Existe-t-il un lien entre Proust et Joyce pour ce qui est de l’intériorité, de la démocratie, de la politique ou de la justice ? 

Anna Isabella Squarzina

L’image d’un Proust enfermé dans sa tour d’ivoire, se retirant du monde pour écrire une œuvre que l’on pourrait qualifier d’œuvre « intérieure » est une image obsolète. Le grand public aussi a appris à mettre de côté cette image. Les spécialistes eux aussi doivent franchir une autre étape : celle du Proust politique. Les réflexions s’acheminent désormais vers d’autres voies. Proust était très attentif à tout. C’était un homme dans le monde, un homme du monde. La Recherche est une oeuvre imprégnée des questions sociales, politiques, à partir de l’affaire Dreyfus qui se lit en filigrane dans le roman avec ces déchirures, ces clivages, la division de la société entre dreyfusard et anti-dreyfusard, ou encore avec la Grande guerre qui marque un temps d’arrêt pour la publication. Proust aurait pu achever son roman auparavant mais la guerre fait irruption dans sa vie. Proust nous parle de la guerre. Il lit chaque jour tous les journaux, il suivait toute la guerre. Proust nous raconte des batailles de la guerre au sein de la société, il nous parle des divisions au sein de la société, de la haine pour les « boches » mais tout cela entre dans cet univers, un petit univers qu’est la société du roman. Cela devient une macro-histoire. 

Quant à Joyce, je voudrais citer une anecdote de Richard Ellman qui raconte que lorsqu’on évoquait à Joyce une tuerie qui avait eu lieu dans le cadre de la guerre, Joyce répondait en citant le massacre de l’inquisition au Pays-bas au XVIIème siècle. Il évoquait l’image d’une histoire cyclique. Est-ce que nous pouvons concilier tout cela avec une vision progressiste et progressive permettant l’action dans l’histoire ?

Samuel Slote 

Comme vous l’avez dit à juste titre, il y a des cycles dans l’histoire qui nous transforment, nous sommes des interprètes du passé. C’est une manière de répondre à votre question sur la politique progressiste et progressive qui nous permet de nous acheminer vers quelque chose de nouveau. Rome est une ville vraiment impressionnante, c’est étonnant de voir des bâtiments de la Renaissance qui coexistent avec des édifices modernes. La phrase d’un des personnages de James Joyce : « L’histoire est un cauchemar duquel je m’efforce de sortir, je devrais me réveiller de ce cauchemar ». Il faut considérer le contexte dans lequel est prononcée cette phrase : le personnage est professeur dans une école, il est un syndicaliste. Ce n’est pas l’histoire qui est un cauchemar mais l’historiographie. Ulysse en témoigne car l’Irlande est un pays où l’on discute beaucoup de l’histoire. Dans les années 1950 on enseignait l’histoire irlandaise à l’école et on s’arrêtait au XVIIème siècle.

Proust était très attentif à tout. C’était un homme dans le monde, un homme du monde.

Anna Isabella Squarzina

L’histoire dans La Recherche est d’une certaine manière le pain quotidien de la narration, l’affaire Dreyfus en particulier. Roland Barthes affirme que la littérature est la science du singulier. Selon les disciplines, on pourrait donc discuter de manière différente de faire l’histoire mais il semble que la littérature suive la destinée d’un individu et dans ce sens le cœur de La Recherche est dans la mémoire et non pas dans l’histoire. C’est très actuel car pendant des décennies on a parlé de mémoire, ce qui confère à Proust une grande actualité par rapport au temps que nous vivons. 

Anna Isabella Squarzina 

Dans les années où Proust écrivait La Recherche, il y avait aussi la naissance du groupe des Annales, apportant donc une lecture différente de l’histoire, orientée non pas sur la grande histoire mais sur la petite histoire, celle des individus. Dans un des passages de l’œuvre, Gilberte écrit au narrateur qu’elle a fui Paris pour se réfugier dans sa maison de campagne où elle s’est rendue pour défendre le château de la destruction. Proust était très attentif à la relation entre l’histoire et l’individu, entre la grande histoire et la petite histoire du roman. Il était aussi attentif au discours historiographique, à tout ce qui conduisait à une évolution de la mentalité dans la façon d’observer les événements historiques. C’était une démarche de niche qui s’opposait à une tradition historiographique très différente. Proust avait cette sensibilité et ses personnages sont les protagonistes d’une microhistoire. 

Proust était très attentif à la relation entre l’histoire et l’individu, entre la grande histoire et la petite histoire du roman. Il était aussi attentif au discours historiographique, à tout ce qui conduisait à une évolution de la mentalité dans la façon d’observer les événements historiques. 

