Si la plupart des banques centrales du monde disposent de projets plus ou moins avancés en matière de numérisation de leur monnaie (MNBC)1, curieusement, les États-Unis semblent plus en retard que d’autres comme la Suède, l’Union européenne, le Canada et bien sûr la Chine. Certes, une publication récente de la sous-secrétaire d’État au Trésor trace un cadre pour un projet d’e-dollar2, mais les travaux semblent avancer à petits pas.

Comment expliquer cette situation alors que la Chine présente son projet de e-yuan comme un outil de conquête économique d’une économie numérisée  ? 

Comment expliquer un certain « retard » des États-Unis d’Amérique en matière de numérisation de sa monnaie  ? Plusieurs raisons peuvent être avancées, mais deux sont à considérer en priorité.

Un instrument politique en attente

La première tient au rôle actuel du dollar dans l’économie mondiale  : la devise américaine demeure très largement la première devise en matière de transactions commerciales, avec plus des trois quarts des transactions internationales libellées en dollar – mis à part en Europe où l’euro reste prédominant – mais aussi dans la constitution des réserves de change des banques centrales, où il représente plus de 60 % des réserves et plus des deux tiers de la dette émise. Autrement dit, l’économie mondiale est largement dollarisée ; en particulier l’économie numérique. Dans celle-ci, le paiement des biens et des services s’effectue via des stablecoins ou autres actifs numériques ; il s’agit de représentation monétaire d’une devise légale émise par un acteur privé. Or ces stablecoins sont, pour plus de 95 % de l’encours existants, libellés en dollar3. De ce fait, ils constituent un instrument de la domination monétaire des États-Unis et participent de la politique américaine. 

Les plus grands émetteurs de stablecoins sont étroitement liés avec l’administration des États-Unis, « de gré ou de force ». Volontairement ou non, ils participent ainsi à la domination de dollar américain comme outil de transaction de l’économie numérique.

Hubert de Vauplane

La deuxième raison du retard américain est liée au rôle du secteur privé dans l’émission de stablecoins libellés en dollar. Les grands émetteurs de stablecoins sont liés de façon plus ou moins proche aux États-Unis. Plus de 85 % des encours de stablecoins sont concentrés auprès des trois stablecoins suivants  : l’USDT de Bitfinex et Tether, l’USDC de Circle et Coinbase et le BUSD de Paxos et Binance. Or si toutes ces sociétés ne sont pas enregistrées aux États-Unis, toutes exercent leurs activités sur le sol américain, ou auprès de citoyens américains, et en ayant recours au dollar américain, donnant ainsi compétence à l’administration et la justice américaine pour les poursuivre et les sanctionner. Les plus grands émetteurs de stablecoins sont ainsi étroitement liés avec l’administration des États-Unis, « de gré ou de force ». Volontairement ou non, ils participent ainsi à la domination de dollar américain comme outil de transaction de l’économie numérique. 

Certes, la S.E.C, l’agence fédérale américaine pour les marchés financiers, estime que ces instruments doivent être qualifiés de securities et tomber dans sa juridiction, ce qui conduit ces émetteurs privés de stablecoins à de potentielles et lourdes sanctions pour infraction à une réglementation à laquelle ils ne pensaient pas être soumis4. Mais de leur côté, les autorités monétaires américaines sont relativement silencieuses sur ce sujet, et ce contrairement à leurs homologues européennes, britanniques ou chinoises qui estiment que les stablecoins peuvent porter atteinte à leur souveraineté monétaire. Les déclarations des autorités monétaires américaines ne semblent pas décourager les acteurs bancaires traditionnels dans l’utilisations des actifs numériques et des stablecoins, dès lors que ces opérations sont licites5, même si ces autorités étudient de près les risques pour les institutions financières recourant à des actifs numériques dans leurs opérations6. Le principal point d’attention de la Réserve fédérale s’agissant des stablecoins concerne la transparence de leurs réserves et les investissements effectués au titre de ces réserves7. Le contraste est saisissant avec les propos des banques centrales en Europe.

Bien sûr, il existe des débats importants au sein de la Réserve fédérale entre les partisans d’une certaine liberté quant à l’utilisation des actifs numériques et ceux d’un encadrement strict, illustrés par les positions respectives des membres de la Réserve fédérale Brainard8 et Waller9.

Les autorités monétaires et politiques américaines semblent considérer les stablecoins comme des instruments d’innovation rendant des services à l’économie, même si les risques liés à ces instruments doivent être appréciés et mesurés.

Hubert de Vauplane

Le Congrès semble lui aussi davantage enclin à limiter et contrôler l’usage et l’émission des stablecoins qu’à mettre en place des règles de transparence en matière de constitution de réserves. Deux projets de loi en ce sens sont en cours de discussion10. Ces discussions ne sont cependant pas exemptes d’arrières-pensées politiques.

