais généralement que l’avortement est mauvais, parce qu’il s’agit du meurtre d’un être humain innocent. Il n’y a pas d’exception à ce principe, il n’y a que des situations dans lesquelles il peut entrer en conflit avec un autre principe moral, par exemple lorsque la vie d’une autre personne est en danger ou lorsque la norme entre en conflit réel avec d’autres normes. Si l’embryon et le fœtus appartiennent à l’espèce humaine, ils ont, de ce fait, un droit à la vie. La seule condition non arbitraire (c’est-à-dire non liée à l’état de développement ou à la « qualité de vie ») qui puisse déterminer l’ouverture de ce droit reste précisément l’appartenance à l’espèce humaine, toute autre étant sujette à discussion. Et si tel est le cas, alors effectivement le compromis moral sur cette question devient extrêmement difficile. La seule question dont nous pouvons discuter est celle de la forme des normes juridiques, mais celles-ci sont également définies par l’espace des possibilités politiques et des données sociales, et non par des données morales.
Karolina Wigura
C’est un moment très important de notre conversation parce que vous venez, en quelque sorte, d’utiliser le même argument que moi. L’avortement est une interruption de la vie humaine, et comme telle, il devrait y avoir le moins d’avortements possible. La vie est une valeur fondamentale, mais je reste d’avis qu’elle n’est pas toujours la plus élevée. Elle entre parfois en conflit avec d’autres valeurs, notamment la liberté et la dignité des femmes. C’est ainsi que naît notre différend et que se joue le drame de la situation dont nous débattons. Et maintenant, c’est le moment de présenter votre argument le plus important.
Tomasz Terlikowski
Je vous l’ai déjà donné. C’est la reconnaissance que le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine ouvre un droit inviolable à la vie. Cette appartenance à l’espèce n’est pas liée au stade de développement ou à la capacité de ressentir la douleur (parce que ce sont déjà des hypothèses qui peuvent être débattues). Elle découle du fait même d’être un organisme humain, parce que c’est la seule chose qui n’est pas arbitraire.
Le deuxième principe, et le plus important, est celui de non-discrimination. En d’autres termes, si nous acceptons qu’il n’est pas permis de discriminer qui que ce soit, par exemple sur la base de l’état de santé, nous ne pouvons pas accepter le principe selon lequel nous discriminons quelqu’un jusqu’au moment de la naissance. L’interprétation polonaise de la loi permet d’affirmer que la discrimination est autorisée jusqu’à ce que l’enfant quitte le corps de la mère. Je pense que ce principe doit être appliqué de manière globale. Il n’y a donc pas de défaut de développement qui permettrait une exception au principe de non-discrimination. C’est pourquoi j’ai été scandalisé par l’idée, avancée par Andrzej Duda, de créer une nouvelle liste, selon laquelle le syndrome de Down n’autoriserait pas l’avortement, alors que d’autres défauts, conduisant inévitablement à la mort, ouvriraient cette possibilité.
Karolina Wigura
Pourquoi ?
Tomasz Terlikowski
Mais qu’entend-on par « conduisant inévitablement à la mort » ? J’étais récemment dans un hospice. Il y avait un garçon de deux ans et demi atteint du syndrome d’Edwards. L’enfant le plus âgé de cet hospice, m’a-t-on dit, était un survivant de seize ans. Sa vie menait-elle inévitablement à la mort ? Oui, mais il en va de même pour la vie de chacun. Le syndrome de Down avec des défauts corrélés est-il un défaut mortel ou non ? Aucun médecin sérieux ne peut répondre avec une certitude absolue à la question « l’enfant survivra-t-il ? » – surtout lorsqu’il s’agit d’anomalies génétiques. Si l’on prend au sérieux le principe de non-discrimination, les idées de Duda sont une aberration.
Karolina Wigura
Mais revenons à la question de la non-discrimination. Ce que vous dites là-dessusest convaincant, tant que l’on ne considère pas la réalité — qui est complexe et se joue à plusieurs niveaux. Il est évident que nous ne devrions pas faire de discrimination à l’encontre de qui que ce soit. Mais d’autres principes et considérations entrent en jeu lorsque nous sommes confrontés à la question de l’admissibilité de l’avortement – le simple fait qu’un enfant avant sa naissance soit inextricablement lié à la femme qui le porte. Puisque c’est le cas, sa liberté de prendre des décisions concernant son corps entre en jeu.
