La Russie aujourd’hui
Comment décririez-vous l’état de l’économie russe aujourd’hui ? Pensez-vous que les sanctions ont atteint les objectifs fixés lorsqu’elles ont été mises en place par les administrations européenne et américaine ?
Les sanctions étaient censées arrêter la guerre et la guerre continue, donc à cet égard elles n’ont pas atteint leur objectif. Mais force est de constater qu’elles ont diminué les ressources dont dispose Poutine pour poursuivre cette guerre. Poutine a des difficultés à produire des équipements militaires, il cherche des ressources financières. Il n’a pas assez d’argent pour recruter des soldats et doit donc pousser les citoyens russes à aller à la guerre, les mobiliser, les enrôler de force. À cet égard, les sanctions ont donc un impact certain.
Elles peuvent être divisées en trois composantes principales, en plus d’une quatrième composante que je mentionnerai plus tard. La première composante consistait à geler le stock de pétrodollars dont dispose Poutine, c’est-à-dire les réserves de la banque centrale russe, qui lui aurait permis de financer la guerre. Ces premières sanctions ne concernaient que le stock, et les flux ne se sont pas arrêtés, les pétrodollars ont continué à arriver en quantités extraordinaires : en 2022, la Russie a vendu du pétrole pour 300 milliards de dollars, et l’excédent de sa balance courante était d’au moins 230 milliards de dollars.
C’est donc une très bonne chose que le deuxième type de sanctions soit finalement entré en vigueur, en décembre pour le pétrole et en février 2023 pour les produits pétroliers, lorsqu’une coalition du G7, de l’Europe et de l’Australie a introduit un plafond des prix du pétrole pour les pays tiers. Ces sanctions étaient extrêmement importantes pour réduire le montant des pétrodollars dont dispose Poutine, et nous voyons déjà qu’en janvier et février, les revenus pétroliers russes ont diminué de manière substantielle.
Le troisième type de sanctions étaient les sanctions commerciales, c’est-à-dire les restrictions sur les exportations vers la Russie. Elles ont d’abord été introduites par les gouvernements, qui ont déclaré que la Russie ne pouvait pas par exemple importer d’acier de qualité supérieure, afin de l’empêcher de produire davantage de missiles et de chars d’assaut. De ce fait, Poutine est obligé d’aller en Corée du Nord pour acheter des munitions, ou encore en Iran pour acheter des drones.
En outre, dans le cadre de ces restrictions commerciales, il y a non seulement des gouvernements, mais aussi des entreprises qui, pour des raisons de réputation, ont déclaré qu’elles quitteraient la Russie. Ainsi, par exemple, l’industrie automobile russe est en ruine : le nombre de voitures produites en 2022 est 40 % plus faible qu’un an auparavant. Certaines industries ont donc été durement touchées.
Cela signifie-t-il que la guerre a cessé ? Non. Cela signifie-t-il que les sanctions ont joué un rôle ? Oui. Les sanctions ont affaibli la capacité de Poutine à tuer des Ukrainiens et à détruire des villes ukrainiennes, ce qui a permis de sauver de nombreuses vies. De plus, comme les sanctions sur les revenus pétroliers russes ont été introduites plus tardivement, l’impact réel ne se fera sentir que cette année. Nous ne savons pas quelle sera l’ampleur de leur effet, car nous n’avons jamais vu de telles sanctions. La Russie détient un record mondial en termes de sanctions : en fait d’intensité, personne n’a été confronté à de telles sanctions auparavant, nous ne pouvons donc pas vraiment prévoir ce qui va se passer.
Par ailleurs, la Russie a classifié beaucoup de ses données économiques, il est donc très difficile de construire des modèles, et de faire des prévisions. Il y a un an, beaucoup pensaient que le PIB de la Russie baisserait de 10 % en 2022, ce qui s’est avéré irréaliste. D’où venaient ces prévisions ? Elles ont été formulées au moment de la mise en place de la première série de sanctions, celles qui ont ciblé la banque centrale russe. Ces sanctions ont entraîné un mouvement de panique et les gens ont pensé que la Russie allait être confrontée à un effondrement économique. Cependant, il s’est avéré que la banque centrale russe était très compétente, contrairement aux cas du Venezuela ou de l’Iran notamment, et qu’elle n’a pas laissé l’inflation devenir incontrôlable ; elle a stabilisé le sentiment du marché et a évité un effondrement macroéconomique. Ainsi, les anticipations créées par cette panique, une panique déclenchée par les sanctions contre la banque centrale russe au troisième jour de la guerre, ne se sont pas encore concrétisées.
