À grande vitesse, l’Union est sur le point d’adopter un nouvel élément de politique industrielle — le Net Zero Industry Act — qui, s’il est mal conçu et mal mis en œuvre, risque de mettre en péril l’agenda climatique, environnemental et social de l’Union au lieu de le faire progresser. Il convient de prendre un peu de recul et d’examiner à la fois l’importance de ce texte législatif et la motivation de l’Union à reconsidérer maintenant sa politique industrielle.
Le Net Zero Industry Act est d’abord important en ce qu’il représente un changement de direction. Avec lui, la politique industrielle active est de retour à l’échelle continentale. Au cours des dernières décennies, l’Union s’est principalement efforcée d’accroître le niveau de concurrence dans l’industrie européenne, et non de soutenir sélectivement une industrie plutôt qu’une autre. Pourquoi ce changement de cap ? Il est évident que les subventions massives accordées par le gouvernement fédéral américain dans le cadre de l’Inflation Reduction Act en sont la cause directe. Mais ce n’est qu’une réponse partielle. Plutôt que de créer une concurrence déloyale entre les partenaires commerciaux, l’économie commerciale traditionnelle considère les subventions comme des actes de bienveillance à l’échelle globale. Cela soulève la question suivante : pourquoi ne pas laisser les États-Unis produire de l’hydrogène et des batteries subventionnés que les Européens pourraient acheter à bas prix ? Si les États-Unis souhaitent subventionner notre transition écologique, pourquoi ne pas les laisser faire ?
Il n’est pas difficile de comprendre les motivations de Washington. Forts d’une croyance caractéristique en l’innovation technologique, les États-Unis tentent désespérément de rendre les technologies respectueuses du climat moins chères que les technologies polluantes, tout en respectant les contraintes du système politique américain. Des réglementations explicites sur le climat et une tarification du carbone — telles que celles prévues par la loi européenne sur le climat — ne seraient pas approuvées par le Congrès, l’IRA l’ayant été de justesse, alors que tous les Républicains des deux chambres avaient voté contre. Si les subventions américaines font baisser les coûts d’importantes technologies climatiques, le monde entier en profitera. On peut dire que c’est ce qui s’est passé lorsque les pays européens ont mis en place de généreux tarifs de rachat pour les énergies renouvelables 1 : la production d’énergie solaire — principalement photovoltaïque — et éolienne a explosé et les prix ont chuté.
Pourquoi alors s’attacher à éviter la délocalisation de certaines industries vers les États-Unis ? Pour justifier rationnellement une politique industrielle active, il ne suffit pas de vouloir concurrencer les Américains. Il faut être convaincu que le maintien et la croissance d’une industrie européenne propre et forte se traduisent par des avantages pour la société. Toutefois, cela ne semble possible qu’à trois conditions.
La recherche de l’industrie la plus juste
Premièrement, il faut cibler les bonnes industries. Il s’agit de technologies qui seront nécessaires dans le monde entier et à grande échelle. Un soutien aujourd’hui peut avoir des effets demain sur les prix : prendre une longueur d’avance peut conduire les industries européennes au succès commercial à long terme. Le défi du « net zéro » concerne de nombreux secteurs, mais les changements les plus évidents se produiront dans le domaine de l’énergie. Le futur système énergétique sera électrifié et alimenté par des énergies renouvelables. Celles-ci formeront, avec le stockage de l’énergie et les technologies de réseau, les moteurs du système énergétique, travaillant ensemble pour garantir la sécurité énergétique, des coûts faibles et une décarbonation rapide.
Par ailleurs, les solutions de l’économie circulaire et l’efficacité énergétique sont des cibles évidentes, tout comme les améliorations continues de l’efficacité de la production industrielle et de l’utilisation de l’énergie dans les produits. L’Union est déjà à l’avant-garde dans bon nombre de ces domaines, souvent sous l’impulsion de la législation. Un soutien supplémentaire pourrait encourager le principe de l’efficacité énergétique en premier lieu, ce qui contribuerait à garantir la sécurité énergétique, à maintenir l’accessibilité de l’énergie et à atteindre les objectifs en matière de climat.
En revanche, si les gouvernements soutiennent les mauvaises technologies, les résultats peuvent être très problématiques. Les industries stratégiques à soutenir sont les technologies qui font définitivement partie de la voie de la décarbonation et qui sont nécessaires à l’échelle mondiale.
