Discours de Poutine : la politique intérieure de l’agresseur
Qu'a dit Vladimir Poutine hier ? On se concentre beaucoup sur l'annonce de suspendre la participation de la Russie au traité New Start. Mais dans un pays qui est en train de se muer en économie de guerre, la seule véritable priorité poutinienne est ailleurs – conserver le pouvoir.
- Auteur
- Guillaume Lancereau •
- Image
- © Sergei Savostyanov, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP
Devant une assemblée réunie au Gostinyj Dvor de Moscou, applaudissant et se levant à l’unisson comme un bataillon bien ordonné, le président de la Fédération de Russie a prononcé le mardi 21 février, près d’un an après le début de l’agression de l’Ukraine, une importante allocution annonçant les lignes directrices de sa stratégie militaire, politique, économique et sociale à venir.
Les prémisses de son raisonnement sont désormais bien connues, tant Vladimir Poutine les répète à l’envi depuis de longs mois : l’Occident mènerait sur tous les fronts une lutte historique pour détruire la Russie éternelle, désagréger son territoire et éradiquer ses valeurs, avec le soutien souterrain des « nationaux-traîtres » qui nuiraient de l’intérieur même du pays à l’intégrité de la civilisation et de la puissance russes. Ces ennemis aux divers visages s’appuieraient dans leur travail de sape systématique sur l’Ukraine, une « anti-Russie » dirigée par un régime de « néo-nazis », dont les manigances auraient menacé jusqu’à l’existence de la Grande Russie, justifiant le lancement de « l’opération militaire spéciale » de février 2022.
Le président russe a également présenté les orientations d’une politique économique nationale qui prend toujours plus le visage d’une économie de guerre. Si le scénario originel d’une blitzkrieg qui aurait abouti à la prise de Kiev ne s’est pas réalisé, Vladimir Poutine a de bonnes raisons de croire à la possibilité de mener à bien son « plan B » : une guerre longue, soutenue par une mobilisation totale des capacités humaines et industrielles russes. De fait, le PIB du pays n’a pas connu la chute catastrophique que les observateurs annonçaient et les entreprises occidentales sont loin d’avoir été unanimes à quitter le territoire : au-delà des exemples d’Auchan ou Leroy Merlin, très médiatisés en raison de leur implication délibérée en soutien à « l’opération militaire spéciale », on estime que moins de 10 % des entreprises occidentales ont abandonné une ou plusieurs de leurs filiales russes après neuf mois de guerre. Sur un ton triomphaliste qui rappelle ses discours de la période du Covid ou sa longue allocution de mars 2022 sur les mesures de soutien aux régions, Vladimir Poutine a longuement égrené les réformes sociales et économiques (avantages fiscaux, bénéfices sociaux) qui sont censées permettre à la Russie de poursuivre une guerre de plusieurs années.
Assurément, on ne saurait être tout à fait dupe de la propagande du régime. Là où le président russe met en avant les progrès de l’industrie de pointe du pays, il faut rappeler que la stratégie nationale d’industrialisation par substitution aux importations est encore balbutiante dans de nombreux domaines et que la Russie reste extrêmement dépendante de ses fournisseurs extérieurs, à commencer par la Chine. Il n’en reste pas moins que ses réserves et ses excédents, couplés avec les répliques aux sanctions occidentales entreprises par la Banque centrale sous la direction habile d’Elvira Nabiullina, offrent au pays une marge de manœuvre que Vladimir Poutine entend bien exploiter à fond. Aussi l’état de guerre apparaît-il, dans ce discours, comme une situation normalisée, contrôlée et assumée, une configuration durable et créatrice d’opportunités plutôt qu’une parenthèse critique dont il faudrait rendre raison et s’échapper au plus vite.
Cependant, ces longs développements agrémentés de saillies en direction de l’Occident constituaient surtout pour Vladimir Poutine un prologue à son annonce-phare : la suspension de la participation de la Russie au traité New Start de réduction des armes stratégiques nucléaires, signé avec les États-Unis à Prague en 2010, que sa dernière révision avait étendu jusqu’en 2026. La Russie se réserve donc par cette décision la possibilité de pratiquer de nouveaux essais nucléaires si jamais les États-Unis eux-mêmes y procédaient. Le président russe ne fait donc que prolonger sa stratégie de chantage nucléaire – en prenant soin d’ajouter qu’il ne souhaitait pas sortir du traité.