Pourtant, l’économie russe a tout de même été durement touchée. Le PIB a chuté de 2 % en 2022, au lieu des 3 % de croissance prévus, et si l’on y réfléchit bien, l’économie russe a connu ce ralentissement malgré des prix du pétrole très élevés. Cette baisse de 2 % est par ailleurs un chiffre du PIB, et le PIB n’est pas une très bonne mesure en temps de guerre parce qu’il inclut toute la production de munitions et de matériel militaire, des éléments qui portent à le surestimer.
Pour ce qui est de la qualité de vie en Russie, il est probablement préférable d’examiner le chiffre d’affaires du commerce de détail et de voir combien les Russes achètent. À prix comparables, selon les statistiques officielles, ce chiffre a baissé de 10 % d’une année sur l’autre. La qualité de vie des Russes a donc été affectée.
En ce qui concerne l’horizon 2023, certains sont optimistes, d’autres moins. Cela dépend, par exemple, de l’état du système bancaire russe, sur lequel personne n’a une idée parce que les données ne sont pas disponibles.
Pensez-vous qu’en raison de la multiplication des sanctions occidentales, la Russie a eu le temps de se préparer, de s’adapter et a développé une forte résistance à ces sanctions ?
Tout d’abord, les sanctions contre le pétrole russe sont efficaces. Si on réfléchit à ce que la Russie aurait dû faire pour se préparer à de telles sanctions, il aurait fallu investir dans des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) construire un nouveau gazoduc vers la Chine — la Russie a déjà un gazoduc, mais il est saturé — ou encore construire des oléoducs vers l’Inde et la Chine ; l’ennui est que chacune de ces trois options prend des années à être déployée. La Russie n’était donc pas préparée à ces sanctions. Elle ne s’attendait pas non plus aux sanctions contre la banque centrale russe. La Russie avait stocké beaucoup de richesses en dollars, des réserves qui ont été sanctionnées.
La Russie tente de contourner les sanctions, par exemple en ce qui concerne les importations de microprocesseurs et de semi-conducteurs par l’intermédiaire de pays tiers, et l’Occident essaie d’y mettre un terme, ce qui est une bonne chose. Dans l’ensemble, il est faux de dire que la Russie résiste désormais aux sanctions. Les nouvelles sanctions sur le pétrole ont été introduites à la mi-décembre. Nous l’avons demandé, nous avons fait valoir que l’Occident devrait être très agressif à l’égard des revenus pétroliers russes, mais cela n’a été fait qu’à la fin de l’année 2022.
Lors de notre entretien il y a un an, juste après le début de la guerre, vous avez affirmé que les deux facteurs clés susceptibles d’arrêter la guerre étaient l’embargo européen sur le pétrole et le gaz, mais aussi le fait de convaincre la Chine de s’opposer au conflit. La position de la Chine est de plus en plus claire, et Xi Jinping était à Moscou cette semaine. Pensez-vous que l’Occident n’a pas réussi à convaincre la Chine de s’opposer au conflit ?
L’Occident n’a pas réussi à convaincre Xi Jinping de le rejoindre. Mais d’un autre côté, Xi Jinping n’a pas soutenu pleinement Poutine, et c’est très important. Si la Chine avait fourni des équipements militaires et des munitions à la Russie, nous aurions déjà vu quelque chose changer sur le champ de bataille. Il n’y a aucun doute à ce sujet. La Russie doit acheter des équipements de moindre qualité à la Corée du Nord et à l’Iran. Les armes chinoises ne sont pas aussi bonnes que les armes américaines, mais elles sont bien meilleures et bien plus dangereuses que celles dont dispose la Russie. La Chine n’a cependant pas fourni d’armes, et c’est important. L’Occident a réussi à la convaincre de s’abstenir de le faire.
