Introduction
Il y a dix ans, en février 2013, une centaine d’hommes ont pris les armes au cœur de la région de Tierra Caliente, dans l’État du Michoacán, à l’ouest du Mexique 1. Ils s’appelaient « groupes d’autodéfense du Michoacán » et avaient pour objectif de combattre et d’anéantir le cartel des Chevaliers Templiers, une organisation criminelle qui dominait la majeure partie de l’État. Dans une large mesure, les groupes d’autodéfense ont réussi. Parallèlement à deux ans de mobilisations qui ont rassemblé plus de quinze mille hommes armés dans 34 municipalités du Michoacán, le gouvernement du président Enrique Peña Nieto a conduit en 2014 un processus de négociation sans précédent entre les civils armés et les autorités publiques. En un an, une partie des groupes d’autodéfense est passée du statut de groupe armé illégal à celui de force publique, à travers un processus de « légalisation » qui a mené à la création d’une nouvelle police locale, la Force rurale, aujourd’hui disparue.
Formellement actifs entre 2013 et 2015, les groupes d’autodéfense du Michoacán constituent un cas d’étude fructueux pour analyser le vigilantisme armé, ses liens avec les groupes criminels et les autorités publiques, et l’utilisation par ces dernières de relais locaux pour la gouvernance. Surtout, et au-delà de la période active du mouvement, les soulèvements et la multiplication des groupes ont laissé des traces qui restent fondamentales dans le paysage de la politique, de l’insécurité et de la violence au Mexique.
S’appuyant sur un travail de recherche de terrain mené depuis 2013 dans les États du Michoacán et du Guerrero, cet essai laisse de côté la question des polices communautaires — appartenant à des communautés indigènes — pour se concentrer sur les groupes d’autodéfense et poser les questions suivantes sur la gouvernance de la violence au Mexique : pourquoi les groupes d’autodéfense se sont-ils multipliés ? Quelles sont leurs relations avec les groupes criminels d’une part, et avec les autorités publiques d’autre part ? Et quel rôle jouent-ils dans la régulation de la violence et dans la gouvernance locale, en particulier dans des régions emblématiques de la « guerre contre la drogue » ?
Pour répondre, nous examinerons comment les leaders civils armés et le gouvernement mexicain ont dialogué, collaboré et se sont affrontés au cours des dix dernières années. Surtout, nous verrons comment les premiers, par leur mobilisation dans les groupes d’autodéfense, mais aussi par leurs relations avec les autorités publiques, sont progressivement devenus des patrons politiques — des caciques, pour user d’une appellation mexicaine — capables de contrôler des territoires, des ressources politiques stratégiques, des marchés économiques licites et illicites et des réseaux d’intermédiation et de clientélisme cruciaux entre les citoyens et les trois niveaux de gouvernement.
L’analyse de la dernière décennie dans le Michoacán permet ainsi de documenter l’émergence d’opérateurs politiques armés capables d’utiliser leurs compétences pour devenir dominants — et indispensables — dans les schémas de gouvernance locale. Simultanément, ce cas permet d’étudier comment les autorités sont capables de négocier, de coopter, de réprimer ou d’institutionnaliser divers acteurs informels, voire violents, dans le Mexique contemporain.
Cependant, le fait de gouverner par l’intermédiaire d’« hommes forts » locaux — qu’il s’agisse de chefs de groupes d’autodéfense, de chefs criminels, de membres de partis politiques, d’activistes ou d’élites économiques — contribue à promouvoir l’usage de la force et des armes comme ressource clef pour conquérir ou conserver le pouvoir. Cela finit par limiter, affaiblir et même, dans certains cas, empêcher la participation et la représentation politiques non armées des citoyens, fermant ainsi la vie démocratique de régions entières.
Faire le travail que le gouvernement ne fait pas ?
Les groupes d’autodéfense ont prétendu « faire le travail que le gouvernement ne fait pas » dans la lutte contre le crime organisé et l’extorsion, tout en demandant à ce même gouvernement de les soutenir avec des ressources politiques et militaires. D’où le paradoxe : tout en revendiquant une tradition de localisme, d’auto-organisation et d’auto-justice, les Autodéfenses exigeaient une plus forte présence et intervention de l’État, principalement pour soutenir leurs soulèvements et la lutte contre les Templiers.
