Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette
Jusqu'à samedi, nous publions chaque jour en avant-première des extraits des cinq romans finalistes du Prix Grand Continent, qui sera remis le dimanche 18 décembre à 3466, au cœur du massif du Mont Blanc. Aujourd'hui, pour la première fois en français, nous vous offrons des extraits du roman de Mateusz Pakuła, Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette. Un roman sur la douleur physique et la mort dans la Pologne contemporaine, mais aussi un texte sur des institutions de soins défaillantes, une Église qui s’effondre, un service de santé au bord du gouffre — une histoire de tendresse et d’intimité inondée de colère, d’impuissance, de désespoir et de rage.
Traduit du polonais par Charles Zaremba
p. 6-14
Chapitre premier
Novembre-avril (2019-2020)
Papa était jaune quand je suis arrivé. Il était assis dans le salon, tout jaune, il se sentait mal. Comme on donnait justement Os hardcore, monde mort au théâtre Żeromski de Kielce, on a passé la nuit chez mes parents, avec Zuzia et les garçons.
Non, ce n’est pas comme ça. Tout se déroule au présent.
Papa est jaune quand j’arrive. Il est assis dans le salon, tout jaune, il se sent mal. Pour soigner sa jaunisse, maman lui prépare une pomme râpée et se demande tout haut s’il ne faudrait pas aller aux urgences. Quelques jours plus tard, il est clair qu’il a un cancer du pancréas. Un grosse tumeur maligne s’est mise sur le dos du pancréas et nous dit : Appelez-moi Verdict de Mort.
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Voilà, voilà. C’est novembre, presque la fin du monde. Papa se retrouve aux urgences le jour de la fête de l’Indépendance, il a cinquante-neuf ans. Moi, j’en ai trente-six. On est de retour à Cracovie, à la pizzeria Il Calzone, près du théâtre Stary, quand j’apprends qu’il a un cancer et que les marqueurs n’augurent rien de bon. J’ai maman au téléphone et je pleure sur ma pizza. Zuzia se joint aussitôt à moi et nous pleurons tous les deux, sans prêter attention ni aux serveurs ni aux autres clients, tout absorbés que nous sommes par nos sanglots (je signale que nous pleurons abondamment dans ce livre, et si ce n’est pas beaucoup, c’est terriblement).
Le 16 novembre, après avoir assisté à la première de mes Tristes tropiques au théâtre Polski qui tente de renaître à Wrocław, fort attristé par la mise en scène (je ne sais pas si ce texte a vieilli ou si la mise en scène était effroyablement mauvaise), je vais à Kielce, voir mon papa. Je m’assieds près de lui, il est très faible et angoissé par l’opération qui l’attend, et ce doit être la première fois depuis trente ans que je lui tiens la main.
Un instant plus tard, on parle de ce qu’il faudra faire s’il meurt. Tout simplement : on se demande que deviendra l’entreprise, la maison, si maman pourra la tenir toute seule ou si elle doit revenir à Małgosia, ma sœur qui a deux ans de moins que moi et a quatre enfants.
En décembre, quand je termine mon spectacle sur l’évolution au théâtre Stary, maman emmène papa se faire opérer à Varsovie. Comme disent les médecins, c’est une opération qui sauve la vie. Tandis que Charles Darwin danse lors de mes répétitions, le cancer de papa est excisé avec tout son pancréas et de nombreux tissus adjacents. Les chirurgiens ont vraiment fait du bon boulot.
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Mes parents passent Noël et la semaine précédente à l’hôpital, papa au bloc opératoire, maman dans le couloir. Elle reste un peu à l’hôtel, elle erre un peu dans les rues de la capitale, mais de préférence, elle fait le guet dans le couloir et demande à toutes les infirmières qui passent de dire à papa qu’elle, maman, c’est−à-dire sa femme, est là, tout près, derrière la cloison. Visiter un patient dans un état si grave, apporter des bactéries, des microbes et des saletés est, bien sûr, strictement interdit. Dans toute cette impuissance face au cancer, à l’opération, à la menace de mort, on ne peut même pas se tenir la main ? ! On ne sait pas si papa survivra, s’il se réveillera de l’anesthésie, si son organisme tiendra le coup. Finalement, au bout de quelques jours, maman a le droit de le voir. Durant la veillée de Noël, on fait depuis leur maison une visioconférence par Messenger. Pour leur montrer que tout fonctionne, que c’est beau, que la table est mise, avec plein de bouffe, un tas de drivepetits-enfants, qu’on est tous ensemble pour eux, et ainsi de suite. On se fait des signes par téléphone, tous agitent les mains et sanglotent. Grand-mère Halina, qui est totalement sourde d’une oreille et à moitié de l’autre, crie vers l’écran : Rentre à la maison ! Tu entends ? Rentre tout de suite !
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Progrès postopératoires laborieux, convalescence, tous ont bon espoir, comme on dit. Papa rentre à la maison, je lui rends visite, le tiens par la main, m’agenouille au-dessus de lui. Il me montre sa cicatrice, elle est étonnamment grande. Les chirurgiens se sont dits surpris par l’étendue des dégâts, ce salopard de cancer avait eu le temps de s’étendre pendant les deux semaines qu’il avait dû attendre l’opération, laquelle a été difficile et très longue.
On se dit qu’en février, il viendra avec maman et des amis regarder mon Chaos du premier niveau. Papa ne tarit pas d’éloges à propos des décors de Justyna. Mais ensuite, on reporte ça à une autre date. Aux calendes grecques, mais on ne le sait pas encore.
Avant de partir, j’offre à papa l’excellent Guerres des tribus modernes de Michał Paweł Markowski. Les faits, pas les valeurs. Les faits ! Parlons des faits ! Si on continue à radoter à propos des valeurs, on ne risque pas de s’entendre.
En revenant de Kielce à Cracovie, je suis léger et heureux pendant un instant. Le premier compte rendu de la première au théâtre Stary est paru. Le site Onet dit que mon spectacle est un hit. L’énergie, la folie, etc. Juste après viennent des comptes rendus critiques voire très critiques. Des enthousiastes aussi, mais moi, je ne suis plus content.