Anna Isabella Squarzina 

Je pense toujours à l’affaire Dreyfus. L’histoire est toujours un révélateur du moi profond de chaque personnage. 

Oui c’est évident. L’histoire sépare les personnages et fait la distinction entre bons et méchants. Il n’y a pas que des bons personnages dans La Recherche. Swan est un personnage qui est trahi par Gilbert qui supprime son nom. Elle essaye d’oublier qu’elle est la fille d’un juif car elle est entrée dans la grande société des Guermantes. Proust décrit le passage d’un côté à l’autre, celui de la bourgeoisie, des agents de changes et de la bourgeoisie juive, au côté des Guermantes, des aristocrates, où tout le monde ou presque est méchant. 

Il y a un autre adverbe qui fait l’objet de mes ouvrages : « maintenant ». C’est un adverbe que l’on utilise pour parler du moment de l’énoncé. Depuis la fin du XIXème, « maintenant » est utilisé aussi pour parler du passé. C’est un usage littéraire particulier qui fait qu’il y a une sorte de télescopage dans les plans temporels. Proust utilise l’adverbe « maintenant » pour raconter la grande histoire vécue par les personnages, pour expliquer une sorte de système où une situation remplace l’autre. Le résultat final est que les divisions reviennent au moment de la guerre. C’est un « maintenant » qui est toujours égal, il y a un éternel retour. C’est une lecture pessimiste de l’histoire — comme chez Leopardi. 

Vous avez aussi écrit des ouvrages sur l’adverbe « aujourd’hui ». S’il y a quelque chose qui sauve c’est la mémoire, elle se bat contre la force que Proust appelle « ce qui abrutit ». 

L’habitude est un médicament précieux qui nous permet de survivre. Proust nous raconte l’arrivée, enfant, dans sa chambre de vacances. L’angoisse de l’enfant qui voit une chambre nouvelle, entend des bruits nouveaux, sent des odeurs nouvelles. Et puis pour égayer ces soirées, il y a cette lanterne magique qui projette des scène moyenâgeuses. L’habitude peut anesthésier mais l’artiste est prêt à se sacrifier, à souffrir, pour trouver la vérité dans les choses. L’habitude est donc la pire des choses, une chose qu’il faut écarter et évincer de sa vie. 

Samuel Slote 

Dans votre monographie sur Proust, il y a ce passage très beau : « L’habitude est le geste qui transforme, qui fait changer la forme ». L’habitude peut s’avérer utile. La mémoire est un artifice fragile. Le terme de mémoire va de pair avec l’oubli, la mémoire nous échappe toujours. Jusqu’à quel point peut-on oublier ? Les êtres humains sont conçus pour oublier. Il n’y a que des fragments qui subsistent dans notre mémoire, des fragments qui se modifient, qui changent. Pour revenir à Joyce, dans l’avant-dernier chapitre d’Ulysse, il nous parle de ce désir de tout vouloir expliquer. Mais ce faisant, l’homme fait exactement l’inverse. Il y a dans l’œuvre une description du système hydraulique de Dublin, où se trouvent réservoirs et tuyaux. Plus on est contraint d’expliquer, plus on oublie. 

Le terme de mémoire va de paire avec l’oubli, la mémoire nous échappe toujours.

Samuel Slote

C’est passionnant mais je voudrais reprendre l’antisémitisme et l’affaire Dreyfus. Un auteur comme Joyce investit énormément dans le récit de Bloom. Il a une tradition catholique irlandaise mais il raconte le judaïsme. Qu’est ce que cela nous dit par rapport à ce niveau d’investissement ?

C’est une question intéressante car il y a différentes manières de répondre à cela. Il y avait des raisons personnelles de Joyce, des raisons artistiques, concernant le personnage juif qui est exploré. Une des inspirations pour Ulysse est l’étude du phénicien qui dit que l’histoire des juifs sont les mêmes histoires transposées dans les années. Joyce remet cette histoire dans le contexte de l’Irlande avec les juifs migrants dans le pays. Il présente les préjugés des irlandais pour comparer le destin tragique des juifs. On a parlé d’antisémitisme ou d’hyprocrisie. Joyce n’était pas vraiment intéressé par l’histoire ou la culture juive. Bloom ne représente pas le type de juif qui auraient vécu à Dublin mais plutôt la communauté juive de Trieste. J’attribue cela à sa relation problématique avec le catholicisme. Bloom n’est pas vraiment juif selon certains critiques. C’est cela qui intéresse Joyce par rapport à la culture juive. Le moment le plus exemplaire est lorsqu’il dessine une boîte avec des écritures que l’on met sur la porte. Il fait un geste rituel d’obéissance qui montre la posture de Joyce par rapport à son identité juive.

