Le mouvement révolutionnaire qui se déroule en Iran depuis bientôt deux mois a comme point de départ la mort de Mahsâ Amini, jeune femme kurde tuée par la police des mœurs car elle aurait mal porté un voile. Est-ce que ce mouvement va conduire à une désislamisation de la société iranienne ?
Farhad Khosrokhavar
Je ne crois pas à la désislamisation et donc à la laïcisation, au sens propre du terme, de la société iranienne. On voit dans ce mouvement une forme de sécularisation, effective, indéniable, mais cette sécularisation doit être replacée dans le contexte de la culture iranienne.
Tout d’abord, les manifestations ont débuté par le rejet du voile obligatoire. Il ne s’agit pas d’un mouvement de rejet du voile en général. On voit très bien dans les manifestations que des femmes voilées accompagnent des femmes non voilées pour dénoncer cette contrainte qui consiste à dicter aux femmes leur attitude et leurs apprêts vestimentaires. Ici, en France, il y a une partie des féministes qui a affirmé que si le voile était enlevé là-bas il fallait aussi qu’on l’enlève aussi ici. Or en Iran, il ne s’agit pas de dénoncer le voile, mais de dire que la femme doit décider elle-même. Donc personnellement, conformément à ce qui se passe en Iran, je pense que c’est aux femmes elles-mêmes de décider. Si des femmes veulent porter le foulard ou le voile, qu’elles le portent – évidemment pas le voile intégral, puisqu’il dérobe à la femme son identité dans une société ou les identités sont constituées par le visage. Si elles ne veulent pas le porter, aucune instance ne devrait tenter d’infléchir leur volonté souveraine à ce sujet.
La différence majeure, bien entendu, est que la France est une démocratie, ce qui fait qu’il y a des droits inaliénables de l’individu, même voilé, alors qu’en Iran les femmes non voilées n’ont pas de droits et par conséquent sont soumises à la répression, avec des amendes importantes, des coups de fouet, parfois des peines de prison et, dans le cas de Mahsâ Amini, la mort brutale.
Dans ce contexte, les hommes et les femmes de 15 à 25 ans, c’est-à-dire de la troisième génération après la révolution de 1979, sont en révolte, ensemble, contre le régime théocratique. On voit très bien que les hommes soutiennent les femmes et participent à l’affrontement avec les forces de l’ordre dont la cruauté et la violence n’est plus à décrire. Hommes et femmes sont dans un rapport de coopération contre un ennemi commun qui est l’Etat théocratique, c’est-à-dire un Etat qui veut détruire la société au nom de principes islamiques de plus en plus rigidifiés, qui ne sont pas les principes traditionnels de l’islam mais frottés de ceux du totalitarisme moderne pour légitimer un Etat autocratique.
Poursuivons sur la question du voile. Dans L’Utopie sacrifiée, la sociologie de la révolution iranienne, vous rappelez comment, après la révolution, « tous les maux sont désormais imputés à la femme, à la femme mal voilée. Certains vont même jusqu’à identifier en elle la source du mal absolu. De nombreux sermons des mollahs ou exhortations moralisantes des Bassidj transforment en cette période la femme en objet d’anathème, en bouc émissaire » 1. L’impression se dégage que ce qu’on voit dans le mouvement serait justement la fin de l’opposition des genres au sein de la société iranienne, à travers les manifestations de solidarité des hommes à l’égard du mouvement des femmes et des femmes à l’égard des hommes. On pense notamment aux slogans « femme, vie, liberté » (زن زندگی آزادی) et « homme, patrie, prospérité » (مرد میهن آبادی) 2qui se répondent dans de nombreuses manifestations. Est-ce que vous diriez que la bouc-émissarisation des femmes, qui a été une des dimensions de la Révolution des premières années de la Révolution, puis ensuite de la République islamique, est définitivement révolue ?
Je crois que c’est précisément le rejet de ce qu’on pourrait appeler la théocratie islamique, dans le sens que vous venez de décrire, qui voit dans la femme son talon d’Achille du pouvoir. Mais pour comprendre ce sentiment de faiblesse vis-à-vis du corps des femmes, je voudrais d’abord revenir sur les causes de ce mouvement.
