Mon âme brûle

Une journée de plus allait se dérouler dans le Hatay. J’étais arrivé à Antakya [Antioche] le 28 janvier et je prenais goût à cette ville. La région avait connu des secousses avant mon arrivée : du côté de Reyhanlı en décembre 2022, Altınözü en janvier et Arsuz le 29 janvier ; mais je croyais Antakya épargnée. Ce lundi 6 février, j’avais rendez-vous avec le maire d’Arsuz, petite ville côtière de l’ouest de la région, pour mon mémoire de master 2. Une longue journée m’attendait ; toutefois, elle ne s’est pas déroulée comme moi et les millions d’habitants du sud de la Turquie l’avions imaginée. 

Vers 4h20 ce lundi matin, j’ai été réveillé en sursaut par des secousses qui faisaient violemment bouger mon lit. Ouvrant les yeux, il ne s’est passé qu’une seconde avant que je ne fonde sur la porte de ma chambre pour sortir ; sans réfléchir : il y avait un danger alors il fallait se mettre à l’abri. Ma porte, que je verrouille tous les soirs, ne voulait pas coopérer. À ce moment précis j’ai compris qu’il y avait un séisme et que j’étais bloqué dans ma petite chambre. Soudain, un gros bruit fracassant a retenti et m’a arraché un hurlement d’effroi.

J’ai senti progressivement mon nez, ma langue, ma gorge, ma trachée et mes poumons se tapisser d’une substance fine qui épaississait l’air et  m’aveuglait. Avec peine, je tentais de respirer et au bout de quelques secondes, je n’y arrivais plus. Ma tête n’était plus oxygénée et j’étais à deux doigts de m’évanouir. J’ai cru mourir d’asphyxie sur le sol de cette chambre, au premier étage d’une maison traditionnelle du centre d’Antioche. La terre tremblait toujours et, tant bien que mal, j’ai ouvert une fenêtre où j’ai pu respirer l’air frais.

La terre s’est arrêtée de bouger ; je me suis effondré sur le sol et, reprenant mes esprits, j’ai commencé à chercher à tâtons mes lunettes et mon téléphone afin d’en allumer la lampe torche. J’ai entendu mes voisins de chambre crier « Aidez-nous, on est coincés ! » et d’autres voix qui me demandaient « Est-ce que ça va ? » en pointant leurs lumières sur moi. Je me suis relevé et j’ai moi aussi allumé ma torche pour découvrir une chambre recouverte de poussière et de grosses pierres qui formaient un tas et qui s’éparpillaient au sol. Le mur de ma chambre avait cédé. J’étais sous le choc et n’arrivais pas à répondre aux voix qui m’interpelaient.

J’ai senti progressivement mon nez, ma langue, ma gorge, ma trachée et mes poumons se tapisser d’une substance fine qui épaississait l’air et  m’aveuglait. Avec peine, je tentais de respirer et au bout de quelques secondes, je n’y arrivais plus.

Augustin Théodore Debsi

Alors, mes voisins m’ont demandé si ma porte s’ouvrait. Ils ont réussi à entrer et sont passés par ma chambre pour sortir. Quelques légères répliques m’ont fait descendre les escaliers jusqu’à la cour de la maison et nous nous sommes réfugiés sous la table en bois au centre. Mes voisins sont remontés pour tenter de prendre leurs affaires et la terre s’est remise à trembler de manière violente ; il était 4h30. J’étais sous la table et j’ai entendu ma voisine crier « Aide-moi ! » à son compagnon. Une fois qu’elle fut sauvée, ils sont partis de la maison.

Le locataire de la chambre sous la mienne, Wassim, est sorti et est venu à ma rencontre. Il m’a fait asseoir et m’a apporté des chaussettes, des chaussures, une veste et de la nourriture. Il m’a apporté les halawet el-jeben (douceurs au fromage) que notre colocataire anglais, Timothy, avait achetées à la boutique Halep Tatlısı — les douceurs d’Alep. Je n’en voulais pas, mais il a insisté en me disant « On ne sait pas quand il y aura de la nourriture disponible ». Nous avons terminé la barquette et je me suis assis pour regarder les dégâts. Mon colocataire était sorti dans la cour lors de la première secousse, et le haut mur de pierre qui nous séparait des voisins a failli s’effondrer sur lui. 