Cependant, après dix ans de promesses de paix et de sécurité, le Michoacán est non seulement resté parmi les cinq États les plus violents du pays, mais a connu une augmentation de 186,97 % du nombre d’homicides entre 2015 et 2021. En 2022, malgré une diminution de 10,90 %, il demeurait le quatrième État le plus violent, avec un total de 2 423 homicides enregistrés et un taux de 51 meurtres pour cent mille habitants. En outre, en 2021, il s’est classé au premier rang national en matière de déplacement interne forcé, avec 13 515 personnes officiellement déplacées.
Il est en outre est le foyer de dizaines d’organisations criminelles et de groupes armés. Ces dernières années, il a été le théâtre d’un conflit particulièrement violent entre le Cartel Jalisco Nouvelle Génération (CJNG) et une coalition de groupes criminels locaux et d’ex-groupes d’autodéfense, les Cartels unis (Cárteles Unidos). Enfin, le Michoacán est une région cruciale pour l’importation et le trafic de cocaïne, l’importation de précurseurs chimiques en provenance d’Asie pour la production de fentanyl et de méthamphétamines, pour l’extorsion et le racket d’entreprises locales ; c’est aussi un foyer d’activités minières et d’agro-industries d’exportation de plusieurs milliards de dollars telles que le citron vert, les baies et le célèbre avocat (dont le Michoacan est le premier producteur mondial), formant ainsi un paysage de marchés criminels particulièrement imbriqués et complexes.
Pour cette analyse, j’identifie quatre phases qui permettent de comprendre le paysage actuel de violence. La première est la création et l’expansion des groupes d’autodéfense, leur lutte contre les Templiers et leur institutionnalisation partielle dans le cadre de la Force rurale, entre 2013 et 2015. Dans la deuxième phase, entre 2015 et 2018, le pouvoir local s’est consolidé entre les mains de leaders ayant accumulé des ressources et un contrôle sur les marchés licites ou illicites grâce à leur participation aux groupes d’autodéfense. La troisième phase est marquée par une rupture violente des alliances entre les groupes dominants qui a conduit au conflit entre Cárteles Unidos et le CJNG, un épisode que les habitants appellent maintenant « la guerre » et qui s’est déroulé entre 2019 et 2022. Enfin, la période actuelle, caractérisée par une violence chronique combinée à une apparente stabilité post-« guerre », que nos interlocuteurs, au cours de l’hiver 2022, qualifiaient de « tension calme » (tensa calma).
Cette appellation, loin de représenter un progrès vers une paix durable, indique plutôt l’accoutumance des habitants à des niveaux et des pratiques de violence extrêmes. Juan [le nom a été changé], un activiste qui travaille dans la région de la Tierra Caliente du Michoacán depuis des décennies, décrit la situation actuelle comme suit :
« Il n’y a pas de paix. La tension calme, oui, c’est quelque chose que beaucoup disent… Je crois qu’on est résistants mais frustrés, résignés. Est-ce que tu peux construire quelque chose de concret là-dessus ? Est-ce que tu peux travailler sur cette base ? Peut-être qu’on ne vit pas avec la peur d’avant, peut-être que les groupes d’autodéfense ont enlevé une partie de la peur, mais te fais pas d’illusions… Ce n’est pas la paix, ni le conflit, je ne sais pas ce que c’est… C’est la vie qu’on a. Quand ça chauffe, c’est là qu’on voit que les gens se renferment tout de suite sur eux-mêmes… C’est des choses apprises. On ne sort pas, on ne parle pas, on s’occupe de soi, on sait chercher l’information importante… Mais bon, ça baigne dans la peur, dans la crainte. Les gens ne prennent pas de risques, parce qu’on connaît tous la réalité de la menace. Ici, si tu vas un peu trop loin, t’es mort. Et la frontière est mince entre bien se comporter et aller trop loin. Peut-être qu’on est plus cyniques qu’avant aussi, encore plus sceptiques à l’égard de toute promesse, de tout projet, de tout discours… Les gens ici sont très pragmatiques, ils savent que la violence est ce qui te donne le vrai pouvoir, le pouvoir de faire de la politique principalement. On vit dans une terre de violence, une terre de cartels et de groupes armés. Mais attention, c’est pas une zone de non-droit, dans le Michoacán, il y a la loi, il y a l’ordre. […] On vit sous la loi des cartels, de l’armée, du gouvernement. » 2