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Le bon espoir postopératoire prend fin quelques semaines plus tard. Il est temps de passer à la chimiothérapie, recommandée de toute urgence. Papa a déjà des métastases, partout. Le cancer s’est propagé, tout le corps de papa est illuminé par des foyers cancéreux, les lumignons cadavériques de ces étranges cellules qui se dupliquent comme des dingues, dans une course folle suicidaire.
Ils lui installent un port, il peut désormais naviguer sur la mer de la chimiothérapie. Les premiers jours après la première séance, l’effet secondaire, c’est le hoquet. Je lui téléphone, il est d’excellente humeur. Lajos, son ami hongrois, lui déroule la vision de futures entreprises, projets et réalisation à l’étranger. Mon ami polonais Dominik Koza m’invite à prendre une bière. On rigole tous les deux en imaginant Marek Pakuła téléphoner aux gens et leur dire : Je te dis, mon vieux, quelle merde, cette chimio, un vrai carnage, Saïgon, quoi. Et tu sais ce que j’ai après ? Un putain de hoquet !
Oui, mais après le hoquet viennent d’autres effets spéciaux, plus du tout aussi gais. Et un simple hoquet qui dure sans interruption des journées entières devient quelque chose d’infernal.
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D’un coup, à l’instar de maître Shifu (maître Jan, à savoir Peszek1), on se plonge à donf dans le zen. Car voici venu le temps du coronavirus. Notre petite apocalypse. Eu égard aux circonstances, on vit une période assez heureuse à la maison. Et même très heureuse. Moi, j’écris la pièce Stanisław Lem contre Philip K. Dick, qu’un théâtre m’a commandée il y a six mois. Zuzia aide Wiktor à suivre ses cours en ligne. Notre école Montessori est très cool, donc c’est cool. On déjeune tous les jours ensemble, de temps en temps, je fais les courses, et l’après-midi se passe en puzzle Mizieliński, Lego, dessin de BD, lecture, batailles, rodéo. Witek a les cheveux jusqu’à la taille. Władziu est à croquer.
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Outre d’innombrables Lem et Dick, je lis l’excellent Hérétiques, révoltés, visionnaires de Jałochowski, L’Étoffe de la réalité de Deutsch, Les Mondes parallèles de Lamża, Après l’écriture de Dukaj, 1000 Pièces d’avant-garde de Koch, Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay (que j’ai reçu pour mon anniversaire et qui marque le début de mon amour pour Michael Chabon), le génial roman graphique de Tomine Les Intrus, deux volumes de nouvelles de SF de Ted Chiang (nouvelle découverte fantastique après la trilogie de Cixin Liu), La Maison des feuilles de Danielewski et les poèmes d’Ursula Le Guin dans la traduction magistrale de Bargielska et Jarniewicz. Je reviens à leurs poèmes à eux, et je me sens chez moi. Je m’installe avec plaisir dans ces loverooms.
Après Harari, grâce auquel j’ai compris que je n’avais pas d’âme, et suis entré de plain-pied dans un nouveau cercle d’athéisme libérateur, après Steven Pinker (Le Triomphe des Lumières et Tabula rasa) dont l’humanisme et l’optimisme ont quelque peu éclairci le miroir noir élaboré par Harari dans sa trilogie, le groupe de mes gourous intellectuels accueille Sean Carroll, l’auteur du Grand Tout. Sur l’origine de la vie, son sens, et l’univers lui-même. Carroll est, comme il se définit lui-même, un « réaliste poétique », c’est-à-dire encore un sataniste, un antéchrist, une bête piétinant sans vergogne les sentiments religieux et les valeurs chrétiennes qui, soyons sincères, sont incomparablement plus précieux qu’un quelconque amas de chair humaine. Pas vrai ?
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Histoire de contrarier tout ce hot16challenge qui commence sérieusement à faire chier, ma femme chante :
« Paaaandémie.
J’ai peur de la nuit.
Quand la vie se brise.
La mort se déguise.
Je revêts un masque.
Là, dans mes pénates.
Ou sur ma terrasse.
Je pétris la pâte.
Je vois des renards.
…
Je ne les mets pas au bout d’un dard.
…
Des coups de fusil.
…
…
…
C’est dimanche, vas-y.
À Wola Justowska, devant notre immeuble, il y a vraiment des renards qui font des petits (on voit aussi des sangliers et des faisans, des chouettes ont élu domicile dans l’arbre qui se trouve devant la fenêtre de notre chambre), et l’un voisins leur tire vraiment dessus de temps en temps. Enfoiré du dimanche.
°
Si la vie avec une tumeur n’est pas des plus spectaculairement joyeuses, la vie avec une tumeur en temps de pandémie, c’est autre chose. Papa fait des séances en oncologie, il est totalement épuisé. Marchant avec peine, emmitouflé de la tête aux pieds, couvert de masques, de gants et de blouses, il attend six heures dans un hall rempli de gens qui sont venu prendre leur nouvelle dose de chimio. Tous attendent plus longtemps que d’habitude, en nage, gémissant, tenant à peine sur leur tabouret, parce qu’un type suspecté de covid est entré dans le service.
J’appelle maman presque tous les jours. Papa vomit, maigrit, perd ses cheveux – la totale, quoi. On se parle quand il en a la force et l’envie. Il y a des jours où il ne veut pas parler. À personne. Où il ne veut voir personne, ne répond pas au téléphone.
