Ce texte est disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Quel est l’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération internationale ?
Il est énorme. Il met notamment en évidence l’une des principales difficultés de la coopération internationale : les ressources destinées au développement sont limitées, les fonds militaires ne le sont pas.
Le montant total des fonds alloués à la coopération économique est fixe et, par conséquent, une grande partie de l’aide va à l’Ukraine – à juste titre –, mais la taille du gâteau n’augmente pas. Il s’agit donc de prendre une quantité limitée de ressources, déjà mises à rude épreuve, et de les étirer encore davantage.
La communauté internationale doit réagir comme elle le fait à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, mais nous avons toujours des conflits chroniques en Syrie, en Afrique du Nord, en Éthiopie, au Soudan ou au Yémen. L’Afghanistan a des besoins énormes, le Pakistan a subi cet été des inondations dévastatrices. Nous avons une demande croissante et une offre nettement inférieure. L’un des principaux impacts sur la coopération internationale est la forte pression sur le montant limité de ces aides.
Il y a un deuxième aspect : en 2015, lorsque l’Europe a connu un afflux important de demandeurs d’asile, qui cherchaient à fuir la guerre en Syrie, certains pays ont été très réactifs, mais d’autres ont été très réticents à l’accueil. Cela a marqué le début des prises de position anti-réfugiés et anti-immigration très fortes dans de nombreuses régions du monde. Dans le cas de l’Ukraine, la bonne nouvelle est que la réception et l’accueil des citoyens ukrainiens fuyant la guerre s’est très bien passée. Néanmoins, ce n’est pas le cas pour d’autres réfugiés provenant d’autres pays. Ensuite, beaucoup de pays utilisent maintenant l’aide au développement international et l’aide humanitaire pour les réfugiés dans leur propre pays. Cela réduit encore plus l’offre globale et il est très facile pour les observateurs de dire ou de suggérer que les Ukrainiens sont aidés au détriment des autres.
Ce n’est pas du tout mon avis. Je crois que nous devons augmenter le volume des fonds et faire preuve de la même souplesse que pour l’aide militaire. La situation l’exige. Nous ne devons pas avoir un décompte limité pour l’aide humanitaire et économique.
Il y a toujours le risque que le monde n’arrive pas à gérer plus d’une crise à la fois et si vous regardez autour de vous en ce moment, il y a de multiples crises qui doivent être gérées. Le conflit en Ukraine vient s’ajouter à cette liste. Mais détourne-t-il vraiment l’attention ? Dans une certaine mesure, oui. Toutefois, c’est un faux choix que de se demander si nous devons aider le peuple ukrainien ou plutôt financer la santé mondiale et la lutte contre le changement climatique. Nous devons trouver un moyen de faire les deux.
L’aide publique au développement a augmenté de moins de 5 % l’année dernière malgré la pandémie de Covid-19 et l’allègement des dettes a été faible…
Il s’agit en effet d’une augmentation très modeste ! D’autant plus que la demande augmente depuis des années, notamment la demande d’aide humanitaire. Nous devons prendre plus en compte le fait que de nombreux conflits dans le monde sont chroniques.
Sur le conflit en Ukraine, les pays d’Afrique et d’Amérique latine ne se sont pas alignés automatiquement sur le positionnement des pays occidentaux comme la plupart des décideurs politiques européens l’avaient espéré. Qu’avons-nous mal compris ?
Il est toujours mauvais de supposer que les États vont suivre nos orientations. Il est toujours plus sage de demander d’abord.
Nous avons eu tort de croire, après le vote, que tant de pays soutenaient la Russie. C’est une simplification excessive de supposer que leur vote était le reflet d’un soutien explicite à Moscou. La réalité est très complexe. J’ai parlé avec plusieurs dirigeants de pays en voie de développement et leur priorité est de gérer l’impact de la guerre. Pour vous donner un exemple, les prix des engrais sont montés en flèche. Certains pays peuvent estimer que l’invasion russe de l’Ukraine est tout à fait répréhensible, mais selon eux la guerre doit prendre fin surtout parce qu’ils ne peuvent pas se permettre le coût des denrées alimentaires et de l’énergie.
Ce qui a échappé à de nombreux observateurs, c’est que si vous regardez le conflit du point de vue d’un pays à revenu faible ou intermédiaire, qui dépend dans une certaine mesure des pays européens, dans une certaine mesure de la Chine et de la Russie, il est très difficile de se positionner. C’est la première raison pour laquelle nous avons eu tort. Certains pays sont trop pauvres pour choisir leur camp.