L’autre élément est le financement. En raison des sanctions américaines et européennes et du plafonnement des prix du pétrole, la Russie sera confrontée à un important déficit budgétaire cette année. De quelle ampleur ? Nous ne le savons pas. Les données de janvier et février ne sont pas vraiment utiles, car la Russie a payé à l’avance de nombreuses dépenses au cours de ces deux mois pour le complexe militaro-industriel, de sorte que les dépenses seront probablement moins importantes en mars. Nous ne savons pas quelle sera l’ampleur du déficit. Mais s’il s’avère important, la Russie a très peu de choix pour obtenir de l’argent. Les marchés occidentaux sont fermés, l’inflation est déjà très élevée et il n’est donc pas possible d’imprimer de l’argent ; du reste, nous ne savons pas combien d’argent se trouve dans les banques russes, peut-être beaucoup, peut-être pas. La Chine pourrait donc vraiment aider si elle prêtait de l’argent à la Russie. La question est de savoir si cela va se produire ou non, et cela n’est pas clair du tout.
Une autre chose que je voudrais mentionner, et qui est à mettre au crédit de la Chine, c’est que les Chinois se sont exprimés publiquement contre les menaces nucléaires russes. Nous ne savons pas pourquoi, mais Poutine a cessé de parler d’attaques nucléaires. Il s’est montré très loquace pendant les six premiers mois de la guerre, puis il a cessé. Certains diront que c’est à cause d’un avertissement américain, que le directeur de la CIA Bill Burns s’est déplacé quelque part pour parler à ses homologues russes, et leur a dit que si la Russie utilisait des armes nucléaires tactiques, les États-Unis riposteraient par une réponse conventionnelle, et que cette réponse conventionnelle serait si importante que la Russie perdrait tous ses soldats déployés sur le terrain en Ukraine, que la marine serait également touchée de plein fouet – et ainsi de suite. Ou encore, peut-être que Poutine a pris peur, et qu’ils ont menacé de le viser personnellement. Mais peut-être aussi que Poutine a vu que la Chine et l’Inde n’aimaient pas que la Russie parle d’attaques nucléaires.
D’un autre côté, Xi Jinping parle à Poutine ; il s’est prononcé contre les sanctions, il n’adhère pas au régime des sanctions. Nous ne savons donc pas ce qu’il en est. Mais c’est une situation préférable à ce que Poutine pensait obtenir.
À propos de Poutine, vous êtes également célèbre pour votre concept de spin dictator ; l’année dernière, dans un entretien à la revue, vous disiez que Poutine s’était converti en véritable fear dictator du fait de la guerre. À l’issue de cette première année de guerre, votre vision a-t-elle évoluée ?
Je souscris pleinement à l’opinion que j’ai exprimée il y a un an. Nous venons de publier une nouvelle édition de Spin dictators pour laquelle nous avons écrit une préface qui dit exactement cela.
Le niveau de répression en Russie est sans précédent dans l’histoire récente du pays. Nous avons l’exemple d’un enfant qui a fait un dessin contre la guerre ; son père a été arrêté et l’enfant a été placé dans un orphelinat. Autre exemple, une personne qui regardait dans le métro une vidéo anti-guerre sur Youtube avec son téléphone a été arrêtée et nous ne savons pas ce qu’il va advenir d’elle. Nous constatons également que les prisonniers politiques sont soumis à des conditions proches de la torture. Jusqu’au 29 mars, il y a une réplique de la cellule d’Alexeï Navalny à Paris, entre le Louvre et l’église Saint-Germain l’Auxerrois, où l’on peut voir les conditions dans lesquelles il est détenu. Il s’agit là encore d’un rappel de l’époque stalinienne. Les personnes qui s’opposent à la guerre peuvent aujourd’hui être emprisonnées pendant une dizaine d’années. Nous sommes vraiment dans une situation différente.
Lorsque les gens se demandent « pourquoi les Russes ne descendent pas dans la rue pour dénoncer la guerre et renverser ce régime », cela revient à se demander pourquoi, à l’époque soviétique, les Russes ou d’autres peuples de l’Union soviétique n’ont pas renversé le régime. Le régime actuel est très répressif, bien plus qu’il y a quelques années.
Vous êtes également connu pour vos recherches sur les oligarques russes. De nombreuses voix s’élèvent dans plusieurs pays, en particulier en Europe centrale, et peut-être en premier lieu en Pologne, pour demander que les biens saisis aux oligarques soient utilisés par les gouvernements pour améliorer les finances publiques ou pour financer l’effort de guerre en Ukraine. Pensez-vous que l’Union européenne et les États-Unis ont suffisamment sanctionné les oligarques ?