Tout d’abord, en Iran, le fossé entre les classes sociales s’est transformé en un gouffre de classes. Les riches du régime ont réussi par des passe-droits, par le clientélisme, par le bakchich et par une corruption répandue, à s’enrichir de façon indécente, comme le montrent les dénonciations sur internet, souvent documents à l’appui. À côté de cela, un tiers de sa population iranienne vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, selon les normes internationales des Nations Unies. Or, l’Iran du temps du Shah était une société beaucoup plus prospère qui permettait aux classes moyennes d’accéder à un confort indéniable. Ces classes moyennes sont de plus en plus écrasées depuis une quinzaine d’années et sont en voie de prolétarisation.
Sur le plan écologique, c’est la catastrophe. Le régime n’a rien fait pour atténuer les rigueurs du réchauffement climatique. On voit, par exemple, des pénuries d’eau dans beaucoup de provinces en Iran et le desséchement des fleuves causé par des forages inconsidérés par les tenants du régime pour s’enrichir à l’abri de toute contrainte légale et le nombre incroyable de digues (plusieurs centaines !) pour en faire assumer les frais par l’Etat au service de l’Armée des pasdaran qui empoche ainsi des sommes élevées.
Au niveau international, on remarque la constante dégradation de la situation de l’Iran, qui n’a pratiquement plus d’amis sauf la Syrie, le Hezbollah libanais et quelquefois des pays qui sont en rupture de ban avec la société internationale, et de plus en plus la Russie, qui trouve en Iran un allié sûr qui l’aide avec ses drones à bombarder l’Ukraine, bref l’alliance de deux parias.
Donc on est dans une situation où la troisième génération a le sentiment d’un échec total, d’un fiasco généralisé, elle se sent sans avenir en vivant un présent morose avec une répression qui s’intensifie, notamment contre les femmes, au fur et à mesure que le régime se rigidifie.
Comment expliquer rétrospectivement que le voile ait été accepté lors de la révolution de 1979 ?
Lors de la Révolution de 1979, les femmes de gauche, les intellectuelles et les femmes engagées pensaient qu’il s’agissait d’une révolution contre la grande bourgeoisie et qu’il fallait que les femmes acceptent de sacrifier un certain nombre de leurs privilèges en acceptant le voile, pour aller dans le sens de la révolution. Elles espéraient qu’une fois que la révolution petite bourgeoise serait accomplie par le clergé iranien sous la direction de l’ayatollah Khomeini, elles pourraient passer à la révolution prolétarienne et donc éliminer aisément cette petite bourgeoisie incarnée par le clergé.
On sait que cette analyse était totalement fausse et que le résultat n’a pas été l’élimination du clergé comme détenteur du pouvoir, mais l’élimination de la gauche, en particulier de la gauche marxiste et de la gauche radicale comme courant politique prenant part au devenir de la société. Maintenant la nouvelle génération des jeunes femmes et hommes sait très bien que la contrainte du voile doit être dénoncée comme telle, comme atteinte à l’intégrité de l’individu, au déni de sa liberté fondamentale d’incarner son corps propre.
Comment expliquer une telle rupture aujourd’hui entre la nature religieuse du pouvoir et la société civile ?
Je dirais qu’il y a un changement total de culture, et cela en dépit du fait que, depuis quatre décennies, on assiste à ce qu’on pourrait appeler une tentative de désécularisation de la société par le régime islamique.
Le système de l’éducation nationale a été bâti sur la destruction de l’image de la femme comme être autonome. Par conséquent, les jeunes filles et les femmes qui actuellement sont dans la rue avec de jeunes hommes sont celles qui étaient censées être endoctrinées par ce système fermé qui refuse l’indéniable modernité des jeunes femmes.
On peut comprendre cette situation paradoxale si on prend en compte l’époque de socialisation de ces jeunes personnes. Aujourd’hui, ils évoluent dans un système où il y a une diaspora iranienne d’au 3 à 4 millions d’Iraniens à l’étranger qui est très étroitement associée à la classe moyenne iranienne. Pratiquement toutes les familles ont quelqu’un à l’étranger et leurs relations sont des relations préservées, non rompues, à l’inverse des Russes blancs qui une fois partie de la Russie au moment de la Révolution d’Octobre ont été totalement séparés de la société russe. Ce phénomène est renforcé par internet. Ainsi, la socialisation avec la diaspora iranienne à l’étranger a limité voire annulé les effets de l’endoctrinement de l’école en Iran.