L’argument de Juan sur l’ordre est crucial pour comprendre une grande partie des situations de violence dans le Michoacán, mais aussi au Mexique en général. Cet « ordre » n’implique pas nécessairement l’absence de violence mais sa régulation, par divers acteurs publics et privés, qui négocient la manière dont le pouvoir et l’autorité sont exercés au niveau local. Ces négociations — ou dialogues — ont lieu en permanence, loin de l’idée de grands pactes « mafieux ». Elles ont davantage lieu dans le cadre de ce que l’on peut appeler les « relations politico-criminelles », c’est-à-dire les relations entre les univers politiques et les acteurs locaux plus ou moins violents : des caciques, des hommes forts, des membres de l’élite économique locale, des opérateurs politiques, des représentants politiques et, évidemment, des narcotrafiquants. En peu de mots, des autorités de facto qui sont devenus, comme nous le verrons plus loin, des intermédiaires indispensables au bon fonctionnement de la gouvernance locale.
Rétablir l’ordre moral et social
De nombreux travaux d’universitaires, d’experts et de journalistes ont soutenu que la multiplication des organisations criminelles et des groupes civils armés tels que les groupes d’autodéfense sont un symptôme de l’affaiblissement de l’État. Ils sont compris comme des ennemis absolus des pouvoirs publics.
Notre analyse présente une hypothèse différente : je soutiens que la multiplication des acteurs violents au Mexique — y compris les groupes narcotrafiquants — loin d’impliquer un recul mécanique et une défaite de l’État, illustre une transformation des modalités de négociation entre les autorités publiques, les civils armés et les groupes criminels pour la gouvernance de vastes régions du pays, en particulier dans le contexte de la « guerre contre la drogue ».
Pour revenir à l’argument de Juan sur « l’ordre » dans le Michoacán, il convient de rappeler l’objectif initial des groupes d’autodéfense : abolir le contrôle imposé par les Templiers et faire disparaître le cartel. Ce « nettoyage » s’accompagnait de la volonté de produire un nouvel ordre social et moral ; il rappelle la tension qui anime la plupart des groupes d’autodéfense, au Mexique et dans le monde, que l’on peut analyser comme des mouvements engagés à « violer la loi pour la faire respecter » 3.
Initialement, les tâches « judiciaires » des groupes d’autodéfense pouvaient inclure la confiscation des biens des Templiers, ainsi que des châtiments corporels ou l’élimination pure et simple de ses membres. Cependant, les groupes d’autodéfense ont montré que les « justiciers » ne cherchaient pas à éradiquer totalement le crime organisé. Ils se sont davantage attachés à en réguler ses activités, notamment en cherchant à mettre fin à certaines pratiques jugées intolérables (l’extorsion, les fusillades, les violences contre les femmes ou les jeunes) et à séparer les activités criminelles — comme la production et le trafic de drogue — du reste de la société. Pour le dire plus simplement et pour reprendre une idée souvent entendue sur le terrain, il s’agit de revenir à un passé (parfois fantasmé) où les narcos « n’embêtaient pas les gens ». En d’autres termes, pour vivre en paix, il faudrait restaurer la coexistence de deux univers parallèles, avec d’un côté la criminalité et de l’autre la société « saine ».
Ainsi, bien que ces groupes soient le résultat d’une accumulation de mécontentements, leur ambition morale et sociale n’est pas d’éliminer le crime organisé, le trafic de drogue ou d’affronter l’État, mais de changer la manière dont les uns et les autres agissent. Dans cette situation, « l’auto-justice » est présentée comme un impératif moral : lorsque le gouvernement ne fait pas son travail contre les groupes criminels, il faudrait se faire justice soi-même et devenir le protecteur de la communauté.