C’est essentiellement cette annonce tonitruante que les observateurs retiendront de cette allocution-fleuve de près de deux heures. Elle ne saurait toutefois éclipser un autre élément-clef du discours de Vladimir Poutine : sa référence explicite aux élections présidentielles de 2024, dont il annonce qu’elles se dérouleront dans le plus strict respect de la légalité et des règles constitutionnelles. Cette déclaration vient opportunément rappeler que le déclenchement de la guerre en Ukraine émane au moins autant du revanchisme ou des rêveries impériales d’un inconscient collectif russe, comme semblait le soutenir quelques jours plus tôt Emmanuel Macron à la Conférence sur la sécurité de Munich, que de la soif de pouvoir d’un homme prêt, pour s’y maintenir, à provoquer et prolonger une guerre autant qu’il le lui faudra.
L’heure où je prends la parole devant vous aujourd’hui est une heure difficile pour notre pays : nous vivons une période de changement fondamental et irréversible à l’échelle planétaire, des événements historiques décisifs qui détermineront l’avenir de notre pays et de notre peuple et dont la responsabilité colossale pèse sur chacune et chacun de nous.
Il y a un an de cela, la décision a été prise d’amorcer une opération militaire spéciale ayant pour but de protéger les populations de nos terres historiques, d’assurer la sécurité de notre pays, d’éliminer la menace incarnée par le régime néonazi de Kiev, parvenu au pouvoir en Ukraine après le coup d’État de 2014. […]
Je tiens à rappeler qu’avant même le début de cette opération militaire spéciale, Kiev était en négociation avec l’Occident pour obtenir des livraisons de systèmes de défense aérienne, d’avions de combat et d’autres équipements lourds. Nous n’avons pas oublié et avons déjà évoqué publiquement les vaines transactions de ce régime pour se doter de l’arme nucléaire. En parallèle, les États-Unis et l’OTAN déployaient à toute allure leurs bases militaires et leurs laboratoires biologiques secrets au plus près de nos frontières. Ils s’appropriaient le théâtre d’hostilités futures par des manœuvres militaires. Ils asservissaient le régime de Kiev et le préparaient à une guerre de grande échelle. […]
On retrouve ici la même fourberie, la même absence de scrupule que les États-Unis et l’OTAN avaient démontrée en détruisant la Yougoslavie, l’Irak, la Libye ou la Syrie. […] Au cours de longs siècles de colonialisme, de diktat, d’hégémonie, l’Occident a pris l’habitude de tout se permettre, de ne jamais se soucier du reste du monde. […]. Il faut donc insister : ce sont eux qui ont commencé la guerre ; nous, au contraire, avons utilisé la force et continuerons de le faire pour y mettre un terme. […]
Comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, nous ne sommes pas en guerre contre le peuple ukrainien, qui est devenu lui-même l’otage du régime de Kiev et de ses maîtres occidentaux. Ces derniers ont de facto occupé le pays, à la fois politiquement, militairement et économiquement, après avoir détruit l’industrie de l’Ukraine en pillant ses ressources naturelles des décennies durant. […] La responsabilité de l’éclatement de ce conflit, de son escalade et du nombre croissant de ses victimes incombe entièrement aux élites occidentales et, bien sûr, au régime actuel de Kiev, auquel le peuple ukrainien est fondamentalement étranger. Ce régime ne sert en rien les intérêts de la nation, mais bien ceux de pays tiers. L’Occident utilise l’Ukraine à la fois comme un bélier contre la Russie et comme un champ de manœuvre. […]
Il est pourtant impossible aux Occidentaux de ne pas voir qu’ils ne vaincront pas la Russie sur le champ de bataille. Aussi sont-ils à l’origine d’attaques informationnelles de plus en plus agressives à notre encontre, visant surtout les jeunes gens, les jeunes générations. Sur ce terrain-là encore, leur discours n’est que mensonge, déformation des faits historiques, offensive contre notre culture, contre l’Église orthodoxe russe et les autres organisations religieuses traditionnelles de notre pays.
