Mario Monti et Elsa Fornero, vous avez piloté et mené à bien une réforme des retraites en Italie fin 2011. Pourriez-vous nous rappeler quel était le contexte de ce projet et quelles leçons vous en tirez au regard du débat actuel en France ?
Mario Monti
Lorsque je pense aux difficultés que rencontre la France en ce moment — mais pas seulement – pour aboutir à une réforme des retraites, je me demande s’il y avait des conditions radicalement différentes en Italie lorsque nous avons introduit cette réforme à la fin de l’année 2011.
Parmi les différences à relever, d’abord, il faut dire que la réforme des retraites en Italie a été assez lourde et faisait partie d’un paquet dans lequel il y avait d’autres réformes.
Elles étaient tout aussi pénibles mais le fardeau politique et financier de chacune pesait sur des épaules différentes. C’était un paquet de réformes conçu dans un moment de très grande difficulté financière pour l’Italie. Il y avait un nouveau gouvernement connu comme étant un gouvernement de « techniciens », car celui présidé par M. Silvio Berlusconi avait perdu sa majorité, étant fragilisé à l’intérieur de sa propre coalition. En tant que Premier ministre, au moment de composer le gouvernement, j’avais demandé aux partis de mettre à ma disposition certains parlementaires pour qu’ils deviennent ministres, à côté de techniciens comme Elsa Fornero ou moi-même. Les partis ont refusé, car il fallait adopter de graves mesures d’urgence qui allaient être impopulaires. Ils ont donc préféré ne pas être associés à ces mesures. Nous avons donc conçu un paquet dans lequel toutes les parties devaient accepter des sacrifices, de manière équilibrée. Par exemple, nous avons introduit un impôt sur la fortune et des systèmes de lutte contre l’évasion fiscale qui n’étaient pas appréciés par la droite. Cela a légitimé la demande de mon gouvernement vis-à-vis de la gauche et des syndicats pour qu’ils acceptent ce qui était recommandé par toutes les institutions internationales depuis longtemps, à savoir la réforme des pensions.
Deux éléments sont à souligner. D’une part, l’Italie était dans des conditions de crise profonde, presque en faillite. Cela mettait une pression extraordinaire sur le pays. Quand cette pression est là, il faut agir. Aucun autre pays n’a dû faire face à une telle pression, surtout depuis que la politique de quantitative easing a été poursuivie par la Banque centrale européenne comme d’ailleurs par la Fed aux États-Unis. Je ne vois pas en France de conditions de tension financière comparables à celles que l’on avait en Italie et dans d’autres pays à ce moment-là. La différence entre le taux d’intérêt sur les bons du Trésor italien et les bons du Trésor allemand, le jour où j’ai été nommé Premier Ministre, a touché le maximum de 574 points-base. Aujourd’hui, je crois que la France a 40 ou 50 points-base de divergence — l’Italie en a 180. La situation n’est pas comparable. À l’époque en Italie, tous les partis appuyaient l’unité nationale, sauf un : la Ligue du nord de Matteo Salvini. On a distribué de manière équitable le coût politique sur les partis qui, au Parlement, devaient approuver chacune de nos mesures.
Nous ne sommes pas ici pour discuter des mérites des différents systèmes constitutionnels. J’observe que le système parlementaire de la République italienne, qui n’est pas un système présidentiel ou semi-présidentiel comme celui de la France ou des États-Unis, a plusieurs désavantages. Toutefois, il présente l’avantage, dans des circonstances d’urgence, de pouvoir fournir une base parlementaire pour un gouvernement d’unité nationale avec tous les partis ou presque. C’est le même type d’efforts distribués sur plusieurs épaules qu’on retrouve en Allemagne dans les logiques de grande coalition.
Elsa Fornero
Mario Monti a déjà dit les conditions financières que l’Italie a connues pendant ces jours de novembre 2011.
