En moins de dix ans, Trump, Poutine et Xi Jinping ont ruiné les fondements du « modèle allemand ». L’Allemagne est probablement en effet le pays au monde où l’adhésion au consensus néolibéral post années 1980 a été la plus large et la plus constante, à droite comme à gauche. Or l’invasion de l’Ukraine, le protectionnisme américain et le raidissement chinois obligent nos voisins à remettre en cause toutes leurs certitudes quant à la place de l’Allemagne dans le monde. C’est un travail de deuil par nature long et complexe — tant ces certitudes étaient profondément ancrées dans la société allemande. Cette remise en cause offre certes des opportunités pour la construction européenne mais elle présente aussi des risques de dérapage sérieux pour l’Allemagne. Comme pour ses voisins si le virage n’est pas pris à temps.
Le libéralisme économique est ancré dans l’histoire allemande
Face à l’étatisme d’Adolf Hitler qui avait conduit le pays à la ruine et à celui de Joseph Staline qui appauvrissait et opprimait l’Est de l’Europe, et en particulier l’Est du pays, la reconstruction de l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale s’était faite sous les auspices de l’ordolibéralisme préconisé par l’économiste Walter Eucken (1891-1950) qui l’avait théorisé avant-guerre. Pour les ordolibéraux, le rôle de l’État n’est pas d’intervenir activement dans l’économie ni de corriger les inégalités mais de mettre en place des règles stables et contraignantes pour encadrer l’action des acteurs privés et de les faire respecter strictement. L’une des principales différences entre l’ordolibéralisme allemand et le néolibéralisme anglo-saxon concerne l’individualisme : l’ordolibéralisme tolère en effet la négociation collective entre syndicats et patronat.
La reconstruction de l’Allemagne s’est opérée sous la houlette de la droite chrétienne-démocrate, au pouvoir sans discontinuer entre 1949 et 1969. Elle fut l’œuvre en particulier de Ludwig Erhard (1897-1977), l’inventeur du concept de « Soziale Marktwirtschaft », économie sociale de marché, ministre de l’économie entre 1949 et 1963 avant de devenir chancelier jusqu’en 1966. Cette Allemagne dotée d’un État fédéral peu interventionniste en matière économique, convenait aussi très bien aux Alliés qui ne voulaient plus d’un État allemand puissant et actif au cœur de l’Europe. L’ordolibéralisme servira également par la suite de matrice à la création du marché commun européen.
À une époque où le reste du monde occidental était keynésien, l’Allemagne était donc déjà libérale. Elle ne connaîtra en réalité qu’un bref épisode social-démocrate avec le chancelier Willy Brandt dans les années 1970. Quand, au tournant des années 1980, le néolibéralisme s’est imposé dans tout le monde occidental, les thèses de Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont logiquement rencontré un écho favorable dans l’Allemagne du chancelier chrétien-démocrate Helmut Kohl, au pouvoir de 1982 à 1998. L’idée qu’il vaut toujours mieux chercher à avoir « moins d’État », que la priorité des politiques économiques publiques doit être de combattre l’inflation, que le libre-échange allait garantir la paix mondiale grâce au développement du « doux commerce », que ce commerce international allait profiter à tous grâce aux avantages comparatifs, à condition bien sûr que la concurrence soit « libre et non faussée » par l’intervention des États, que la liberté des flux de capitaux allait permettre une allocation optimale desdits capitaux à l’échelle de la planète, toutes ces idées entraient en résonance profonde avec l’ordolibéralisme qui avait prévalu en Allemagne depuis la seconde guerre mondiale. Quand, à leur tour, les gauches anglo-saxonnes — américaine avec Bill Clinton et anglaise avec Tony Blair — se sont ralliées à ces thèses, le SPD allemand, le plus puissant parti social-démocrate d’Europe occidentale, les a faites siennes à son tour.
Avec Gerhard Schröder, une politique de dumping social très agressive
Au début des années 2000, l’Allemagne avait engagé dans ce contexte une politique de dumping social très agressive vis-à-vis de ses voisins européens sous la houlette du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder qui avait fait baisser fortement le coût du travail et la demande intérieure allemande. Contrairement à ce que beaucoup d’Allemands — et d’autres — considèrent, ce n’est pas cependant cette politique d’austérité poussée qui a permis à l’industrie allemande de résister à la vague de désindustrialisation qui a frappé tout le reste de l’Europe dans la décennie 2000. Celle-ci résultait surtout de la forte hausse de l’euro par rapport au dollar qui avait massivement plombé la compétitivité-coût de toute l’industrie européenne.