Tomasz Terlikowski
Et là encore, nous divergeons profondément. Si vous prenez Dworkin au sérieux, lorsqu’il affirme que l’avortement touche à la vie humaine, vous devriez admettre qu’il s’agit d’une vie distincte de celle de la mère. Et si je comprends bien, nous sommes d’accord sur ce point. Nous sommes également d’accord sur le fait que l’enfant, à ce stade de son développement, est dépendant du corps de sa mère. Mais cela ne change rien au fait qu’il s’agit d’un être humain distinct d’elle, ce n’est pas son corps, mais seulement un corps dépendant de son corps. Cela ne signifie pas pour autant que la femme a le droit de le traiter comme son corps. Il s’agit d’un être humain distinct, doté de droits distincts. De même, un enfant à la naissance dépend des soins de ses parents. La loi les oblige clairement à prendre soin de l’enfant et les punit s’ils ne le font pas.
Karolina Wigura
La différence entre nous est importante, mais elle ne se situe pas là où vous l’indiquez. Nous sommes différents parce que nous posons des hypothèses différentes sur la confiance à accorder à un autre être humain. Nous disons tous les deux que la vie a une grande valeur fondamentale. Mais je suis prêt à prendre en compte d’autres valeurs. Il s’agit de l’autonomie, de la dignité et de la liberté de la femme dans cette situation. Vous ajouteriez probablement : sa propre conscience. Je suis favorable à ce que l’on fasse confiance à l’autre, à sa décision, à sa conscience. Vous préférez régler la question légalement : autorisé, non autorisé. Et comment, d’après ce que vous dites, imaginez-vous construire des règles sociales dans lesquelles nous pouvons tous nous retrouver : vous et votre communauté catholique ; moi et mes amis libéraux, qu’ils soient croyants ou non-croyants ?
Tomasz Terlikowski
Nous arrivons ici au point le plus controversé de notre conversation. C’est là que réside notre différend, pas dans la langue, mais dans quelque chose d’autre : nous comprenons différemment le mot « tout le monde ». Bien évidemment, la loi est faite par des citoyens adultes de l’État. Cependant, lorsque nous discutons des impôts ou de la politique de l’éducation, nous sommes également guidés par le bien-être des mineurs. Et selon le même principe, je considère que « tout le monde » comprend également les enfants qui ne sont pas encore nés. Je ne reconnais pas les exceptions arbitrairement définies dont vous avez parlé. Je ne crois pas que l’on puisse choisir, sous certaines conditions, qui nous reconnaissons comme sujet de droit. Ponctuellement, il y a des conflits entre ces principes, qu’il faut essayer de résoudre.
Karolina Wigura
Oui, c’est bien là le point de désaccord le plus important entre nous. J’ai du mal à comprendre que vous ne reconnaissiez pas ces exceptions. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’elles me plaisent ou qu’elles vous plaisent, elles existent. Ce sont des situations réelles, comme l’est une grossesse extra-utérine que l’on retire pour sauver la vie d’une femme. Bien sûr, le mieux serait que ces cas, les conflits dont vous parlez, n’existent pas. Mais ce n’est pas le cas. Et c’est à cela que sert la loi, pour qu’au moins au point de départ, nous ayons un cadre fixe selon lequel nous pouvons résoudre un tel conflit. Et non pas pour que ce conflit soit encore plus exacerbé.
Tomasz Terlikowski
Vous citez Dworkin, et à mon avis, l’approche la plus sûre est la perspective du droit romain, qui dit qu’en cas de doute, nous décidons en faveur de la vie : In dubio pro vitae. Si j’ai un doute sur le moment où commence le droit à la vie d’une personne, je le place au premier moment possible, c’est-à-dire à la fin du processus de conception. C’est ce qui est susceptible de nous différencier.
Arrêtons-nous à la question de la grossesse extra-utérine, car ici il n’y a pas de différence entre nous sur le plan de la pratique de l’action. Seulement, ce n’est pas à cause d’une sorte de compromis, mais parce qu’il s’agit d’une situation où le sacrifice ou l’héroïsme d’une femme ne peut rien changer. Si nous ne le faisons pas — vous parlez d’avortement, je parle d’ablation de la partie de la trompe de Fallope qui contient l’embryon — la femme et l’enfant mourront. On ne peut rien y faire. Que reste-t-il alors ? Le principe du double effet, c’est-à-dire que pour sauver la vie de la mère, on coupe cette partie, mais pas pour priver l’enfant de sa vie, mais pour appliquer la seule procédure médicale qui sauve la vie de la mère. L’effet, non désiré mais accepté, reste l’interruption de la vie.
