Jamais comme aujourd’hui, en ces temps où la guerre a fait retour sur les terres d’Europe, la réflexion de Paul Valéry sur la crise de l’esprit ne m’a paru aussi nécessaire, d’une compréhension aussi intuitive et immédiate. Comment est-il possible, se demande Valéry, que tant de science et tant de savoir permettent – dans le double sens de « n’empêchent » et « rendent possible » – une telle destruction  ? Nous croyons avoir atteint le sommet du progrès scientifique et spirituel, et nous découvrons, tout à coup, que nous pouvons fatalement et assez facilement retomber dans le plus ancestral et le plus barbare des délits, à savoir la lutte fratricide et destructrice1. Le poète pur qu’est Valéry, auteur pendant la guerre du poème parfait et obscur de la Jeune Parque2, et qui tient l’autonomie de l’art pour un présupposé indiscutable – la théorie esthétique de Valéry est exposée dans toute sa complexité dans le Cours de poétique qui vient de paraître3 – juge impossible de s’abstenir, au lendemain du premier conflit mondial, d’une réflexion publique sur l’actualité qui lui est contemporaine.

Lorsque Valéry écrit « La Crise de l’Esprit », au printemps 1919, la guerre est finie depuis quelques mois, laissant en héritage destruction et désespoir chez les vaincus comme chez les vainqueurs. L’article, d’abord publié en anglais dans la revue londonienne The Athenaeum (et seulement plus tard, pendant l’été, publié en français dans la Nouvelle Revue française)4, vaut à Valéry une célébrité internationale aussi immédiate qu’inattendue ; le texte s’impose aussitôt comme une référence presque obligée dans le vaste débat public et intellectuel sur la situation et l’avenir du continent. Deux sont les idées fondamentales développées dans l’article. La première : la mort d’Europe est soudain devenue pour les Européens concevable, pensable. La civilisation européenne, avancée comme elle l’est, découvre tout à coup qu’elle n’est pas a priori exempte du sort qui a autrefois frappé de grandes civilisations disparues, et qu’elle pourrait se réduire à un « beau nom vague », tel que ceux qui figurent dans les livres pour évoquer les glorieuses civilisations à jamais englouties par l’histoire (comme Élam, Ninive et Babylone) ; l’incipit célèbre de l’article (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »5) s’attarde précisément sur un tel, vertigineux, court-circuit temporel, qui n’est pas sans avoir des traits en commun avec la vision cyclique de l’histoire exprimée par le philosophe Allemand Oswald Spengler dans Le déclin de l’Occident, un autre diagnostic de la crise européenne publié dans les mêmes années, et qui remporta un succès extraordinaire et immédiat. 

Jean Lurçat (1892-1966), Paysage grec ou La statue dans les ruines, 1927, huile sur toile | ADAGP

Et voici la deuxième intuition de Valéry : pour l’Europe de l’entre-deux-guerres il ne s’agit de rien de moins que de préserver sa propre humanité, en évitant de régresser vers une société animale (« Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira  ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière »6). Valéry n’est pas le seul à évoquer le « péril fourmilière » dans cet après-guerre : avec lui, Thomas Mann, Benedetto Croce, José Ortega y Gasset et bien d’autres ne cessent également de lancer des avertissements alarmés sur le risque, pour l’Europe et pour les Européens, de se transformer dans une société animale, c’est-à-dire in-humaine (Croce parle de « vita ferina », l’existence des bêtes sauvages7).

Et voici la deuxième intuition de Valéry : pour l’Europe de l’entre-deux-guerres il ne s’agit de rien de moins que de préserver sa propre humanité, en évitant de régresser vers une société animale

Paola Cattani

Contrairement à ce qu’un lecteur superficiel d’aujourd’hui pourrait penser, ou à ce que des lecteurs pourtant illustres d’hier, tels que Jean-Paul Sartre et Julien Benda, purent effectivement lui reprocher8, Valéry ne formule pas au sujet de l’Europe et de sa crise des considérations abstraites et génériques, visant à défendre une Europe connotée a priori positivement. Si la « Crise de l’esprit » est devenue si célèbre, c’est précisément parce qu’elle contient des réflexions tout autres qu’évidentes ou faciles. Valéry a de fait une vision de l’Europe très nette, nullement floue, et à plusieurs égards à contre-courant (de son époque, mais peut-être aussi de la nôtre).