Le contrôle territorial et la construction de fiefs de pouvoir et de médiation
La capacité des groupes d’autodéfense à rétablir l’ordre a reposé sur leur organisation territoriale. Entre 2013 et 2015, leurs chefs ont construit leur autorité sur de petites portions de territoire afin d’apparaître comme les seuls chefs, tant auprès de la population que du gouvernement fédéral. En prenant en charge la sécurité et le contrôle de leurs fiefs, les leaders de groupes d’autodéfense ont pu se présenter aux autorités comme des alliés dans la cogestion de la gouvernance, une position qu’ils peuvent toujours occuper en dépit de la démobilisation officielle des groupes.
La territorialisation des groupes d’autodéfense leur a par exemple permis de s’engager dans une coopération militaire active avec les forces publiques, notamment dans la poursuite des leaders Templiers en fuite. En retour, en collaborant avec les leaders, le gouvernement est parvenu à retrouver une certaine légitimité locale ou, du moins, à garantir une présence militaire à travers le biais d’un partenaire local. Les groupes d’autodéfense ont offert aux forces armées des compétences et des connaissances précieuses, non seulement en termes de renseignements sur la vie sociale locale, mais aussi en ce qui concerne la maîtrise du terrain d’opération. La connaissance fine du territoire, par exemple, n’était pas totalement acquise par les forces fédérales, pourtant massivement déployées dans la région. L’expertise locale des groupes d’autodéfense s’est avérée être l’un de leurs principaux atouts pour gagner la confiance des forces publiques et des autorités fédérales.
Ces relations reposent sur un contrôle territorial qui peut sembler contradictoire, mais qui fonde en réalité le cœur de l’influence des « boss » locaux. Les leaders des Autodéfenses ont progressivement construit et contrôlé des fiefs qui peuvent donner l’impression d’être géographiquement et socialement isolés, mais qui leur permettent pourtant d’ouvrir un dialogue politique avec les autorités. C’est en garantissant le strict contrôle de leur territoire que les leaders deviennent importants pour la gouvernance locale. En effet, comme beaucoup d’autres acteurs violents au Mexique, y compris les trafiquants de drogue, les groupes d’autodéfense du Michoacán ont davantage lutté pour devenir des partenaires, des relais et des intermédiaires des autorités ; des rouages qui connectent et contrôlent des flux de ressources stratégiques (comme des financements publics, la mise en œuvre de politiques de sécurité, des sièges électoraux ou des emplois, par exemple) — qui connectent aussi le gouvernement et la société locale.
Ainsi, oscillant entre pression et collaboration, les chefs de groupes d’autodéfense, tels des seigneurs féodaux appuyés sur leur territoire, ont bâti leur rôle d’interface de l’État. Dans le même temps, les autorités renforçaient leurs capacités opérationnelles politiques, amélioraient leur aptitude à recueillir des informations sur les dynamiques locales de violence et se faisaient de nouveaux alliés, augmentant ainsi leur capacité de gouvernance locale.
Chefs armés et délégation de pouvoir
Ces rôles intermédiaires sont courants dans les zones rurales du Mexique. On peut y voir un équivalent des caciques, par exemple. Historiquement, l’État mexicain a toléré, soutenu et même autorisé ces autorités informelles — caciques ou caudillos — à assumer certaines tâches de gouvernance et même à recourir à la violence, tant qu’elles restaient alignées sur les intérêts fixés par les autorités publiques et ouvertes au dialogue avec elles. On peut y voir des pratiques classiques de délégation du pouvoir étatique, celui-ci s’appuyant sur des proxies afin de gouverner localement. Dans le cas du Michoacán, l’expérience, le charisme et le pouvoir accumulés par les leaders de ces groupes depuis 2013 sont au cœur de l’architecture actuelle de la sécurité (ou de l’insécurité) locale.