L’une des déclarations les plus éloquentes sur l’état du monde a été faite par le représentant permanent du Kenya. Elle était excellente sur les droits et les torts et sur la signification historique du conflit.
En outre, il existe une crainte que nous entrions dans une nouvelle ère très semblable à celle de la guerre froide. Les pays hésitent à choisir leur camp. Je crois que s’il s’agissait d’un vote secret, il aurait été massivement contre l’invasion. Certains ont tendance à voir cela comme la ré-émergence du mouvement des non-alignés. Pendant la guerre froide, le non-alignement traduisait le rejet de l’impérialisme. C’était un positionnement très politique. Aujourd’hui, les pays peuvent « se non-aligner » mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une position politique. C’est très pratique. La plupart des dirigeants africains pensent que la Russie est hors de contrôle et ce qui se passe en Ukraine est tout à fait effroyable.
Certains d’entre eux pourraient dire que nous devrions également nous intéresser aux conflits en Afrique, dont personne ne semble se soucier, mais qui sont sans doute aussi graves. Lavrov passe son temps à chercher du soutien sur le continent africain. On assiste à une énorme bataille géopolitique entre la Russie et l’Occident et les Africains ne veulent tout simplement pas se retrouver au milieu. Je crains que leur position ne soit sur-interprétée.
Quelles pourraient être les conséquences de ce nouveau non-alignement ?
Il serait dommage que des États décident de réduire leur aide au développement parce qu’un pays s’est abstenu lors d’un vote aux Nations-Unies. Quelqu’un m’a dit une fois « parlez aux gens là où ils sont et non là où vous pensez qu’ils devraient être ». Si le but de notre aide au développement est de pousser les pays à voter comme nous, on pourrait simplement leur donner un chèque et leur dire comment voter au prochain Conseil de sécurité.
Quelle devrait être la position des Occidentaux ?
Ils doivent engager un dialogue. Nous devons parler avec ces pays. La plupart d’entre eux nous diront que s’il s’agissait d’un vote secret, ils auraient absolument voté avec nous. La plupart d’entre eux pourrait nous dire aussi que nous ne devrions jamais prendre leur vote pour acquis, car ce serait de la condescendance.
Il est important d’engager une conversation sur la façon dont cela est interprété différemment. Les pays africains sont témoins du réalignement du monde. Le sommet Union européenne – Union africaine du février dernier a été positif, mais est-ce que cette première impulsion se transformera en quelque chose qui pourrait avoir la profondeur et la portée en termes de financement par rapport à la relation entre les pays africains et la Chine ? La plupart d’entre eux préféreraient peut-être avoir cette relation avec l’Europe et les États-Unis. Mais nous n’avons pas investi les mêmes capitaux que la Chine.
Ce dialogue doit s’inscrire dans une conversation plus longue sur la façon dont ils voient le monde en ce moment fragmenté et dangereux, et comment ils le voient dans les 25 prochaines années.
Nous avons besoin de structures pour que cette conversation puisse avoir lieu. Où peut-on vraiment écouter les pays africains ou les pays d’Amérique latine et discuter avec eux ?
Nous n’avons pas une longue tradition de délibérations stratégiques entre les pays les plus riches du monde et les pays les plus pauvres. Le dialogue existe, mais le type de conversation stratégique qui a lieu, par exemple, entre les États membres de l’OTAN, est très différent.
Un éminent chef d’entreprise africain m’a dit qu’il était très inquiet de l’impact de la guerre en Ukraine sur les prix des denrées alimentaires et des engrais et de ses retombées économiques. Il m’a dit qu’il ne savait pas à qui parler et où avoir la conversation, car il ne s’agit pas d’une simple réunion, mais d’un dialogue stratégique qui porte sur les dépendances du monde. Il ne s’agit pas d’une conversation sur la façon dont nous pouvons fournir plus de nourriture au Programme alimentaire mondial, mais d’une conversation de fonds, à plus long terme.
Je pense que le G7 doit entamer une série de conversations stratégiques avec l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie. Et pas seulement une fois, pas une réunion de deux heures avec des points de discussion. Ils doivent se réunir dans la même pièce pour définir ce que la guerre en Ukraine signifie, ce qu’elle change aux dynamiques internationales et décider de ce que nous devons faire. Ce type de conversation stratégique est important. Elle commence à avoir lieu, mais seulement par petits bouts pour l’instant.
Lorsqu’il s’agit de biens publics mondiaux, comme la santé et l’environnement, avons-nous les bonnes organisations, les bons forums pour y répondre ?