Prenons l’exemple des appels lancés par certaines voix du lobby de l’industrie de l’hydrogène pour soutenir l’utilisation de l’hydrogène dans tous les secteurs.
Si l’hydrogène est absolument essentiel à la décarbonation de certaines industries — par exemple, l’industrie chimique — il existe de meilleures alternatives pour d’autres utilisations. Si l’hydrogène subventionné rend l’utilisation du gaz pour le chauffage résidentiel attrayante, cela pourrait retarder le déploiement de pompes à chaleur beaucoup plus efficaces. Cela peut poser des problèmes non seulement pour les ménages en termes de coûts énergétiques plus élevés, mais aussi pour l’industrie, car une concurrence accrue pour l’hydrogène entraînera une hausse des prix, ce qui risque de retarder la décarbonisation dans ce domaine également. Il peut être difficile de cibler l’utilisation finale de l’hydrogène subventionné, mais un meilleur ciblage permettra également d’apporter un soutien plus important aux industries pour lesquelles il est le plus utile. Le risque est réel qu’un engagement non ciblé en faveur de l’hydrogène, sans une réflexion suffisante sur le rapport coût-efficacité, conduise à de mauvais investissements. Il faut éviter, par exemple, de maintenir et de moderniser le réseau de gaz pour l’hydrogène dans l’espoir que l’hydrogène vert puisse remplacer le gaz fossile pour le chauffage domestique. De manière perverse, les investissements dans ce domaine pourraient augmenter le coût de la vie, quand la réalité du coût de l’hydrogène se fait sentir et une grande partie du public, ne pouvant payer, est confrontée à la pauvreté énergétique. Des appels à la poursuite de l’utilisation du gaz fossile pourraient s’ensuivre, créant une situation perdant-perdant avec un maintien de l’infrastructure gazière en dépit de grands coûts budgétaires qui auraient pu être mieux employés ailleurs.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
L’énergie nucléaire est un autre exemple de technologie qui n’est décidemment pas stratégique. Trop lente à construire, peu fiable à exploiter — surtout dans le contexte de la pénurie d’eau nécessaire au refroidissement — beaucoup plus coûteuse que les énergies renouvelables, elle a toujours pris beaucoup plus de temps et coûté plus cher que prévu, absorbant souvent d’énormes quantités de subventions publiques. La fusion nucléaire, dont on parle beaucoup dans la presse ces derniers temps, a toujours été vantée comme possible dans un horizon de trente années, et il est très peu probable que les progrès récents débouchent sur des solutions à grande échelle d’ici 2040, et encore moins d’ici 2030 ou l’hiver prochain. Cela risque également de détourner l’attention politique et l’argent des solutions existantes telles que les énergies renouvelables, les économies d’énergie et les mesures d’économie circulaire. Le marché international de la fission est extrêmement limité — il n’existe pas encore de « marché » de la fusion — car très peu de pays sont prêts à investir dans des projets qu’il est extrêmement difficile de réaliser dans les délais et les budgets impartis. Le professeur Bent Flyvberg, de l’université d’Oxford, a analysé les chiffres d’un grand nombre de très grands projets, dans et hors du secteur énergétique 2. Les projets de stockage nucléaire, les jeux olympiques et les centrales nucléaires sont les plus mauvais élèves en matière de dépassements de coûts et de retards. Les plus performants sont l’énergie solaire, le transport d’énergie et l’énergie éolienne. Pour une transition rapide et rentable, les énergies renouvelables sont la meilleure stratégie — le soutien de la politique industrielle aux technologies en perte de vitesse est un gaspillage d’argent. Pour rendre les choses encore moins attrayantes, il y a les risques de fuites et d’accidents, voire d’être la cible d’attaques par des régimes hostiles, et bien sûr les coûts de gestion des déchets radioactifs pendant des milliers d’années.