Celanous amène à une question centrale pour comprendre les différences et les parallélismes entre Joyce et Proust. Giacomo Debenedetti a évoqué la dissolution de la conscience. Il n’y a plus les personnages solides du XIXème siècle mais une constellation d’atomes qui vont dans des directions différentes et qui sont une sorte d’illusion d’optique, quelque chose d’artificiel. Aujourd’hui, on peut se poser la question de savoir si on construit une identité différente, fluide, intersectionnelle. Ce sont des mots modernes mais assez authentiques, c’est quelque chose que Joyce développe de manière synchronisée par rapport aux voix multiples qui s’expriment en un seul jour tandis que Proust parle de métamorphose au fil du temps. Quel est le type d’identité qui ressort de ces romans ? 

Anna Isabella Squarzina 

Le moi n’existe pas. La preuve douloureuse de cette inexistence d’un moi continue est l’expérience de la mort de la personne aimée. La mort de la personne aimée qui ne devient plus rien, qui ne fait plus souffrir. Le protagoniste se trouve dans le train et il ouvre une lettre. Il croit lire la signature d’Albertine mais cette dernière est morte dans le volume précédent ce qui donne lieu aux pages les plus intenses de la douleur amoureuse et de la perte de la personne chérie. La seule chose qu’il éprouve à ce moment-là est un sentiment de gêne. Si Albertine est vivante il doit réorganiser sa vie mais la signature n’est pas la sienne, c’est Gilberte qui a signé la lettre. Il se rend compte de la monstruosité de ce qu’il a pensé et ressenti mais la mémoire le sauve là encore. 

Les réminiscences proustienne sont des réminiscences heureuses contrairement à ce qui passe chez Dante. Pour ce dernier, rien n’est plus douloureux dans les moments de souffrance que de penser aux moments heureux. Chez Proust, la mémoire est toujours positive, le souvenir, la madeleine, les pavés de Venise, la serviette qui lui fait penser à l’enfance sont toujours des moments heureux — ce que Sartre appelle les « moments parfaits » dans La Nausée. Il y a une seule réminiscence négative et douloureuse et c’est l’intermittence du cœur qui repose dans le souvenir de la grand-mère. L’émergence de ce souvenir de la grand-mère est la preuve de la mort du moi. Mais il y a un moment où le moi peut resurgir, comme lorsque le protagoniste se courbe pour ajuster ses chaussures et se remémore sa grand-mère qui l’aidait. Un souvenir très douloureux le prend et provoque chez lui une souffrance énorme. Cette mémoire arrive à recomposer le moi. 

J’ai posé cette question car nous pensons aujourd’hui beaucoup l’identité européenne, morcelée, fragmentée… pourrait-on la sauver par la mémoire ?

Samuel Slote 

La réalisation par la mémoire de la disparition de la personne aimée est en effet un moment de grande souffrance pour le personnage. C’est un moment majeur de l’ouvrage. On peut se souvenir seulement de quelque chose que l’on a oublié. C’est le moment où l’on récupère le jumeau que l’on a perdu. 

La création du concept de la nation est la mémoire fausse que nous avons. Nous sommes un peuple car nous vivons ici, car nous avons fait quelque chose et combattu contre certains peuples. C’est quelque chose de factice que nous nous racontons de nous même. 

Cela évoque ce qui se passe chez Proust au moment de la Première Guerre mondiale avec la montée en flèche du nationalisme, la rhétorique contre les Allemands. Dans l’œuvre, l’une des réponses est donnée par les Guermantes et c’est donc une réponse aristocrate, snob dans une certaine mesure. 

Anna Isabella Squarzina

Toujours en ce qui concerne la mémoire et la façon dont on peut sauver l’identité collective et l’identité individuelle. Au moment où il y a des réminiscences, des moments intimes, des moments personnels, des moments égotistes sont en réalité des occasions pour relire les traditions anciennes. Nous connaissons tous la madeleine. Il y a un long passage où les temps verbaux sont étranges. On passe du présent au passé, etc. On peut lire dans cela une sorte de méditation spirituelle, de lecture divine.Des mots qui reviennent. Les miettes de la madeleine, un moine qui s’appelait Guide a fait une théorie sur la lecture divine qui commence par la lecture du texte sacré. Il le compare au fait de manger quelque chose. Il est d’abord goûté et savouré comme la madeleine, puis il y  le moment de méditation, puis de la prière et enfin il y a la contemplation ou presque. Manger, méditer, sont des actes volontaires, la contemplation n’est pas évidente, comme le souvenir de la madeleine qui n’est pas toujours acquis. Enfin, le moment du souvenir de la madeleine arrive et, à travers lui, il reprend en main la tradition spirituelle chrétienne.