L’industrie allemande a pu y échapper grâce en particulier au redéploiement massif de ses chaînes de sous-traitance vers l’Est de l’Europe à partir de la fin des années 1990 dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne, un mouvement que les industriels italiens, français ou espagnols n’ont pas pu ou su mener avec autant de vigueur. Avant la chute du mur, le pays à bas coût qui alimentait en sous-traitance l’industrie allemande était bien souvent la France — après les années 2000 ce furent la Pologne et la Tchéquie. La sous-traitance accrue dans ces pays à très bas coût a permis de contrebalancer l’effet de la hausse de l’euro sur la compétitivité-coût de l’industrie allemande. L’Allemagne exporte en effet beaucoup plus que la France mais elle importe aussi bien davantage. Grâce à la Mitbestimmung, la codétermination, à laquelle Gerhard Schröder n’avait pas osé toucher, les industriels allemands ont cependant développé cette sous-traitance en Europe centrale et orientale sans pour autant remettre en cause leur base productive en Allemagne même.
Depuis le début des années 2000, l’industrie allemande a bénéficié aussi pleinement de sa forte spécialisation de longue date dans les biens d’équipement au moment où la Chine, l’Inde et d’autres pays émergents accéléraient leur industrialisation : quand les usines se sont mises à pousser comme des champignons dans les pays du Sud, ce sont partout des machines allemandes qu’on a installées et non des machines françaises, car l’industrie française des biens d’équipements avait déjà quasiment disparu — en dehors des centrales nucléaires que nous avons tant de mal à exporter. De même, l’Allemagne a bénéficié à fond de sa spécialisation dans les voitures haut de gamme au moment où apparaissait en Chine en particulier une classe moyenne susceptible d’acquérir ou de faire acquérir par sa société une BMW, une Mercedes ou une Audi, que cette nouvelle classe riche préférait de beaucoup à une Renault ou une Citroën.
L’Allemagne a failli entraîner l’Europe dans l’abîme au moment de la crise de la zone euro
En bref, si l’industrie allemande a bien résisté durant la décennie 2000 contrairement au reste de l’industrie européenne c’est plutôt malgré la politique de Gerhard Schröder, qui avait affaibli la cohésion sociale et politique du pays et dégradé ses services publics et ses infrastructures, que grâce à elle. La grande majorité des dirigeants politiques et économiques allemands étaient cependant convaincus que les succès industriels du pays étaient dus à cette politique régressive sur le plan social.
C’est la raison pour laquelle l’Allemagne a failli entraîner toute l’Union européenne dans l’abîme au cours de la crise financière de 2008 et de la crise de la zone euro qui s’en était suivie en refusant toute forme de solidarité avec les pays d’Europe du Sud en crise et en prétendant imposer son modèle austéritaire partout. Heureusement, le gouvernement allemand s’était arrêté à quelques centimètres du bord du précipice et avait fini par accepter les concessions minimales indispensables pour permettre la survie de l’Union et de l’euro.
La société et les dirigeants allemands n’en étaient cependant pas moins arrivés à la conclusion qu’il n’y avait décidément rien à faire avec la France et ces pays d’Europe du Sud peu sérieux. Leur capacité à absorber les exportations allemandes était de toute façon durablement réduite par l’austérité prolongée qui leur était imposée par le gouvernement allemand. L’avenir de l’Allemagne se trouvait en dehors de l’Europe, en Chine, en Russie, aux États Unis — et c’est là qu’il fallait le construire.
Dans ces années-là, l’industrie allemande avait profité à fond de l’immense plan de relance que la Chine avait mis en œuvre face à la crise financière. Malgré l’invasion de la Crimée par les armées de Vladimir Poutine, l’Allemagne avait poursuivi le développement de ses relations avec la Russie en lançant le projet de gazoduc Nord Stream 2.