© AP Photo/Emrah Gurel

La terre semblait calmée et Wassim m’a fait m’allonger sur un lit disponible de sa chambre, qui avait été assez épargnée. Il m’a couvert de couvertures chaudes et m’a recommandé de dormir, car les jours à venir allaient être rudes. Bien sûr, je ne comprenais toujours pas ce qu’il m’était arrivé, alors il m’était impossible de fermer l’œil à cause des bruits de craquements qui m’inquiétaient. De plus, des secousses légères nous frappaient encore et à chacune d’elles, je quittais la chambre en courant pour retourner dans la cour. J’ai vu de la lumière briser l’obscurité de la nuit. Il s’agissait de Timothy à qui appartenait ces halawet el-jeben ; il me cherchait. Voyant que j’étais sauf, il m’a proposé de prendre mes affaires mais j’ai refusé. Il est reparti.

J’ai commencé à énumérer tout ce que j’avais laissé. J’étais soulagé d’être sain et sauf, et souhaitais récupérer les affaires qui restaient dans ma chambre maintenant poussiéreuse. J’étais conscient du risque d’écroulement de la maison, mais il fallait que je reprenne ce qui m’appartenait de peur que quelqu’un ne les prenne d’abord. J’ai monté les escaliers et, avec la lumière du jour, j’ai constaté qu’une des chambres était totalement à découvert, ses murs s’étant complètement effondrés. Ma chambre était ouverte : le mur de l’angle était réduit à une pile de pierres, le toit était ouvert et menaçait de s’effondrer. J’ai d’abord saisi mes deux valises fermées, qui étaient près de la porte, et je les ai descendues dans la cour. La pluie commençait à tomber, je décidai de les laisser là pour qu’elle les nettoie. Et puis j’ai récupéré mon ordinateur, mes livres, la pile de vêtements qui étaient sur la chaise et se sont éparpillés sur le sol pour les mettre en bas. Je suis retourné dans la chambre pour prendre mon téléphone turc. Mes manteaux étaient sous les gravats avec mes chaussures.

J’étais conscient du risque d’écroulement de la maison, mais il fallait que je reprenne ce qui m’appartenait.

Augustin Théodore Debsi

Au fur et à mesure de mes allers-retours, j’entendais le toit craquer de plus en plus. Mon dernier voyage était le plus important : je devais retrouver l’alliance de mon grand-père antiochéen et la chevalière aux armoiries de ma famille bretonne, d’une valeur symbolique pour moi. Je devais les retrouver pour avoir l’impression d’avoir mes grands-parents à mes côtés dans cette épreuve. La poussière du bureau s’est transformée en boue avec la pluie devenue abondante. J’ai désespérément cherché en émiettant la boue et j’ai finalement pu les retrouver. Immédiatement, je les ai passées à mes doigts et j’ai couru pour rejoindre la cuisine au rez-de-chaussée. 

Avec le peu d’eau qu’il restait, je me suis humidifié les mains et ai frotté mon visage, puis je suis retourné dans la chambre de Wassim où une fissure due au séisme avait commencé à s’élargir. Nous sommes sortis et il m’a dit faire un tour avant de revenir ; je ne l’ai plus revu depuis. Je suis resté assis près de mes affaires sous la pluie à contempler le vide et à penser à mes parents. Je me demandais : « Comment sauront-ils que je suis en vie ? » 

Mes pensées ont été interrompues par l’arrivée du mari de la propriétaire. Il m’a salué avec cette formule « Que ce soit passé ! » (Geçmiş olsun !). Il m’a dit n’avoir jamais vu un séisme d’une telle ampleur. Lui et son épouse vivaient dans la maison d’à côté qui s’est effondrée sur la rue ; son épouse allait bien. Il a descendu la pile de pierres qui constituaient l’ancien mur qui séparait les deux maisons et a constaté les dégâts. Une voisine est venue avec son chien et m’a annoncé que toute la ville avait été frappée par ce séisme. « 7.4 ! 7.4 ! il a duré 40 secondes et a tout détruit dans la ville ! ». Je n’y croyais pas. Ils sont repartis et je suis sorti de la maison, où j’ai vu que la rue était bloquée. Les maisons à côté de la nôtre se sont effondrées sur la rue ; les ruines d’une d’entre d’elles ouvrait un passage étroit, où les gens pénétraient pour aller à l’extérieur de ce petit monde de débris et de pierres. 