Karolina Wigura
C’est vrai. Mais il ne s’agit pas d’un argument rituel sur les embryons et les fœtus. Vous choisissez la vie comme valeur primordiale. Et en effet, c’est une valeur fondamentale. Mais — et c’est là un autre de mes arguments fondamentaux — il existe aussi d’autres valeurs, qui sont parfois en dialogue et parfois en conflit avec la valeur de la vie. Il y a, par exemple, la liberté. Les libéraux sont souvent accusés d’être en réalité des nihilistes : ils donneraient la priorité à la liberté sur la vie ; ou ils auraient des principes arbitraires. Mais la vérité est toute autre : la vie et la liberté ont une relation parfois complexe . Parfois il faut donner la primauté à la vie, parfois il faut accepter de laisser la primauté à la liberté.
Deuxièmement, la qualité de la vie est également une valeur. Laissons de côté un instant la proposition sommaire de Duda, car elle ne fait que banaliser un argument important. Certaines personnes, lorsqu’elles décident d’avorter en raison d’une malformation mortelle, le font parce qu’elles ne veulent pas que l’enfant naisse pour quitter le monde dans l’agonie après quelques heures ou quelques jours. Il s’agit de structurer la loi pour permettre aux gens de faire leurs propres choix dans ces situations difficiles.
Tomasz Terlikowski
La liberté de choix dont vous parlez n’est pas supérieure au droit à la vie ou, pour le dire autrement, ce ne sont pas des valeurs équivalentes, surtout lorsqu’il s’agit du droit à la vie d’un autre être et de mon droit à en décider. Nous allons en reparler, car votre question porte en fait sur le rapport entre la liberté et le principe de « ne pas interrompre une vie humaine ». Nous divergeons profondément sur cette question, et je pense que cela deviendra encore plus clair lors du débat sur l’euthanasie.
Dans ce contexte, quelques jours après la décision du Tribunal constitutionnel, j’ai eu une conversation très intéressante. Un homme me racontait que sa femme et lui avaient découvert à 21 semaines de grossesse que leur petite fille était atteinte d’une malformation mortelle. Il m’a dit ceci : « Nous étions croyants, nous avons donc décidé d’accoucher, notre petite fille a vécu quelques heures, mais vous ne pouvez pas imaginer à quel point ces 20 semaines ont été difficiles, alors que nous ne savions pas ce qui allait se passer ». Je n’ai pas pu le réconforter, parce qu’il s’agissait de rencontrer sa souffrance, son parcours et son destin. Je peux dire qu’il y a la possibilité d’une prise en charge psychologique. Elle ne supprime pas la souffrance, mais elle aide un peu à y faire face.
Karolina Wigura
Nous avons tous deux eu ces conversations. Dans mon cas, cependant, il s’agissait d’histoires de non-croyants qui, après la décision, ont commencé à raconter comment ils avaient pris la décision de donner naissance à un enfant atteint d’une malformation mortelle, avant que cela ne soit interdit. Ces mêmes personnes ont toutefois été scandalisées par la décision du Tribunal constitutionnel. Quand bien même elles auraient fait ce choix, elles estimaient que ce n’était pas à d’autres de décider pour eux. Personne ne peut forcer quelqu’un à être héroïque. Elles ont également déclaré que si elles devaient à nouveau prendre cette décision aujourd’hui, elles avorteraient. Lorsque l’on met trop l’accent sur la vie et que la liberté est reléguée au second plan, l’effet social peut être contre-productif.
Tomasz Terlikowski
Nous sommes ici confrontés à la question fondamentale de ce qu’est l’héroïsme. Nous sommes d’accord que la loi ne peut pas l’exiger. Elle n’exige jamais d’une femme qu’elle sacrifie sa vie pour celle de son enfant. Il peut s’agir d’un appel moral, nous pouvons dire qu’un parent est appelé à donner sa vie — au sens propre — pour son enfant, mais nous ne pouvons pas, sachant qu’il s’agit d’héroïsme, l’exiger de lui ou d’elle. Cependant — et c’est là le cœur de notre argumentation — la question est de savoir si j’ai bien le droit, au nom de ma liberté, de hâter la mort de quelqu’un et, dans l’affirmative, pourquoi cette hâte ne concernerait-elle que l’enfant à naître et n’inclurait-elle pas la procédure d’« euthanasie infantile » ou d’« avortement postnatal » ?
Si l’on ne doit pas exiger d’héroïsme, pourquoi étendre ce principe aux seuls êtres qui ne sont pas encore nés ? Enfin, et peut-être surtout, s’il est très difficile d’accompagner un mourant, n’est ce pas une expérience que la loi n’a pas le droit d’exiger ? Surtout si une assistance psychologique, médicale et juridique appropriée est fournie. Malheureusement, cette assistance n’est pas suffisamment fournie en Pologne — et c’est un grave problème.