Si l’on considère par exemple la question des vaccins, je dirais que non. Le monde a essayé de créer, par le biais de Covax, un mécanisme qui pourrait répondre, en partie, à la question des biens publics mondiaux. L’initiative a eu quelques succès, mais elle s’est avérée insuffisante pour résoudre les problèmes les plus importants.
La discussion intéressante sur les biens publics mondiaux concerne actuellement la Banque mondiale. La secrétaire d’État Janet Yellen a lancé l’un des premiers appels à la réforme des banques de développement il y a quelques mois, et elle a indiqué que la banque devait trouver un moyen de gérer les biens publics mondiaux. Dans le cas du vaccin Covid, la Banque mondiale n’a pas pu jouer un rôle très efficace car elle est archaïque.
Nous disposons de certaines institutions qui pourraient assurer cette fonction, mais je ne pense pas que nous ayons suffisamment exercé leurs muscles. Covax était une excellente idée, mais personne ne garantissait que l’initiative obtiendrait 20 % des vaccins sur le marché. Les entreprises étaient libres de vendre ou non. Si nous voulons gérer les biens publics mondiaux, nous devons concevoir une approche plus délibérée.
En 2009, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, et le premier partenaire des pays d’Amérique latine comme l’Argentine, le Chili, le Brésil, le Pérou. Nos gouvernements ont-ils pris conscience que cette transformation était en cours ?
Je ne le pense pas. La Chine réfléchit à la manière d’alimenter son économie au cours des 25 prochaines années. Le projet de Nouvelles routes de la soie est un élément important de cette stratégie plus vaste. Je ne pense pas que nous, Occidentaux, pensions aux 25 prochaines années de la même manière, car si c’était le cas, nous aurions une relation plus profonde et plus stratégique avec l’Afrique. La relation avec l’Amérique latine serait différente. Ensuite, nous avons tendance à nous servir du passé, alors que la Chine est un acteur relativement nouveau.
Mais est-ce que l’initiative des Nouvelles routes de la soie est encore une option réaliste pour la Chine pour garantir son développement économique à l’avenir ?
Non, elle devient très difficile à gérer et il y a un certain nombre de réactions négatives. Mais la Chine a toujours tendance à apprendre et à prêter attention aux évolutions. Je ne dirais pas que c’est un échec. Je dirais plutôt qu’il faudra procéder à des ajustements radicaux pour la rendre durable. Toutefois, elle a eu un impact. Il faut évidemment parler de la qualité des projets, mais au moins, on a vu émerger toutes sortes d’infrastructures qui n’existaient pas auparavant, que nous ne finançons pas sur nos marchés de capitaux.
Pensez-vous que l’Afrique en tant que continent, notamment dans sa dimension régionale, prend de plus en plus d’importance au niveau international ?
Je pense que la dimension régionale en Afrique est plus forte qu’elle ne l’a jamais été, et ce de manière très positive. Regardez la zone de libre-échange continentale. Lorsque les objectifs de développement durable ont été négociés, l’Afrique est arrivée avec une position commune qui avait été approuvée par les chefs d’État. Lorsque la réforme des opérations de maintien de la paix a été inscrite à l’ordre du jour des Nations unies, l’Afrique a présenté une position commune, en raison de sa situation unique — les troupes africaines se trouvaient pour la plupart en première ligne des missions de maintien de la paix.
Au cours des dernières années, avant un sommet du G7 ou du G20, derrière la présidence de l’Union africaine, un certain nombre de dirigeants africains se sont systématiquement réunis pour définir la position de l’Afrique. Pendant la pandémie, le continent a créé une plateforme de chaîne d’approvisionnement pour l’Afrique et les Caraïbes et a mis en place son fonds d’acquisition de vaccins.
On voit émerger une conscience régionale. C’est une question de sécurité, d’économie, mais aussi de confiance.
Le fait que l’Afrique travaille en bloc est l’une des tendances les plus significatives sur la scène mondiale. En termes de votes, c’est un grand bloc. Lorsqu’ils ont présenté des positions communes, ils ont eu une réelle influence. L’Afrique a beaucoup plus de poids politique en tant que bloc.
Comment cela a-t-il joué lors du sommet Union européenne-Union africaine ?
Les pays africains sont venus au sommet avec l’espoir que si nous parlons d’un nouveau partenariat, il faut vraiment que ce soit un nouveau partenariat. Il ne doit pas s’agir d’une relation de type donateur-bénéficiaire. Ils sont venus avec l’idée que nous devions commencer à parler d’une relation entre égaux.