Je sais par maman qu’ils ont emprunté un déambulateur et qu’ils marchent, qu’ils font des tours à l’étage, au rez-de-chaussée. Marcin, mon frère de quinze ans plus jeune que moi, habite à nouveau chez nos parents, parce ses études ont été interrompues par la pandémie. Chaque fois qu’ils se croisent dans le couloir, papa avec son déambulateur et Marcin, ils se font un check. Ça m’émeut terriblement (oui, je pleure terriblement). Je suis aussi très touché par la proposition de Janek Duerschlag, un collègue de papa réapparu au bout de trente ans. Il est tellement bouleversé par ce qu’il apprend à propos de mon père qu’il m’écrit un mail, or j’avais sept ans la dernière fois que je l’ai vu, à Rybnik, j’avais mangé du pumpernickel chez lui. Jan s’apprêtait à survoler Kielce dans son avion de tourisme. Et il propose à papa de l’accompagner – ils décolleront dès que papa lui fera signe. Ils survoleront les Monts Sainte-Croix, Nowiny, Chęciny, toute la ville de Kielce. Je m’imagine ce vol, mon père exténué monte à grand-peine dans la cabine, ensuite, bien que ce genre de sport ne l’ait jamais attiré, il éprouve de la joie et de la béatitude à foncer à travers des tas de nuages. Mais on n’est pas dans Bien que le temps nous presse2. Le temps ne nous presse pas, parce qu’on ne sait pas combien il lui en reste. Et bien que le temps soit une inconnue, bien qu’il s’incurve étrangement avec l’espace, bien qu’on veuillez faire une telle bucket list, on n’en fait pas. Une liste des choses à faire avant de mourir, ça n’a pas de sens. Papa est trop faible pour ouvrir les yeux, s’approcher de la fenêtre ou aller faire pipi, alors que dire d’un voyage autour du monde, ou même rien qu’autour de la voïvodie. La vie n’est tout simplement pas un film avec Morgan Freeman. C’est peut-être un film avec Jack Nicholson, mais sûrement un autre.
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Comment écrire tout ça ? Bon, disons que je vais l’écrire comme ça vient. Ce sera un flux de conscience, si tant est qu’un tel truc existe. Parce que nous pensons autrement, par pulsars en quelque sorte, par éclairs, par enroulements, nous avons beaucoup de pensées à la fois, certaines sont vagues, d’autres ont des couleurs criardes ou des contours de bande dessinée. Je pense presque tout le temps à mon père mourant. Presque. Parfois, j’oublie que je ne devrais pas oublier qu’il est en train de mourir, et je ne pense pas à lui pendant un moment, un quart d’heure, une heure, une heure et demie. Et puis ça me revient, je suis pris d’un sentiment de culpabilité, de remords, et je pense de nouveau à lui. Je le vois comme un film, une BD, une ombre de mes souvenirs. Non, ce ne sera pas un flux de conscience à la con, je ne sais ni ce que ce sera ni comment je l’écrirai. Ce sera en partie un journal, en partie un journal à rebours, en partie un Mon combat à moi.
Mi-mai, j’achève mon texte sur Lem et Philip K. Dick. Je me demande longuement s’il doit faire partie de ce livre. Finalement, je considère que oui. C’est le meilleur enregistrement des émotions qui m’ont traversé à cette époque.
Remis au cœur du massif du Mont Blanc, à 3466 mètres d’altitude, le Prix Grand Continent est le premier prix littéraire qui reconnaît chaque année un grand récit européen.
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p. 98-100
La chimiothérapie est interrompue entre autres parce que papa est incapable d’aller tout seul aux toilettes. Au début, je ne peux pas y croire, mais c’est ce qu’affirme maman. Les médecins lui disent qu’il n’y a pas assez de personnel, qu’un patient admis en chimiothérapie doit être en état d’aller tout seul aux toilettes. Je ne sais pas si c’est à cause de la pandémie. Dans le cas contraire, y aurait-il chaque jour, plusieurs fois, quelqu’un pour accompagner papa faire pipi ? Parce que le caca, c’est plus rare. Ça arrive, mais seulement à quelques jours d’intervalle. Il a des couches, mais il en a honte. Cela dit, c’est seulement à tout hasard. Il ne veut pas faire pipi ou caca dans sa couche. Il n’y arrive pas, il doit aller aux toilettes.
Le problème du pipi-caca s’aggrave. C’est une période terriblement fatigante, tant pour papa que pour nous, pendant une semaine, jour après jour, toute la journée, nous allons à chaque instant dans la salle de bains. Et nous passons les trois quarts du temps aux alentours de la cuvette. Le reste de la journée, nous trottinons dans un sens et dans l’autre. Papa s’assoit sur la cuvette où se tient debout à côté, appuyé au lavabo. Dans cette position, il a moins mal.
La première fois que je le maintiens dans la salle de bains, la puanteur est insupportable, j’ai l’impression que je vais dégueuler, inonder de vomi tous ces petits tapis velus. Tellement ça empeste. (En dehors des chiottes, papa sent très bon. Aux chiottes, personne n’embaume, surtout pas un malade.) Avant, je l’accompagnais et je m’effaçais, je soulevais la lunette, je l’aidais à s’asseoir et le laissais seul à seul avec sa physiologie. J’attendais qu’il m’appelle. À présent, je ne me sauve plus, même si j’ai du mal à m’empêcher de vomir. Pas moyen de me sauver, parce que papa m’échappe des mains. Je dois le tenir, rester à côté de lui, le laisser appuyer la tête contre moi. Je me dis que le pipi-caca des enfants c’est des broutilles (comme dirait papa). Cette puanteur adulte et morbide est d’un autre calibre, c’est un autre cercle de l’enfer. Pourtant, au bout d’un certain temps, relativement bref, maximum deux jours, je m’habitude à ces tortures et je me sens tout à fait à l’aise dans ce cercle infernal, les relents non seulement cessent de m’irriter, mais deviennent totalement neutres. Plus rien de m’effraie, que ce soit torcher un derrière endolori, appliquer du Sudocrem sur les rougeurs (comme on le fait encore de temps à autres pour Władziu), essuyer la merde qui goutte sur le sol, placer la cuvette entre les jambes, ou encore masser le dos de celui qui gémit et hurle de douleur en essayant d’éliminer quelque chose.