Karolina Wigura
Vous choisissez l’héroïsme, je préfère la confiance et l’autonomie. Il y a un troisième argument auquel j’aimerais que vous répondiez. Dworkin remarque qu’indépendamment ce que l’on puisse en penser, il existe dans chaque société des exceptions socialement acceptables au principe de non-interruption de la vie humaine. Dans ces conditions, il est préférable de parler de la réalité, et non de ce que devrait être la réalité. Les gens pratiquent des avortements même lorsque c’est illégal.
Puisque c’est le cas, il vaut mieux le réglementer par la loi afin de ne pas infliger aux femmes qui avortent et à leurs partenaires un traumatisme supplémentaire, de ne pas mettre leur vie et leur santé en danger parce qu’elles doivent recourir à l’avortement dans la clandestinité. Sinon, nous risquons l’hypocrisie. Les propos de Jaroslaw Kaczynski selon lesquels « toute personne raisonnablement intelligente » peut se faire avorter à l’étranger sont un exemple de cette hypocrisie.
Tomasz Terlikowski
Les gens font toutes sortes de choses même si elles sont illégales, mais cela ne doit pas servir d’argument pour leur légalisation. Si nous partons du principe qu’une action est mauvaise, la légaliser pour ne pas financer le traumatisme des gens ne me semble pas correct. La clandestinité existe pour de nombreuses autres activités, ce qui n’encourage pas nécessairement la légalisation. Quant à l’hypocrisie, c’est un hommage rendu par la transgression à la vertu.
Karolina Wigura
Les partisans d’une vision plus libérale de l’avortement insistent sur la question de l’éducation sexuelle. N’est-il pas préférable d’éduquer les gens ? Ceux qui sont mieux éduqués et qui ont un meilleur accès à la contraception auront moins de grossesses non désirées — et il y aura moins d’avortements. Ainsi, une situation opaque, craintive — un tabou social — dans laquelle s’exerce, comme le disait Michel Foucault, le biopouvoir, se transformera en une situation plus claire, et donc moins empreinte d’hypocrisie.
Tomasz Terlikowski
Je serais très prudent avec la thèse selon laquelle la diffusion de la contraception et de l’éducation sexuelle abolirair le problème de l’avortement. Ce n’est pas le cas.
Karolina Wigura
Il ne s’agit pas de l’abolir complètement — ce n’est évidemment pas le cas. Mais cela le réduira. Il y aura moins de cas. D’ailleurs, si nous regardons les statistiques, nous constatons que les statistiques sur les avortements, tant en Pologne que dans les autres pays occidentaux, montrent systématiquement une diminution du nombre de procédures pratiquées. Cela se produit depuis plusieurs décennies, sans aucun lien avec les réglementations légales. C’est peut-être le résultat d’une meilleure connaissance.
Tomasz Terlikowski
En matière de contraception, je ne sais pas si l’État doit avoir son mot à dire. Pour moi, c’est une question assez tranchée. Dans le cas de l’avortement, je pense que les règlements juridiques devraient fonctionner, car il s’agit d’une question qui touche la vie humaine. Nous devons donc trouver une solution à plusieurs niveaux. Dans le cas de la contraception, ce type de règlement n’est pas nécessaire. Elle est légale, elle est autorisée. Je ne pense pas que l’État ait un but, une raison ou quoi que ce soit d’autre pour la combattre. Je n’impliquerais pas du tout l’État dans cette affaire.
Karolina Wigura
Et l’éducation sexuelle ?
Tomasz Terlikowski
Je n’ai rien contre l’éducation sexuelle en tant que telle. Mais décider de ce à quoi elle doit ressembler et comment soulève un véritable problème. Cela soulève également des débats houleux en Pologne. La question est de savoir comment concilier les intérêts de plusieurs parties tout en intégrant tout cela dans le système éducatif. Nous avons d’un côté le droit des enfants et des jeunes de connaître leur corps, leur sexualité, et de prendre des décisions à ce sujet. Nous avons également les droits des parents, qui incluent le droit d’élever leurs enfants selon leur propre vision du monde, dans certaines limites — définies par les droits de l’enfant. Nous avons aussi une école où il y a des enfants avec des opinions différentes et leurs parents, également avec des opinions différentes.
Mon camp pense que les partisans de la théorie du genre enseigneront aux enfants de maternelle à se masturber et à jouer à la poupée dans des maisons closes. Votre camp, en revanche, rétorque avec les cas de Magdalena Siemion et sa « théologie du corps » ou Jacek Pulikowski, que je trouve moi aussi irritant, et qui affirme qu’un homme doit contrôler les lectures de sa femme. Je cite des positions extrêmes, mais dites-moi comment introduire l’éducation sexuelle sans qu’elle ne devienne un autre élément de division ?