Le premier jour de notre gouvernement, Mario Monti a fait une réunion du Conseil des Ministres et m’a demandé de préparer la réforme des retraites. Le 16 novembre 2011, je lui ai demandé combien de temps j’avais et il m’a répondu deux semaines, au maximum vingt jours. J’étais une économiste qui avait beaucoup étudié le système des retraites et je connaissais les aspects les plus techniques et théoriques. Je ne connaissais pas la difficulté de changer les règles et les comportements des personnes. La réforme devait être crédible et ne devait pas présenter un projet sur dix ou quinze ans comme précédemment. Il fallait donner des règles qui seraient immédiatement applicables.
L’Italie devait faire face à une crise financière mais aussi démographique : la population vieillissait rapidement. L’Italie perdra 7 millions de personnes d’ici 2050 et le taux de dépendance des personnes âgées va doubler d’ici 2070. C’est une situation démographique très grave, qui est déterminée par l’augmentation de l’espérance de vie mais aussi la baisse du taux de natalité qui est le plus bas en Europe. C’est pourquoi nous avons opté pour l’augmentation de l’âge légal de départ à la retraite, passant de 65 à 67 ans. Nous avons restreint les possibilités de retraite anticipée, qui étaient la voie normale de départ à la retraite, car peu de personnes quittaient le travail à l’âge légal. Il existait une retraite d’ancienneté qui permettait de quitter le travail après un certain nombre d’années de cotisation mais l’âge moyen de départ était très bas avant la réforme.
Nous avons uniformisé l’âge de départ pour les femmes et pour les hommes — ce qui a été beaucoup critiqué. Mais il s’agissait d’une rupture d’égalité, et nous ne faisions que nous mettre en conformité vis-à-vis des exigences du droit. Nous avons aussi étendu l’indexation de l’âge de départ relatif à l’augmentation à l’espérance de vie. Nous avons instauré un automatisme dans le système et demandé aux retraités une condition de solidarité et un gel de l’indexation des retraites au prix. Cela est venu heurter la notion de « droit acquis », très diffusée en Italie : il faut se demander si les droits acquis par quelques-uns sont compatibles avec l’équilibre financier pour les populations jeunes et futures. Le premier principe pour la réforme était un rééquilibrage entre les générations, que le système des retraites précédent avait dérégulé en faveur des personnes âgées. C’était la principale raison justifiant la réforme.
Or à l’époque, il était très difficile de communiquer avec les citoyens car nous n’avions pas de parti, nous étions seuls. Ce n’est que quand j’ai commencé à parler avec les jeunes et les associations que j’ai compris l’importance de la transparence et de la communication pour que la population, et notamment les jeunes, comprenne ce que nous faisions.
Comme nous y invitait dans ces colonnes Bruno Palier, il peut être fructueux de se placer dans une perspective comparative. Marek Naczyk, pourriez-vous nous aider à contextualiser ce débat à l’échelle européenne ?
Marek Naczyk
Resituer le système français dans un cadre européen permet en effet de dégager des similitudes et des dissemblances d’avec les systèmes.
En réalité, le système britannique est très différent car il a une base beveridgienne et est très dépendant de la capitalisation. Il est plus intéressant de comparer la France à des systèmes bismarckiens parce que la France en fait très certainement partie. Il s’agit bien sûr d’une simplification. Ce sont des systèmes qui sont construits sur un socle d’assurance sociale assez fort, financés par répartition donc pas des transferts directs des travailleurs actuels vers les retraités actuels. La plupart des systèmes continentaux, l’Europe de l’ouest et le sud de l’Europe – les systèmes nordiques sont un peu différents – sont des systèmes bismarckiens. Ils sont également caractérisés par le fait que différentes catégories socio-professionnelles sont couvertes par différents régimes.
Si on la compare à ses voisins les plus proches tels que l’Espagne, l’Italie, le Luxembourg, l’Allemagne, la Belgique qui ont tous des systèmes bismarckiens, la France reste le système le plus bismarckiens de tous. C’est un pays qui a jusqu’à présent gardé une très forte fragmentation des régimes de retraites. Jusqu’à il y a trois ans, il y a eu la tentative — arrêtée à l’époque par la pandémie de Covid-19 – de mettre en place la réforme systémique qui aurait changé le paradigme sur lequel est construit le système de retraite français.