Tout d’abord l’idéal européen de Valéry, contrairement à d’autres qui lui sont contemporains, ne prend pas forme dans le sillage du pacifisme ou de l’internationalisme à tendance humanitariste et pacifiste. L’Europe de Valéry est bien une Europe pacifique, c’est-à-dire qui se donne la paix comme objectif, mais qui évite aussi de faire du pacifisme son idéologie. Dans les nombreux écrits pro-européens de Valéry, le lexème « paix » et ses dérivés sont en effet assez rares ; et les positions pro-européennes que Valéry affiche après le premier conflit mondial sont en réalité moins issues d’un pacifisme provoqué par la guerre – selon une vulgate assez répandue dans les études valéryennes – qu’elles ne découlent de la réflexion, initiée par Valéry déjà dans les toutes dernières années du XIXe siècle, sur les transformations qui bouleversent l’Europe et son rôle mondial, après les conflits sino-japonais et hispano-américain qui attirent son attention, dans les années 1898-99, davantage qu’un événement pourtant crucial tel que l’affaire Dreyfus9. La réflexion de Valéry sur l’Europe trouve donc son point de départ dans le problème des équilibres/déséquilibres mondiaux, que Valéry prend courageusement en compte très tôt et au-delà d’un pacifisme a priori qui lui semble excessivement naïf, idéaliste et optimiste, insoucieux tel qu’il l’est des complexités de la réalité – c’est là le reproche qu’une partie considérable de l’intelligentsia française et européenne (d’André Gide à Ernst Robert Curtius, de Jules Romains à Albert Thibaudet) adresse notamment à Romain Rolland et à son manifeste pacifiste « Au-dessus de la mêlée », qui se livrerait à une certaine « facilité de pensée »10

L’une des difficultés de l’Europe que Valéry médite ainsi le plus attentivement, est l’existence des nations  : des unités minimales précieuses et indispensables qui composent la communauté européenne, et qui en même temps s’avèrent potentiellement très nuisibles, capables comme elles le sont d’engendrer la guerre et de s’opposer à une unité d’ordre supérieur, supranational, que Valéry reconnaît comme indispensable. L’Europe de Valéry – c’est là un autre de ses traits essentiels – se refuse d’ignorer ou d’abolir les nations, comme souhaiteraient le faire au contraire à la fois l’internationalisme socialiste et catholique, et l’européanisme par exemple d’un Julien Benda. Benda dans son Discours à la nation européenne explique que les passions nationales représentent pour l’Europe le pire des maux, et sont à supprimer au plus vite11. Pour Valéry au contraire, la nation, qu’il entend dans l’acception libérale illustrée notamment par Ernest Renan12, est une étape indispensable entre l’individu et la communauté  ; plus qu’une entité définissable à travers les critères de langue, race ou traditions, elle est le lieu de partage d’un projet commun, à dissocier de son produit funeste qu’est le nationalisme intolérant13. Pour Valéry, l’Europe naît donc du concert des nations déjà existantes  ; en ce sens, il se montre profondément solidaire du projet et des principes de l’internationalisme libéral de la Société des Nations, aux activités de laquelle il participe d’ailleurs très activement tout au long des années trente.

L’Europe de Valéry est bien une Europe pacifique, c’est-à-dire qui se donne la paix comme objectif, mais qui évite aussi de faire du pacifisme son idéologie.