Quand je le raccompagne vers son lit, on dirait qu’on fait la queue-leu-leu, le petit train : papa pose les mains sur mes épaules et moi, la locomotive, je le tire doucement, mais surtout pas jusqu’à Varsovie. Il arrive qu’en chemin, le wagonnet pèse soudain de tout son poids et se serre contre moi ; il m’est parfois difficile de deviner si c’est un accès de tendresse ou de faiblesse. Je le couche, le couvre avec des plaids, un édredon, puis encore des couvertures, parce qu’il a toujours très froid. Et je lui parle, je lui dis ce que j’ai le plus de mal à lui dire, ce qui ne veut pas sortir de ma bouche, je lui dis ce que selon Zuzia je dois absolument lui dire, me forcer et oser lui dire. Et finalement, je lui dis :
— Je t’aime, papa.
— Moi aussi, je t’aime beaucoup, dit papa en me prenant les mains, les yeux mi-clos.
Et je vois alors qu’il a les mains pleines de caca, et là on est deux. Les mains couvertes de merde, barbouillées de ses excréments. Il s’est manifestement touché à l’entrejambe et n’a rien remarqué. Moi non plus, je n’ai rien remarqué. Et tandis qu’on se serre nos mains merdeuses après notre déclaration d’amour, je me dis que ça ne fait rien, ça ne me dérange pas le moins du monde.
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Cette merde, hrabalienne pourrait-on dire3, nous surprendra encore plus d’une fois. Au bain, par exemple. Ce qui me paraît à la fois comique et répugnant. Absurde et triste. Mais je vous épargne les détails. Imaginez-les vous-même si vous voulez. Bain du père – description de la nature. Je trouve cette remarque dans mes notes. En effet, c’est presque comme soigner un animal étrange, engourdi et maladroit, ou une plante exotique mouvante. Lui ôter ses vêtements sales, le mettre dans la baignoire, lui laver la tête avec une serviette humide, le ressortir de la baignoire, l’essuyer, sécher ce qu’il lui reste de cheveux, lui mettre un maillot et un pantalon propre, l’emmitoufler dans les couvertures. La première fois que je le baigne (j’aide maman à lui donner le bain), je ne peux pas rassasier mes yeux de la vue de son corps qui fascine en tant que phénomène naturel, ses bras, ses jambes et surtout ses cuisses d’une maigreur extrême, son derrière en voie de disparition, son dos qui laisse voir la colonne vertébrale et chaque côte. Et seul son ventre est gros comme un tonneau, et parfois aussi son bras gauche plein d’eau au-dessus du coude à cause de la perfusion, et donc pas si maigre que ça.
Par la suite, nous nous dirons « je t’aime, papa » et « je t’aime, mon fils » étonnamment souvent.
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29 juin
Je viens à Kielce pour le premier tour des élections. J’ai prévu de rester jusqu’au lendemain et d’aller avec maman à l’hôpital pour essayer d’avoir des nouvelles de papa. Après tout, ça fait une semaine qu’il est là-bas.
Notre service s’enorgueillit d’avoir une approche holistique, une sérénité bouddhique, une chaleur ayurvédique. Chez nous, l’accompagnement psychologique au patient et à ses proches est la norme. Des entretiens pleins de bienveillance et d’empathie avec les médecins font partie intégrante de la prise en charge professionnelle du patient. Plus sérieusement, le site des soins palliatifs de Kielce assure vraiment qu’ils assurent ce foutu accompagnement psychologique qui soit s’est fait baiser quand il avait tourné la tête, soit est allé lui-même se faire foutre dans un accès de déprime.
« Créé en l’an 2000, le service de médecine palliative prend en charge les malades en phase avancée de maladie tumorale. Dans la pratique clinique, il assure des soins complets aux patients qui ne réagissent plus à un traitement causal. L’objectif est d’atténuer les symptômes pénibles, de satisfaire les besoins psycho-sociaux et spirituels du malade, et d’apporter à la famille un soutien lors de la maladie et du décès d’un proche. Les soins palliatifs constituent une démarche pluridisciplinaire et suivie assurée par un collectif auquel participent médecins, infirmières, psychologues, religieux, thérapeutes, bénévoles, travailleurs sociaux etc. »
Le chef de service ne nous accorde même pas un regard quand nous lui demandons si nous pouvons avoir des nouvelles du patient Marek Pakuła.
— Non.
Maman est estomaquée.
Je suis estomaqué.
— Sortez, s’il vous plaît.
— Mais nous avions rendez-vous, vous m’avez dit de venir lundi à onze heure, et il est justement…
— Je n’ai pas le temps, je vous prie de sortir !
Les bras m’en tombent et je sens que j’enrage. Je tremble de rage. Je vais lui dire ce que je pense, à ce connard, je me penche par l’embrasure de la porte, je vais lui en mettre plein la gueule à ce crétin, mais hélas maman me retient et claque la porte. Puis elle se met à marcher sans but dans le couloir.
— Ne lui dis rien, parce qu’il va se venger sur papa et ne nous dira rien.
— Qu’est-ce que tu racontes, maman…
— Bon, on va rentrer à la maison…
— Tu n’y penses pas !
On erre sans but dans le couloir, accostant des personnes au hasard. Maman fourre dans les mains des infirmières des sachets de sucreries. Il y a dans ce geste un désespoir que je n’ai jamais vu de ma vie. Un désespoir qui me met à nu et me place sous un éclairage mauvais, aveuglant, dans une honte ignoble. Cette manière de mendier du secours qui éveille en moi des images extrêmes, des images de guerre : tenez, madame, voici une poignée de chocolats, dites-moi où est mon mari !
— Je les remettrai à votre mari, dit l’infirmière.
— Non, non, c’est pour vous, pour vous toutes, pour vos bons soins !
— Je n’en veux pas…
— Mais pourquoi ? Tenez !
— Non, gardez-les…
Toute tremblante, maman supplie l’infirmière de prendre le sac en plastique froissé où elle a mis une boîte de chocolats. Cette scène embarrassante se termine enfin, et moi, je suis désolé, si terriblement désolé, j’ai tellement honte, honte pour moi, pour ma pitoyable mère et pour cette infirmière. Qui s’éloigne dans le couloir avec le sac en marmonnant qu’elle va revenir nous donner des informations.
