La fête s’annonçait délicate. Ce dimanche, Emmanuel Macron et Olaf Scholz célébrait le 60e anniversaire du traité d’amitié franco-allemand. Gênante, aussi, parce que les relations entre Paris et Berlin ne vont pas exactement à merveille aujourd’hui mais aussi parce que le traité de l’Élysée signé en 1963 résume tous les problèmes structurels qui plombent encore aujourd’hui la relation franco-allemande.

Rembobinons. Après la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle comprend que la France devra construire son avenir avec, plutôt que contre, l’Allemagne. Revenu au pouvoir en 1958, le général voit en elle une chance de paix. Une relation franco-allemande étroite sert aussi les intérêts de la France pour dissuader l’Union soviétique — ce qui est devenu un nouvel impératif géostratégique. Et parce que, ensemble, les deux pays auront la masse critique pour faire jeu égal avec Washington et Moscou.

De Gaulle soutient ainsi fermement Bonn dans les crises successives de la Guerre froide et charme sans relâche le chancelier allemand Konrad Adenauer. Pour Paris, le traité de l’Élysée est censé être le couronnement de cette entreprise. En s’engageant à coordonner la sécurité et les affaires étrangères, les deux poids lourds de la Communauté européenne nouvellement formée s’engagent sur leur propre voie dans un monde de Guerre froide.

Cela fait cogiter à Washington, mais aussi à Bonn. Lors de la ratification, le parti d’Adenauer, les démocrates-chrétiens (CDU/CSU), et les libéraux (FDP) pro-entreprises du Bundestag insistent pour ajouter au traité un préambule stipulant que la défense de l’Europe doit résider dans l’OTAN, que le Royaume-Uni devrait être autorisé à rejoindre la Communauté européenne et que les Européens devraient poursuivre un commerce sans droits de douane avec les États-Unis et la Grande-Bretagne.

À l’annonce de cette manœuvre, de Gaulle explose. Le préambule ferait du traité une « coquille vide ». Le général accuse les Allemands de se comporter comme l’animal qui fournit la viande des sandwiches jambon-fromage que de Gaulle, peu gourmand, aime manger à l’Élysée.

En s’engageant à coordonner la sécurité et les affaires étrangères, les deux poids lourds de la Communauté européenne nouvellement formée s’engagent sur leur propre voie dans un monde de Guerre froide.

Joseph de Weck

Berlin, sous couverture 

60 ans plus tard, Paris et Berlin se disputent toujours pour la même chose.

La France espère toujours que les deux pays forment le noyau d’une force européenne capable de faire jeu égal avec les grandes puissances mondiales. Berlin, de son côté, reste prudent et ne veut pas jouer la carte de la France.

Certes, l’Allemagne est aujourd’hui beaucoup plus proche de la France sur le plan économique. Le Plan de relance de 750 milliards d’euros en est l’exemple évident : une réalisation majeure qui n’aurait pas été possible si les dirigeants allemands n’avaient pas eu la force de surmonter un tabou majeur de leur politique intérieure dans l’intérêt européen.

Ukraine, changement climatique et retour de la politique industrielle : l’Allemagne est devenue nettement plus française dans sa réflexion géoéconomique. C’est en rendant l’Europe plus résistante au chantage des puissances étrangères et en alignant son économie sur le nouvel ordre économique mondial plus centré sur les États que Berlin et Paris peuvent trouver un terrain d’entente. Assouplir les règles de l’Union en matière d’aides d’État, réformer le marché de l’électricité de l’Union et réviser le pacte de stabilité et de croissance : c’est dans ces domaines que le « moteur franco-allemand », dont Olaf Scholz a reconnu qu’il était « parfois bruyant », mais qui est pourtant essentiel à l’avancement du projet européen, peut apporter le plus cette année.

Ukraine, changement climatique et retour de la politique industrielle : l’Allemagne est devenue nettement plus française dans sa réflexion géoéconomique.

Joseph de Weck

Mais dans le contexte de la Zeitenwende géopolitique et de défense de l’Allemagne, pour laquelle Paris avait de grands espoirs, la coopération avec la France ne joue pratiquement aucun rôle.

Scholz insiste sur le fait que toute décision concernant la livraison de chars à l’Ukraine doit être prise avec les alliés « et surtout avec notre partenaire transatlantique ». Une grande partie des nouveaux crédits de défense sera ainsi consacrée aux armes américaines.

De nombreux projets d’armement franco-allemands sont en attente. Afin de ne pas polémiquer complètement avec les Français, Berlin maintient en vie le SCAF, le programme commun de système de combat aérien. Macron et Scholz ont également décidé dimanche de donner un second souffle au projet de char franco-allemand.

Pourtant, même après les festivités de ce week-end et la réunion de Ramstein vendredi, rien ne laisse à penser que Scholz souhaite s’aligner davantage sur Macron. Au contraire, Berlin avance ses propres pions. Scholz veut paraître proche des États-Unis sur l’Ukraine mais ne donne pas suite lorsque Washington indique qu’il serait d’accord pour que l’Allemagne envoie des chars Leopard. Scholz met en garde les États-Unis contre l’entrée dans une nouvelle logique de Guerre froide, mais on attend toujours un engagement franco-allemand de nature à coordonner pleinement leur politique chinoise à l’avenir…

Pas non plus de mot sur l’initiative du Chancelier visant à établir un nouveau système de défense aérienne basé sur des fusées et couvrant 15 alliés européens — faisant de l’Allemagne l’un des fournisseurs de la sécurité européenne. Le fait que Berlin puisse mener un projet de défense à l’échelle continentale qui ne soit ni dirigé par les États-Unis, ni ancré dans un contexte franco-allemand a légèrement choqué Paris.