Voyez ce qu’ils imposent à leur propre population ! La négation de la famille, de l’identité culturelle et nationale, la perversion, l’abus d’enfants, et jusqu’à la pédophilie – tout cela est désormais institué comme une nouvelle norme, une norme de vie, tandis qu’on impose aux ministres de culte, aux prêtres, de bénir des mariages homosexuels. […] On voudrait leur dire : mais enfin, regardez les Écritures, les livres sacrés de toutes les religions du monde ! Tout est là, à commencer par le fait qu’une famille est l’union d’un homme et d’une femme. Mais aujourd’hui, même ces textes sacrés sont mis en doute… On a même appris que l’Église anglicane envisageait – pour l’instant, elle se contente d’envisager – une réflexion autour de l’idée d’un Dieu non-genré… Que dire, sinon : « pardonne-leur, mon Dieu, ils ne savent pas ce qu’ils font » ?
Des millions de gens en Occident se rendent bien compte qu’on les mène tout droit vers une catastrophe spirituelle. Les élites, pour le dire en toute honnêteté, deviennent complètement folles, et ce mal ne semble pas être curable. Ceci dit, c’est leur problème, ça les regarde. De notre côté, le devoir que nous avons est celui de protéger nos enfants, et c’est bien ce que nous avons l’intention de faire : protéger nos enfants de la dégradation et de la dégénérescence.
Il est évident que l’Occident fera tout pour miner et diviser notre société. À cette fin, il pourra compter sur l’appui des nationaux-traîtres qui, de tout temps, répandent le poison du mépris pour la patrie et ne rêvent de rien d’autre que de se faire de l’argent en vendant ce poison à qui est prêt à payer. Il en a toujours été ainsi.
Les personnes qui se sont rendues coupables de trahison directe par la commission d’actes terroristes ou d’autres atteintes à la sécurité de notre société et à l’intégrité territoriale de notre territoire seront tenues responsables devant la loi. Ceci étant, nous ne nous abaisserons jamais, comme le font le régime de Kiev et les élites occidentales, à pratiquer « la chasse aux sorcières ». Nous ne règlerons pas nos comptes avec ceux qui ont fait un pas de côté en abandonnant leur patrie. Que cela leur reste sur la conscience ; qu’ils vivent avec cela – c’est à eux de vivre avec cela sur la conscience. Le peuple, les citoyens russes les ont jugés moralement, et c’est l’essentiel.
Suivent plusieurs minutes de remerciements, pour leur dévotion et leur patriotisme, aux Russes qui soutiennent activement la guerre (« la majorité absolue de notre peuple multiethnique »), aux combattants, aux soldats et aux officiers de l’infanterie, de la marine, de la Rosgvardija (garde nationale), des services spéciaux, aux volontaires et aux réservistes, à leurs parents, à leurs épouses et à leurs familles, aux médecins, infirmières et auxiliaires médicaux, aux cheminots et chauffeurs, aux travailleurs et ingénieurs des usines, aux ouvriers agricoles, aux enseignants et aux personnalités culturelles, aux journalistes et correspondants de guerre, aux ministres des religions traditionnelles russes et aux prêtres militaires, et enfin à l’ensemble des peuples des républiques populaires de Donetsk et Lougansk ainsi que des régions de Zaporojie et Kherson, qui ont déterminé leur avenir par référendum et doivent bénéficier d’un programme de redressement économique de grande envergure, notamment en direction des ports de la mer d’Azov, « redevenue une mer intérieure de la Russie ».
En multipliant les références à la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945 et aux mesures de soutien à ses vétérans, Vladimir Poutine évoque enfin la création d’un fonds d’aide sociale, médicale et psychologique à destination des familles des soldats tombés au combat. Cette annonce fait ainsi office de prélude à l’exposition d’un plan plus général de développement de l’économie de guerre russe.