L’arme des stablecoins

Ainsi, plutôt que de s’en défier, les autorités monétaires et politiques américaines semblent considérer les stablecoins comme des instruments d’innovation rendant des services à l’économie, même si les risques liés à ces instruments doivent être appréciés et mesurés. Les déclarations du Président Biden de mars 202211 et septembre 202212, avant et pendant l’éclatement de la bulle des crypto-actifs, vont clairement en ce sens.

La préoccupation quant à la souveraineté monétaire exprimée entre autres par l’Union européenne, la Chine, l’Inde et la Grande-Bretagne se retrouve aussi dans les déclarations du G713, du G2014 et les travaux du Financial Stability Board15, l’organisme chargé de proposer des recommandations internationales en matière financière. Dans tous ces travaux se trouvent mentionnées les inquiétudes quant au développement des stablecoins, au regard du risque de blanchiment et de financement du terrorisme, mais aussi au regard de la souveraineté monétaire. C’est là un thème récurrent de la plupart des banquiers centraux, mais qui n’est guère une préoccupation pour ceux de la Réserve fédérale. 

La raison en est simple  : les stablecoins sont pour leur quasi-totalité émis en dollars américains par des entreprises qui, comme on l’a vu plus haut, ont des liens étroits avec les États-Unis. Ainsi, le risque pour de nombreux pays est non seulement de faire face à une nouvelle « dollarisation » de leur économie, mais surtout  de voir leur monnaie nationale se faire remplacer par un avatar de dollar émis par des entreprises privées. La menace est ainsi double  : un potentiel remplacement de la monnaie locale, par des acteurs sur lesquels il est difficile d’avoir un contrôle — qui plus est s’agissant d’entreprises privées. Si ce risque est aujourd’hui marginal compte tenu du volume encore modeste des stablecoins en circulation par rapport à la masse monétaire émise16, le développement rapide de l’économie numérique et le besoin de disposer d’une « monnaie » numérique conduit un grand nombre d’acteurs publics (les États-Unis ne s’en préoccupant qu’à peinee) à considérer un tel risque comme suffisamment sérieux pour tenter de limiter l’usage des stablecoins.

Les émetteurs de stablecoins en dollars peuvent être comparés à des « supplétifs » du Federal Reserve Board, comme peuvent l’être les milices privées auprès des armées nationales.

Hubert de Vauplane

Inversement, pour les États-Unis d’Amérique, le développement et la croissance de l’utilisation de stablecoins libellés en dollars permet de conforter, de consolider voire de renforcer le recours au dollar comme monnaie mondiale du commerce internationale ou domestique et monnaie de réserve, et ainsi d’asseoir davantage la suprématie monétaire américaine. De ce point de vue, les émetteurs de stablecoins en dollars peuvent être comparés à des « supplétifs » du Federal Reserve Board, comme peuvent l’être les milices privées auprès des armées nationales. Ces émetteurs privés jouent un rôle de précurseurs en matière de numérisation de la monnaie, permettant aux autorités américaines de prendre le temps de la décision ; sans oublier que ces émetteurs de stablecoins sont par la même occasion des investisseurs en bons du Trésor américain, permettant de financer le budget américain17. Tel est d’ailleurs le sens de la déclaration déjà citée du Trésor américain, pour qui la décision d’émettre ou non un e-dollar ne peut être qu’une décision politique. 

C’est en ce sens qu’il convient de regarder le projet de dollar digital  : celui-ci s’inscrit dans un axe politique où les intérêts de Washington doivent prévaloir pour maintenir le leadership américain18 et le rôle du dollar et du système financier américain19. C’est là un point sur lequel la plupart des études et document publiés aux États-Unis s’accordent, en particulier de la part des plus fervents thuriféraires de l’euro numérique, comme The Digital Dollar Projet20

Stablecoins et monnaie numérique : la coexistence en dollars

Sans attendre la prise de position politique du président Biden en mars 2022, la Réserve fédérale avait publié en janvier 2022 un document de travail intitulé Money and Payments : Le dollar américain à l’ère de la transformation numérique, soumis à consultation publique. Cette consultation a reçu plus de 2000 réponses, dont celle de l’American Banking Association, qui se montre très sceptique sur les avantages d’un dollar numérique21.

C’est en ce sens qu’il convient de regarder le projet de dollar digital  : celui-ci s’inscrit dans un axe politique où les intérêts de Washington doivent prévaloir pour maintenir le leadership américain et le rôle du dollar et du système financier américain.