La France souveraine

Soixante ans après la signature du traité de l’Élysée, la déception française est donc de retour. Les Allemands ne se laissent pas faire, certes. Mais c’est aussi parce que, comme il y a soixante ans, Paris ne dispose toujours pas d’une véritable offre susceptible de faire basculer Berlin.

Le traité de l’Élysée met à nu la contradiction fondamentale de l’idée d’axe franco-allemand telle que la conçoit Paris. Il ne prévoit aucun arrangement institutionnel d’envergure qui permettrait aux deux pays d’atteindre l’objectif d’une politique étrangère et de défense étroitement coordonnée.

Il n’est pas fait mention d’une armée ou d’une structure de commandement commune. Il n’y a aucun engagement à fusionner les services extérieurs. La principale innovation du traité est l’introduction de réunions deux fois par an entre le président et le chancelier, de réunions trimestrielles entre les ministres des affaires étrangères et de rendez-vous plus fréquents entre les fonctionnaires.

Négocié par de Gaulle — l’homme qui s’est battu toute sa vie pour réinstaller la souveraineté française — le traité ne prévoit que des modes de coopération intergouvernementaux.

Si la France veut vraiment construire cette « puissance européenne » autour de l’axe franco-allemand, elle devra être prête à aller beaucoup plus loin sur le plan institutionnel. Et c’est là que le bât blesse vraiment. Lors de l’élection présidentielle de 2022, la simple rumeur selon laquelle Macron envisageait de partager le siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU a failli provoquer un effondrement médiatique.

Si la France veut vraiment construire cette « puissance européenne » autour de l’axe franco-allemand, elle devra être prête à aller beaucoup plus loin sur le plan institutionnel.

Joseph de Weck

Le bénéfice de la fête

Ainsi, dimanche, la France et l’Allemagne ont célébré un traité né dans la discorde et qui reste la manifestation de leurs désaccords persistants : la France rêve en grand, mais n’est pas prête à faire ce qu’il faut pour y donner suite ; l’Allemagne prend des précautions et n’est pas toujours franche sur ses choix. Pourtant, célébrer cette « coquille vide » et le faire en toute sincérité et avec tout le pathos nécessaire était crucial.

En France, de nombreux experts aiment à dire en toute franchise : « la relation franco-allemande n’existe pas ». Pourtant, lorsque les principaux ministres allemands ont immédiatement sauté dans un avion pour Paris afin d’aller voir Macron après qu’il eut annulé la réunion ministérielle d’octobre dernier, c’était la puissance du mythe franco-allemand à l’œuvre.

Au total, 84 % des Allemands pensent que Berlin peut faire confiance à Paris, 55 % ont foi en Washington et 9 % en Pékin, selon un récent sondage. Les engagements d’enseigner la langue de l’autre et les partenariats entre villes prévus par le traité de l’Élysée semblent avoir eu des effets. L’ensemble du traité nourrit l’intimité des sociétés des deux pays et le mythe de De Gaulle et Adenauer fonctionne toujours comme un cadre normatif qui aide les deux pays à se rapprocher, quoi qu’il arrive.

Or toute forme de coopération politique qui se veut durable ne peut être construite uniquement sur des calculs utilitaires. Elle a besoin de mythes, d’idéaux et d’émotions qui transcendent les divisions et permettent de continuer à coopérer, même lorsque tout n’est pas gagnant. Et au minimum, l’évocation d’émotions positives aide à contenir les émotions négatives. Il n’est pas nécessaire de chercher bien loin — en France ou en Allemagne — pour constater que le ressentiment et les préjugés à l’égard de ses voisins sont toujours présents.

Le traité reste à moitié cuit, la relation franco-allemande, une semi-vérité. Mais il est impératif de le célébrer et de tirer parti de la puissance des mythes.

Personne ne le savait mieux que Charles de Gaulle, maître dans l’art de gouverner par les mythes. Quelques mois seulement après la ratification controversée du traité de l’Élysée, le successeur transatlantiste d’Adenauer, Ludwig Erhard — l’une des forces motrices du préambule — vient à Paris en décembre 1963. De Gaulle ravale ses frustrations et célèbre le brillant avenir franco-allemand.

Comme prévu, Macron a pleinement adopté le récit franco-allemand. Mais c’est surtout le chancelier qui s’est montré à la hauteur de la tâche. Le discours de Scholz était parsemé de mots d’affirmation pour Paris. Il a qualifié la France de « nation indispensable » de l’Europe, a remercié la « grandeur humaniste de la France » de s’être engagée sur la voie de la réconciliation et a promis de continuer à travailler ensemble, côte à côte, comme un « couple fraternel ». Ce n’est pas une mince affaire pour un homme qui n’est pas connu pour son émotivité et qui attache de l’importance aux mots en en disant peu. 
« D’abord le travail, ensuite le plaisir » (Erst die Arbeit, dann das Vergnügen), dit-on en allemand. Cette fois, c’est l’inverse.

Crédits
Une ancienne version de cet article a été publiée en anglais chez Internationale Politik Quarterly.