Une troisième technologie qui ne semble que peu stratégique est le captage et le stockage du carbone. Il est vrai que tous les scénarios limitant le dépassement à 1,5 ou 2 degrés prévoient d’importantes quantités d’émissions négatives. Toutefois, ces scénarios prévoient également des réductions d’émissions beaucoup plus importantes que celles que nous observons actuellement. La question importante est donc la suivante : si nous échouons en matière d’atténuation et de stockage des émissions résiduelles qui devront être stockées une fois les mesures d’atténuation prises, quelle est la priorité ? Lors de nos discussions avec les décideurs politiques et l’industrie, nous avons constaté à maintes reprises que la perspective du stockage du carbone empêche de se concentrer sur des solutions qui permettent d’éviter les émissions en premier lieu, par exemple le passage à des options électrifiées au lieu d’options basées sur la combustion. Comme s’en est réjoui récemment à Bruxelles un représentant de l’association polonaise de l’acier, avec le stockage du carbone, « l‘acier traditionnel a un bel avenir aux États-Unis ». Avec des alternatives à la production d’acier réellement décarbonées facilement disponibles, cela illustre ses dangers — l’atténuation est ainsi mise sur la touche. Tant que l’industrie continuera à vendre des voitures, des chaudières à gaz et des jets privés fonctionnant aux combustibles fossiles, il semble absurde de concentrer les efforts sur la récupération des émissions plutôt que sur leur prévention.
De nouvelles conditions de production en Europe
Deuxièmement, les conditions de production en Europe doivent être exemplaires, notamment en ce qui concerne le respect de l’environnement naturel et les conditions de travail des employés. Cela peut sembler évident, mais le projet du Net-Zero Industry Act s’appuie sur des délais courts pour les autorités chargées de délivrer les permis – l’écourtement des délais devant permettre de promouvoir les industries nettes zéro. En l’absence d’une capacité administrative suffisante, ceux-ci peuvent néanmoins se traduire simplement par une mauvaise planification, un moindre engagement du public dans les consultations et une moindre préoccupation pour l’environnement, tout en sapant les processus démocratiques. Les zones Natura 2000 couvrent moins d’un cinquième de la superficie de l’Union avec des paysages naturels et une biodiversité exceptionnels. Il n’est pas nécessaire d’y implanter les industries nettes zéro les plus stratégiques. Les mesures d’austérité prises après la crise financière de 2008 ont entraîné une réduction des capacités administratives. Il est essentiel que ces capacités soient renforcées, que des évaluations en bonne et due forme et des consultations publiques aient lieu pour permettre l’octroi de permis en temps voulu pour de bons projets aux bons endroits.
En ce qui concerne les conditions de travail, il convient de noter que l’IRA aux États-Unis comprend des dispositions spécifiques visant à inciter les employeurs à payer des salaires décents et à employer une part importante d’apprentis. Les décideurs politiques de l’Union feraient bien de suivre les conseils des syndicats et d’inclure de telles dispositions dans le Net Zero Industry Act. Il est légitime de demander aux industries qui bénéficient d’un traitement spécial et d’une aide gouvernementale d’être exemplaires en termes de création d’emplois de qualité.
La politique industrielle dans la démocratie
Troisièmement, la politique industrielle ne doit pas être déterminée au-dessus de la tête des citoyens. La démocratie est parfois lente, mais des effets boomerang sont à craindre si les projets sont décidés sans participation locale. Le danger est particulièrement manifeste dans les règles d’autorisation à court terme proposées pour les industries nettes zéro – on ne voit pas très bien comment les « mécanismes alternatifs de résolution des conflits » qui figurent dans le texte peuvent assurer l’accès à la justice.
Une première étape pour éviter ces déficits démocratiques est d’assurer une participation adéquate de la société civile aux consultations sur le Net Zero Industry Act lui-même. Le fait que la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie, principale commission du Parlement européen sur ce dossier, ait entendu les voix des industries des combustibles fossiles et des produits chimiques sans entendre aucune voix de la société civile est très problématique. Une bonne politique industrielle aidera les nouvelles industries à défier les opérateurs historiques et permettra l’émergence de nouvelles entreprises – elle est cependant rarement portée par les voix de l’industrie établie. Une mauvaise politique industrielle soutient les modèles d’entreprise existants et crée des obstacles à l’innovation.
Dans ces trois conditions, une politique industrielle active peut créer des emplois durables à long terme dans l’Union et contribuer à la transition vers un monde véritablement « net zéro ». Les voix de l’industrie mobilisent souvent la peur des pertes d’emplois dans les discussions autour de la politique industrielle. Bien qu’il faille accompagner la transition de la main-d’œuvre, la question du chômage n’est pas la bonne manière de poser le problème : la décarbonation de nos économies nécessite de vastes investissements dans presque tous les ménages et toutes les industries d’Europe. Les besoins sont tels que la main-d’œuvre actuellement salariée par des industries coûteuses et à forte intensité de carbone trouvera un emploi.