Au-delà du strict minimum minimorum pour surmonter la crise de l’euro, l’Allemagne ne s’était pas montrée intéressée en particulier par un approfondissement de l’intégration de la zone euro. Elle se voyait alors comme une sorte d’énorme Suisse au cœur de l’Europe. Indifférente au sort de ses voisins immédiats et peu désireuse d’approfondir l’intégration européenne, elle commerçait avec le reste du monde sans chercher à se mêler aux querelles des grandes puissances.
Comment Donald Trump, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont ruiné le rêve mercantiliste allemand
Mais ce projet n’a pas tenu la route très longtemps. En 2017, Donald Trump est arrivé au pouvoir aux États Unis en remettant en cause la politique libre-échangiste de ses prédécesseurs démocrates comme républicains. Il a rapidement fait savoir que l’Union européenne, et l’Allemagne en particulier, étaient à ses yeux des adversaires des États-Unis. À ses yeux, les Européens pompaient en effet massivement les ressources américaines pour assurer leur propre sécurité. Et il a commencé à imposer des tarifs douaniers sur plusieurs produits européens, affectant notamment les exportations allemandes. Une politique protectionniste que Joe Biden poursuit aujourd’hui encore en pratique, notamment avec les subventions massives aux producteurs américains prévues par l’Inflation Reduction Act (IRA). Parallèlement, les États-Unis paralysaient le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’organisation chargée de promouvoir et protéger le libre-échange à l’échelle mondiale, en refusant de renouveler les juges des panels qui doivent trancher les litiges entre ses membres.
Donald Trump avait aussi déclenché les hostilités commerciales contre la Chine, une politique que poursuit là aussi Joe Biden. Dans le même temps, le régime de Xi Jinping se raidissait et reprenait en main la sphère économique. Il annonçait sa volonté de réduire la dépendance du pays à l’égard des industriels étrangers, américains bien sûr mais aussi allemands. Dans l’automobile électrique mais aussi dans les trains à grande vitesse, les éoliennes et beaucoup d’autres secteurs, les producteurs chinois sont d’ores et déjà devenus des concurrents redoutables pour les géants industriels allemands. L’industrie allemande, qui dépend fortement du marché chinois notamment dans le secteur de l’automobile structurant pour toute son économie, risque fort de se retrouver broyée dans la guerre commerciale sino-américaine.
De son côté, en envahissant l’Ukraine en février 2022, Vladimir Poutine a jeté à bas les illusions allemandes sur le rôle potentiellement pacificateur et intégrateur des relations commerciales avec la Russie. Il a aussi remis en cause une partie importante de la base industrielle allemande, notamment son industrie chimique, très énergivore et dépendante de l’accès aux ressources fossiles bon marché russes. Il est de bon ton de se gausser désormais des erreurs d’appréciation allemandes dans ce domaine mais, jusque très récemment, ces illusions étaient largement partagées par la grande majorité des élites politiques et économiques françaises même si la dépendance de la France vis-à-vis de la Russie était bien moindre que celle de l’Allemagne, en matière énergétique notamment.
Tant les États-Unis que la Chine et la Russie ont réduit à néant en l’espace de quelques années seulement les fondamentaux qui avaient orienté pendant quarante ans toutes les décisions des élites économiques et politiques allemandes. Sur ces ruines, l’Allemagne doit inventer à marche forcée une nouvelle vision de sa place dans le monde — dans un contexte où les contraintes extérieures se font de plus en plus pressantes.
La solidarité européenne indispensable
Même si le débat n’a jamais été mené explicitement, l’état d’esprit a déjà profondément changé en Allemagne vis-à-vis de la solidarité européenne : les élites politiques et économiques allemandes se sont rendu compte que l’attitude arrogante et l’indifférence au sort de ses voisins européens manifestées durant la crise de la zone euro avaient été une erreur.
C’est ce qu’avait traduit l’accord très rapidement trouvé en 2020, à l’initiative en particulier de la chancelière Angela Merkel, pour s’endetter en commun afin d’aider les pays les plus atteints par la pandémie de Covid-19. Le contraste avec ce qui s’était produit quelques années auparavant lors de la crise grecque était simplement saisissant. Il y eut bien des réticences de la part des « pays frugaux » mais, pour sa part, l’Allemagne d’Angela Merkel avait pesé cette fois de tout son poids dans le bon sens. Même si elle dispose d’une capacité de réaction importante du fait de son relativement faible niveau d’endettement et de la confiance qu’inspire la dette qu’elle émet, l’Allemagne a compris qu’elle ne peut plus se tirer seule d’affaire si le reste de l’Union européenne est empêtré dans une crise qui le déstabilise.