Ensuite, l’autre cause de résistance à la désécularisation est la tradition familiale. En Iran surtout, des classes moyennes sous le Shah avaient déjà presqu’un demi-siècle d’expérience de sécularisation par le haut, qui avait abouti certes à des réactions contre cette forme de sécularisation brutale (le fait de faire ôter brutalement le voile des femmes par la police dans les années 1930), mais une partie des classes moyennes avait adopté et intériorisé cette sécularisation. Conséquence à long terme de cela, on voit bien que nombre de jeunes gens issus de l’élite de cette théocratie adoptent des modes de vie qui sont en rupture avec ceux de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils choisissent le modèle sécularisé de la vie avec promiscuité des genres et refusent de se soumettre aux diktats de l’islamisme lorsqu’ils vivent à l’étranger.
En somme, le système d’endoctrinement et de désécularisation mis en place par le pouvoir a totalement échoué. Même dans les familles traditionnelles, nombre de jeunes, femmes et hommes confondus rejettent la contrainte non seulement du voile, mais aussi toutes les formes de pudeur « islamique », qui sont aussi des formes de pudeur traditionnelle, à savoir que la femme ne doit pas regarder l’homme dans les yeux et qu’on doit respecter la séparation des sexes. Même dans des villes religieuses comme à Qom, une part grandissante de la jeunesse rejette la sociabilité traditionnelle qui consistait à procéder à la ségrégation entre jeunes hommes et jeunes femmes, entre hommes et femmes non mariés. En 2009, j’avais fait un livre pour montrer que, à Qom, ville de formation religieuse de l’Iran, la nouvelle subjectivité était en place et qu’elle était déjà en divergence par rapport aux orientations culturelles du clergé et des couches traditionnelles 3.
Quel rôle les étudiants jouent-ils dans ce processus que vous décrivez ?
En 1979, il y avait 300 à 400 000 étudiants en Iran. Actuellement, il y en a plus de 3 millions, dont la moitié de jeunes femmes. On trouve dans ces universités des formes de sociabilité et des modes d’acquisition du savoir qui empêchent le régime d’imposer son point de vue désécularisant à la société. Aujourd’hui, l’université est le foyer principal de la révolte contre le régime en place.
Vous parlez de mouvement de nature révolutionnaire. Vous avez étudié en tant que sociologue et anthropologue la révolution de 1979, dont vous avez identifié plusieurs causes, comme le bouleversement mental et matériel de la société, la modernisation de la société entre les années 1930 et les années 1970, la désintégration de l’armature communautaire, une rupture générationnelle que vous identifiez aussi à propos de cette révolution en cours. À quel point peut-on faire des parallèles entre la révolution de 1979 et le mouvement en cours aujourd’hui ? Est ce qu’il y a un bouleversement mental, par exemple, de la même ampleur ?
Pour commencer, je ne vois pas comment un mouvement d’une telle ampleur pourrait se produire sans qu’il y ait un bouleversement au niveau de la subjectivité. C’est ce que les sociologues, Foucault, Touraine et nous-mêmes appelons la subjectivation. Il y a l’affirmation de soi dans une subjectivité nouvelle qui ne reproduit pas les anciennes formes de subjectivité.
La révolution iranienne de 1979 s’est produite après une période de grande modernisation. A l’inverse, le mouvement actuel se produit après des décennies de démodernisation. Sur le plan économique, il y a une régression très nette. Par exemple, en 1979 le revenu par habitant de l’Iran était entre deux et trois fois supérieur à celui de la Turquie. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Pour prendre un autre exemple, le dollar au moment de la révolution iranienne valait sept toumans 4. Or maintenant, il est aux alentours de 36000 toumans, c’est à dire plus de cinq mille fois supérieur. L’appauvrissement se manifeste aussi par la démultiplication des bidonvilles, qui n’existaient presque pas sous le Shah. Aujourd’hui, plus de 20 % des habitats en Iran pourraient être considérés comme des bidonvilles. Les rares acquis de l’économie iranienne sont accaparés par une élite kleptocratique qui se permet d’empocher les biens et services sans avoir à rendre compte à qui que ce soit.