Paola Cattani

Certes, l’Europe libérale n’est pas, aux yeux de Valéry, dépourvue de graves problèmes spirituels, avant même d’être sociaux et politiques. La « Crise de l’esprit » est de fait une longue méditation sur la crise de l’Europe libérale et démocratique que la fin du XIXe siècle a légué au siècle nouveau. Valéry, comme d’autres de sa génération, est inévitablement amené à prendre en compte les limites d’une liberté qui, bien qu’essentielle et précieuse, avait fini par engendrer des excès incontrôlés — l’individualisme hypertrophique, un type de liberté très proche de la licence, un désordre anarchique et stérile décrit par Valéry à l’aide de l’image d’un four incandescent où tout se confond et où rien ne se distingue (un « rien infiniment riche »14). Ce sentiment de crise des valeurs de l’Europe libérale se trouve largement partagé parmi ses confrères et amis : Jacques Rivière aussi, nouveau directeur de la NRF après la guerre, dans un article qui date également de 1919 observe non sans amertume que ceux qui ne veulent plus de la liberté pour laquelle ils avaient pourtant âprement lutté pendant la guerre sont de plus en plus nombreux, lui préférant les idéaux de la vie collective et sociale15

Contre les solutions aux problèmes de l’Europe libérale et démocratique qui sont proposées par les idéologies collectivistes, par les mouvements de masse et par les totalitarismes illibéraux d’orientations politiques diverses, Valéry s’efforce de sauver des valeurs et des principes qu’il juge indispensables. La liberté d’abord et derechef, bien sûr : mais quelle liberté, au juste ?

Jean Lurçat, Les ruines brûlées, 1928, huile sur toile | ADAGP

La réflexion de Valéry sur la liberté est avant tout une réflexion sur la diversité, voire sur l’inégalité  : contre toute tentation de nivellement, Valéry veut sauvegarder l’inégalité comme valeur. Non pas parce qu’il désire une société inégale et injuste, mais parce qu’il veut vivre dans une société qui reconnaît la valeur (des produits, des personnes, des idées) et qui se modèle autour d’elle. Un long passage de la « Crise de l’esprit » est consacré à la présentation de la Pensée comme force qui assure de l’inégalité productrice16. Comme d’autres penseurs de l’entre-deux-guerres (dont Thomas Mann et José Ortega y Gasset notamment), Valéry s’attache à détailler les conditions qui permettent l’instauration des formes de vie libre dans la société démocratique.

Contre toute tentation de nivellement, Valéry veut sauvegarder l’inégalité comme valeur. Non pas parce qu’il désire une société inégale et injuste, mais parce qu’il veut vivre dans une société qui reconnaît la valeur (des produits, des personnes, des idées) et qui se modèle autour d’elle.

Paola Cattani

C’est par ailleurs dans ce cadre conceptuel qu’il faut interpréter les observations controversées de Valéry sur la deminutio capitis de l’Europe17. Le problème pour Valéry n’est pas tant que l’Europe est en train de perdre sa suprématie géopolitique et culturelle, mais qu’un changement substantiel de paradigme est en cours : du primat de la Pensée et de sa valeur différentielle, on est en train de passer à une logique brutalement numérique, à la prédominance de la force du nombre et des majorités (par lesquelles l’Europe est destinée à devenir ce qu’elle est réellement, à savoir un « petit cap » de l’Asie). Valéry, en antimoderne qu’il est, considère la liberté en tant qu’idéal libéral menacée par la liberté en tant qu’idéal démocratique : ce qui ne veut pas dire qu’il est hostile à la démocratie, mais plutôt qu’il se demande comment sauvegarder, dans les démocraties, la plus-value précieuse et indispensable apportée par l’originalité individuelle. Valéry pense que seulement la variété et la multiplicité qui caractérisent une société libre et donc accueillante et plurielle, permettent le développement individuel libre et imprévisible — il l’explique par exemple lorsqu’il s’exprime au sujet de la Méditerranée, qui est pour lui le lieu par excellence du mélange et de la plurivocité historique et culturelle18.