Manger, méditer, sont des actes volontaires, la contemplation n’est pas évidente, comme le souvenir de la madeleine qui n’est pas toujours acquis.

Anna Isabella Squarzina

Cependant dans les Intermittences du cœur, il y a les souvenirs de la grand-mère suivi du rêve. Il y a peu de rêves dans La Recherche, ce sont des rêves très particuliers. Il y a une petite partie de monologue intérieur comme chez Joyce mais à part cela le style de Proust est très éloigné du monologue intérieur à la Joyce. Lors du rêve des intermittences du cœur, Homère et Virgile se présentent. Il y a des mots qui sont évocateurs de Virgile, d’Homère, la descente aux enfers pour interroger les morts, pour voir les personnes aimées qui sont mortes. Ce n’est donc pas seulement la mémoire des individus mais la mémoire d’une civilisation qui est à la base de la catastrophe, du moi, de la société. 

C’est lié aussi à la fascination de Proust pour le sacré. Il aimait beaucoup les cathédrales — comment peut-on décrire ce sentiment du sacré chez Proust ? 

C’est assez caché car ce n’est pas une œuvre où l’on trouve Dieu. Il y a des passages qui semblent se moquer des évangiles lorsqu’il comprend qu’il devient écrivain et écrit un ouvrage pour racheter sa vie. Il dit : « j’avais l’impression qu’ils étaient tous morts pour moi ». Donc il y a un sens du sentiment du sacré assez caché et sécularisé. Mais il est là, on peut le trouver facilement. 

Chez Joyce, on a affaire à une fascination très profonde pour Saint Thomas d’Aquin et une critique radicale du catholicisme irlandais. Comment peut-on assurer la cohabitation de ces deux mondes ?

Samuel Slote 

Ce n’est pas facile. La microhistoire et votre description de celle-ci est très intéressante. C’est selon Joyce un petit moment où il y a quelque chose qui représente davantage que ce qu’il est vraiment et qui doit être enregistré, rappeler, dans tous les détails les plus menus à travers une séquence de petite scène et de petit dialogue parfois très court parfois. L’épiphanie existe, de deux manières : l’expérience originale et puis le moment où le souvenir du poète agit dans l’épiphanie. C’est une idée que Joyce tire du catholicisme, il se l’approprie. Pour décrire cette relation très compliquée avec le catholicisme, il y a l’exemple dans Ulysse lorsqu’on parle des jésuites, il y a un débat concernant le fait d’être athée. Il était vraiment catholique mais n’était pas content de la façon dont les institutions catholiques en Irlande se comportaient. Les prêtres qui avaient un certain pouvoir. Joyce est profondément catholique mais anticlérical.

L’épiphanie existe, de deux manières : l’expérience originale et puis le moment où le souvenir du poète agit dans l’épiphanie. C’est une idée que Joyce tire du catholicisme, il se l’approprie.

Samuel Slote

En tout état de cause, le problème qui se pose en ce moment de l’épiphanie c’est qu’il y a une sorte de passivité du sujet. On revient là au thème de notre relation à l’histoire : Giacomo Debenedetti cite Sartre — qui cite Husserl — concernant le fait qu’au moment de cette rencontre-révélation, l’objet semble exploser vers le sujet. Il faut attendre que l’épiphanie apparaisse, qu’elle vous tombe dessus — on ne peut pas chercher l’épiphanie.

La passivité dans le sens que l’on ne peut pas orchestrer quelque chose. Il faut être réceptif lorsque la chose apparaît. Joyce revoit la scène dans le Portrait. L’idée est que l’Art nous entoure, l’actualité est dans la création artistique mais on ne peut pas la mettre en scène avec des décors et donc l’exemple de Joyce qui rencontre Proust est un exemple excellent. L’espoir que ces deux sommités littéraires puissent se rencontrer. L’un et l’autre ont refusé de se rencontrer, ils étaient arrogants. Proust n’avait pas d’intérêt pour Joyce ; je ne sais pas s’il connaissait l’œuvre de Joyce. 