C’est à cause de sa caractéristique institutionnelle bismarckienne qu’il est si difficile de réformer le système français. Cet héritage vient de l’histoire et de la manière dont a été mise en place à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle une fragmentation du système des retraites. Aujourd’hui, on se focalise davantage sur l’augmentation de l’âge de la retraite — qui est la mesure phare de la réforme actuelle — mais en réalité il y a aussi la question de la surpression des régimes spéciaux, qui est une des raisons qui mobilise les syndicats actuellement en France.
Cette fragmentation crée des difficultés politiques. Si l’on devait mettre en exergue une autre caractéristique très importante de la manière dont cette fragmentation est organisée en France et du caractère très bismarckien du système français, c’est le rôle joué par les partenaires sociaux et des syndicats, qui peuvent se mobiliser de manière plus forte que dans certains pays sur la réforme des retraites.
Le rôle des partenaires sociaux dans la gestion directe d’une partie de la répartition des régimes de retraites n’y est pas pour rien. Tous les travailleurs du secteur privé en France sont couverts non seulement par le régime général qui est directement visé par la réforme mais aussi par les régimes complémentaires de retraites (Agirc-Arrco). C’est le seul régime dans le monde qui n’est pas directement géré par l’État et dont les règles ne sont pas définies par la législation. C’est un régime par répartition dont les règles sont définies par les partenaires sociaux. Il n’y a aucun autre exemple dans le monde ou en Europe, à l’exception peut-être de la Finlande qui a un régime partiellement capitalisé, où les partenaires sociaux seraient en charge de la gestion d’un système par répartition.
Ce qui crée cette dynamique particulière de la difficulté de réformer le système français est cette fragmentation et le rôle très spécifique que jouent les partenaires sociaux dans la gestion. Cela donne une légitimité directe à ces partenaires sociaux : à chaque fois que l’État prend une décision pour les régimes qu’il gère, cela a aussi des implications pour les régimes que gèrent les partenaires sociaux.
Dans d’autres pays, les partenaires sociaux gèrent très souvent des régimes de retraites, c’est le cas notamment en Grande Bretagne. Dans mon secteur, le secteur universitaire, nous assistons à une vague de grève également parce que notre propre régime de retraite sectoriel qui est un régime par capitalisation est lui-même aussi géré par les partenaires sociaux du secteur. Dans la plupart des pays continentaux et nordiques, on retrouve ce genre de régimes gérés par des partenaires sociaux mais ce sont toujours des régimes privés financés par capitalisation. C’est ce qui fait la spécificité française : on trouve des régimes quasiment publics hors répartition qui sont financés par les partenaires sociaux, ce qui crée des dynamiques particulières.
Selon vous, Michael Zemmour, pourquoi ce projet de réforme intervient-il aujourd’hui ? Pourriez-vous nous donner votre interprétation de la logique dans laquelle il s’inscrit ?
Michael Zemmour
Pour faire un parallèle avec la perspective italienne, la France n’est pas dans la même situation que l’Italie en 2011 mais je pense que l’on peut lire ce projet de réforme avec les grilles que vient de présenter Marek Naczyk. Je suis d’accord avec beaucoup de choses qu’il a dites mais un peu moins avec la dimension de fragmentation qu’il a mise en avant.