Je suis resté seul près de mes affaires pendant plusieurs heures, ne sachant quoi faire ni où aller. Et puis j’ai entendu des hommes crier dans la rue et frapper à la porte en fer de la maison. Je suis allé à leur rencontre et ils m’ont ordonné de quitter les lieux immédiatement. « Qu’est-ce-que tu fais encore là toi ? Quitte cette maison, elle va s’effondrer ! Il y a un deuxième séisme qui va nous frapper, va à la mosquée tout de suite, tu seras en sécurité ! »

Les maisons à côté de la nôtre se sont effondrées sur la rue ; les ruines d’une d’entre d’elles ouvrait un passage étroit, où les gens pénétraient pour aller à l’extérieur de ce petit monde de débris et de pierres.

Augustin Théodore Debsi

J’ai pris mon sac avec mon passeport et mon argent. Je me suis assuré qu’il n’y avait plus personne tout en me désolant de l’état de cette maison qui, vingt-quatre heures auparavant, était si chaleureuse… Je me suis faufilé dans ce petit passage laissé par les ruines, et en arrivant sur Kurtuluş caddesi, j’ai constaté avec effroi que plusieurs bâtiments s’étaient effondrés en gravats répandus sur le sol. J’ai voulu aller à la mosquée Sarımiye, qui avait perdu son minaret, et voyant qu’il y avait déjà des dizaines de personnes abritées, j’ai commencé à errer sur l’avenue.

Les gens avaient allumé des feux pour se réchauffer. L’historique café Affan (nom du quartier alaouite) était debout bien qu’endommagé, et ses chaises étaient disposées autour du feu avec des rescapés enveloppés de couvertures. Je voyais des gens se précipiter dans la rue avec des baluchons, des sacs, et pour certains des valises. D’autres hurlaient devant les bâtiments à terre, d’autres fixaient le vide. Les chiens errants, les oreilles baissées, se tenaient assis près des feux. Face à ce café, j’ai découvert avec effroi que la maison où mon grand-père est né et a grandi, une belle demeure construite par les Français pour les fonctionnaires locaux de l’administration mandataire du Sandjak d’Alexandrette, avait cédé elle aussi. Mon histoire familiale a été détruite dans ce tremblement de terre.

© AP Photo/Can Ozer

J’ai demandé pourquoi nous ne pouvions pas rentrer et une dame m’a dit qu’un deuxième séisme encore plus violent était imminent, et qu’il fallait trouver un endroit où se réfugier. Sur l’avenue, si les bâtiments s’écroulaient, ils m’enseveliraient sous les décombres. Alors j’ai couru affolé jusqu’à la mosquée Habib-i Neccar, la première mosquée d’Anatolie, où l’on trouve un carrefour assez large pour que les bâtiments ne puissent s’effondrer sur moi. En courant sur l’avenue, je voyais des gens ensanglantés, des gens seuls ; les commerces détruits, des débris de verre avec des formes peintes qui autrefois écrivaient des noms.

Cette belle mosquée a subi des dégâts aussi. Des gens s’y étaient abrités et priaient. Il n’y avait pas de secours, il était aux alentours de 11 heures. Face à ce spectacle, j’ai décidé de retourner dans la maison où j’étais auparavant, de prendre mes valises et de partir.

J’ai découvert avec effroi que la maison où mon grand-père est né et a grandi, une belle demeure construite par les Français pour les fonctionnaires locaux de l’administration mandataire du Sandjak d’Alexandrette, avait cédé elle aussi. Mon histoire familiale a été détruite dans ce tremblement de terre.