Hubert de Vauplane

Mettant en œuvre la déclaration du président Biden de mars 2022 sur la nécessité de développer une économie numérique, notamment via le recours à la numérisation de la monnaie, la Maison Blanche a publié en septembre 2022 un rapport décrivant diverses options politiques et techniques quant à la manière dont une monnaie numérique publique pourrait être conçue22. Le document, qui a été produit par l’Office of Science and Technology Policy (OSTP) de la Maison Blanche, ne fait pas de recommandations sur la manière dont une monnaie numérique publique devrait être structurée ; il propose plutôt un menu d’options techniques parmi lesquelles les décideurs politiques devront choisir. Plusieurs options décrites dans le rapport suscitent déjà des critiques les défenseurs des libertés publiques23  ; d’autres au contraire, qui recourent à des systèmes de cryptographies, semblent pouvoir répondre à leurs inquiétudes. De la même manière, le Trésor américain a publié un rapport de mise en œuvre de l’Executive Order présidentiel de mars 2022 précité24, où est proposé un plan d’action sur un projet d’émission d’e-dollars coordonnant les différentes agences gouvernementales et la Réserve fédérale.

Tout cela illustre le fait que l’administration américaine, les agences gouvernementales et plus largement le pouvoir politique américain se sont saisis de la question de la numérisation du dollar. À ce stade, les discussions au sein de l’administration américaine sont toujours en cours et le sujet devient de plus en plus politique  : les Républicains voient dans le dollar numérique une atteinte à la liberté individuelle, relayés en cela par le courant libertarien. C’est ce qui explique, en partie, les hésitations de l’administration du gouvernement fédéral sur le sujet. En tout état de cause, toute décision ne pourra être prise que sur la base d’un accord politique large, incluant un Congrès dominé par les Républicains ; ces derniers l’ont rappelé à l’occasion d’un courrier envoyé en octobre 2022 au Département de la justice25.

Comme les différents documents officiels le soulignent, la décision de lancer un e-dollar prendra encore deux ou trois années, le temps d’en étudier les avantages et les inconvénients ; mais ce qui semble se dessiner, c’est une coexistence entre les stablecoins et une monnaie numérique, tous deux en dollars. Loin de s’exclure ou d’attaquer la souveraineté monétaire, ces deux monnaies, l’unes privée et l’autre publique, se complètent — illustrant la théorie de Hayek dans son livre The Denationalization of Money (1976), selon lequel seule la concurrence entre les monnaies permet la stabilité de leur valeur.