Je ne crois pas que ce soit le projet de cette réforme-là. En réalité, il y a une uniformisation du public et du privé et des paramètres dans cette réforme. On peut dire que c’est une réforme à la française en ce sens qu’elle ressemble aux précédentes — changement de l’âge et la durée du temps de travail. On peut également dire, et c’est un point commun avec l’Italie et d’autres pays, que c’est une réforme structurelle. Nous ne sommes pas partis d’un diagnostic du système de retraite en regardant ses avantages, ses inconvénients et son évolution. On voit plutôt émerger ce qu’on appelle une consolidation fiscale, c’est-à-dire la volonté de déceler structurellement les dépenses publiques et la volonté de réformer le marché du travail. La réforme est, en France comme en Italie, un outil de cette consolidation fiscale – utilisée de façon beaucoup plus brusque et brutale en Italie qu’en France, bien entendu.
Le deuxième élément, c’est qu’il y a dans l’origine du projet — et cela a été dit très explicitement par Olivier Dussopt à l’Assemblée Nationale — l’idée que le système des retraites ferait partie des institutions françaises un peu archaïques qu’il conviendrait de réformer. Cela s’inscrit dans la continuité d’autres éléments dans la pensée du Président de la République comme la mise en concurrence du rail ou la sélection à l’université. La retraite « prend trop de place » : dans les finances publiques (avec le mantra « il faut réduire les dépenses »), dans la vie peut-être et sur le marché du travail. Pour moderniser la France, il faudrait faire évoluer ces éléments-là. Je pense qu’il y a vraiment une volonté de changement structurel à l’origine de la réforme, plus qu’un équilibre spécifique des comptes des retraites à atteindre. Je ne suis pas forcément d’accord avec cela, bien sûr, mais c’est apparemment l’origine du projet de réforme.
Ensuite, il me semble que la raison pour laquelle il y a un rejet extrêmement fort de la réforme et qu’il s’agit d’une question aussi importante, c’est que cela pose directement la question du travail, de la manière dont on conçoit la vie et le progrès social. La retraite prend quasiment un quart de la vie maintenant. Au fil des réformes et de l’allongement de l’espérance de vie, l’expérience de la retraite n’a cessé d’évoluer : elle est passée d’un petit temps avant la mort avec un minima pension à un âge de la vie où l’on a à peu près le même niveau de vie que dans la vie active et où l’on est libéré de la contrainte de l’emploi. Depuis 1945, la retraite est perçue comme un marqueur de progrès : le niveau de vie ne cesse de s’allonger au fur et à mesure de l’augmentation de l’espérance de vie. Or implicitement aujourd’hui, on nous dit que l’on est allés trop loin, que cela a pris trop de place sur le marché du travail et dans l’économie. À mon avis, c’est là que ce situe l’enjeu.
La France est l’un des seuls pays uniquement basé sur la répartition. Tous les autres pays — l’Allemagne et la Suède notamment — ont gelé la place de la retraite publique pour faire place à un espace de capitalisation. En France nous avons éviter de choisir : à la fois nous n’avons pas pris cette direction et, dans le même temps, nous savons que si l’on ne met pas de nouveaux moyens dans le système de retraite, celui-ci déclinera en termes de niveau de pension. Dans vingt ou trente ans, la retraite n’assurera pas le même niveau de vie. Un choix devrait être débattu : soit nous programmons le fait de maintenir le niveau de vie des retraités futurs assez proche de celui des retraités actuels ; soit nous ne le faisons pas et nous renvoyons ainsi le signal aux classes supérieures qu’il leur faut capitaliser et aux autres qu’elles auront un niveau de vie dégradé par rapport à la situation actuelle.
Si l’on compare la France aux grands voisins, c’est une originalité. C’est aussi un élément du débat qui n’apparaît pas comme tel dans la réforme mais qui rejoint les autres grandes questions que j’évoquais avant : quelle est la place de l’expérience de la retraite ? est-ce qu’il faut prouver qu’on est complètement usé pour partir à la retraite ? est-ce que, au contraire, à partir d’un certain âge, s’ouvre une nouvelle phase de la vie, libérée de l’emploi même si on est en bonne santé ? Comme la réforme est abordée sous l’angle de la consolidation fiscale présentée comme très urgente, on passe sous silence dans le débat ces questions de fond.