Le libéralisme dont Valéry se réclame est en tout cas un libéralisme de marque spirituelle (plutôt que politique ou économique), et trouve son premier fondement dans l’idéal classique de la libéralité : une conduite mentale et comportementale faite d’ouverture aux autres, de tolérance et de dialogue, autant d’antidotes à l’illibéralisme et à la conflictualité que Valéry identifie comme de plus en plus répandus et responsables des troubles historico-politiques du continent. Il s’agit pour Valéry de retrouver l’inspiration originelle et constitutive du libéralisme philosophique, en continuité avec la tradition humaniste, et au-delà des incarnations historiques décevantes de la seconde moitié du XIXe siècle ; et surtout de rappeler que le spirituel, l’idéal, doit toujours informer le réel, guider et orienter la vie quotidienne de la polis

D’après Valéry, l’homme en effet se caractérise et se distingue des animaux avant tout pour ses songes, auxquels est consacré un long passage de la « Note » qui complète en 1922 la « Crise de l’esprit ». Comme il le fera ensuite aussi dans la « Petite lettre sur les mythes » (1928), Valéry prend ici en compte les transformations que l’homme imprime à la réalité, et qui surgissent de la tension essentielle entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre satisfaction des besoins et insatisfaction inépuisable des désirs, entre réel et possible, factuel et imaginaire. Si la Pensée occupe une place si cruciale chez Valéry, tout particulièrement dans sa méditation sur l’Europe, c’est qu’elle est avant tout « l’instrument de ce qu’elle n’est pas », « l’auteur des rêves » que l’homme se doit de choisir soigneusement19. Valéry est d’ailleurs l’auteur de la célèbre formule, concernant les activités de coopération internationale de la Société des Nations, « La Société des Nations suppose une Société des esprits ». C’est un mot qu’il prononce pour la première fois en 193120, pour attirer l’attention sur la nécessité d’une coopération intellectuelle qui précède la coopération politique et économique, en tant que base solide et unique pour la construction d’une Europe réellement unie, c’est-à-dire constituée autour d’un projet culturel commun, avant même d’être construite autour de l’héritage du passé, ou bien de projets industriels, économiques et institutionnels. Ensemble avec le primat de la culture, cette formule revendique l’importance d’une réflexion portant sur l’homme idéal, en tant que modèle qui fixe les objectifs des actions et des choix politiques et quotidiens de tout ordre.

Une telle insistance sur la dimension idéale, cependant, ne liquide jamais hâtivement le réel : l’idéalisme de Valéry est profondément réaliste, ne fuyant jamais la complexité de la vérité, et essayant plutôt d’éviter les positions abstraitement utopiques, comme nous l’avons souligné à propos par exemple du pacifisme.

L’idéalisme de Valéry est profondément réaliste, ne fuyant jamais la complexité de la vérité, et essayant plutôt d’éviter les positions abstraitement utopiques.

Paola Cattani

Sur quoi, alors, concentrer ses efforts, pour donner cours, concrètement, à un tel idéalisme réaliste ? Valéry n’a aucun doute : sur le style, d’abord. Sa réflexion sur l’Europe est aussi et surtout une leçon de style. Nous avons déjà rapidement évoqué le livre célèbre d’Oswald Spengler Le déclin de l’Occident, qui dans les mêmes années 1918-1922 formule un diagnostic de la mort de la civilisation européenne très proche de celui de Valéry, dans la mesure où il prend forme autour de quatre éléments essentiels qui se trouvent aussi dans la « Crise de l’esprit » : l’anthropomorphisation de la civilisation, la conception cyclique de l’histoire, le parallèle avec les civilisations anciennes et le pessimisme historique. Valéry, qui ne connaissait pas l’allemand, n’a certainement pas pu lire le texte de Spengler, qui n’a été traduit en français qu’en 1931-3321 ; il aurait pu avoir pris connaissance de quelques-unes des thèses de Spengler, mais en tout cas la question est plus significative concernant les dettes éventuellement négatives, pour ainsi dire, que par rapport aux dettes positives, puisque le discours de Valéry diffère de fait profondément de celui de Spengler dans les tons, ainsi que dans le significations ultimes.