Carlos, le chef d’un groupe armé qui comprend à la fois d’anciens membres des Autodéfenses et des forces de police, analysait ces dynamiques lors d’un entretien en novembre 2022 :
« J’ai la capacité de faire descendre mes hommes dans la rue en une seconde. Il suffit de faire sonner les cloches de l’église ou d’envoyer une série de messages WhatsApp pour que les gens sortent immédiatement. C’est ce qui a changé avec les groupes d’autodéfense, les gens ont perdu la peur des groupes criminels ou du gouvernement, et on est organisés, on a l’expérience… C’est notre territoire et on le connaît sur le bout des doigts. C’est peu probable que quelqu’un puisse entrer sur notre territoire sans qu’on soit au courant immédiatement, et si on entend parler d’une menace, on réagit, on fait sortir les gens de chez eux, avec ou sans armes. Les autres groupes le savent, et les autorités aussi… Du coup ils y réfléchissent à deux fois avant de faire quelque chose de stupide contre nous ». 4
Ce témoignage illustre un héritage crucial des groupes d’autodéfense : un apprentissage de la mobilisation collective, de l’occupation du territoire, de la patrouille armée et du sentiment d’appartenance et d’entraide. Ces savoir-faire se conjuguent avec le sentiment plus diffus, décrit par Carlos, « d’avoir perdu la peur » : si la sécurité a pu être assumée en 2013, elle peut l’être à nouveau dès qu’une menace est identifiée.
Ensuite, la capacité à surveiller le territoire et à mobiliser la population locale reste une ressource politique essentielle. Elle peut être utile pour se protéger, mais aussi pour soutenir ou affronter un candidat ou un parti politique en période électorale, par exemple. En ce sens, chaque chef, même lorsqu’il contrôle un territoire qui peut sembler peu stratégique et insignifiant, agit en réalité comme un patron disposant d’un capital politique solide qu’il peut négocier et mettre au service d’un allié extérieur.
Ces capacités confèrent une position d’opérateur politique et de partenaire des pouvoirs publics pour la gouvernance, comme l’explique Ezequiel, ancien militant politique :
« Ce que les leaders continuent d’assurer, c’est la stabilité. Et avec les niveaux de violence qu’on a dans le Michoacán, c’est essentiel… Les leaders contrôlent la population, mais ils veillent aussi à ce que la municipalité reste calme… Et c’est ce que tout le monde veut ici, les gens normaux, les hommes d’affaires, parce qu’ils ne veulent pas de violence, et les autorités bien sûr. Tout le monde sait que les leaders ont certains intérêts et travaillent avec un groupe criminel ou un autre… C’est impossible d’éviter ça ici, tu peux pas échapper aux cartels, t’es obligé au moins leur parler… Mais tant que tu apportes la stabilité et la sécurité, tout le monde est content […] Ici, les gens évaluent ton efficacité en tant que patron de la manière suivante : si je te retire, que va-t-il se passer ? Qui va prendre ta place ? Est-ce que ça va apporter plus de violence, plus d’instabilité ? Même pour les autorités, il vaut mieux te garder… Ils travaillent avec les leaders, ils les connaissent, même s’ils savent qu’ils peuvent être impliqués dans le narcotrafic… Mais personne ne te jugera si tu trafiques de la drogue dans le Michoacán, tant que tu te comportes correctement avec les gens… Tu pourrais penser que c’est la responsabilité du gouvernement de faire quelque chose contre le trafic de drogue, mais honnêtement, tout le monde s’en fout que tu trafiques de la drogue tant que tu maintiens la stabilité, tu comprends ? » 5
Ainsi, la provision de stabilité et d’ordre sont l’épine dorsale de la longévité des leaders d’Autodéfenses devenus courtiers politiques. Généralement, comme l’indique Ezequiel, les autorités publiques sont prêtes à dialoguer avec ces personnages en raison de leur capacité à réguler la violence et à maintenir l’ordre au niveau local. Cette dynamique nous permet de mieux comprendre l’importance de leaders armés, qui peuvent contrôler une dizaine ou plusieurs centaines d’hommes dans certains cas, dans le maintien des canaux d’intermédiation politique (et de patronage) entre le gouvernement fédéral et les différents acteurs sur le terrain.