De même, l’Allemagne avait concouru activement à faciliter la pénétration de la Chine en Europe dans les années 2010 en obligeant les pays du Sud en difficulté à vendre leurs « bijoux de famille » pour limiter leur endettement public. Cela avait conduit alors notamment à confier à des entreprises chinoises la gestion des ports du Pirée ou de Gênes ou encore celle de l’EDF portugaise. Mais en 2016, le rachat du spécialiste allemand de la robotique Kuka avait frappé les milieux d’affaires et l’opinion : l’Allemagne s’était (enfin) rendu compte que la concurrence déloyale opérée par les grandes entreprises d’État chinoises subventionnées ne concernait pas seulement les pays d’Europe du Sud et les secteurs d’activité vieillissants mais menaçaient directement désormais le cœur même de la puissance industrielle allemande, le secteur des biens d’équipement. Depuis lors, Berlin a accepté un renforcement de la surveillance des investissements étrangers en Europe et une lutte plus ferme contre la concurrence déloyale résultant des aides publiques à des firmes étrangères voulant vendre et/ou investir en Europe.
L’Allemagne, enfin prête pour une politique industrielle européenne
Face aux industriels chinois soutenus à bout de bras par l’État et aux subventions massives accordées par les États-Unis aux industriels américains dans le domaine des véhicules électriques et des énergies renouvelables prévues par l’Inflation Reduction Act (IRA), l’Allemagne a pris acte du retard considérable de l’Europe dans les domaines du numérique ou encore des semiconducteurs. Même si l’industrie allemande se porte aujourd’hui beaucoup mieux que l’industrie française, elle produit toujours pour l’essentiel le même type de produits qu’au XXème siècle et elle est aussi mal préparée que la nôtre à faire face aux bouleversements en cours. Alors que nos voisins avaient été depuis toujours très opposés à toute idée de politique industrielle, l’Allemagne semble prête à en accepter désormais le principe et à soutenir la création d’un « fonds souverain » pour soutenir l’innovation dans l’industrie européenne.
Enfin, l’Allemagne s’était reconstruite depuis 1945 sur l’idée de ne plus jamais redevenir une puissance militaire et de bâtir uniquement son rapport au reste du monde à travers ses exportations de produits industriels. Et elle est parvenue en effet en 70 ans à devenir un « Exportweltmeister », un champion du monde de l’exportation. Cette posture pacifique présentait de nombreux avantages en termes de « soft power » : personne n’avait plus peur de l’Allemagne et cela facilitait ses affaires dans le monde entier, y compris d’ailleurs en matière de ventes d’armements. Le fait de ne pas avoir de lourdes dépenses militaires à assumer donnait par ailleurs un avantage compétitif significatif à l’Allemagne — comme au Japon — vis-à-vis de la France, du Royaume-Uni ou encore des États-Unis. La guerre contre l’Ukraine, venant après d’autres ébranlements et notamment les tensions persistantes dans les Balkans, ont achevé de convaincre l’opinion et les dirigeants allemands que cette posture n’était plus tenable. D’où la Zeitenwende annoncée par le Chancelier Olaf Scholz en février 2022 en réaction à l’invasion russe, qui s’accompagne notamment de la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour rattraper le retard d’équipement de l’armée allemande.
Sur tous les terrains, l’Allemagne a donc commencé à bouger pour faire face à l’effondrement de la vision du monde qui avait structuré le pays depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais la question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si l’Allemagne peut, sans susciter une crise interne majeure, renoncer suffisamment vite à tous ses anciens totems pour construire quelque chose de radicalement différent dans un cadre véritablement européen compte tenu de l’urgence qu’impose la dynamique des forces extérieures.
L’Allemagne est en effet un paquebot qui vire lentement. Cela n’a pas que des inconvénients — elle évite ainsi les aventures irréfléchies et les embardées sans lendemain si fréquentes dans les politiques publiques françaises — mais dans les périodes de grand bouleversement comme celles que l’on connaît aujourd’hui, cette lenteur peut devenir fatale. On l’a mesuré en particulier au cours des débats concernant la livraison de chars à l’Ukraine dans les premières semaines de 2023.