Karolina Wigura
Suggérez-vous que parce que ce sujet est si conflictuel, il est préférable de ne pas introduire l’éducation sexuelle du tout ? Elle sera alors introduite par la culture de masse, par les plateformes de streaming populaires qui produisent des séries comme Sex Education. Je vois deux solutions. La première : introduire l’éducation sexuelle, au minimum pour commencer, par exemple pour mettre en garde les enfants contre les violences sexuelles. La plupart des parents que je connais, indépendamment de leurs opinions, seraient probablement d’accord avec cela. Ensuite, on discute et on introduit progressivement d’autres domaines.
Tomasz Terlikowski
C’est là qu’un processus très fort de prise de conscience collective des effets de plus en plus profonds de certaines formes de violence sexuelle, ou de violence de genre en général, ressurgit. Mais ce ne sera pas facile. Je peux dire que suis favorable à ce que les enfants reçoivent des connaissances sur la sexualité à l’école. Je suis favorable à ce qu’ils reçoivent, dans le cadre de leurs cours, des informations sur la manière de se défendre contre la violence sexuelle. Mais — à mon avis — la question sera toujours de savoir comment le faire sans imposer une idéologie ou une religion. En tant que défenseur de ces leçons, je n’ai aucune idée de la manière de le faire sans exclure différentes conceptions de la moralité ou différents modèles de vie.
Karolina Wigura
La deuxième solution serait autre. Si nous convenons que l’avortement et l’éducation sexuelle sont, pour une raison ou une autre, des sujets très conflictuels dans notre société, nous pourrions choisir de laisser les gens décider s’ils veulent une éducation sexuelle dans leur école. Cette décision peut être prise par les parents et la direction de l’école. Il en va de même pour l’avortement : adoptons des lois assez libérales et laissons les gens décider.
Tomasz Terlikowski
Il s’agit de niveaux de décision complètement différents. D’une part, il y a le droit important des parents d’élever leurs enfants, qui peut entrer en conflit avec le droit fondamental des enfants à la sécurité (et alors cette sécurité est plus importante), et d’autre part, il y a le conflit entre la vie et la liberté, dans lequel, à mon avis, le droit à la vie est plus important. De mon point de vue, cette comparaison n’est pas adéquate.
Karolina Wigura
Enfin, j’aimerais vous demander comment vous envisagez de sortir de cette situation. Vous avez dit tout à l’heure que vous pensiez que le mouvement pro-vie devrait repartir de zéro. Ou devrions-nous tous repartir de zéro ? Sous la Troisième République, la réglementation de 1993 sur l’avortement a perduré pendant des décennies. Le soi-disant « compromis » ne satisfaisait personne : votre camp le considérait comme trop libéral, le mien comme trop mortifère — bien que cela eût pu être pire, comme nous l’ont appris ces deux dernières années.
Au cours de ces trente années, il est apparu clairement à quel point la question de l’avortement est polarisante et peut faire l’objet d’un jeu politique cynique. N’est-il pas temps que ce ne soient pas les politiciens et la hiérarchie, mais les citoyens des deux côtés qui créent un nouveau compromis plus durable ? Sinon, nous sommes condamnés à avoir un côté qui nous accuse de « tuer des enfants » et l’autre, pour utiliser le langage des manifestations de 2020, qui dit continuellement au premier de « foutre le camp ».
Tomasz Terlikowski
J’ai été porte-parole de l’un des partis pendant de nombreuses années. Mon rôle, tel que je l’ai compris, était de promouvoir les arguments spécifiques de l’un d’entre eux, et non de construire un compromis juridique, ce que les politiciens et les avocats sont nécessairement appelés à faire. Cependant, si vous me demandez si un tel compromis est nécessaire, je pense qu’une conversation sérieuse est nécessaire sur le plan moral, mais plus encore sur le plan juridique et social.
Dans une situation de menace existentielle pour la société et l’État, provoquée par une guerre qui a transformé notre situation stratégique et politique, il est nécessaire, à mon avis, de suspendre l’ordre du jour sur ces questions. Cela ne signifie pas qu’il faille construire un compromis durable, car, comme le montre notre conversation, c’est extrêmement difficile, voire impossible. Les prémisses anthropologiques et ontologiques sont différentes, ce qui signifie qu’un accord est impossible. Enfin, ce sujet, il ne faut pas l’oublier, polarise fortement l’opinion publique et constitue un outil commode pour obtenir un soutien politique ou collecter des fonds pour ses activités.