Au sein des municipalités, la loyauté des hommes en armes va principalement à leur chef, même si leurs salaires proviennent de multiples sources. Certains d’entre eux peuvent recevoir de l’argent provenant de budgets publics, en particulier lorsque leur chef a réussi à les faire entrer dans la police locale, ou provenir directement d’activités illicites telles que le trafic de drogue ou l’extorsion de fonds. Dans ce cas, l’organisation criminelle responsable de leur rémunération peut utiliser ces hommes comme force de réserve. Alors que leurs activités quotidiennes sont consacrées à la sécurité de leur propre municipalité, ils peuvent être appelés à effectuer des tâches spécifiques pour le groupe criminel, par exemple en cas de conflit nécessitant un renfort. Cela a été le cas lors de la guerre entre le CJNG et les Cartels unis, entre 2019 et 2022. Ces derniers, qui fonctionnent comme une coalition d’acteurs armés, se sont fortement appuyés sur une réserve d’hommes qui peut être utilisée en cas de besoin. Ces réserves quittent leur propre municipalité, se rendent dans les zones de conflit, apportent leur soutien et rentrent ensuite chez elles, agissant plus comme des milices armées que comme des groupes d’autodéfense.
Instabilité et cycles de violence
Les alliances ainsi créées entre les autorités et les caciques sont, par nature, instables et difficiles à maintenir sur le long terme. Loin de représenter des pactes solides, elles sont marquées par des frictions et des conflits constants, les leaders locaux cherchant souvent à obtenir un soutien politique tout en maintenant leur marge d’autonomie et d’action sur le terrain. Dans le Michoacán, par exemple, depuis des années, les leaders issus des groupes d’autodéfense peuvent, entre autres mesures concrètes, maintenir des barrages routiers, diriger une partie de la police municipale, organiser des patrouilles et porter des armes, ou encore recevoir des budgets publics pour leur fonctionnement. Tout cela contribue à asseoir le pouvoir local des leaders.
Cependant, parce qu’elles sont instables, ces formes de délégation de pouvoir des autorités publiques vers les caciques ont de multiples conséquences politiques. Les accords informels sont constamment menacés par d’autres acteurs cherchant à occuper la position d’allié gouvernemental. C’est aussi le cas de différentes institutions publiques ou forces de l’État — le ministère de la défense et le ministère de l’intérieur, par exemple — qui luttent entre elles pour exercer leur influence sur le terrain et conserver le pouvoir d’entretenir des alliances, des clientèles et des relations privilégiés avec les intermédiaires locaux.
Ces dynamiques conflictuelles contribuent à entretenir et alimenter de longs cycles de violence. Lorsque les autorités agissent comme des régulateurs et des arbitres de la violence sans assurer la mise en œuvre de politiques publiques transparentes en matière de sécurité et de justice, elles contribuent à externaliser les tâches de l’État vers les chefs locaux. Si cela peut sembler efficace à court terme — en contribuant, certes à une baisse soudaine des homicides dans une municipalité donnée — la consolidation du pouvoir des leaders locaux délégitime l’État en tant que seul garant de l’ordre et de la sécurité.
Nous sommes alors confrontés à des dynamiques de co-gouvernance qui se construisent dans une zone grise entre le public et le privé, avec des groupes armés qui assument de plus en plus des tâches de sécurité publique. Malheureusement, les gouvernements successifs d’Enrique Peña Nieto et d’Andrés Manuel López Obrador n’ont pas été en mesure de fournir un cadre solide, institutionnel et transparent aux stratégies de sécurité publique mises en œuvre dans le Michoacán.
Quel espace politique pour les citoyens non-armés ?
En 2023, des dizaines de leaders informels opèrent dans le Michoacán, répartis dans au moins un tiers des municipalités de l’État. Il en résulte un ensemble complexe de loyautés informelles, une grande instabilité et une forte concurrence. Observer le paysage criminel du Michoacán s’apparente à regarder à travers un kaléidoscope d’alliances en perpétuelle évolution.