Comme vous le savez, j’ai approuvé par décret présidentiel le plan de construction et de développement des forces armées pour la période 2021-2025. […] Nous allons y intégrer les technologies les plus avancées pour stimuler spécifiquement le potentiel qualitatif de l’armée et de la marine. Nous disposons d’innovations, d’échantillons d’armes et d’équipements dans tous les domaines, dont beaucoup sont largement supérieurs à leurs analogues étrangers. La tâche qui nous attend désormais consiste à en lancer massivement la production en série. Ce travail est en cours ; sa cadence ne cesse de s’accélérer – et ce, doit-on ajouter, grâce à notre propre base scientifique et industrielle nationale, sous l’effet de la réactivité des petites et moyennes entreprises de haute technologie face aux commandes de défense de l’État. […] En parallèle, nous devons obligatoirement renforcer les assurances pour la main-d’œuvre, tant au niveau des salaires que sur le plan de la sécurité sociale. Je propose de lancer un programme spécial de logements locatifs préférentiels pour les travailleurs du complexe militaro-industriel, avec un prix nettement inférieur à celui du marché grâce à une prise en charge conséquente par l’État. […]
Comme je l’ai déjà observé, l’Occident a déployé contre nous un arsenal non seulement militaire et informationnel, mais aussi économique. Il n’en a rien retiré pour l’instant et n’en retirera rien. De surcroît, il faut dire que les pays à l’initiative des sanctions se les infligent en réalité à eux-mêmes : par cette stratégie, ils ont provoqué des hausses de prix dans leurs propres pays, ainsi que des pertes d’emploi, des fermetures d’entreprises et une crise énergétique. Aussi s’efforcent-ils, naturellement, de faire accroire à leurs propres concitoyens que seuls les Russes sont à blâmer pour cette situation…
Quels moyens ont-ils dirigé contre nous dans cette politique agressive de sanctions ? Ils ont cherché tout à la fois à rompre tout lien économique avec les entreprises russes, à pressuriser notre économie en isolant notre système financier des canaux de communication, à frapper nos revenus en nous refusant l’accès aux marchés d’exportation. Leurs procédés incluent également le pillage – il n’y a pas d’autre manière de le dire – de nos réserves de devises étrangères, ainsi que des tentatives de faire s’écrouler le rouble et de provoquer une inflation dévastatrice.
Encore une fois, ces sanctions antirusses ne sont qu’un moyen au service d’une cause : cette cause, comme le déclarent les dirigeants occidentaux eux-mêmes, n’est rien d’autre que celle de « faire souffrir » nos citoyens. « Faire souffrir » : voilà bien des humanistes ! Ils veulent faire souffrir notre peuple et du même coup déstabiliser notre société de l’intérieur.
Mais leurs calculs ne se sont pas réalisés. L’économie et le système de gouvernement russes se sont révélés bien plus résilients que l’Occident se les figurait. Grâce à l’œuvre conjointe du gouvernement, du Parlement, de la Banque centrale, des sujets de la Fédération et, naturellement, des milieux d’affaires et des collectifs de travailleurs, nous avons su stabiliser la situation économique, protéger les citoyens, préserver les emplois, éviter les pénuries y compris sur le marché des biens de première nécessité, soutenir le système financier et jusqu’aux entrepreneurs qui investissent dans le développement des entreprises, et donc dans celui du pays. […]
On nous avait prédit, vous vous en souvenez, un ralentissement économique de 10, 20, voire 25 %. Tout récemment, le chiffre que j’ai annoncé était en réalité celui de 2,9. Un peu plus tard, j’ai annoncé 2,5. Finalement, d’après les données les plus récentes, le PIB de 2022 a diminué de 2,1 % par rapport à l’année précédente, alors même qu’en février-mars on nous annonçait l’effondrement total de notre économie. […] Cette année encore, on prévoit une forte hausse de la demande intérieure et je suis convaincu que nos entreprises en profiteront pour augmenter leur production, fabriquer les biens à forte demande et occuper les créneaux productifs devenus vacants (ou en passe de l’être) du fait du départ des compagnies occidentales. […]
Dans le monde d’aujourd’hui, tout change – et vite, très vite. Cette période ouvre de nouveaux défis, mais aussi de nouvelles opportunités : c’est ainsi, et nos vies futures dépendront de la manière dont nous les mettrons en œuvre. […]
Tout lancement réussi de nouvelles entreprises russes, de petites entreprises familiales, c’est déjà une victoire. L’inauguration d’usines modernes et de kilomètres de nouvelles routes, c’est une victoire. Une nouvelle école ou un nouveau jardin d’enfants, c’est encore une victoire. Des découvertes scientifiques et technologiques, bien entendu, c’est aussi une victoire. Ce qui compte aujourd’hui, c’est la contribution de chacune et chacun au succès collectif.