L’ordolibéralisme a été constitutionnalisé
Le premier obstacle au changement provient du fait que la logique ordolibérale a été inscrite au cœur de la Grundgesetz, la loi fondamentale qui sert de Constitution au pays. C’est le cas en particulier avec la Schuldenbremse, le frein à la dette, qui a été intégré à la constitution en 2009 au sommet de la vague ordolibérale, au moment où l’Allemagne voulait montrer l’exemple afin d’imposer à toute l’Europe une politique d’austérité permanente. Cette Schuldenbremse interdit en pratique à l’État fédéral comme aux communes et aux Länder de contracter tout nouvel endettement à des niveaux significatifs. Elle avait été soutenue à l’époque tant par la CDU que par le SPD.
S’agissant désormais d’une règle constitutionnelle, il faudrait une majorité des deux tiers au Bundestag, l’Assemblée nationale allemande, comme au Bundesrat, le sénat allemand qui rassemble les représentants des Länder fédérés, pour la changer, une mission quasiment impossible dans un paysage politique de plus en plus éclaté. La mise en œuvre de cette règle constitutionnelle est de plus garantie par la puissante et très indépendante Cour Constitutionnelle de Karlsruhe.
Or les mutations en cours imposent nécessairement un effort d’investissement public, matériel et immatériel, considérable à une Allemagne qui a accumulé un retard très important sur ce terrain au cours des dernières décennies du fait de la politique d’austérité permanente menée depuis la fin des années 1990 : l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE où l’investissement public net — une fois décomptée l’usure des équipement existants — a été négatif depuis le début des années 2000. Les ponts allemands sont souvent fissurés, le réseau ferroviaire est très dégradé, le déploiement d’internet à haut débit et des réseaux mobiles est en retard…
Pour contourner cet obstacle majeur, la coalition dirigée par Olaf Scholz a eu recours à des fonds considérés comme extrabudgétaires pour financer d’une part l’accélération indispensable de la transition énergétique imposée par la guerre contre l’Ukraine et d’autre part la Zeitenwende annoncée en matière de défense avec les 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande. Mais cette construction politique baroque ne résisterait probablement pas à une contestation juridique sérieuse et l’Allemagne aura sans doute toutes les peines du monde à mener les politiques publiques indispensables à son avenir — et à celui de l’Europe — si elle ne remet pas en cause explicitement la Schuldenbremse, une tâche qui semble cependant aujourd’hui politiquement insurmontable.
De lourdes contraintes institutionnelles
Par ailleurs, si l’Allemagne est un paquebot qui vire lentement, c’est notamment parce qu’y existe, contrairement à la France, une longue tradition de recherche de consensus social et politique sur les politiques publiques à mener. Cette tradition a des racines profondes, liées en particulier à l’absence en Allemagne d’un moment de rupture avec la tradition corporatiste comme l’a été la Révolution française. Elle s’inscrit cependant aussi dans un paysage institutionnel très contraignant avec, sur le plan politique, une Diète fédérale (le Bundestag) constituée sur la base d’une stricte proportionnelle (avec une barre minimale de 5 %) et un Bundesrat représentant les Länder, doté de pouvoirs beaucoup plus importants que le Sénat français. Un chancelier allemand ne peut pas être comparé à un chef de l’exécutif français qui, bien qu’il soit généralement minoritaire dans l’opinion, dispose des moyens institutionnels d’imposer ses choix dans des délais très brefs.
Avant de prendre n’importe quelle décision significative, un chancelier allemand doit en effet obtenir l’accord de ses partenaires de coalition et l’assentiment du Bundestag, un processus qui prend nécessairement du temps. D’autant plus qu’on assiste en Allemagne comme ailleurs à un affaiblissement des grands partis traditionnels et à un éclatement croissant du paysage politique qui rend la constitution de telles coalitions de plus en plus complexe comme on l’a constaté à la suite des dernières élections législatives.