Justement, François Ecalle, vous êtes quant à vous favorable au recul de l’âge du départ à la retraite — que vous justifiez en partie par l’état actuel des finances publiques. Quelle est la logique qui vous amène à défendre la possibilité d’un tel recul ?
François Ecalle
Revenons sur les grandes caractéristiques du système français. Il existe beaucoup de régimes de retraite en France mais une certaine harmonisation s’est faite avec le temps. Tous ces régimes de retraites sont des régimes obligatoires, par répartition, publics ou dans le cadre de l’Agirc-Arrco avec un certain contrôle de l’État — dont les décisions doivent être agréées par l’État pour avoir force obligatoire — sinon, on ne serait pas obligés de payer les cotisations.
À l’origine, après la guerre, l’ex-régime de retraite français avait en effet une logique très bismarckienne au sens où c’était des régimes gérés par les partenaires sociaux avec un financement par cotisation et des pensions très étroitement liées à ces cotisations. Petit à petit, avec le temps, beaucoup d’éléments de solidarité ont été ajoutés à ces régimes : une partie des pensions qui n’a rien à voir avec les cotisations représente 20 à 30 % des pensions qui relèvent de la solidarité. Ces régimes sont très divers. Un projet de réforme systémique de cette organisation lors du mandat précédent d’Emmanuel Macron avait été présenté. J’y étais très favorable. Cette réforme visait à fusionner tous ces régimes pour créer un grand régime unique en répartition à nouveau, par points et en gardant ces éléments de solidarité. Cette réforme n’a pas abouti. Le projet d’aujourd’hui est très différent. On garde le même système, avec la même logique, le même principe mais on en modifie les paramètres, notamment deux : 1°) l’âge minimal de départ, qui varie selon les régimes et 2°) le nombre de trimestres nécessaires pour avoir une retraite à taux plein.
L’objectif de ces deux mesures est de reculer l’âge effectif de départ à la retraite des français. Je ne suis pas à la place du gouvernement : je ne peux donc pas dire quelles sont ses intentions. Mais la raison pour laquelle je suis d’accord et pense que cette réforme est nécessaire, c’est qu’elle renvoie à ce que disait Mario Monti : la raison de cette réforme est bien un problème de finances publiques. Certes, la France a une dette publique qui n’est pas celle de l’Italie en 2011/2012 mais ne pouvons pas écarter l’hypothèse que nous y serons un jour. La dette publique a fortement augmenté — comme dans tous les pays — au cours de la crise du Covid-19 et c’est bien normal. Il fallait faire le « quoi qu’il en coûte ». Le problème aujourd’hui est que la France a pu s’endetter très facilement au cours des dix dernières années comme d’autres pays de l’Union européenne — et même dans le reste du monde dans les pays l’OCDE — car les banques centrales ont acheté massivement la dette des États. Toutefois, dans la zone euro comme dans le reste du monde, les banques centrales ont décidé d’arrêter de le faire pour lutter contre l’inflation. Il faut retourner sur les marchés financiers, c’est-à-dire faire appel à des banques et des compagnies d’assurance-vie. Il faut donc pouvoir leur assurer de pouvoir les rembourser un jour, et pour ce faire, que la dette publique n’augmente pas de manière incontrôlée.
Or si l’on regarde l’évolution du déficit et de la dette publics depuis cinquante ans, on est sur une tendance croissante. Le déficit public s’accroît à chaque crise mais ne revient jamais à au niveau initial. De même pour la dette. Nous ne sommes pas encore dans la situation italienne mais il s’agit d’éviter d’y arriver. Pour réduire le déficit public et reprendre le contrôle de la dette, il faut donc reculer l’âge de départ à la retraite. Ce faisant, on augmentera la part de population active. Cela a un effet négatif keynésien à court terme sur le chômage mais à moyen et long termes, toutes les expériences montrent — y compris l’exemple français de 2010 — que lorsqu’on augmente la population active, on augmente l’emploi et l’activité économique.