Le président de la Fédération de Russie énumère ensuite les trois grandes orientations concrètes que doivent suivre, en coordonnant leur activité, l’État, les régions et les entreprises russes. Tout d’abord, il s’agit de développer des relations économiques extérieures fructueuses et de construire de nouveaux corridors logistiques, notamment en direction des marchés d’Asie du Sud-Est, de l’Inde et du Moyen-Orient, Vladimir Poutine estimant que ces mesures devraient garantir une demande de plus de 10 000 milliards de roubles d’ici 2030. Deuxièmement, le président russe insiste sur la nécessité de développer les capacités technologiques de l’industrie nationale, grâce à un outil de prêt préférentiel pour soutenir l’achat, la construction ou la modernisation des établissements de production. Enfin, un troisième pôle de ce programme consiste à stimuler les investissements, en s’appuyant sur la Banque centrale, l’épargne à long-terme des citoyens russes et de nouveaux mécanismes d’incitation fiscale. À la suite de ce propos s’ouvre une longue adresse aux entrepreneurs russes, qui vise à la fois à rassurer ceux des auditeurs qui verraient un retour en arrière dans les excès de l’interventionnisme étatique, et à inviter les entrepreneurs résidant à l’étranger à regagner le pays pour bénéficier de ces nouvelles opportunités et contribuer au développement collectif de l’économie nationale.
Le socle essentiel de la souveraineté économique est la liberté d’entreprendre. Je le répète : ce sont précisément les entreprises privées qui, dans un contexte de fortes pressions étrangères hostiles à la puissance russe, se sont révélées capables de s’adapter à la conjoncture la plus instable et d’assurer la croissance de l’économie dans les conditions les plus difficiles. […]
Nous gardons en mémoire les problèmes et les déséquilibres qu’a connus l’économie soviétique au cours de ses dernières années d’existence. C’est pourquoi, après l’effondrement de l’Union Soviétique et de son système de planification, dans le contexte chaotique des années 1990, le pays est entré dans une nouvelle phase économique, fondée sur les relations de marché et la propriété privée – et ce, à juste titre.
Dans une large mesure, ce sont ici les pays occidentaux qui ont ici servi d’exemple – comme vous le savez, leurs « conseillers » se ramassaient alors à la pelle en Russie. Un temps, il a semblé suffisant de singer leur modèle. Dans le même temps, ils se disputaient entre eux, je m’en souviens : les Européens se disputaient avec les Américains sur la manière de développer l’économie russe. Et qu’est-ce qui en est résulté ? Notre économie nationale s’est largement réorientée vers l’Occident, en faisant principalement office de source de matières premières – avec des nuances, bien sûr, mais surtout comme source de matières premières. Les raisons en sont claires : les nouvelles entreprises russes, en cours d’émergence, visaient, comme partout, la réalisation de profits, rapides et faciles. D’où la mise en vente de ces matières premières : le pétrole, le gaz, les métaux, le bois.