L’ordolibéralisme fait de la résistance
Les idées ordolibérales sont en recul dans les élites politiques et économiques allemandes comme dans l’opinion publique : le SPD a clairement rompu avec le social-libéralisme qui avait marqué la période Schröder et les grandes coalitions avec Angela Merkel qui l’ont immédiatement suivies. Quant aux Verts qui progressent dans l’opinion, sans être à la gauche radicale sur le plan économique et social, ils ont toujours été très méfiants à l’égard de la politique d’austérité ordolibérale menée par Wolfgang Schaüble, l’indéboulonnable ministre chrétien-démocrate des finances d’Angela Merkel, tant à cause de son impact négatif majeur sur la transition écologique que du fait de ses effets délétères sur la construction européenne.
Mais la pensée ordolibérale continue de bénéficier de points d’appui solides au sein du monde politique allemand. Le petit parti libéral FDP a abandonné depuis les années 1990 son fonds de commerce historique fondé sur le libéralisme politique et une politique proeuropéenne pour devenir un groupe ultralibéral à l’américaine sur le plan économique et social, hostile en particulier à toute forme de solidarité européenne. Sa présence, imposée par l’arithmétique électorale, au sein de la coalition actuelle constitue un frein puissant à toutes les évolutions nécessaires. De même, la victoire de Friedrich Merz au sein du parti Chrétien-démocrate lors de son dernier congrès en décembre 2021 marque un coup d’arrêt à l’évolution positive constatée vis-à-vis de la doxa ordolibérale au cours des dernières années du mandat d’Angela Merkel. Friedrich Merz défend en effet des positions très proches de celles du FDP, sur les sujets économiques et sociaux et ceux de politique européenne. Sans oublier le parti d’extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD), partenaire potentiel de futures coalitions : il est non seulement opposé aux migrants mais aussi à toute forme de solidarité européenne et très libéral sur les sujets économiques et sociaux.
Cette forte capacité de résistance des ordolibéraux allemands se traduit d’ailleurs au niveau européen. Au-delà de l’opération ponctuelle du plan NextGenerationEU en 2020, les dirigeants allemands ne se mobilisent guère pour pérenniser les émissions de dette commune et augmenter significativement les moyens mis en commun au niveau européen. De même, les négociations engagées pour réformer le Pacte de stabilité restent largement dominées par les thèses ordolibérales et notamment l’idée que l’Europe doit en priorité continuer à faire pression sur les États pour limiter les dépenses publiques. Sur ces sujets, il faut reconnaître aussi que les dirigeants allemands ne sont guère mis au défi par des dirigeants français eux-mêmes largement acquis aux thèses néolibérales.
Le poids du pacifisme allemand
Parallèlement, la résistance reste très forte au sein du SPD — mais aussi du mouvement syndical — à tirer toutes les conséquences de la nouvelle donne géopolitique créée par l’invasion russe de l’Ukraine. On aurait pu s’attendre à ce que les réticences à aider l’Ukraine seraient particulièrement marquées dans une France où des candidats ouvertement poutino-compatibles ont rassemblé 45 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Cela n’a pas été le cas jusqu’à maintenant — même si le cavalier seul d’Emmanuel Macron à l’égard de Vladimir Poutine a pu exaspérer à différentes occasions nombre de nos alliés depuis le 24 février 2022.
C’est finalement dans une Allemagne, très proaméricaine et attachée à l’OTAN depuis la création de la République fédérale, que la question de l’aide militaire à l’Ukraine soulève le plus de réticences, en particulier au sein du SPD, le parti du chancelier Olaf Scholz. Se mêlent sur ce plan, une vision mythifiée de l’Ostpolitik menée dans les années 1970 par le chancelier Willy Brandt, qui était lucide vis-à-vis de la menace soviétique, une forte réticence à gauche vis-à-vis de tout ce qui peut ressembler à un réarmement allemand depuis la seconde guerre mondiale et la crainte de voir l’industrie allemande affaiblie et l’emploi menacé si elle devait perdre durablement les débouchés et l’accès aux matières premières russes. Cette crainte est renforcée par celle de perdre également les débouchés chinois, encore plus importants pour l’industrie allemande, si l’Allemagne se laissait entraîner dans une confrontation frontale entre les États-Unis et l’Europe occidentale d’un côté et la Russie et la Chine de l’autre. Cette crainte est largement partagée tant au sein des milieux d’affaires que des milieux syndicaux, très influents sur la politique allemande à droite comme à gauche.