Ces alliances montrent que la gouvernance des territoires clés de la guerre contre la drogue au Mexique repose notamment sur une combinaison d’accords formels et informels entre les autorités publiques et des groupes armés ou criminels. Le gouvernement, en maintenant un soutien formel et informel à des leaders armés du Michoacán, peut contribuer à transformer des intermédiaires violents en alliés cruciaux pour la gouvernance locale. Cela, à son tour, encourage une forme d’externalisation de la sécurité publique et alimente le pouvoir d’hommes forts qui finissent par se disputer les intérêts et les ressources locales et cherchent à maintenir leur position en tant que mandataires du gouvernement.
Les niveaux de conflit observés dans le Michoacán au cours des dix dernières années montrent que les autorités n’ont pas développé de stratégies permettant de réduire la violence systémique et d’éviter la fragmentation territoriale de la région, actuellement divisée en dizaines de fiefs sur lesquels les chefs locaux exercent une immense influence sociale, politique et économique.
Néanmoins, il serait erroné de considérer le pouvoir de ces leaders non étatiques comme étant en opposition absolue à l’autorité publique, plutôt qu’en articulation avec elle. Des dizaines d’acteurs armés jouissent d’une forme de souveraineté au sein des mêmes régions, ce qui entraîne des collaborations et des concurrences. Dans ce scénario, le recours à la violence n’a pas pour but de renverser le système politique mais plutôt de manœuvrer dans le jeu politique avec les autorités publiques.
L’ouverture de ces dernières à la collaboration avec des leaders armés peut inciter ces derniers à tout faire pour assurer leur pouvoir, tout en poussant les autres chefs à rivaliser pour obtenir un statut d’allié politique. En fin de compte, ces fiefs font qu’il est difficile pour les autorités, ou pour toute initiative de la société civile, de proposer des alternatives à ces chefs charismatiques ; l’État finit par favoriser les chefs violents, ainsi que l’utilisation de la violence et de la coercition comme les outils les plus respectés et les plus efficaces pour obtenir et conserver le pouvoir au niveau local. L’espace politique laissé à d’autres formes de participation et de mobilisation sociales, en particulier les initiatives non armées, devient parfois inexistant, ce qui conduit à l’exclusion de la vie politique locale des citoyens ordinaires ou des groupes de la société civile. Plusieurs acteurs politiques et de la société civile consultés dans le Michoacán à l’hiver 2022 ont indiqué que les conditions d’insécurité actuelles les empêchent de participer à toute activité publique. Si les habitants savent que les chefs armés sont tolérés ou soutenus par l’État, il devient encore plus risqué de s’engager dans une quelconque activité politique. Ces dynamiques ne peuvent toutefois pas être examinées à distance, mais nécessitent une immersion profonde au sein des communautés locales. Par extension, la recherche de solutions politiques restera inaccessible en l’absence d’analyses des crises locales, et d’un engagement fort de la part des autorités municipales, étatiques et fédérales en faveur de la transparence et de la responsabilité dans l’élaboration des réponses institutionnelles à la violence et à l’insécurité.
Sources
- Ce texte est tiré du Rapport « Ten years of vigilantes. The Mexican autodefensas » rédigé par l’auteur pour Global Initiative (GI-TOC) et disponible ici. Le matériel présenté dans ce rapport est basé sur des recherches menées entre 2013 et 2018 dans le Michoacán et sur une documentation de suivi, ainsi que sur des visites de terrain, réalisées entre 2018 et 2022. Le rapport s’appuie également sur plus de 70 entretiens semi-structurés et conversations avec des membres de groupes d’autodéfense, des membres de cartels de la drogue, des élus, des militants de la société civile, des représentants du gouvernement, des journalistes et des citoyens ordinaires, entre autres. Tous les entretiens et le travail de terrain ont été menés par l’auteur. Pour des raisons de sécurité, les noms des personnes interrogées ont été modifiés.
- Entretien avec Juan en novembre 2022.
- Voir Politix, 115, 3, Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer, https://www.cairn-int.info/journal-politix-2016-3.htm.
- Entretien avec Carlos en novembre 2022.
- Entretien avec Ezequiel en novembre 2022.