Peu de gens imaginaient alors (et peut-être n’y en avait-il pas la possibilité objective) s’engager dans des investissements de long-terme : c’est pourquoi d’autres secteurs plus sophistiqués de notre économie sont demeurés sous-développés. Pour contrecarrer cette tendance négative – comme tout le monde l’a parfaitement vu, dans tous les gouvernements – il nous a fallu des années d’ajustement du système fiscal et d’investissements publics à grande échelle. Si des changements très sensibles ont eu lieu sur ce terrain, il faut malgré tout souligner la manière spécifique dont nos affaires, en particulier du côté des grandes entreprises, se sont alors développées. Les technologies se trouvaient à l’Ouest ; les sources financières les moins chères et les marchés les plus rentables aussi : les capitaux russes ont donc commencé à y affluer. Malheureusement, au lieu de développer la production, d’investir dans des équipements et des technologies, de créer de nouveaux emplois ici, en Russie, les possesseurs de ces capitaux ont surtout dépensé leur argent dans des yachts, des propriétés et des biens immobiliers de luxe à l’étranger. […]
Or, les événements récents ont bien montré que l’image de l’Occident comme havre de paix et refuge pour les capitaux russes était un vain fantôme, un mensonge. Ceux qui ne l’ont pas compris à temps, qui passaient le plus clair de leur temps à l’étranger en ne voyant dans la Russie qu’une source de revenus, y ont beaucoup perdu : on les a dévalisés, on les a dépouillés, y compris des ressources qu’ils avaient légitimement accumulées. […]
Ainsi, chacun se trouve devant un choix. Certains peuvent rêver de finir leurs jours dans un manoir avec des comptes bloqués, ou encore essayer de se faire une place dans une capitale occidentale attrayante, dans une station balnéaire ou dans quelque autre pays étranger bien tempéré : c’est leur droit le plus strict. Mais il serait temps de comprendre que, pour l’Occident, ces personnes ont toujours été et resteront toujours des étrangers de seconde zone, qu’on peut traiter à son bon plaisir, et auxquels de l’argent, des réseaux ou encore un titre de « comte » acheté à vil prix ne seront d’aucun secours. Ils doivent comprendre qu’ils sont des êtres de seconde zone et qu’ils disposent d’un autre choix : celui de regagner leur mère-patrie, de travailler pour leurs compatriotes, non seulement à ouvrir de nouvelles entreprises, mais à changer la vie collective tout autour d’eux, dans les villes, dans les villages, dans leur pays. […] Chacun doit comprendre que l’avenir et la prospérité doivent se dessiner ici, dans notre pays, en Russie. C’est seulement alors que nous pourrons créer une économie véritablement robuste, autosuffisante, qui tire profit de tous ses avantages compétitifs sans se fermer au monde. […]
À ce point, Vladimir Poutine se lance dans plusieurs minutes d’éloges à l’adresse du peuple russe, de ses qualités essentielles héritées de ses glorieux « ancêtres », de sa souveraineté absolue, de ses droits et libertés inviolables, avant de glisser vers la question des élections présidentielles de 2024. Le président russe incite ici les électeurs à se prononcer pour un projet de sécurité et d’intérêt national, dont il laisse naturellement entendre que nul ne l’incarnerait mieux que lui.
À cet égard, je tiens à souligner que les élections locales et régionales de septembre 2023 ainsi que les élections présidentielles de 2024 se dérouleront dans le plus strict respect de la loi et de l’ensemble des procédures démocratiques et constitutionnelles. […]
Les élections révèlent toujours des approches différentes des problèmes sociaux et économiques. Dans le même temps, les principales forces politiques sont aujourd’hui raffermies et unanimes sur l’essentiel : c’est-à-dire la sécurité et le bien-être de notre peuple, la souveraineté et l’intérêt national. Je tiens à vous remercier [les membres de l’Assemblée fédérale] pour cette position de fermeté et de responsabilité, ainsi qu’à vous rappeler les mots prononcés à la Douma il y a plus de cent ans par le patriote et homme d’État Piotr Arkadevič Stolypin, qui conservent toute leur actualité : « Pour défendre la Russie, nous devons tous réunir et coordonner nos efforts, nos devoirs et nos droits, afin de défendre notre droit historique suprême : le droit de la Russie à être forte ».