[…]
Nous sortons dans un pseudo-patio, une pseudo-cour, un pseudo-jardin sans plantes, une pseudo-promenade pour personne. C’est la palliation, les gens sont couchés et meurent. On est sur ce qui n’est ni un balconnet ni un muret, avec un petit escalier. On se tient à deux ou trois mètres d’une fenêtre où surgissent des dames, et aussi papa sur son lit, en position semi-assise.
Je n’ai jamais vu un tel visage. Et sûrement pas chez papa. C’est le visage de l’incrédulité, de l’étonnement, de la méfiance et de la haine. Envers le monde entier, y compris nous. Un visage buté, brisé. Je pleure au point de ne rien voir, je regarde à travers les flaques qui me noient les yeux, des flaques grandes comme des lacs, des océans.
— Salut, chéri ! lance maman.
— Salut, papa ! fais-je à mon tour.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il si bas qu’on l’entend à peine.
— On t’aime ! s’écrie maman. Je t’aime ! Je t’aime, tu m’entends ?
— Vous m’avez abandonné.
— Non, chéri, quelle idée !
— Maman vient tous les jours, mais ils ne la laissent pas entrer à cause de la pandémie.
Il secoue la tête.
— Comment tu te sens ?
Il nous regarde en chien de faïence.
— Tu n’as pas mal ?
— Non.
— Tu dors ?
— Non.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Vous m’avez oublié ?
— Non, quelle idée. Il n’y a pas de visites à cause du coronavirus…
— On pense à toi, mon mari, on t’aime !
— Ils ne laissent entrer personne à cause de la pandémie…
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Tu veux qu’on t’apporte quelque chose ?
— Faites-moi sortir d’ici.
— Quoi ? !
— Qu’est-ce que tu dis ! ?
— Faites-moi sortir d’ici !
— Oui, papa, dès ce que sera possible, on te fera sortir.
— Faites-moi sortir d’ici, je vous en prie, je vous en supplie.
— Je vais encore parler au médecin…
— Promettez-moi de tout faire pour que je puisse sortir.
— Bien sûr, papa.
— Faites-moi sortir d’ici, je vous en supplie.
L’infirmière ramène papa au fond de la chambrée. Trempés de sueur, couverts de larmes et de morve, on redescend de ce balcon infernal et se blottit l’un contre l’autre, faute de pouvoir étreindre papa.
Soudain – comme si une girafe passait devant nos yeux – un cureton sort du service d’un pas alerte. Un confesseur ! Un confesseur peut entrer et rester avec un malade, mais sa femme et son fils, non ! Un confesseur qui traîne ses guêtres dans différents hôpitaux, ramasse des monceaux de microbes peut entrer chez mon père et moi, je ne peux pas ! Et ma maman ne peut pas non plus ! J’hallucine, putain !
[…]
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Papa m’enlace, me serre fort. Après la main, les caresses et les baisers sur la joue (pour dire bonne nuit, ou avant de repartir), c’est une nouvelle frontière physique qui est franchie, ou plus précisément abolie. Il s’endort, blotti contre moi, comme si lui était mon fils. Ou plus précisément mon tout petit, Witek ou Władek, ou les deux à la fois. Ou les trois.
[…]
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Je vois en rêve les jambes effroyablement longues de papa. En fait, c’est un rêve érotique, je veux faire minette à Zuzia et, soudain, ses merveilleuses cuisses se transforment en celles de papa. Non qu’elles maigrissent et que ma femme se retrouve avec des jambes plus maigres, mais d’un coup, elle a concrètement des jambes d’homme, les jambes de papa tout bonnement, la peau sur les os. J’hésite un instant, mais je finis par me dire dans mon rêve : eh bien, tant pis. Je le fais quand même.
[…]
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27 juillet
— Vous voulez que votre mari meure à l’hôpital ?
— Non ! s’exclame maman au téléphone.
— Non ? s’étonne le médecin
Nous nous rendons à l’hôpital. Le chef de service dit que dans ces cas-là, les visites sont autorisées.
— Dans quels cas ?
— Dans les cas où le patient peut mourir à tout instant. Je ne peux pas vous dire quand, mais je lui donne maximum trois jours. L’urine du sac est brun foncé et gadouilleuse, c’est très mauvais.
J’ajoute ma visite au service de médecine interne à ma collection d’événements absolument hollywoodiens. Où se croisent des images de Shining et de Beetlejuice, de La Chute du faucon noir et d’Édouard aux mains d’argent.
La chaleur est impitoyable, la dame soldat ne veut pas nous laisser entrer, alors on lui explique qu’on a l’autorisation du chef de service. Ah, alors c’est OK, mais seulement un par un. Maman entre la première, pour un quart d’heure, évidemment. Une heure plus tard, c’est à moi. Je mets un masque, me désinfecte les mains, la dame soldat prend ma température, m’indique par où aller. De toute façon, je ne trouve pas la chambrée de papa. Je me perds dans un labyrinthe de couloirs, d’ascenseurs qui ne vont qu’aux étages pairs ou impairs, ou seulement de côté, ou seulement en arrière, d’escaliers qui mènent à de mystérieux demi ou quarts d’étage.
Toutes les portes sont grandes ouvertes, chaque chambrée est remplie de morts vivants, de vieillards à l’agonie, visages de bois, de cire, de plastique où frémit encore parfois un Dernier des Mohicans, un reste de muscle, un nerf. Une morgue, quoi, un mouroir. De vieilles fougères desséchées sous des édredons. Zombieland.
Je trouve papa, je reste un moment à son chevet, je lui parle, je ne rappelle plus de quoi. Lui ne dit presque rien. La chaleur est insupportable. Une petite vieille crie qu’on ferme la fenêtre, parce que ça tire. Des infirmières arrivent.
— Abrégez, s’il vous plaît !
— Je viens juste d’arriver, dis-je, devinant que cela s’adressait à moi.