Une réforme de ce genre non seulement réduit les dépenses des retraites mais surtout elle augmente les recettes de toutes les administrations publiques et de la sécurité sociale. C’est un très bon moyen de redresser les comptes publics et c’est pour cela que j’y suis favorable.
Dans une perspective de comparaison internationale, il faut se référer aux travaux du Conseil d’orientation des retraites (COR), qui a publié un rapport dans lequel il compare les systèmes de retraites en France et dans 10 grands pays de l’OCDE. On constate que les principales conclusions tirées révèlent que les dépendances de retraites en pourcentage du PIB sont les plus élevées en France et en Italie.
Dans les autres pays, il y a des régimes de retraites publiques comme en France mais s’y ajoutent des régimes privés et des fonds de pension par capitalisation qui ne sont pas dans les dépenses publiques.
Ensuite, quand on regarde les âges effectifs de départ — les âges de liquidation de la retraite ou les âges de sortie du marché du travail — la France est le pays dans lequel ces âges sont les plus faibles : on reste donc à la retraite beaucoup plus longtemps que les autres.
Enfin, le troisième élément évoqué permet de montrer que le niveau de vie des retraités français est très bon. Il est équivalent à celui de l’ensemble de la population et il s’agit c’est une situation inédite que nous partageons à nouveau avec l’Italie. D’ailleurs, je n’ai rien contre une autre réforme qui consisterait à réduire les pensions des retraités actuels. En termes d’égalité, ce serait très mal vu par les retraités mais la réforme actuelle ne touche que les actifs, donc les futurs retraités, elles ne touchent pas les retraités actuels. Ceux-ci ont été affectés par la substitution de la CSG à des cotisations salariales, sauf les plus modestes. Mais malgré ces mesures et les indexations des retraites en 2019 et 2020, le constat reste que le niveau de vie des retraités est équivalent à celui des actifs, ce qui est inédit. Nous sommes un cas unique avec l’Italie en Europe.
Pour essayer de comprendre la logique de cette réforme, vous avez, Patrice Maniglier, avancé une hypothèse originale — qui part de la dimension écologique. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Patrice Maniglier
J’avais écrit une tribune dans Le Monde au regard des intérêts qui sont les miens sur le problème de la transition écologique et plus généralement de la manière de prendre en compte les limites planétaires dans l’ensemble des dimensions qui doivent être transformées dans notre manière d’exister, dont la protection sociale.
Comme beaucoup de gens, je ne comprenais pas très bien pourquoi Emmanuel Macron s’entêtait dans cette réforme qui n’avait pas l’air d’avoir les faveurs — y compris de ses plus proches alliés — plutôt que d’une réforme plus fondamentale comme celle qui avait été proposée avant. J’ai compris qu’une des raisons était de libérer des marges de manœuvre budgétaires dans un moment qui n’est pas un moment d’urgence. C’est évidemment un contraste très fort avec la situation italienne qui a été mentionnée tout à l’heure. Je ne sais pas si c’était volontaire de la part du Président Monti de laisser entendre une sorte de constante mais il n’y a pas d’urgence à cette réforme. Il ne s’agit pas de raison propre à l’équilibre du système de retraite comme tel, mais plutôt de raisons externes. Un rapport de France Stratégie nous apprend que le montant global des investissements nécessaires pour amorcer la transition écologique et énergétique a été estimé à 70 milliards d’euros au regard des investissements publics et privés à réaliser. Il pourrait sembler que, très charitablement, le projet du Président de la République serait de dégager des marges de manœuvre nécessaires pour le deuxième moment de son nouveau quinquennat. La réforme des retraites permettrait d’augmenter le niveau global des activités, ce qui permettrait la réindustrialisation européenne et peut-être la capacité de l’État français de se montrer leader au niveau européen en se dotant de moyens pour ces vastes investissements.