En un sens, la modernisation intense du temps du Shah infligeait la violence à la société sur plusieurs plans. Aujourd’hui, la démodernisation provoque aussi de la violence, mais de façon démultipliée parce que la société souffre de la perte de son pouvoir d’achat, de la régression sociale et économique et de la réduction d’une bonne partie d’elle à la pauvreté extrême. Le mouvement actuel est fondé sur la dénonciation de cette injustice sociale, des erreurs économiques et de la corruption en plus du déni de dignité aux femmes, mais aussi d’une autre manière, aux hommes.
L’Iran a commencé par être une théocratie après la révolution de 1979, qui s’est transformée en une ploutocratie, elle-même devenue une kleptocratie, qui est maintenant une thanatocratie c’est à dire un régime qui depuis 2015 n’hésite pas à tuer massivement la population, comme lors des mouvements de protestation de 2015-2019, où y a eu plus de 1500 morts, quelquefois par des tirs à bout portant et par l’utilisation de chars, sans compter les milliers de torturés.
Aujourd’hui, il y a plus de 14000 personnes emprisonnées dans des conditions dramatiques, et plus de 330 morts avérés dont une quarantaine de mineurs. Beaucoup ne sont pas déclarés parce que les familles sont mises sous pression. Par conséquent, le régime est une sorte de thanatocratie qui s’apparente de plus en plus, par la brutalité de son action, au régime syrien.
Qu’entendez-vous par l’idée d’une transformation de la subjectivité de la population iranienne ?
Je dis qu’il y a désormais une subjectivité révolutionnaire parce que si demain le régime déclarait le port du voile non-obligatoire, je ne pense pas que le mouvement s’arrêterait. En effet, le slogan qui au commencement était « femme, vie, liberté » s’est radicalisé. Maintenant c’est plutôt « À mort le dictateur », « à mort la dictature ». Et c’est dans ce sens-là qu’il y a une subjectivité révolutionnaire.
Jusqu’à présent néanmoins, c’est un mouvement éclaté, sans leadership, sans organisation, non pas parce qu’ils n’en veulent pas, mais parce que le régime réprime toute personne qui s’élève au-dessus de la mêlée : il l’arrête, la met en prison, la torture et parfois l’élimine. C’est le défi de ce mouvement : effectuer une transition entre ce qu’on pourrait appeler un tempérament révolutionnaire et une révolution effective. Comment procéder ?
Cela appelle deux questions. D’une part, est-ce que le mouvement va se construire sur une longue durée, sur plusieurs mois ou même plusieurs années, comme la révolution de 1979 qui avait commencé dès janvier 1978 ? D’autre part, quelle importance accordez-vous à la martyrologie des manifestations, c’est-à-dire à la réutilisation des traditions de l’islam chiite, en présentant les personnes tuées par la police comme des martyrs, et en les commémorant 40 jours après leur décès, comme le veut le chiisme ?
On voit très bien que le mouvement continue après huit semaines, contrairement à ce que prétend le pouvoir, puisque depuis plusieurs semaines, il affirme l’avoir maté. Les cérémonies du quarantième jour ont à cet égard un rôle essentiel. En effet, le pouvoir arrive à mater les premiers jours de commémoration d’un décès : le premier, le troisième, le septième. Mais dans de nombreux cas, le quarantième jour, les manifestations se constituent autour du cimetière et rassemblent quelques milliers de manifestants en dépit des assauts des forces de sécurité du régime, des milices, dont la cruauté est insurpassable.
Cependant, la signification du martyre a changé. Le martyre qui avait un ancrage religieux dans la révolution de 1979 est désormais en passe de sécularisation. Je ne dis pas désislamisation, mais sécularisation. C’est-à-dire, qu’il y a toujours un crédit accordé à l’islam, mais à une version de l’islam qui est soutenue par nombre d’intellectuels iraniens qu’on appelle les nouveaux intellectuels religieux (اندیشمندان دینی), comme Abdolkarim Soroush, Mohammad Mojtahed Shabestari ou Mohsen Kadivar, qui ont eu une influence énorme dans la dénonciation de ce qu’on appelle la souveraineté de la doctrine khomeyniste du docteur de la loi islamique ou vélâyat-é faqih (ولایت فقیه) qui a été la clé de voûte de la théocratie islamique en Iran. Aujourd’hui, on voit bien qu’une étape a été franchie. La référence à l’islam est quasiment inexistante dans les manifestations, ce qui ne veut pas dire que la société s’est désislamisée. Cela veut dire qu’il y a une rupture avec l’islam théocratique du régime au nom d’un islam intérieur qui n’interviendrait pas dans la gestion des affaires politique de la Cité.