— C’est quinze minutes, monsieur, pas plus, et d’ailleurs où sont vos gants, votre blouse, vos sur-chaussures ?
— Je ne savais pas que je devais en avoir.
— Qui vous a laissé entrer ?
— La soldate.
— La soldate ?
— La dame soldat.
— Et elle vous a laissé entrer comme ça ? !
— Ben oui.
— Vous exagérez…
Papa est calme et triste. Je ressors dans la canicule.
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L’après-midi, je reçois un coup de fil d’Irek. Il veut me parler de vive voix et en particulier. Est-ce qu’on peut se voir ? C’est bizarre. Je n’ai pas idée de quoi il peut s’agir. On se voit dans les prés vallonnés derrière la rue Bęczkowska.
— Écoute, je ne sais pas comment te le dire, donc je vais le dire sans détour : Marek m’a téléphoné il y a quelques heures, il m’a dit qu’il voudrait être euthanasié.
Blackout.
Mes chronomètres se débranchent, des kaïromètres que je ne connaissais pas se mettent en marche.
— Vraiment ?
— Ouais.
Ça me surprend. Parce que pendant presque tout le mois de juin (excepté bien sûr son séjour en soins palliatifs) et presque tout juillet, il a répété qu’il voulait rependre des forces et retourner en chimio. Mais le plus surprenant, c’est qu’il l’ait dit à Irek, et pas à moi. Peut-être parce que c’est son beau-frère, et pas son enfant ?
— Eh bien que c’est devenu insupportable, et qu’on doit l’aider. Que si ça devait se répéter, il préfère en finir tout de suite.
— La douleur, les crises ?
— Oui.
— Mais c’est illégal chez nous.
— Il faudrait lui trouver quelque chose.
— Tu sais où ?
— Non, euh, je ne sais pas, il faudrait chercher.
— Ben oui, il y a sûrement un marché noir.
— Il m’a dit de t’en parler, et qu’il fallait qu’on trouve quelque chose. Et que tu ne dois pas en parler à ta mère.
— Je ne peux pas ne pas lui en parler.
— Eh bien, Marek a dit que…
— On ne peut rien faire sans la mettre au courant.
Dès que je rentre, je relate cette conversation à maman et à Marcin. On prend une bière dans la cuisine. C’est la fin juillet, presque la fin du monde, quelques minutes avant le crépuscule.
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28 juillet
On fait sortir papa de l’hôpital. J’ai vraiment les boules, pas moyen de trouver ces blouses à la con ! Papa me téléphone, il dit que le médecin se plaint de nous, qu’on exagère, qu’on se promène dans le service sans habits de protection, votre famille exagère, voilà ce qu’il dit. Tiens donc, putain, encore un roi Salomon ! Il engueule un mourant parce que sa famille exagère ! Parce que sa femme et son fils sont entrés, bordel, et qu’ils avaient pas ces foutues blouses ! Va te faire foutre, tête de nœud ! Rends ta blouse, si t’es tellement pointilleux, casse-toi, tu pues, va chier, espèce de fumier ! Aaaaaaaaaa !
Finalement je n’ai pas besoin de blouse parce qu’une infirmière raisonnable amène papa en fauteuil roulant à l’entrée principale.
C’est une grosse opération. Je mets le siège passager avant du SUV en position allongée. Transbahuter papa du fauteuil dans la voiture nous prend un bon quart d’heure. C’est bon, ça y est. Un coussin sous la tête (ce triste oreiller restera longtemps dans ma voiture). Irek monte à l’arrière et maintient papa. Il y a aussi Marcin et Maja, une cousine, la fille de Bożenka et Irek. Ils sont venus avec une autre voiture et nous servent d’escorte.
— Tu n’as pas peur de la mort ? je demande à mon père une fois qu’on est arrivés, qu’on l’a trimballé jusqu’en haut et mis au lit.
— Non.
— Mais de la douleur, oui ?
— J’avais pensé m’acheter un pistolet et me tirer une balle dans la figure.
— Tu nous aurais fait une sacrée surprise…
— J’aurais tiré et ma tête…
— Ta tête, oui, mais maman aurait pu dire adieu à l’assurance. Et il faudrait racler ta cervelle sur les murs.
— Tu trouveras quelque chose ?
— Sûrement pas un pistolet.
— Un truc que j’aie sous la main, à tout hasard, une espèce de soupape de sécurité, un bouton de sécurité, tu sais.
— Je sais. C’est-à-dire je ne sais pas. Mais je comprends.
— Tu trouveras quelque chose ?
— Je vais tâcher.
— Promets-le moi.
— On a beaucoup de morphine, je vais me renseigner.
— Si au moins je pouvais crever comme un chien ! Comme notre Morris ! Si seulement je pouvais partir, m’endormir tout simplement. Pourquoi je ne peux pas mourir comme un chien ?
Je vous hais ! Je vous hais, débiles de bénitier ! J’essaie de ne pas vous haïr, et je n’y arrive pas ! Foutus évêques ! C’est eux, c’est de leur faute, gros lards d’enculés ! Ça va, bande de sacro-saints crétins ? Je vous souhaite à vous tous qui pérorez contre l’euthanasie d’être cloués au lit pendant des mois à hurler de douleur et à réclamer la mort. Ma colère contre l’Église et toutes les conneries religieuses sorties du cul est si démente, si énorme que je voudrais voir toutes les notre-dame en feu, je m’imagine toute cette communauté catho-pathologique agoniser au milieu des flammes, se noyer dans les flots glaciaux, dans tous les enfers qui excitent leurs cerveaux dégénérés de dévôts. Crevez dans d’atroces souffrances, bande d’enculés ! Crevez dans d’atroces souffrances puisque vos âmes, putain, y aspirent tellement ! Rien à foutre du politiquement correct, pas envie de m’abstenir du discours de haine, vive le dieu de la tuerie ! Tordez-vous de douleur, souffrez ! Parce que c’est illégal bien que ce soit absurde, parce que je dois me creuser la cervelle, faire une promesse à papa, le tuer moi-même sans savoir comment ! Parce que mon père ne peut pas mourir comme une bête, qu’il doit mourir comme un homme, « comme un être humain », dans d’atroces souffrances, parce que ça s’annonce, putain. Crevez, bande d’enculés !