Après cet appel limpide à concentrer l’unité nationale autour de sa personne, incarnation supposée de l’unanimisme politique du moment, le président de la Fédération de Russie liste une série d’engagements et de réformes tendant à l’amélioration des conditions de vie des populations du pays : indexation du budget consacré au soutien des familles avec enfants ; généralisation de ce dispositif aux républiques populaires de Donetsk et Lougansk ainsi qu’aux régions de Zaporojie et Kherson ; compensation de l’inflation par la hausse du salaire minimum ; soutien aux initiatives locales de rénovation des infrastructures culturelles et sportives et des logements d’urgence ; modernisation des soins de santé primaires ; achat d’ambulances ; construction de nouvelles écoles et rénovation de 3 500 bâtiments scolaires en zone rurale et dans les régions supposément annexées par la Russie ; augmentation des prêts budgétaires pour le développement des transports et des services publics dans les régions ; programme de réduction des émissions industrielles novices et d’amélioration de la gestion des déchets ; enfin, stimulation du tourisme intérieur. Après cette longue énumération de promesses (de fait) électorales dont l’avenir seul dira le degré de réalisation effective, Vladimir Poutine conclut son discours par une tirade anti-américaine doublée d’une nouvelle menace nucléaire.
Au début du mois de février de cette année, une déclaration de l’Alliance de l’Atlantique Nord a demandé à la Russie de se conformer au traité de réduction des armes stratégiques [signé avec les États-Unis], en autorisant notamment l’inspection de nos sites de défense nucléaire. Je ne sais même pas comment qualifier cela : c’est du pur théâtre de l’absurde !
Nous savons que l’Occident est directement impliqué dans les tentatives d’attaques de nos bases aériennes stratégiques commises par le régime de Kiev. Les drones utilisés à cette fin ont été équipés et modernisés en collaboration avec les spécialistes de l’OTAN. Et maintenant, ils voudraient inspecter nos infrastructures de défense ? Dans les conditions actuelles de l’affrontement, c’est du pur délire.
Dans le même temps, j’insiste sur le fait que le cadre de ce même traité ne nous permet pas, de notre côté, d’effectuer des inspections complètes. Nos demandes réitérées d’examen de certaines infrastructures sont restées sans réponse ou ont été rejetées pour des motifs formels : aussi, de leur côté, ne sommes-nous pas en mesure de contrôler quoi que ce soit. […]
Mais ce qu’a fait l’OTAN par cette déclaration collective, c’est confesser de facto qu’elle pourrait tout à fait devenir elle-même partie au traité de réduction des armes stratégiques. Nous ne demandons que ça : d’ailleurs, il y a longtemps qu’on aurait dû poser la question ainsi, puisque l’OTAN, je le rappelle, compte plus d’une puissance nucléaire : aux côtés des États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont également des arsenaux nucléaires, qu’ils perfectionnent, développent, et dirigent également contre nous. Les dernières déclarations de leurs dirigeants ne font que le confirmer.
Nous ne pouvons pas l’ignorer, surtout aujourd’hui, tout comme nous ne pouvons pas ignorer que le premier traité de réduction des armes stratégiques a été originellement signé par l’Union Soviétique et les États-Unis en 1991 dans une situation tout à fait différente, c’est-à-dire dans un contexte de réduction des tensions et de consolidation d’une confiance mutuelle. […] Mais tout cela est oublié depuis longtemps ! Les États-Unis se sont retirés du traité ABM [traité Anti-Ballistic Missile de 1972], comme on le sait, et tout cela appartient au passé. Le fait essentiel est que nos relations se sont dégradées et que cette dégradation est entièrement l’œuvre des États-Unis.
Ce sont bien eux qui, après l’effondrement de l’Union Soviétique, ont voulu remettre en cause les résultats de la Seconde Guerre mondiale, construire un monde à l’américaine, dans lequel il n’y aurait qu’un seul maître, qu’un seul seigneur. À cette fin, ils ont brutalement saboté tous les fondements de l’ordre mondial institués après la Seconde Guerre mondiale, en reniant l’héritage de Yalta et Potsdam. Peu à peu, ils ont entrepris de bouleverser l’ordre mondial établi, de démanteler les systèmes de sécurité et de contrôle des armements, tout en orchestrant une série de conflits armés sur l’ensemble de la planète. Et tout cela, je le répète, dans un seul but : abolir l’architecture des relations internationales qui avait été forgée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas une figure de style mais une réalité : après la chute de l’URSS, les États-Unis ont voulu établir leur domination mondiale éternelle, sans tenir compte des intérêts de la Russie moderne ni d’aucun autre pays.