Une question subsiste : pourquoi n’est-ce pas assumé politiquement ? L’argument écologique ne fonctionne pas bien — comme l’a montré le cas des gilets jaunes — quand la transition paraît injuste. Il s’agit là d’un problème d’efficacité politique : il y a un besoin d’engager cette transition. Elle est effectivement énorme mais il faut le faire de telle sorte à ce que les transformations et les coûts considérables qu’elle implique — puisqu’il s’agit de changer l’économie et ses infrastructures — sont très élevés. Ce changement n’est accepté que s’il est justement distribué. Or il semble que cette réforme ne soit pas très juste du point de vue des retraites et du fait que le changement repose sur le travail plutôt que sur le capital. Il m’a semblé que c’était l’une des raisons pour lesquelles cela ne pouvait pas être assumé explicitement.
Cela met en relation trois aspects : la protection sociale, la transition écologique et la construction européenne. Si la France a besoin de se financer auprès des marchés, c’est le fait d’une construction élaborée depuis de nombreuses années. Il faut donc se demander si ce type de construction politique est capable de répondre au défi le plus important de notre temps : amorcer la transition écologique. Je ne suis pas certain que le pari mis sur l’augmentation de la production soit le plus judicieux dans cette perspective. La question des retraites engage la vie, le temps. Je suis toujours frappé de voir que, sur la question des retraites, les gens ont une idée précise de ce que cela implique sur le cas personnel tandis que, lorsqu’il est question de problèmes climatiques, les gens sont moins renseignés — y compris des agriculteurs qui, par exemple, ne voient pas le rapport entre les engrais chimiques et le réchauffement climatique.
Vos interventions nous montrent que le débat sur les retraites semble s’organiser autour d’une polarité : d’un côté une réforme comprise comme choix de société, pour accompagner un changement structurel, de l’autre une réforme qui se justifie comme un correctif à apporter en termes de finances publiques. Selon chacun d’entre vous, est-ce la bonne distinction, et comment faire pour affronter ces questions à la bonne échelle ?
Mario Monti
Elsa Fornero vous aura peut-être donné l’impression que sa réforme a été difficile à expliquer et donc à introduire. Les difficultés d’explication d’une telle réforme sont toujours considérables et, d’ailleurs, Elsa Fornero n’a jamais vraiment cessé de faire de la pédagogie. Mais notre réforme a été acceptée d’emblée. La réforme Fornero et d’autres réformes du paquet « Salva Italia » se sont faites dans un moment où nous étions particulièrement faibles politiquement. Les réformes ont été adoptées rapidement et acceptées par le peuple du fait de la difficulté énorme du pays. Les gens ont perçu que nous étions de bonne foi et sans intérêt occulte. À l’époque, après le mandat de Jean-Claude Trichet et avant celui de Mario Draghi à la BCE, la politique monétaire avait pris une tournure complètement opposée à celle d’après 2015. Elle était très restrictive. Mes homologues français Sarkozy et Hollande savaient que si l’Italie tombait, la France suivrait. Nous avons été forcés de faire une alliance France-Italie lors d’une alliance au Sommet européen de juin 2012. Je suis fier d’avoir, pour la première fois, déterminé une rupture entre la France et l’Allemagne sur ce sujet.
Elsa Fornero
La France a des problèmes différents, une démographie, un marché du travail différents de ceux de l’Italie et un taux d’emploi de 10 points supérieur à celui de la France. La réforme proposée est une réforme paramétrique qui n’est pas une révolution — tout simplement parce qu’il n’y en a pas besoin en France — qui reste raisonnable. Il faut désormais convaincre les Français. Pour ce faire, il faut montrer que la réforme a des éléments de justice à destination des jeunes et effacer certains malentendus comme celui qui dirait que l’augmentation de l’âge du départ à la retraite condamnerait l’accès au travail des jeunes. C’est exactement l’inverse qui a été démontré : il y a une corrélation positive entre les deux.