Jean Lurçat (1892-1966), Les jardins de Smyrne, 1926, huile sur toile | ADAGP

Spengler abuse dans son texte d’antithèses claires et péremptoires  ; dans sa prose ne trouve pas de place ce que le philosophe allemand Bertrand Groethuysen, dans un article publié dans la NRF en 1920 pour présenter Spengler au public français, définit comme « l’art qui consiste à nuancer la pensée pour conserver ses teintes intermédiaires » et « les degrés de certitude et de doute, par lesquels passe l’esprit lorsqu’il cherche la vérité »22. Spengler procède d’un « pas solide et toujours assuré », en ne se servant aucunement des « modestes auxiliaires des idées » qui sont « les mais, les si, les toutefois, les peut-être », que Groethuysen tient pour « d’humbles prières adressées à l’infini d’une vérité qu’on ne saisira jamais »23. Et parmi les « formes dubitatives et courtoises de la pensée » négligées par Spengler, Groethuysen inclut notamment le paradoxe, « expression nécessaire d’une époque de fermentation, et qui rend la pensée vive et flexible »24.

Or, l’article de Valéry représente, bien au contraire, un long développement paradoxal sur les nœuds problématiques et contradictoires de la civilisation européenne. Sur un ton largement dubitatif et interrogateur, Valéry tente avant tout de donner cours à une parole qui contemple les lieux d’incertitude, les lacunes, les écueils de la pensée. Si Spengler s’attache à démontrer, mathématiquement presque, la fatalité du destin qui pèse sur l’avenir de l’Europe, en proposant une lecture profondément déterministe, Valéry, très différemment, entend avec ses observations sur la mort des civilisations mettre en question les certitudes acquises pour solliciter une méditation sur les dangers que la civilisation européenne court, et pour relancer la vie de l’esprit. Alors que le diagnostic de Spengler prend la forme d’une prophétie violemment polémique et parfois euphorique pour la disparition d’une civilisation considérée comme décadente et irrécupérable, le diagnostic valéryen coïncide plutôt avec un avertissement grave et angoissé, ainsi qu’avec un appel à l’action, pour que l’Europe puisse réagir à la crise en sauvant ce qui peut et doit être sauvegardé.

Sur un ton largement dubitatif et interrogateur, Valéry tente avant tout de donner cours à une parole qui contemple les lieux d’incertitude, les lacunes, les écueils de la pensée

Paola Cattani

Les intellectuels, les hommes de lettres, sont eux-mêmes, selon Valéry, exposés — et parfois dupés — à un esprit de guerre redoutable et dangereux. À ceux, confrères et amis ou bien détracteurs et critiques, qui lui reprochent un type d’engagement non suffisamment politique et direct — on a déjà pu évoquer Sartre et Benda —, Valéry rappelle que pour lui la mission de l’homme de lettres est de contenir et de réduire les antagonismes et les conflictualités, qui sont en effet, comme Carl Schmitt l’a théorisé, profondément enracinés dans l’homme et dans la vie sociale, mais que les hommes se doivent de surmonter avec toutes les forces culturelles et intellectuelles dont ils disposent25. Grand besoin il est d’échanges, de conversations, de formes et tons dialogiques : c’est la certitude que Valéry ne se laisse de redire à ses confrères engagés comme lui dans les activités de la coopération intellectuelle et parfois découragés par les résultats apparemment nuls de leurs efforts, sentiment auquel il oppose non sans une certaine ténacité l’idée qu’il est fondamental d’essayer, malgré tout, à être hommes de dialogue, qui se refusent de renoncer à la conversation et aux bonnes manières : en d’autres termes, hommes de l’esprit (notion dont il donne une définition qui n’est pas du tout élitiste : « L’homme de l’esprit tel que je l’entends n’est pas l’intellectuel, mot qui n’est pas clair, mais l’homme qui vit pour l’esprit. Un homme de culture inférieure, même le plus humble, s’il a cette confiance dans le destin de l’esprit il sera un homme de l’esprit qualifié comme tel »26).