Bien sûr, la situation globale a beaucoup changé depuis 1945. De nouveaux centres de développement et d’influence ont vu le jour et évoluent rapidement. C’est un processus normal, objectif, que l’on ne peut pas ignorer. Ce qui est inacceptable, c’est que les États-Unis aient commencé à remodeler cet ordre mondial pour leur intérêt exclusif, dans le sens exclusif de leurs intérêts égoïstes.
Aujourd’hui, par l’intermédiaire des représentants de l’OTAN, ils nous envoient un signal qui revient à un ultimatum : « Vous, la Russie, conformez-vous à tout ce que vous avez accepté, y compris dans le traité de réduction des armes stratégiques, sans aucune condition, et nous nous comporterons de notre côté comme bon nous semble ». Ils affirment qu’il n’y a aucun rapport entre la question du traité de réduction des armes stratégiques et le conflit en Ukraine ou d’autres activités de l’Occident hostiles à notre pays – de même qu’ils nient avoir fait la moindre déclaration annonçant qu’ils comptaient nous infliger une défaite stratégique. C’est soit le comble de l’hypocrisie ou du cynisme, soit celui de la stupidité. Or, on ne peut pas les traiter d’idiots : ils sont loin d’être stupides. Ils ne désirent que notre défaite et veulent s’immiscer dans nos infrastructures nucléaires.
Dès lors, je suis contraint d’annoncer aujourd’hui que la Russie suspend sa participation au traité de réduction des armes stratégiques. J’insiste : elle ne sort pas du traité, mais suspend sa participation. Avant de reprendre la discussion sur cette question, nous devons comprendre ce à quoi prétendent des pays de l’OTAN comme la France et la Grande-Bretagne, et comment nous allons tenir compte de leurs arsenaux stratégiques, c’est-à-dire du potentiel nucléaire global de l’alliance.
Par leur déclaration commune, les pays de l’OTAN ont de facto offert de participer à ce processus : tant mieux, nous ne demandons que cela. Mais il ne sert à rien de vouloir tromper son monde une fois de plus en se faisant passer pour des champions de la paix et de la détente ! Nous connaissons tous les tenants et les aboutissants : nous savons que les délais de validité garantie de certains types d’ogives nucléaires des États-Unis sont sur le point d’expirer. Nous savons avec certitude qu’à Washington, certains politiciens réfléchissent déjà à la possibilité d’essais de leurs armes nucléaires, en tenant compte du fait que les États-Unis développent de nouveaux types d’ogives. Ce sont là des informations qui existent.
Dans ce contexte, le ministère russe de la Défense et Rosatom doivent s’assurer que nous soyons prêts à mener des essais d’armes nucléaires. Nous ne serons pas les premiers à le faire, mais si les États-Unis testent leurs armes, nous le ferons aussi. Il serait ici dangereux de s’illusionner, en croyant qu’il serait loisible de rompre la parité stratégique planétaire.
Chers collègues ! Chers concitoyens !
Nous parcourons aujourd’hui un chemin complexe et difficile dont nous surmontons ensemble toutes les difficultés. Il ne pouvait en être autrement, dès lors que nous avons été élevés à l’exemple de nos grands ancêtres et que nous nous faisons un devoir d’être dignes de leur héritage, transmis de génération en génération. Nous allons toujours de l’avant, grâce à notre dévouement à la Patrie, à notre volonté et à notre unité. […]
La Russie relèvera tous les défis car, tous ensemble, nous sommes un seul pays, un grand peuple soudé. Nous sommes sûrs de nous, sûrs de nos forces. La vérité est avec nous.