Sources
  1. En mars 2023, l’on compte 114 pays qui travaillent sur l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale ; 11 d’entre eux disposent déjà d’une telle monnaie.
  2. US Department of the Treasury, Remarks by Under Secretary for Domestic Finance Nellie Liang During Workshop on “Next Steps to the Future of Money and Payments”, 1er mars 2023 : https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1314
  3. Les stablecoins en dollar représentent environ 140 milliards de capitalisation boursière, à comparer aux 5 milliards de stablecoins libellés en euro.
  4. On notera à cet égard une « guerre de compétence » entre la SEC et les autres agences fédérales américaines, lesquelles ne voient pas forcément d’un bon œil la qualification des stablecoins en securities, estimant que ces actifs numériques auraient tout aussi bien pu être qualifiés soit de monnaie électronique, soit de marchandises.
  5. Dans une déclaration commune, le Board of Governors of the Federal Reserve System, la Federal Deposit Insurance Corporation et l’Office of the Comptroller of the Currency indiquent que « The statement reminds banking organizations to apply existing risk management principles ; it does not create new risk management principles. Banking organizations are neither prohibited nor discouraged from providing banking services to customers of any specific class or type, as permitted by law or regulation », 23 février 2023 : https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/files/bcreg20230223a1.pdf
  6. Cf. déclaration commune, the Board of Governors of the Federal Reserve System, the Federal Deposit Insurance Corporation and the Office of the Comptroller of the Currency, 3 janvier 2023 : https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/bcreg20230103a.htm
  7. Cf. les propos de Jerome Powel, président de la Réserve fédérale, lors de la Conference on Opportunities and challenges of the tokenisation of finance, 27 septembre 2002, https://www.banque-france.fr/conference-opportunities-and-challenges-tokenisation-finance-which-role-central-banks-27-september
  8. Lael Brainard, Crypto-Assets and Decentralized Finance through a Financial Stability Lens, 8 juillet 2022 https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/brainard20220708a.htm
  9. J. Waller, Thoughts on the Crypto Ecosystem, https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/waller20230210a.htm, 10 février 2023
  10. Stablecoin Transparency Act :  https://www.congress.gov/bill/117th-congress/senate-bill/3970 ; voir aussi la proposition du Congrès pour établir des obligations de déclaration pour les personnes qui émettent des pièces de monnaie stable adossées à des monnaies fiduciaires : https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/8498
  11. White House, Executive Order on Ensuring Responsible Development of Digital Assets : https://www.whitehouse.gov/briefing-room/presidential-actions/2022/03/09/executive-order-on-ensuring-responsible-development-of-digital-assets/
  12. White House, First-Ever Comprehensive Framework for Responsible Development of Digital Assets : https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/09/16/fact-sheet-white-house-releases-first-ever-comprehensive-framework-for-responsible-development-of-digital-assets/
  13. C’est à l’initiative de la France que le sujet des stablecoins a été inscrit à l’agenda de la réunion de 2019  : https://www.banque-france.fr/economie/relations-internationales/groupes-internationaux-g20g7/focus-le-g7-et-les-stablecoins
  14. À la demande de l’Inde, hôte du G20 en 2023, le thème des stablecoins figurait à l’agenda des ministres des finances et des gouverneurs de banques centrales lors de la réunion des 24 et 25 février 2023 à Bangalore  : cf. point 15 de la déclaration  : https://www.g20.org/content/dam/gtwenty/gtwenty_new/document/1st%20FMCBG%20Chair%20Summary.pdf?utm_source=substack&utm_medium=email
  15. FSB, Review of the FSB High-level Recommendations of the Regulation, Supervision and Oversight of “Global Stablecoin” Arrangements, 11 octobre 2022 : https://www.fsb.org/wp-content/uploads/P111022-4.pdf
  16. En mars 2023, la valeur des stablecoins émis représente un peu moins de 150 milliards de dollars américains  : https://coinmarketcap.com/view/stablecoin/ , à comparer aux 2200 milliards de dollars sous forme de pièces ou billets (agrégat monétaire M2) https://www.federalreserve.gov/releases/h6/current/default.htm  et aux 1200 milliards d’euros en circulation  : https://fr.statista.com/statistiques/583551/monnaie-en-circulation-dans-la-zone-euro/
  17. Financial Times, « Stablecoin issuers hold $80bn of short-dated US government debt Ownership highlights how digital asset players are encroaching on », 20 août 2022 : https://www.ft.com/content/ab02119a-7696-4292-a2f6-578a13469992
  18. « A potential U.S. CBDC could also help preserve U.S. global financial leadership » : White House, First-Ever Comprehensive Framework for Responsible Development of Digital Assets, 16 septembre 2022, op. cit.
  19. « The future money and payment systems should be consistent with the global role of the dollar ; enable the enforcement of sanctions ; and advance democratic values, human rights, and privacy » : US Department of Treasury, The Future of Money and Payments Report Pursuant to Section 4(b) of Executive Order 14067 : https://home.treasury.gov/system/files/136/Future-of-Money-and-Payments.pdf
  20. « The United States must ensure that the democratic values of a free society, including financial privacy and economic freedom, are enshrined in the future of money » : The Digital Dollar Project, White Paper 2.0, janvier 2023 : https://digitaldollarproject.org/wp-content/uploads/2023/01/DDP-Whitepaper-2.0_2023.pdf
  21. ABA, letter to the Board of Governors of the Federal Reserve Board, 20 mai 2022 :  « As we have evaluated the likely impacts of issuing a CBDC it has become clear that the purported benefits of a CBDC are uncertain and unlikely to be realized, while the costs are real and acute. Based on this analysis, we do not see a compelling case for a CBDC in the United States today » : https://www.aba.com/-/media/documents/comment-letter/aba-comments-on-fed-discussion-paper-money-and-payments-05202022.pdf
  22. White House, Technical evaluation for a U.S central bank digital currency system, septembre 2022 : https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2022/09/09-2022-Technical-Evaluation-US-CBDC-System.pdf
  23. ACLU, Paths Toward an Acceptable Public Digital Currency, 3 mars 2023 :  https://www.aclu.org/sites/default/files/field_document/cbdc_white_paper_-_0882_0.pdf
  24.  US Department of Treasury, The Future of Money and Payments Report Pursuant to Section 4(b) of Executive Order 14067 : https://home.treasury.gov/system/files/136/Future-of-Money-and-Payments.pdf
  25. House of Representatives, « The Committee’s review has included analyzing whether the Federal Reserve has the authority to issue a CBDC without authorizing legislation. Committee Republicans emphasized in our CBDC principles that the Federal Reserve does not have the legal authority to issue a CBDC absent action from Congress » : Committee of the Financial Services, Letter to U.S Department of Justice, 5 octobre 2022 : https://financialservices.house.gov/uploadedfiles/2022-10-05_digital_assets_working_group_letter_on_cbdc_assesment_finalupdated.pdf