La deuxième différence majeure avec le passé, c’est que ces jeunes ne veulent pas mourir. A l’époque de la révolution de 1979 et de la guerre avec l’Irak, il y avait des jeunes qui aspiraient à mourir autant pour sauver la société que pour sauver leur âme en désarroi. Ces groupes de jeunes, je les avais appelés les martyropathes. On n’en voit plus aujourd’hui. La mort est attribuée au pouvoir comme l’expression disgracieuse de sa face réelle. C’est ce que j’appelle la thanatocratie au lieu de la martyropathie. Cette thanatocratie remet en cause la légitimité du pouvoir dans la mesure où elle ne peut pas donner la vie, ne peut pas encourager la vie et ne peut abonder que dans le sens de la mort.
On le voit si on se penche sur l’affectologie de ces manifestations. L’affect dominant de la révolution iranienne de 1979, c’était le martyre accompagné de tristesse et d’un dolorisme qui consistait à s’apitoyer sur soi-même, sur le monde, sur sa situation et de se révolter au nom de cette pitié.
A l’inverse, ce mouvement se construit autour de la joie déniée aux jeunes par l’Etat thanatocratique et rabat-joie. La notion de rabat-joie n’est pas adventice, elle est fondamentale où c’est le mode dominant de la perception de cet Etat par les jeunes, voire les moins jeunes. On le voit avec les femmes qui dansent dans la rue, des danses occidentales mais aussi et surtout des danses iraniennes. Cette joie pouvait s’exprimer en privé mais rencontre en public l’obstacle de cette infâme brigade des mœurs qui est, en un certain sens, la brigade rabat-joie par excellence.
Il y a donc une anthropologie nouvelle des affects en Iran qu’il faut identifier et décrire. La joie est une composante inaliénable de cette nouvelle subjectivité. C’est au nom de cette joie refusée, de cette liesse déniée que les jeunes se sont révoltés.
Une troisième différence essentielle par rapport au passé est que, jusqu’ici, il y avait toujours le souvenir vif du soutien des Etats-Unis et de l’Occident à l’autoritarisme iranien qui était incarné par le Shah. Maintenant, cette société demande une relation apaisée à l’Occident et que cette volonté d’en découdre avec l’Occident, qui est l’un des traits de l’islamisme radical du régime, soit aussi remise en cause.
Il s’agit, en somme, de vivre et de laisser vivre. Il ne s’agit absolument pas de faire la guerre à l’Occident, mais de trouver une relation apaisée avec l’Occident et le monde extérieur. Et là aussi on le voit très bien dans les slogans, qui montrent un changement de la focale d’animosité. Un des slogans dit « l’ennemi n’est pas l’Amérique ; l’ennemi est chez nous » – c’est-à-dire le régime théocratique.
Cette volonté de vivre dans la joie est en rupture avec la dimension doloriste du martyre telle qu’elle avait été défendue par Ali Shariati et les autres intellectuels religieux pendant la période d’effervescence de la révolution de 1979.
Cette revendication d’une joie déniée avait semble-t-il déjà existé, mais de façon brève, sous le mandat de Mohammed Khatami. Il avait dit lors d’un discours présidentiel qu’il ne fallait pas toujours dire « à mort [ceci] » mais aussi prendre en compte une forme de positivité, qui s’exprimait aussi dans ses relations avec l’Occident par ce qu’il appelait le « dialogue des civilisations ».
Effectivement, ça a été très important sur le plan symbolique. Sous le mandat de Khatami, de 1997 à 2005, la société a voulu croire qu’il y avait la possibilité de transition d’un pouvoir théocratique morose, martyropathe, inconciliable avec la modernité, vers un régime plus ouvert et pluraliste, qui accepterait de s’ouvrir culturellement à la modernité par la joie, par l’affirmation plutôt que par la dénégation.