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— Laissez-moi enfin partir.
— Pas encore. Donne-nous un instant, dit Irek en surgissant de la chambre et y retournant aussitôt.
[…]
Deux cents milligrammes de morphine, c’est une dose mortelle, un comprimé de Sevredol en contient vingt milligrammes, il suffit donc d’en avaler dix.
— On a la solution, papa. Au cas où, on te donnera beaucoup de morphine. Tu t’endormiras et tu ne te réveilleras pas.
— C’est bien ce que je veux.
— Hum hum.
— Et on en a assez ?
— On a en a tout une montagne.
On pourrait aisément tuer trois personnes. Sauf que papa a du mal à avaler un seul comprimé.
— Je ne sais pas si tu seras capable d’en avaler autant à la fois.
— Doucement.
— Hum hum.
— Mais ne dis rien à Małgosia, elle me haïrait pour ça.
— Bien sûr.
— Elle me haïrait.
— Elle le comprendrait sûrement.
— Ne lui dis rien, je t’en supplie.
Serai-je capable de lui administrer cette morphine ? Je lis les effets secondaires, les effets indésirables et fortement indésirables. Et j’ai de plus en plus peur. Et si, en lui donnant du Sevredol, je lui infligeais des tortures encore plus grandes ? Serai-je capable de l’étouffer avec un coussin ? Serai-je capable de l’assassiner ? Est-ce que ça se remarquera ? Irek affirme que non. Personne ne verra rien. C’est aussi ce qu’il me semble. Ah, ce savoir puisé dans les films.
[…]
2 août
La nuit du 1er au 2 est horrible. Le 2 août est le jour le plus douloureux depuis longtemps. Maman ne veut pas entendre parler de doses mortelles de morphine. Elle a peur. Papa n’avale pas les cachets, son estomac accepte moyennement quoi que ce soit. Moi aussi, j’ai peur.
J’ai l’impression d’être depuis des années au chevet de papa qui me demande si c’est encore long, pourquoi c’est si long, combien de temps encore, pourquoi ça dure si longtemps, il bredouille que ses cheveux lui font mal, le brûlent. Je t’en supplie, Mateusz, aide-moi, s’il te plaît, je t’en supplie.
— Papa, pardonne-moi si ça se passe comme ça, pardonne-moi si ça dure si longtemps, je fais tout ce qui est en mon pouvoir, papa, nous faisons tout pour soulager tes souffrances.
— Je sais, papa, répond mon papa.
Dois-je l’étouffer avec un coussin ? Dois-je l’étouffer avec un coussin ? Oui, je suis prêt, je serai l’assassin de mon père. Bien. Je vais y arriver. Je vais y arriver. Je vais l’étouffer parce que je ne supporte plus ces hurlements.
Papa hurle : Doux Jésuuus ! Doux Jésuuuuus !
Sa sonde s’est bouchée. Je deviens fou, je suis une épave, un bateau à vapeur dément à bout de souffle.
J’ai perdu la tête. Je parcours Kielce déserte dans ma bagnole, c’est dimanche, je fais le tour des pharmacies de garde à la recherche d’une sonde avec argent colloïdal, et j’écoute du Taco Hemingway.
Papa appelle : Maman, maman, mamounette, maman !
Maman appelle une infirmière pour changer la sonde, ensuite elle appelle le médecin parce que la nouvelle sonde semble apporter un mieux, comme un soulagement pendant un instant, mais il apparaît bientôt que ça ne change rien, bordel, le soulagement n’est que momentané, aux chiottes cette réalité, aux chiottes tout ça, je veux le néant pour papa ! Un néant éclairé, sans douleur, le droit à cette putain de mort !
Papa crie : Doux Jésuuuuuuuuuuus !
— Papa, pardonne-moi que ça se passe comme ça, pardonne-moi si ça dure si longtemps, je fais tout ce qui est en mon pouvoir, nous faisons tout pour soulager tes souffrances.
— Je sais, papa, répond mon papa.
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3 août
[…]
Pourquoi je fais ça, pourquoi je fais ça ? Ça n’a pas de sens, pourquoi je lui donne des forces, mon Dieu, pour allonger ses souffrances ?
On lui ajoute des patchs de morphine.
— Qu’est-ce qui te fait le plus mal, papa ?
— Tout, mon Dieuuu !
Je n’y arrive pas, j’enfonce dans le plancher, mes yeux dépassent à peine de cette mer d’huile, rien que les yeux et la frange, mes oreilles sont immergées sous les lames. Stupeur, apathie, isolement. Moments d’insensibilité absolue.
4 août
On y arrive enfin. On lui donne quinze milligrammes d’hydroxyzine et on lui pulvérise dans les narines de l’Instanyl (au lieu du Sevredol). Il y a aussi l’effet du Doltard, morphine à libération prolongée en comprimés, et deux patchs de morphine. Avec maman, on a déjà un doctorat honoris causa ès morphine. Elle lui étale sur les jambes de l’Ibuprom Max Sprint qu’elle extrait de capsules translucides. Il dort huit heures d’affilée d’un sommeil lourd, profond, il ronfle. Quel soulagement ! Une vague de soulagement me submerge quand j’entends ses terribles ronflements. Ses merveilleux, fabuleux, magnifiques ronflements !
5 août
[…]
Depuis deux jours, papa ne dit plus rien, seulement des gémissements et des balbutiements, en fin de journée, il prononce distinctement un mot : j’entends. Et il ne s’agit ni de chœurs d’anges ni de piano. C’est juste parce qu’il a les boules qu’on parle par-dessus sa tête.