Augustin Théodore Debsi

La pluie frappait abondamment Antakya, ce qui m’a forcé à faire une halte sous le toit d’un commerce encore debout. L’homme à côté de moi s’est présenté en anglais. Il s’appelait Damian, était arrivé à Antakya et ne savait quoi faire. Il m’a demandé quels étaient mes plans, et lorsque je lui ai dit que je prévoyais de partir chez un oncle qui avait proposé de m’accueillir en cas de problème, il m’a demandé s’il pouvait venir aussi. J’ai accepté, et il m’a proposé de récupérer mes affaires. Avec mes lourdes valises, nous avons traversé le passage étroit et avons pris la direction du sud de la ville jusqu’au quartier de Sümerler.

Une fois sur place, on s’aperçut que les bâtiments étaient vides ; les gens chargeaient leurs voitures dans la précipitation. Une dame est venue me dire de partir, car de toute manière il n’y avait plus personne. Mon oncle et ses parents étaient sûrement déjà partis. Je n’appris que plus tard qu’ils s’étaient réfugiés à Adana. 

Damian m’a convaincu qu’il fallait partir. Nous nous étions mis d’accords pour aller à Adana et de là, prendre un vol ou un bus pour sortir de Turquie. Les gens dans la rue nous ont indiqué qu’il n’y avait plus de taxis ni de bus. Nous sommes remontés en longeant l’Oronte et en constatant les dégâts dans cette partie de la ville, où des colonnes de fumée et des incendies s’étaient déclenchés. Des gens pleuraient, se bousculaient, criaient ou erraient. Une fois arrivés au nord de la ville, où normalement des bus partaient, à côté du bazar qui s’était écroulé sur lui-même, nous avons vu des bouchons de voitures qui tentaient de fuir la ville sinistrée. 

Un taxi était à l’arrêt et une dame négociait avec lui. Nous avons demandé « Est-ce que vous allez à Adana ? » ;  la dame nous a répondu que oui et que nous pouvions aller avec elle. Le taxi devait d’abord mettre de l’essence et ensuite nous contacter ; il n’est jamais revenu. Avec Damian, nous avons cherché un autre moyen et nous avons croisé Timothy et deux autres locataires de la maison. Eux aussi tentaient de partir pour Adana. 

Il y avait un autocar qui roulait au ralenti et avec Damian, nous l’avons arrêté. Il avait été envoyé pour aller chercher les clients d’un hôtel et les ramener à Ankara. Avec Damian, sans hésiter, nous l’avons imploré de nous amener aussi et il a accepté. Il était presque 15 heures. La dame du taxi, Ela, est venue avec nous.

Une fois dans le bus, j’ai pu voir lors du voyage la province du Hatay complètement ravagée par ce séisme. Cette région si jolie n’était plus qu’un champ de ruines ; les routes étaient fissurées, parfois éventrées. Nous avons été pris dans les bouchons occasionnés par des accidents. La voiture devant nous transportait un corps enveloppé à la hâte dans un drap et mis dans le coffre ouvert ; les jambes et la main de la personne malheureuse dépassaient du linceul.

La voiture devant nous transportait un corps enveloppé à la hâte dans un drap et mis dans le coffre ouvert ; les jambes et la main de la personne malheureuse dépassaient du linceul.

Augustin Théodore Debsi

On passa par la ville de Belen. Celle-ci semblait épargnée, mais il n’y avait plus d’électricité. Les gens faisaient la queue pour avoir des vivres. J’ai commencé à avoir du réseau téléphonique et j’ai reçu un message de ma directrice de mémoire, Madame Frédérick Douzet. J’ai répondu que j’allais bien, que j’étais dans le bus pour Ankara avec toutes mes affaires. J’ai donné le numéro de mes parents pour qu’elle les prévienne. Dans les montagnes, la menace du second séisme se faisait plus forte et nous avions peur qu’il survienne là où nous étions. Avec les éboulements, le bus aurait basculé et serait tombé dans le ravin ; nous n’y aurions pas échappé. Nous avons gagné Alexandrette et avons roulé pour sortir du Hatay. Le réseau téléphonique et électrique étant revenu, j’ai reçu une quantité innombrable de messages inquiets ; je tentais de rassurer les uns et les autres. J’ai pu appeler mes parents et leur dire que j’étais sain et sauf.