C’est exactement le quatrième type de sanctions dont je voulais parler, les sanctions sur les individus. En ce qui concerne l’objectif des sanctions, beaucoup de gens diraient que l’objectif était de voir ces individus se soulever contre Poutine, et que cela ne s’est pas produit. Ce n’est pas tout à fait vrai. Premièrement, l’objectif des sanctions est différent, et deuxièmement, un oligarque s’est finalement élevé contre Poutine, Oleg Tinkov. Il a été sanctionné avant qu’il ne s’exprime, par le Royaume-Uni et l’Europe, mais il n’est plus sanctionné par les États-Unis parce qu’il s’est exprimé très clairement contre la guerre. D’autres oligarques n’ont pas pris position contre la guerre et le scandale le plus récent est notamment qu’ils ont demandé aux chefs de l’opposition russe de les soutenir, et de demander à la Commission européenne de lever les sanctions.
Pourquoi les personnes qui ne rompent pas les liens avec la Russie sont-elles sanctionnées ? La véritable raison est que l’Occident doit se défendre contre l’argent de Poutine. Beaucoup de gens diront que l’argent de ces oligarques n’est pas l’argent de Poutine. Mais si les oligarques ne s’expriment pas contre Poutine, cela signifie qu’ils ont peur de Poutine ou bien qu’ils ont des otages en Russie, des amis, de la famille, des partenaires commerciaux. Pour quelque raison que ce soit, si l’oligarque ne rompt pas ses liens avec la Russie, cela signifie que Poutine peut le menacer et le forcer à faire quelque chose pour lui. Cela signifie que l’argent de ces oligarques est un instrument potentiel de l’influence de Poutine en Occident. Et en temps de guerre, il est très difficile d’imaginer que l’on puisse laisser Poutine faire ce qu’il veut à l’Ouest. C’est donc ce qu’il faut faire pour protéger l’Occident. Imaginez, en 1943, un homme d’affaires allemand qui continuerait à faire des affaires en Allemagne, ne critiquerait pas Hitler, vivrait à Londres et utiliserait son argent pour quelque raison que ce soit — c’est une chose difficile à concevoir, et c’est là où nous en sommes aujourd’hui.
Sur ce sujet, il faut dire que le discours officiel de la Commission européenne est très clair. La Commission européenne n’est pas en guerre contre le peuple russe. Le président Biden a également déclaré à plusieurs reprises que les États-Unis n’étaient pas en guerre contre le peuple russe ; ils font donc la distinction entre le régime et le peuple russe. Certains Russes ont rencontré des difficultés en Occident, certes, mais de nombreux Russes ont reçu des visas ou le statut de réfugié.
Pour en revenir aux actifs, il n’y a pas de base juridique pour vendre ces yachts et donner de l’argent à l’Ukraine. Il s’agit de la propriété de quelqu’un d’autre, et l’État de droit occidental ne le permet pas, il n’y a pas de lois qui permettent de faire cela sans une décision judiciaire. En fin de compte, une décision judiciaire sera rendue, l’Ukraine poursuivra la Russie, prouvera que la Russie a détruit des actifs en Ukraine ; le pays agressé pourrait donc être en mesure d’utiliser cette décision de justice pour obtenir de l’argent en utilisant les réserves de la banque centrale ou en vendant des actifs, dans le cadre des réparations. Mais pour l’instant, nous ne voyons pas vraiment comment cela pourrait se faire sans une décision de justice.
Il y a quelques exceptions. Antigua possède le yacht d’Andrey Guryev, l’un des hommes les plus riches de Russie. Antigua pense que l’entretien est très coûteux et n’a pas le budget pour entretenir le yacht. Ils pensent donc le mettre aux enchères, et si Guryev revient leur demander où est le yacht, ils expliqueront qu’ils avaient besoin d’argent pour l’entretenir.
Cependant, en principe, il n’existe pas de base juridique pour exproprier les oligarques. Cela peut changer, mais pour l’instant, les gouvernements ne peuvent pas le faire sans une décision de justice. À terme néanmoins, je pense que les actifs russes, et en particulier les actifs du gouvernement russe, seront repris et donnés à l’Ukraine.
La Russie d’après
Il est peut-être trop tôt pour parler de la Russie après la guerre… mais tentons l’exercice. À votre avis, quels sont les scénarios possibles concernant le rôle futur de la Russie dans l’économie mondiale et pensez-vous que les liens économiques avec l’Union peuvent être reconstruits ?