Le soir, il avale de travers l’hydroxyzine que je lui verse dans la bouche. Il suffoque et tousse affreusement, j’ai le réflexe de le sauver, je le soulève, lui donne des tapes dans le dos, ça marche… Et merde ! Dire que je voulais l’étouffer avec un coussin ! Comment l’aurais-je fait, alors que mon corps le sauve machinalement, tout seul, et me permet pas de ne rien faire ? ! Je fonds en larmes.
Dorénavant, je le noierai à chaque fois que je le ferai boire. Et lui, il coulera en essayant d’avaler les liquides que je lui verserai dans la bouche ou tout simplement sa salive.
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6 août
Ce n’est pas drôle du tout, c’est le jour où je suis plus en colère que jamais. Contre papa. Contre moi-même, parce que je suis impuissant. Incapable de tuer. Contre papa, parce qu’il meurt. Contre papa, parce qu’il ne meurt pas. Contre papa, parce que c’est si long, si affreusement long. Meurs enfin, me dis-je alors que je suis à son chevet depuis dix heures, alors que je suis avec lui depuis trois mois. Meurs enfin ! Je suis en colère. Contre papa, parce qu’il m’a fait promettre l’impossible. Contre papa, parce qu’il complique les choses. Qu’il ne m’aide pas en crachant, en serrant les dents, tout. Contre moi, parce que je suis incapable de tuer. Contre ce foutu pays qui me fout dans cette merde. Contre grand-mère, parce qu’elle est sourde, et qu’elle parle et pleure trop fort sur papa. Contre maman, parce qu’elle dit qu’elle sort pour un instant, et qu’elle revient au bout de trois heures. Contre moi, parce que je veux me soustraire à tout ça. Contre moi parce que je suis incapable m’y soustraire. Contre les évêques et les Polonais, ces toutous abrutis. Je suis tellement en colère que j’ai envie de réduire cette maison en miettes. Je suis tellement en colère que j’ai envie de prendre un bidon d’essence et de foutre le feu à l’église la plus proche. Mais je vais seulement devant le garage, le dos courbé, je fume trois cigarettes puis je cours jusqu’à la salle de bain et je dégueule dans le bidet.
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8 août
Papa gargouille comme s’il avait de l’eau bouillante au fond de la gorge. Comme s’il en avait plein les poumons, les bronches. Ses yeux s’assèchent parce qu’il ne ferme pas les paupières, il ne cligne pas. Il regarde, mais on dirait qu’il ne voir tien. Je ne peux pas supporter ça, je l’ai déçu, je l’ai terriblement déçu ! Je dois le tuer, sur-le-champ, je le lui ai promis. Mais je n’y arrive pas. Une voix me dit : Étouffe-le avec un coussin, étouffe-le avec un coussin, connard. Tu le lui as promis, espèce de lâche ! Mais j’en suis incapable ! Putain de merde ! Pardon, pardon ! Meeeeerde ! Je me tiens au-dessus de lui et je chiale. Je ne sais pas encore que c’est le dernier stade.
[…]
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9 août
Papa est mort. Enfin.
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23 août
Je demande pardon sans cesse. Ce livre, c’est ma demande de pardon. Je pense aussi que sa souffrance n’aura pas été vaines, bien que ce soit la chose la plus idiote qu’on puisse penser. Mais je le pense quand même. Oui, je pense que sa souffrance n’aura pas été vaines si j’écris un livre (non sur mon père, mais sur sa souffrance) et que ce livre suscite un débat sur la légalisation de l’euthanasie. Il faut y arriver. Débat et LÉGALISATION (Légaliser empanastie ? L’elphanasie ? En aucun cas ! À quoi bon ?). Donner un sens à la souffrance n’a pas de sens. La souffrance de mon père n’avait pas de sens et n’en a toujours pas. Mais moi, je dois lui donner un sens. Pour ne pas perdre la raison. Je comprends pourquoi les enfants des cancéreux s’engagent si souvent dans l’aide aux personnes qui sont dans la même situation qu’eux, créent des fondations etc. C’est pour ne pas perdre la raison.
Ce livre ne parle pas de mon père, mais de la souffrance. Si j’avais voulu écrire un livre sur mon père, j’aurais dû parler beaucoup plus longuement de ses défauts, dire à qu’il pouvait être un macho-conservateur suffisant, qu’il ne savait pas vraiment parler avec ses enfants, on peut même affirmer que dans ce domaine, il était particulièrement peu doué. Soit il se taisait, soit il monologuait. Il posait des questions, mais n’écoutait pas les réponses. Il analysait les situations familiales de manière catégorique et, la plupart du temps, parfaitement erronée, il racontait des bêtises à propos de l’écologie et affichait son dégoût pour la cuisine végétarienne. Il était capable d’être un monstre pour lui-même, se transformer en pierre pour de longues semaines, puis dépétrifier d’un coup son corps et son esprit pour une tocade quelconque.
Oui, il avait des défauts, mais il ne méritait pas cette « belle souffrance », putain (la souffrance sublimée, ah, le fondement même du christianisme ! – si quelqu’un ose encore me parler de la « belle souffrance », je lui fous mon poing dans la gueule, parole). Il méritait de mourir conformément à sa volonté, il méritait de mourir comme un chien ! Putain, j’ai un tel sentiment de culpabilité !
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29 août
Comment je n’ai pas tué mon père ? Je ne l’ai pas tué de manière rapide et indolore, je ne l’ai pas étouffé avec un coussin, je ne l’ai pas tué dans son sommeil, je ne lui ai pas administré une dose mortelle de morphine, je ne lui ai pas coupé les veines, je ne lui ai pas tiré une balle dans la tête. Combien je le regrette ? Je suis incapable de déterminer l’ampleur de mon chagrin, la profondeur de ce gouffre.
Sources
- Jan Peszek, voix polonaise de maître Shifu dans le film d’animation Kung Fu Panda. (Note du traducteur.)
- Titre polonais du film américain The Bucket List (2007) sorti en France sous le titre Sans plus attendre. (NdT)
- Allusion à un texte de l’auteur tchèque Bohumil Hrabal, peut-être Proluky [Brèches], 1986, inédit en français. (NdT)