Proust et Joyce sont comme Trieste et Venise : proches mais séparés culturellement. Je voudrais profiter du fait que vous êtes non seulement des experts dans votre domaine mais aussi deux généticiens. Pourriez-vous revenir sur la parution récente des 75 feuillets ? 

Anna Isabella Squarzina

Les 75 feuillets sont une version, une première mouture de La Recherche dont on savait qu’elle existait mais dont nous avions perdu la trace. Bernard de Fallois les a créées en mettant ensemble une masse de manuscrits, de notes déliées, il les a organisées en chapitres dont il a inventé les titres. Il a donc créé un artefact. Bernard de Fallois qui était un pionnier dans la découverte de manuscrit Proustien. La manuscrit était mis de côté lorsque par les spécialistes lorsque les manuscrits proustien sont entrés à la BNF et qu’ils ont été pris en main par une équipe d’expert et de savants qui en ont fait bien des choses comme un appareil pour les éditions de la pléiade qui remet de l’ordre dans toute une série de texte de préparation qui s’appelle « Exquisses ». Bernard de Fallois était quelque peu froissé et il n’a pas voulu rendre public ces 75 feuillets. Lorsqu’il est décédé, les 75 feuillets sont réapparus. On en connaissait quelques morceaux qu’il avait mis ci et là. Mais une bonne partie était inconnue. C’est une coïncidence singulière que ces feuillets soient réapparues à quelque mois du centenaire de la mort de Proust. On peut célébrer avec eux un nouveau Proust car il s’agit d’un roman à proprement parler. Ce sont des textes parfaits, prêts. En les lisant la première fois, traduisant l’édition faite par une auteure française, j’avais l’impression que j’allais y trouver une erreur ou une distraction mais ce ne fut pas le cas. Ceux qui souhaitent lire un micro-Proust peuvent partir de là.

C’est une coïncidence singulière que ces feuillets soient réapparues à quelque mois du centenaire de la mort de Proust. On peut célébrer avec eux un nouveau Proust car il s’agit d’un roman à proprement parler.

Anna Isabella Squarzina

C’est intéressant pour une autre raison car nous vivons dans une époque d’auto-fiction, chacun écrit son autobiographie. Ces 75 feuillets sont très proches d’une autobiographie et présentent du même coup beaucoup de différences d’avec La Recherche — comme s’il voulait nous dire qu’on ne pouvait rester vraiment fidèle à sa biographie qu’en l’évoquant dans une œuvre littéraire. 

En effet, ces 75 feuillets sont de natures autobiographiques à tel point que les héros et personnages ont les noms réels de la famille de Proust. Marcel, Jeanne, Adèle. Ce sont les noms de l’état civil qu’il effacera par la suite. Pour ce qui est du judaïsme, il y a un aspect frappant. Nathalie Mauriac l’a remarquée. Beaucoup d’encre a coulé sur ce sujet, notamment en parlant de l’antisémitisme de Proust. Il n’est pas tendre vis-à-vis du monde juif, il n’est pas non plus tendre vis à vis des homosexuels. Il n’est d’ailleurs jamais tendre. Dans Du côté de chez Swann, il y a ce grand-père qui lorsque ses petits-fils invitent des amis à l’école, ils sifflent des opéras. Dans ces 75 feuillets, on raconte ce même épisode mais différemment. Il y a un oncle, du côté juif de sa famille, le ciment de celle-ci. Cet oncle dit, lorsque des amis viennent chez lui, il se méfie car en tant que juif il est triste en voyant que certains ont caché leur vrai nom de famille ; c’est une sorte de nostalgie.

La National Library of Ireland a récemment acquis des inédits de Joyce, à deux reprises. Voit-on apparaître aujourd’hui aussi un nouveau visage de Joyce ?

Samuel Slote 

Je n’oserai pas parler d’un nouveau visage de Joyce, le premier lot qui est très significatif sont les premières épreuves d’Ulysse, beaucoup de ces premières moutures ont disparu mais cela a permis de combler certaines lacunes. Nous pouvons désormais mieux le connaître et le comprendre en tant qu’écrivain. Par le passé nous pouvions imaginer la façon dont il écrivait des histoires déconnectées l’une de l’autre mais finalement on découvre le texte final au fur et à mesure qu’il crée le tissu collectif de son roman. Il a donc modifié notre manière de travailler. Nous avons également les épreuves de Finnegans Wake : nous avons dû réviser notre manière d’appréhender sa manière d’écrire comme cela vaut également pour Proust. C’est très différent lorsqu’on part de l’œuvre finale et qu’on repart en arrière. On peut voir l’évolution des idées.