Khatami a échoué. C’est une période où on attendait beaucoup de cette transition vers un pouvoir semi-ouvert. C’est précisément l’échec de cette tentative réformiste qui a fait que le pouvoir actuel n’a plus aucun lien avec la société civile en Iran. Avoir réprimé l’opposition et tous ceux qui refusent cette théocratie hagarde fait que le pouvoir ne sait pas à qui parler aujourd’hui.
En somme, la parenthèse réformiste a été fermée. Maintenant, plus personne ne pense que les réformistes pourraient faire office de médiateurs avec le pouvoir actuel. Les jeunes considèrent que ce que disent les réformistes est tout simplement insignifiant.
Il est très difficile d’imaginer comment cette subjectivité révolutionnaire pourrait se transformer en mouvement politique autour de leaders. À partir de quand, dans la révolution iranienne de 1978-79, pour poursuivre les parallèles, la subjectivité révolutionnaire s’est focalisée sur la personne de l’ayatollah Khomeini ?
Assez rapidement, parce que le régime du Shah avait joué un jeu dangereux en identifiant des opposants très clairement. L’ayatollah Khomeini, qui se trouvait en Irak, en raison de la constante de sa lutte, est rapidement devenu le chef charismatique du mouvement révolutionnaire. Rappelons que pendant toute la période de transition des six derniers mois, il a dit qu’il refuserait de prendre part au pouvoir, qu’il se retirerait dans la ville sainte de Qom et qu’il laisserait la société gérer ses propres problèmes. Après, il a reconnu qu’il avait menti et qu’il avait menti au nom de l’islam au nom de Taghieh, de ketman (mensonge pour le bien de l’islam), pour créer une théocratie islamique gouvernée par la vélâyat-é faqih.
Stéphane Dudoignon, qui a récemment publié un livre sur les Gardiens de la Révolution 5 identifie dans nos colonnes d’une part une division au niveau du système politique. Ainsi, Ali Larijani disait récemment que le hidjab avait une place secondaire dans le dogme islamique et que l’intensification de la répression des « mauvais hidjab » au cours de l’été 2022 n’avait pas lieu d’être. D’autre part, Stéphane Dudoignon explique que, puisque les Gardiens ont un ancrage local très fort, cela leur permet d’avoir une emprise très importante sur la population. Mais cette proximité favorise aussi d’éventuelles divisions par rapport à des corps qui seraient très centralisés, comme peuvent l’être les armées classiques dans les pays dans les État modernes. Que pensez-vous de l’hypothèse d’une division interne du régime ?
Il y a des divisions, au sein du régime, entre différentes interprétations des manifestations et de leur importance. Le Guide pense qu’il s’agit d’un mouvement lancé par les Etats-Unis et Israël contre l’Iran pour mettre à bas le pouvoir légitime de la République islamique. Cette analyse n’est pas partagée par les autres composantes du régime. On a vu de nombreuses personnes dont Ezzatollah Zarghami, qui est ministre et disait que le voile obligatoire n’avait plus lieu d’être. Néanmoins, ces contestations sont mineures et je ne crois pas que nous soyons encore dans une phase où les concessions soient possibles. Les forces majeures de répression (l’Armée des pasdaran) font chorus autour du Guide suprême.
Quant aux Pasdaran, la structure de leur ancrage local repose le Bassidj. Or le Bassidj est profondément détesté et rejeté par la population. Pour l’instant, on ne voit pas de rupture au sein du Bassidj, mais si le mouvement continue encore pendant plusieurs semaines, il est probable qu’il y ait des ruptures dues à la fatigue de ses membres. Il arrive aussi que l’armée des Pasdarans intervienne directement, notamment dans les provinces frontalières, au Kurdistan et au Baloutchistan. Pour l’instant, on voit très bien que la rupture n’est pas en leur sein, mais entre eux et la société civile.