Pour cela, je pense que la Russie doit devenir démocratique et pacifique ; malheureusement, le scénario le plus probable est que, même si l’Ukraine gagne la guerre, la Russie ne deviendra pas démocratique tout de suite. Si jamais Poutine part, il y aura une transition au cours de laquelle la Russie pourrait même devenir moins démocratique. Dans un scénario positif, Poutine serait remplacé par des personnes proches de lui qui devraient d’abord négocier, parce qu’elles auraient besoin de lever les sanctions. Finalement, il y aura peut-être une nouvelle perestroïka, qui sait ? Mais cela prendra du temps. Lorsque la Russie disposera d’une base démocratique, l’Europe pourra vouloir reconstruire les liens.
En économie internationale, la distance est très importante. On commerce avec ses voisins. C’est pourquoi le Royaume-Uni a rencontré tant de difficultés après le Brexit, parce que l’Union est son partenaire naturel. Il en va de même pour la Russie. La Russie est un voisin à la fois de la Chine et de l’Europe, et elle commercera avec les deux. Mais l’Europe est un grand marché juste à côté de la Russie et, bien sûr, un endroit doté de nombreuses technologies modernes, de sorte que la Russie commercera avec elle et attirera ses investissements. Mais pour cela, la Russie doit se débarrasser des sanctions, ce qui signifie d’abord signer un accord de paix avec l’Ukraine : payer toutes les réparations, restituer tous les territoires occupés, y compris la Crimée, et envoyer les criminels de guerre devant des tribunaux internationaux.
En outre, la Russie doit démocratiser ses institutions politiques et organiser des élections libres. C’est difficile à envisager aujourd’hui. Mais nous l’avons vu en Europe centrale et orientale, nous le voyons actuellement en Ukraine et en Moldavie. Il ne fait donc aucun doute que la Russie pourra un jour suivre cette trajectoire.
Votre position est très claire pour ce qui est du libéralisme politique nécessaire à la réinsertion de la Russie dans l’économie mondiale. Parlons désormais du libéralisme économique. Il y a deux ans, vous aviez accordé une interview au principal opposant russe Alexeï Navalny, que nous avions publiée dans ces pages. Navalny proposait un programme économique marqué par un fort libéralisme, la facilité à créer une entreprise, de faibles cotisations sociales et l’absence d’impôt pour les petites entreprises. Partagez-vous cette vision et pensez-vous que c’est le système qu’il faudra à l’économie russe d’après-guerre ?
C’est un programme économique libéral qui contraste fortement avec celui de la Russie actuelle, marquée par la domination de l’État et la corruption. L’idée est de mettre en œuvre la dérégulation, la concurrence, l’ouverture à l’Europe et au monde. En Russie, personne ne pense que l’État est un acteur bon et bienveillant, alors qu’en France chaque citoyen pense que l’État est digne de confiance ; les policiers ne prennent pas de pots de vin, ni les inspecteurs. C’est très différent en Russie. La croissance économique en Russie viendra du libéralisme, de l’ouverture, de la décentralisation politique et économique des décisions.
Ceci dit, Navalny est également en faveur de l’investissement dans le capital humain. Son programme présidentiel en 2018 comprenait le doublement des dépenses de santé et de fortes hausses des salaires des enseignants. Cela en fait un programme relativement modéré et centriste. J’essaie toujours de savoir où se situerait Navalny dans les paysages politiques occidentaux. Aux États-Unis, il serait proche du Parti démocrate. En France, il serait vraisemblablement centriste, entre le Parti socialiste et Les Républicains.
Je précise également que, dans cet entretien, nous avions débattu du fait que Navalny soutient un impôt exceptionnel sur les très riches. Ce serait un peu comme l’ISF en France, mais différent, car cet impôt concernerait les personnes qui ont bénéficié des privatisations. Navalny considère que c’est un outil politique pour rendre sa légitimité au principe de la propriété en Russie. Son soutien à cette mesure en ferait probablement un homme de gauche au plan économique.
Pensez-vous que l’alliance entre Chine et Russie soit soutenable à moyen et long terme ?