« Et la famille à Antakya ? » J’ai compris par cette question qu’il ne s’agissait plus de mon drame personnel. Ce séisme avait aussi touché certains de mes proches ; mon angoisse ne faisait que commencer. Il était impossible d’avoir de leurs nouvelles, étant donné que la région n’avait plus d’électricité. Je me disais : « Où sont-ils ? Sont-ils sains et saufs ? Sont-ils à l’abri ? » Je ne le savais pas. Petit à petit, j’ai appris que beaucoup étaient sous les gravats de leurs bâtiments. J’ai mesuré la chance que j’avais eu, tout en me sentant brisé.

© AP Photo/Emrah Gurel

Je m’en suis voulu d’être parti. Ils avaient probablement besoin de moi et je n’ai fait que penser à moi. Je me suis senti lâche ; toute une ville était en souffrance alors que j’étais assis dans le bus. Cette culpabilité commençait à me ronger à mesure que nous nous éloignions du Hatay. De tous ceux que j’ai connus, de ma famille aux commerçants, sans compter les quelques amis que j’ai eu, qu’est-il advenu ? 

Je suis arrivé à Ankara autour de 4 heures du matin. Je me suis séparé de Damian qui allait à l’aéroport, tandis que j’allais avec Ela à un hôtel de Yenimahalle. Je n’ai pas réussi à dormir ; le noir m’étouffait, un bruit me faisait sursauter, fermer les yeux, faisait tourner ma tête et me rappelait le séisme. Le lendemain, j’ai essayé d’occuper mon esprit en me promenant dans Ankara. Je voyais les gens heureux, insouciants ; moi, je traînais une colère intense. Pourquoi ai-je survécu et pas d’autres ? Pourquoi ces gens sont heureux et pas moi ? Je ne me sentais plus appartenir à ce monde qui continuait à tourner malgré tout. Les mauvaises nouvelles et les images arrivaient au compte goutte sur mon téléphone et ravivaient les images terribles que j’ai vues. J’ai appelé l’ambassade pour savoir si elle pouvait me prendre en charge afin que je puisse retourner en France, mais elle m’a dit qu’elle n’organiserait pas de rapatriement et que je devais chercher un vol sur le site d’Air France. 

Les mauvaises nouvelles et les images arrivaient au compte goutte sur mon téléphone et ravivaient les images terribles que j’ai vues.

Augustin Théodore Debsi

Je suis revenu en France le 9 février et j’ai retrouvé mes parents le soir. Après avoir passé plusieurs nuits agitées, j’ai pris un médicament qui m’a aidé à dormir ; mais à mon réveil, le bilan déjà très lourd s’était accru et de nombreux noms se sont ajoutés à la liste déjà très longue des malheureux, parmi lesquels des membres de ma famille. J’écris ces lignes en écoutant ma chanson préférée, Anlamazdın (Tu ne comprenais pas) de Ayla Dikmen. Même si je suis en France, j’ai perdu une partie de mon âme dans cette ville que j’ai tant aimée. Comme on dit en turc pour signifier que l’on souffre, « canım yanıyor », mon âme brûle.

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Omar Foda a eu des mots justes sur la perception que l’on se fait de l’étranger et du lointain1. Moi-même, je regardais naguère ces victimes avec beaucoup de peine, mais aussi un certain détachement, car une fois les informations passées, notre quotidien reprend le dessus et recouvre ces tragédies qui ne nous ont pas directement impactés.

Même si certains considèrent les crises comme endémiques au Moyen-Orient, peut-on se résigner à les vivre avec une attitude passive ? Non, personne ne pourra se résoudre à vivre ces tragédies et il a fallu que je le vive moi-même pour le comprendre.

Nous pouvons tous vivre ces drames, peu importe d’où l’on vient et l’âge que l’on a : la détresse et l’impuissance frappe tout un chacun.

Toutefois, l’empathie qu’a eu le monde avec la Turquie montre qu’il n’y a point de désintérêt et que l’affaire a bouleversé les gens hors de la région. Bien sûr, ils ne comprendront pas les sentiments dont nous avons été victimes — la peur, le désarroi, le chagrin, la colère — mais nous ne devons pas les rejeter pour cela. Heureusement, ils ne connaîtront pas ces sentiments liés à des évènements inimaginables ; mais leurs cœurs n’en demeurent pas moins serrés d’émotion pour autant.