Marek Naczyk
Les retraites sont passionnantes. Elles portent en elles des enjeux de différentes dimensions : finances publiques, fonctionnement du marché du travail, choix et mode de vie, temps passé à la retraite et temps passé à travailler, de même que des enjeux écologiques. Ce sont deux questions très importantes à poser. Il est vraiment dommage que le débat politique en France et le personnel politique français ne posent pas les questions de ce choix de société. Si l’on avait ce débat de société, on pourrait définir un cap où les gens comprendraient qu’à long terme il faut travailler un peu plus longtemps pour dégager du budget et pour pouvoir financer la transition écologique. C’est la raison pour laquelle il faut continuer de débattre !
Michael Zemmour
Je raisonnerai en deux temps. D’une part, il n’y a pas de raison de vouloir financer les retraites par la dette : les personnes qui s’opposent au projet ne sont pas forcément pour un financement par la dette. D’autre part, il y un débat sur l’urgence de la nécessité à réduire la place des retraites dans l’économie. 14 points de PIB, est-ce vraiment trop ? Est-ce que l’on peut vivre avec, sachant que nous allons avoir plus de retraités demain ? Si l’on pense que c’est trop, cela veut dire que la retraite de demain sera moins bonne que celle d’aujourd’hui pour les générations qui viennent.
Il s’agit d’une réforme issue de la pensée économique des années 1980 : c’est une réforme d’ajustement structurel. Ce qui me convainc le plus d’affirmer cela, c’est que le grand plan d’investissement pour l’écologie n’a pas besoin d’attendre que la réforme soit faite. On peut emprunter et faire les deux. Or il n’est pas prévu en l’occurrence. Le troisième point qui me frappe beaucoup — même s’il est difficile de parler des situations étrangères, il faut vraiment passer du temps à l’étude de chaque pays — est celui de la question qui est cœur des débats, à savoir la question démocratique — à la fois la démocratie politique et la démocratie sociale. En France, nous avons une approche des retraites qui lie la démocratie politique et démocratie sociale. Malgré cela, nous avons quand même une vision de la réforme des retraites qui est celle d’une discipline à faire passer et à faire accepter aux populations et non comme un enjeu de délibération et d’organisation du travail et du temps libre. Je n’ai pas de réponse simple à cette question mais je pense en tout état de cause que les enjeux ne sont pas exposés dans l’actuelle réforme.
François Ecalle
Pour préciser, j’ai dit précédemment qu’il n’y avait rien de systémique dans la réforme proposée et qu’elle était totalement paramétrique. En réalité, il y a un petit élément systémique à travers la mise en extinction de certains régimes spéciaux : en appliquant la clause du grand-père, qui vaut uniquement pour les nouveaux embauchés et en ne touchant pas aux deux principaux régimes spéciaux qui sont ceux des fonctionnaires d’État d’un côté et des collectivités locales et hôpitaux de l’autre.
Pour terminer sur une réflexion un peu plus politique, peut-être que la réforme qui est proposée par le gouvernement verra le jour quand même dans les semaines qui viennent mais je demande si ce type de réforme ne peut pas se faire, comme l’Italie, seulement dans des situations de crises. J’en ai peur parce que comme l’a montré l’exemple italien il vaudrait mieux éviter d’attendre la situation de crise mais je m’interroge.
Patrice Maniglier
Il y a un problème de lisibilité et un problème démocratique qui contraste très nettement avec la situation italienne de crise générale. S’il est vrai que ce genre de réforme devrait être envisagée dans le cadre d’une projection sur le très long terme, qui inclut le problème de la transition écologique et de réinsertion de nos modes de vie dans les limites planétaires, je suis d’accord pour dire que l’on n’est pas sur la bonne voie. Il s’agit effectivement d’une réforme des années 1980. Je voudrais insister sur le fait que l’on a des problèmes liés à la décarbonation de l’économie et aux infrastructures industrielles qui sont très lourdes à déplacer mais il y a aussi la question des infrastructures intellectuelles et institutionnelles. L’un des grands enjeux des années à venir est de savoir comment on désactive aussi ces infrastructures-là, comment on décarbone les esprits.