Ainsi Valéry s’efforce-t-il de donner cours à une parole politique qui ne soit pas pamphlétaire, c’est-à-dire marquée par la polémique et par la violence verbale. Il crée par exemple, à l’Institut de coopération intellectuelle de la SDN, une série de Correspondance publique d’écrivains où les personnalités littéraires de l’époque puissent publier des échanges publiques-privés sur des sujets d’actualité  : un lieu de dialogue et de « conciliabules écrits », pour faire revivre l’outil de communication et de dialogue de la glorieuse République des Lettres des XVIe-XVIIIe siècles27. Mais surtout Valéry écrivain politique s’efforce en ce sens d’adopter un style neutre, jamais polémique, même lorsqu’il exprime des pensées profondément à contre-courant, voire provocatrices. Aucune marque stylistique de violence ou d’agression verbale ne se retrouve, par exemple, dans la réponse cependant très polémique que Valéry adresse à l’Académie méditerranéenne de Louis Bertrand, latiniste pro-maurrassien, en refusant de participer à l’un de ses colloques, pour réaffirmer la valeur de la Méditerranée comme lieu de rencontre des cultures, contre la vision impérialiste des philo-fascistes28  ; aucune note discordante et polémique n’apparaît dans le discours de commémoration d’Henri Bergson, qui pourtant est un acte de grand courage intellectuel dans la France occupée de 1941, qui avait laissé mourir dans la solitude le philosophe juif29

C’est pourquoi, en lisant Valéry aujourd’hui, il faut se garder de prendre ses tons mesurés pour des contenus conformistes ou vagues, et, au contraire, accepter de revenir sur les nombreuses questions délicates et essentielles qui dans ses textes trouvent des formulations à la fois claires et subtiles, littérairement exquises et conceptuellement denses, et qui ne cessent de nous interpeller.