Je pense aussi qu’il y a beaucoup de dignité. Ce que j’ai trouvé intéressant dans ce sommet, après avoir vécu l’expérience de l’allocation des vaccins pendant la pandémie, c’est qu’il a été question de souveraineté sanitaire. Ils ne veulent pas être à nouveau dépendants en cas de crise. C’est une tendance positive que nous avons été un peu lents à reconnaître. Nous devrions garder les yeux ouverts sur la COP27 car je pense qu’avec l’Égypte à la manœuvre, l’Afrique va arriver avec une position plus forte.
Avez-vous le sentiment que les Européens ont également commencé à voir l’Afrique comme un partenaire possible parce qu’ils ont besoin, par exemple, de délocaliser et de diversifier les chaînes d’approvisionnement et de diversifier les sources d’approvisionnement en énergie ? Ce changement est-il également perçu du côté africain ?
J’hésiterais à parler au nom des Africains. J’ai entendu dire, après le sommet, qu’il y avait une prise de conscience du côté européen. De mon point de vue, quelques mois avant le sommet, il semblait que les résultats allaient être un peu décevants, mais ils se sont avérés bien meilleurs que prévu.
Les retours que j’ai eus de la part des Africains vont dans ce sens : les Européens commencent à comprendre. Regardez, par exemple, la nécessité de remplacer le gaz russe. Il y a deux façons d’y parvenir : il pourrait y avoir des conversations individuelles entre les pays européens et les pays africains ou une conversation entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest. L’une de ces voies est un peu plus stratégique que l’autre et un peu plus axée sur le long terme mais il semble que, jusqu’à présent, l’Europe ait du mal à penser stratégiquement.
Et l’Amérique latine ?
Lorsque je suis retournée au département d’État, j’ai vu que d’autres régions étaient très intéressées par ce que l’Afrique faisait en termes de chaîne d’approvisionnement et d’achat de vaccins et qu’il y avait un intérêt à répliquer le modèle en Amérique latine et dans la région de l’ASEAN.
Des discussions ont donc eu lieu, des délégations ont été envoyées en Afrique. L’Afrique a toutefois davantage besoin de s’unir politiquement en tant que bloc pour se hisser sur la scène internationale, un besoin plus perçu en tout cas que celui de l’ASEAN ou de l’Amérique latine. Les blocs régionaux sont susceptibles de se développer davantage dans un sens politique, mais l’Afrique est bien mieux équipée, et a une capacité à penser stratégiquement sur ce sujet.
Les droits de tirage spéciaux n’ont pas été redistribués comme promis, ce qui obligera, de plus en plus, les pays africains à se tourner vers les marchés, où la notation compte beaucoup. Quelle serait la bonne approche pour surmonter ce problème évident ? Certains éviquent la création d’une agence de notation africaine.
Il faut du dialogue. Je ne sais pas si les agences de notation sont aussi rigides qu’on le dit. Peut-être qu’il est tout à fait possible de dire « prenons tous un peu de recul ».
Si vous regardez leur analyse du risque que les investisseurs peuvent supporter – l’une dit 11 %, d’autres 40 %, ce qui n’a pas beaucoup de sens. Il pourrait y avoir un dialogue pour voir si les procédures opérationnelles standard des agences de notation de crédit s’appliquent réellement aux circonstances de ces pays.
Concernant une agence de notation de crédit africaine, les marchés financiers américains ne l’accepteraient pas. Cependant, l’Afrique a de bons antécédents en matière de mesure et d’obligation de progrès, car elle l’a fait en grande partie dans le domaine de l’agriculture et dans d’autres domaines, dans le cadre d’examens par les pairs, où certains pays ont accepté d’être évalués par d’autres Africains. Ces évaluations ont incité les pays à s’améliorer. La volonté que ces pays soient performants est tout aussi forte, sinon plus, sur le continent qu’à Bruxelles ou à Washington. Il serait donc intéressant de se demander à quoi ressemblerait une agence africaine de notation.
D’une manière générale, il devrait probablement y avoir plus d’agences de notation que seulement trois, qui sont toutes venues du nord et des économies riches et développées. Au niveau mondial, il est probablement judicieux d’avoir un meilleur équilibre.
Est-ce que le multilatéralisme reste efficace dans un monde dominé par les politiques de puissance ?
Il n’est pas aussi efficace qu’il l’a été par le passé. Mais il est plus nécessaire que jamais. La réponse à la pandémie a été extrêmement difficile. Il est compliqué de réunir les pays en raison des rapports de force et de la fragmentation du système mondial. Les États se replient sur eux-mêmes. Ils se concentrent sur des accords bilatéraux. Nous pouvons espérer que cela suffira et que nous serons prêts pour la prochaine crise — mais nous risquons d’être confrontés à de nombreuses failles.