Les intérêts européens : une autonomie stratégique entre la Chine et les États-Unis
Les arguments que nous venons d’énumérer sont principalement d’ordre économique et axés sur l’emploi, complétés par des préoccupations liées à l’environnement et à l’engagement des citoyens, qui ont trait à la santé démocratique. Il y a bien sûr une autre dimension à prendre en compte : la dimension politique, liée au besoin d’autonomie stratégique.
Dans le passé, le paradigme était assez simple : grâce à l’ouverture du commerce, il n’était pas nécessaire de se concentrer sur l’autonomie européenne. Avec la perturbation de la chaîne d’approvisionnement, d’abord à cause du Covid-19 et récemment à cause de la guerre menée par la Russie en Ukraine — et la dépendance historique de l’Union à l’égard des combustibles fossiles et de l’uranium russes —, les préoccupations relatives à l’indépendance en matière de combustibles fossiles et de matériaux et à l’économie stratégique ont pris de l’ampleur. Les craintes d’une dépendance excessive à l’égard des exportations chinoises ont renforcé ces inquiétudes, tout comme l’expérience du mantra « America First » du précédent président républicain des États-Unis. Il n’est pas inconcevable que des restrictions commerciales chinoises viennent compliquer les choix de l’Union à l’avenir. De même, la politique américaine à l’égard de l’Europe pourrait évoluer négativement et créer des risques pour l’Union, voire pour le projet européen lui-même.
Tout cela pointe dans un sens : pour assurer l’avenir de l’Union, il faut une plus grande autonomie stratégique ainsi qu’un renforcement des échanges avec les pays et régions de même sensibilité, en tenant compte du risque politique. Combiné aux arguments de l’emploi en Europe, du développement économique, des politiques intelligentes pour éviter les pièges des mauvaises technologies, de la démocratie et du projet de l’Union — des impacts climatiques et environnementaux et de l’efficacité enfin — tous ces éléments soulignent la nécessité d’une loi sur l’industrie verte bien pensée.
La combinaison européenne
Les limites des fonds publics rendent encore plus pertinent le choix de l’endroit où cibler le soutien public ; cela exige également que les responsabilités de l’industrie en matière d’action — y compris les réductions des émissions de gaz à effet de serre et de pollution — soient claires. Car une grande partie du financement doit provenir des pollueurs qui paient pour leur pollution ou qui investissent pour éviter qu’ils ne paient pour la pollution ou que le public n’y soit exposé.
Pour ce faire, la réglementation exigeant les réductions d’émissions reste essentielle, et lorsque des subventions sont ciblées, elles doivent être conditionnées — car l’argent gratuit est moins efficace pour changer les mentalités et les choix d’investissement. Ces mesures doivent être complétées par des incitations commerciales qui font payer les pollueurs, afin de garantir que le calcul décisionnel global favorise le déploiement rapide des bonnes solutions à zéro émission et encourage la responsabilité. L’Union n’a pas la possibilité d’accorder des subventions au niveau de celles des États-Unis, et ce n’est pas non plus la meilleure façon d’avancer. La combinaison d’instruments de l’Union — dont le cœur est constitué du Pacte vert européen et de l’État de droit — avec une politique industrielle active, des incitations liées à des conditionnalités et à des règles, la recherche et développement, le soutien aux infrastructures et des institutions efficaces, est la meilleure voie pour l’Europe.
Pour définir la bonne combinaison de solutions, il faut effectuer des recherches approfondies et évaluer les coûts d’opportunité. Les décideurs européens doivent être conscients des pièges et des fausses solutions, et impliquer les citoyens et les experts dans les consultations, tout en tenant compte de la diversité et de la spécificité des pays européens. Si la politique industrielle est de retour, qu’elle soit celle dont nous avons besoin pour relever les formidables défis qui nous attendent.
Sources
- Anne Held, Mario Ragwitz, Reinhard Haas, « On the Success of Policy Strategies for the Promotion of Electricity from Renewable Energy Sources in the EU », Energy & Environment, vol. 17, No. 6 (2006), pp. 849-868.
- Ben Flyvbjerg et Dan Gardner, How big things get done, Penguin Random House, 2023.