Ce n’est pas une alliance. C’est une « amitié, un partenariat sans limites », c’est très différent car c’est très vague. L’OTAN est une alliance : attaquer l’un des membres, c’est attaquer tout le monde. La Chine et la Russie n’ont rien de tel et ne l’auront jamais, car la Chine n’a aucune alliance. Je pense donc qu’il y aura de la coopération et du soutien mutuels. De plus, même lorsque la Russie deviendra démocratique, celle-ci continuera à travailler avec la Chine, même si cette dernière reste autoritaire. C’est inévitable : c’est son voisin, c’est un immense marché. L’Europe continuera à avoir une relation avec la Chine. Même aux États-Unis, l’idée est de se protéger dans les secteurs stratégiques mais de continuer à commercer dans d’autres.
Cette coopération entre Chine et Russie, à l’ère Poutine, est et demeurera très asymétrique. La Russie a une économie dix fois plus petite que l’économie chinoise ; ce sera un petit partenaire de la Chine. Si Poutine reste au pouvoir, la Russie fournira sans doute à la Chine des ressources naturelles à un prix avantageux et importera les technologies chinoises. Dans ce cas, la Russie va demeurer un État voyou, mais la Chine ne voudra jamais le devenir à son tour et essaiera d’éviter d’être sous le coup de sanctions.
Ce sera donc une relation très asymétrique et pour la surmonter, la Russie doit devenir souveraine de nouveau, ce qui implique de redevenir une démocratie et un acteur économique prospère. L’une des options serait l’Union européenne, qu’il s’agisse d’obtenir le statut de membre ou d’intégrer l’espace économique européen afin d’avoir plus de poids aux yeux des Chinois. Les économies européennes individuelles sont petites, mais mises ensemble elles font de l’Union un acteur comparable à la Chine et capable de négocier avec elle.
Pour compléter la question, et pour contraster les grands discours de Xi et Poutine, voyez-vous des facteurs concrets qui peuvent limiter cette amitié ?
La Chine ne fournit pas d’aide militaire ; elle n’assure pas le sauvetage financier de la Russie. Il y a quelques projets qui ont eu lieu depuis 2014, comme un gazoduc ou des investissements dans le GNL. Je suis sûr que la Chine sera le principal acteur dans l’économie automobile russe désormais. La Russie produit déjà des voitures chinoises dans de nombreux endroits. Une usine à Moscou, qui produisait des véhicules Renault sous le nom de Moskvitch (ce qui veut dire « moscovite »), va désormais produire des voitures chinoises.
Cependant, l’amitié illimitée qui consisterait à approvisionner la Russie en armes et à assurer le sauvetage financier du pays n’aura pas lieu. Évidemment, le discours officiel sera cependant celui d’une grande amitié.
Nous avons beaucoup parlé jusqu’ici des relations entre la Russie, la Chine et l’Union européenne. Parlons pour finir des États-Unis, qui ont aussi imposé des sanctions massives contre la Russie. Dans le cadre d’un renforcement des tensions entre Chine et États-Unis, quand bien même une Russie démocratique pourrait un jour retrouver des liens avec l’Union, pensez-vous que la relation privilégiée entre la Russie et la Chine serait tolérée par les États-Unis ? Ceux-ci ne pousseraient-ils pas la Russie à choisir entre la Chine et la réintégration dans l’économie occidentale ?
C’est très difficile à prédire et cela dépendra du degré de démocratisation de la Russie. Je ne suis pas qualifié pour répondre précisément à cette question du positionnement russe par rapport au positionnement européen entre Chine et États-Unis.
Je pense cependant que, dans tous les cas, la Russie démocratique restera plus proche de l’Europe que des États-Unis et qu’elle aura des liens économiques plus forts avec la Chine que l’Europe pourrait en avoir. Et espérons que la Chine se démocratise également !
Est-ce que « l’après » a déjà commencé ?
Je pense qu’une chose a changé cette année : toutes les forces d’opposition à Poutine ont parlé très clairement de ce qu’elles voulaient faire, c’est-à-dire, comme je l’ai dit, rendre tous les territoires occupés à l’Ukraine, payer des réparations, envoyer les criminels de guerre vers des tribunaux de guerre internationaux et construire une république parlementaire russe.
Dans ce sens, une grande clarté est désormais acquise. D’un côté, il y a un régime répressif et oppressif ; de l’autre, une opposition anti-Poutine, dont tous ne peuvent pas parler, puisque certains sont en prison. Cependant lorsqu’ils parlent, ils parlent d’une même voix et c’est une évolution claire de cette année. Mais pour entamer le changement en Russie, Poutine doit d’abord perdre la guerre.