Tant que l’ayatollah Khamenei est au pouvoir, il me paraît difficile qu’une division puisse se produire au sein des organes du pouvoir car c’est lui qui a le dernier mot. Les autres ont beau suggérer des tentatives de réconciliations ou de reconnaissance d’un certain nombre de revendications de ce mouvement, leur voix est quasiment inaudible car le décideur en dernière instance est le Guide Suprême. En revanche, si le mouvement continue pendant plusieurs semaines encore, il se peut qu’il y ait un coup d’Etat par l’Armée des Pasdarans. C’est en haut qu’une partie de l’armée des Pasdarans pourraient être tentée, pour sauver le régime, de démettre le Guide Suprême. Mais cette éventualité est faible car pendant plus de 30 ans, le Guide a tissé des liens avec la hiérarchie des Pasdarans. Surtout, son fils, Mojtaba Khamenei est directement lié à une partie de l’armée des Pasdarans et cogère la répression en Iran.
Je ne vois donc pas encore de signe majeure de rupture. Les voix dissentes sont mineures. Quand on les entend, elles proposent des cataplasmes alors que le malade est dans une situation critique et oscille entre la vie et la mort. Quant aux tentatives de compromis, je ne vois pas comment elles pourraient se produire dans la mesure où reconnaitre la liberté de porter ou non le voile ne change pas fondamentalement la situation d’une société en révolte contre un pouvoir totalement discrédité, devenu thanatocratique.
Comment les différentes ethnies en Iran prennent-elles part à ces manifestations ?
L’ethnicité traditionnelle en Iran, Kurde, Turque, ou Arabe était en opposition au pouvoir et au nationalisme iranien. On voyait très bien comment le nationalisme iranien était en quelque sorte antagoniste à l’affirmation identitaire des Kurdes, des Arabes, des Turcs, etc. Or ce mouvement montre qu’il y a une nouvelle forme d’ethnicité que j’appelle la néoethnicité iranienne, fondée sur l’unité profonde de la société civile. Par exemple, dans les manifestations, les jeunes disent « les Kurdes sont la prunelle de nos yeux ». Les Kurdes disent pour leur part : « Avec toute la société iranienne, nous allons reprendre possession de l’Iran contre le pouvoir ».
Cette nouvelle ethnicité est fondée sur l’approfondissement du lien entre les Iraniens dans une nouvelle culture ou il n’y a pas d’affrontement entre le nationalisme et les différentes formes d’ethnicité. On le voit fort bien avec les Baloutches qui ne cherchent pas à se séparer de l’Iran mais à faire paisiblement reconnaître leur spécificité dans un Iran pluraliste. Le régime répressif essaye pourtant de créer des divisions entre ces ethnies. En effet, le pouvoir est beaucoup plus brutal contre les ethnies, que ce soit par exemple à Zâhédân du côté des Baloutches, et dans des villes comme Saqqez du côté kurde.
Là aussi je crois que nous assistons à une révolution culturelle profonde. Un symbole de cette révolution de la néo-ethnicité iranienne est le rap contemporain dans lequel des Iraniens de toutes les ethnies chantent à l’unisson contre ce pouvoir répressif.
D’ailleurs, le slogan « femme, vie, liberté » est un slogan que les Kurdes avaient déjà employé dans les provinces kurdes de la Turquie. Ce slogan a eu une vie renouvelée en Iran, sous sa forme kurde qui est très proche de la forme iranienne. En kurde « zan » devient « jan », zendégi devient « jiân » et « âzâdi » devient « nâzâdi ».
Je ne dirais pas qu’il s’agit de nationalisme mais de patriotisme dans le sens où cela révèle l’existence d’une société iranienne que l’État iranien ne comprend absolument pas, dans laquelle on trouve des liens très profonds entre les Iraniens « ethniques » et « non-ethniques ». La néoethnicité désigne ce nouveau rapport au sein de la société civile entre des Iraniens Kurdes, Arabes, Baloutches, et Persans, contre le pouvoir en place.
Sources
- Khosrokhavar, Farhad, L’Utopie sacrifiée, Sociologie de la Révolution iranienne, Paris, Presses de la FNSP, 1993, p. 132,
- En persan, « liberté » et « prospérité » sont très proches phonétiquement : « âzâdi » et « âbâdi ».
- Khosrokhavar, Farhad, Nikpey Amir, Avoir Vingt ans au pays des Ayatollahs, Paris, Robert Lafont, 2009.
- La monnaie iranienne est le « rial ». Un « touman » vaut dix rials.
- Dudoignon, Stéphane, Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran, Paris, CNRS Editions, 2022.