Sources
  1. P. Valéry, «  La Crise de l’esprit  » [1919], dans Id., Œuvres, édition, présentation et notes de M. Jarrety, I, Paris, Librairie Générale Française (La Pochothèque), 2016, 695-710.
  2. P. Valéry, La Jeune Parque, ibid., 381-420.
  3. P. Valéry, Cours de poétique, édition de W. Marx, 2 t., Paris, Gallimard, 2023.
  4. P. Valéry, « The Spiritual Crisis », The Athenaeum, 11 April 1919 ; Id., « The Intellectual Crisis », ibid., 2 May 1919 ; ensuite dans la Nouvelle Revue française, août 1919.
  5. P. Valéry, « La Crise de l’esprit » cit., 696.
  6. Ibid., 704.
  7. B. Croce, Storia d’Europa nel secolo decimonono, Milano, Adelphi, 1991, 428.
  8. Cfr. G. de Pourtalès, « Après le désastre », Journal de Genève, 28 juillet 1940.
  9. Cfr. P. Valéry, « Maginalia de la guerre actuelle » (1898), in Id., L’Europe et l’Esprit. Écrits politiques 1896-1945, édition établie et présentée par P. Cattani, Paris, Gallimard, 2020, 43.
  10. A. Thibaudet, Réflexions sur la politique, édition établie par A. Compagnon, Paris, Laffont, 2007, 270 : « L’ennemi intérieur de Clérambault, l’ennemi intérieur de M. Rolland, et, je crois, l’ennemi intérieur de nous tous en tant que nous sommes, nationalistes ou internationalistes […] Nous avons une tendance à croire que penser consiste à rouler sur une pente, à s’y sentir voluptueusement rouler, au lieu que penser consiste au contraire à remonter une pente, à découvrir des complexités et des difficultés ».
  11. J. Benda, Discours à la nation européenne, Paris, Gallimard, 1933.
  12. E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, Paris, Impr. nationale éd., 1995.
  13. Cfr. les «  Notes sur la politique de toutes dates  », BNF, N.a.fr. 19081, f. 136  : «  Polit[ique]. Les nations sont des fabrications artificielles et accidentelles. Ce qui engendre l’idée de les maintenir ou accroître par accidents. Traités, échanges, guerre. Cette idée est le nationalisme. Virement du sentiment. Contre ceci, le fonctionnement naturel qui est humain, individuel  »  ; ou encore f. 421  : «  […] Si l’on essaie de définir Nation, on trouve frontière  ; et frontière, on trouve le fait – l’accident – et ses “justifications” dans les temps modernes. Combinaison de tous les facteurs hétéroclites  », et f. 502  : «  Nations sont systèmes de formation “historique”  – c’est-à-dire accidentelle – comme en géologie. Il en est d’heureusement formées comme les paysages  : mais ce n’en sont pas moins des accidents  ».
  14. P. Valéry, « La Crise de l’esprit » cit., 701.
  15. J. Rivière, « La Décadence de la liberté », NRF, septembre 1919, aujourd’hui dans Une conscience européenne 1916-1924, Paris, Gallimard, 1992, 101-122 : « Il semble bien que la demande, en matière de liberté, soit à l’heure actuelle, pour l’humanité, prise dans son ensemble, de beaucoup au-dessous de l’offre que nous faisons ».
  16. P. Valéry, «  La Crise de l’esprit  » cit., 710.
  17. Ibid., 705.
  18. Id., « Le Centre Universitaire Méditerranéen », in Œuvres, cit., I, 1624-1644, et « Inspirations méditerranéennes », ibid., II, 437-453, en particulier 450-451 : « Notre mer offre un bassin bien circonscrit dont un point quelconque de pourtour peut être rejoint à partir d’un autre en quelques jours, au maximum, de navigation en vue des côtes, et d’autre part, par voie de terre […] Sur ses bords, quantité de populations extrêmement différentes, quantité de tempéraments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses, se sont trouvés en contact. »
  19. P. Valéry, « La Crise de l’esprit, Note » [1922], dans Id., Œuvres, cit., I, 712-713 : « L’homme est cet animal séparé, ce bizarre être vivant qui s’est opposé à tous les autres, qui s’élève sur tous les autres, par ses… songes, – par l’intensité, l’enchaînement, par la diversité de ses songes ! par leurs effets extraordinaires et qui vont jusqu’à modifier sa nature, et non seulement sa nature, mais encore la nature même qui l’entoure, qu’il essaye infatigablement de soumettre à ses songes. Je veux dire que l’homme est incessamment et nécessairement opposé à ce qui est par le souci de ce qui n’est pas ! et qu’il enfante laborieusement, ou bien par génie, ce qu’il faut pour donner à ses rêves la puissance et la précision mêmes de la réalité, et, d’autre part, pour imposer à cette réalité des altérations croissantes qui la rapprochent de ses rêves ».
  20. P. Valéry, « Proposition Valéry-Focillon », in L’Europe et l’Esprit cit., 112-121.
  21. O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, Paris, Gallimard, 1931-33.
  22. B. Groethuysen, «  Lettre d’Allemagne  » (1921), in Id., Autres portraits, Paris, Gallimard, 1995, 192.
  23. Ibid., 192-193.
  24. Ivi.
  25. P. Valéry à Jean Guéhenno, 5 mars 1932, dans Id., Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, 199-202.
  26. P. Valéry, « Conférence de Vienne », dans L’Europe et l’esprit cit., 52.
  27. Pour une Société des esprits, Correspondance, Lettres de H. Focillon, S. de Madariaga, G. Murray, M. Ozorio de Almeda, A. Reyes, T. Yuan Peï, P. Valéry, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933  ; S. Freud et A. Einstein, Pourquoi la guerre  ?, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933  ; Correspondance : L’Esprit, l’éthique, la guerre, lettres de J. Bojer, J. Huizinga, A. Huxley, A. Maurois, R. Waelder, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1934 ; Civilisations. Orient-Occident, Génie du Nord-Latinité, lettres de H. Focillon, G. Murray, J. Strzygowski, R. Tagore, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1935.
  28. Valéry, L’Europe et l’esprit, cit., 219  : «  Jamais il n’a été plus nécessaire d’affirmer les idées qui ont été pour la première fois conçues et exprimées dans une forme définitive, sur les rives de la mer où tant de races, tant de croyances, tant d’esprits du premier ordre, tant de systèmes de vie, de pensée, de création, ont fondu leurs expériences, leurs langages, leurs styles, et défini les types de toutes les sciences comme les problèmes de toutes les philosophies…  ».
  29. P. Valéry, «  Henri Bergson  », in Œuvres, III, 1201-1207.