Il ne faut pas oublier non plus la difficulté politique interne réelle que représente, malgré les fortes paroles du chancelier, la mise en œuvre d’une hausse sensible des dépenses budgétaires pour la défense dans un contexte où continue de régner la Schuldenbremse qui empêche le pays de s’endetter alors que les forces politiques opposées à toutes formes de hausse d’impôt occupent toujours des positions de blocage. Enfin, à supposer que cet effort en matière de défense soit effectivement mis en œuvre, la volonté de lui donner une dimension réellement européenne, et en particulier franco-allemande, reste encore à démontrer. Jusqu’à présent les coopérations tentées dans le domaine des industries de défense se sont le plus souvent soldées par des échecs retentissants. L’initiative de bouclier anti-aérien European Sky Shield lancée en octobre 2022 par l’Allemagne avec 13 autres pays sans concertation avec la France n’est pas de bon augure pour l’avenir sur ce plan.
Le cavalier seul allemand avec la Chine
Par ailleurs, si l’Allemagne a compris que la solidarité européenne était indispensable et qu’il fallait protéger davantage son marché intérieur et soutenir les acteurs européens par une politique industrielle active, elle n’a pas pour autant renoncé à jouer sa propre carte sur la scène mondiale. On ne peut espérer en particulier rééquilibrer les relations économiques entre l’Europe et la Chine que si l’Europe parle d’une seule voix pour négocier avec ce pays d’1,4 milliards d’habitants. Mais ce qui a empêché l’Union européenne de le faire jusque-là, c’est la volonté des différents dirigeants nationaux de traiter directement, chacun pour son compte, avec Pékin — les dirigeants chinois ne laissant pas, évidemment, de jouer les Européens les uns contre les autres. En allant rencontrer seul Xi Jinping en novembre 2022, juste après le 20ème congrès du Parti Communiste qui l’avait reconduit pour un troisième mandat à la tête du pays, Olaf Scholz a signalé clairement qu’il n’était toujours pas prêt à jouer un rôle vraiment européen dans les relations avec ce pays clef. Il n’est certes pas le seul dans ce cas et le même reproche peut bien sûr être adressé à Emmanuel Macron qui, malgré ses grands discours pro-européens, pratique lui aussi régulièrement le cavalier seul sur la scène mondiale.
Au-delà des relations avec la Chine, la volonté de l’Allemagne d’équiper l’Europe d’une véritable politique industrielle commune dotée de moyens significatifs reste elle aussi à confirmer. Pour l’instant, les mesures annoncées dans ce domaine au niveau européen, en réponse notamment à l’IRA américaine, restent en réalité très limitées faute de moyens supplémentaires. La seule mesure réellement significative consiste à pérenniser l’assouplissement des règles encadrant les aides d’État mis en place pour faire face à la pandémie de Covid-19 en 2020 puis à la crise énergétique en 2022. L’Allemagne en avait d’ailleurs fait un usage massif en accordant à elle seule 356 milliards d’euros d’aides aux entreprises en 2022, soit 55 % des aides totales apportées en Europe. En pratique, on se dirige donc vers une renationalisation des politiques industrielles plutôt que vers la mise en œuvre d’une politique industrielle véritablement européenne. Et cela convient sans doute aux dirigeants politiques et économiques allemands.
Bref, depuis le sommet de l’hystérie ordolibérale qu’avait représenté le traitement de la crise de la zone euro par le gouvernement allemand, largement soutenu sur ce sujet par son opinion publique, les choses ont beaucoup évolué dans la société et chez les élites allemandes. L’Allemagne a compris que le rêve ordolibéral d’une Europe dépourvue de solidarité et gérée bureaucratiquement par des règles dans un monde pacifié grâce au libre-échange où l’Allemagne Exportweltmeister tirerait son épingle du jeu, était désormais totalement hors de portée.
Mais cela remet en cause tous les fondamentaux qui ont structuré la société allemande depuis la Seconde Guerre mondiale ; et les forces susceptibles de freiner les changements indispensables restent puissantes. Il en va de même de celles qui poussent l’Allemagne à faire cavalier seul pour essayer de sortir le pays de ce mauvais pas. Le risque est sérieux que ces forces empêchent l’Europe de répondre suffisamment vite, suffisamment fort et de manière collective aux défis colossaux auxquels elle est confrontée.